--Reste tranquille, Emmi; sois tranquille et content, petit Emmi.
«Tous les arbres parlent,» lui avait dit la Catiche.
--C'est vrai, pensait-il, ils ont tous leur voix et leur manière de
gémir ou de chanter; mais ils ne savent ce qu'ils disent, à ce que
prétend cette sorcière. Elle ment: les arbres se plaignent ou se
réjouissent innocemment. Elle ne peut pas les comprendre, elle qui ne
pense qu'au mal!
Emmi fut aux coupes à l'heure dite et y travailla tout l'été et tout
l'hiver suivant. Tous les samedis soir, il allait coucher dans son
chêne. Le dimanche, il faisait une courte visite aux habitants de
Cernas et revenait à son gîte jusqu'au lundi matin. Il grandissait et
restait mince et léger, mais se tenait très-proprement et avait une
jolie petite mine éveillée et aimable qui plaisait à tout le monde. Le
père Vincent lui apprenait à lire et à compter. On faisait cas de
son esprit, et sa tante, qui n'avait pas d'enfants, eût souhaité le
retenir auprès d'elle pour lui faire honneur et profit, car il était
de bon conseil et paraissait s'entendre à tout.
Mais Emmi n'aimait que les bois. Il en était venu à y voir, à y
entendre des choses que n'entendaient ni ne voyaient les autres. Dans
les longues nuits d'hiver, il aimait surtout la région des pins, où
la neige amoncelée dessinait, le long des rameaux noirs, de grandes
belles formes blanches mollement couchées, qui, parfois balancées par
la brise, semblaient se mouvoir et s'entretenir mystérieusement. Le
plus souvent elles paraissaient dormir, et il les regardait avec un
respect mêlé de frayeur. Il eût craint de dire un mot, de faire un
mouvement qui eût réveillé ces belles fées de la nuit et du silence.
Dans la demi-obscurité des nuits claires où les étoiles scintillaient
comme des yeux de diamant en l'absence de la lune, il croyait saisir
les formes de ces êtres fantastiques, les plis de leurs robes, les
ondulations de leurs chevelures d'argent. Aux approches du dégel,
elles changeaient d'aspect et d'attitude, et il les entendait tomber
des branches avec un bruit frais et léger, comme si, en touchant
la nappe neigeuse du sol, elles eussent pris un souple élan pour
s'envoler ailleurs.
Quand la glace emprisonnait le petit ruisseau, il la cassait pour
boire, mais avec précaution, pour ne pas abîmer l'édifice de cristal
que formait sa petite chute. Il aimait à regarder le long des chemins
de la forêt les girandoles du givre et les stalactites irisées par le
soleil levant.
Il y avait des soirs où l'architecture transparente des arbres privés
de feuilles se dessinait en dentelle noire sur le ciel rouge ou sur le
fond nacré des nuages éclairés par la lune. Et, l'été, quelles chaudes
rumeurs, quels concerts d'oiseaux sous le feuillage! Il faisait la
guerre aux rongeurs et aux fureteurs friands des oeufs ou des petits
dans les nids. Il s'était fabriqué un arc et des flèches et s'était
rendu très-adroit à tuer les rats et les vipères. Il épargnait les
belles couleuvres inoffensives qui serpentent avec tant de grâce sur
la mousse, et les charmants écureuils, qui ne vivent que des amandes
du pin, si adroitement extraites par eux de leur cône.
Il avait si bien protégé les nombreux habitants de son vieux chêne que
tous le connaissaient et le laissaient circuler au milieu d'eux. Il
s'imaginait comprendre le rossignol le remerciant d'avoir sauvé sa
nichée et disant tout exprès pour lui ses plus beaux airs. Il ne
permettait pas aux fourmis de s'établir dans son voisinage; mais
il laissait le pivert travailler dans le bois pour en retirer les
insectes rongeurs qui le détériorent. Il chassait les chenilles du
feuillage. Les hannetons voraces ne trouvaient pas grâce devant lui.
Tous les dimanches, il faisait à son cher arbre une toilette complète,
et en vérité jamais le chêne ne s'était si bien porté et n'avait étalé
une si riche et si fraîche verdure. Emmi ramassait les glands les plus
sains et allait les semer sur la lande voisine où il soignait leur
première enfance en empêchant la bruyère et la cuscute de les
étouffer.
Il avait pris les lièvres en amitié et n'en voulait plus détruire pour
sa nourriture. De son arbre, il les voyait danser sur le serpolet, se
coucher sur le flanc comme des chiens fatigués, et tout à coup, au
bruit d'une feuille sèche qui se détache, bondir avec une grâce
comique, et s'arrêter court, comme pour réfléchir après avoir cédé à
la peur. Si, en se promenant par les chaudes journées, il se sentait
le besoin de faire une sieste, il grimpait dans le premier arbre venu,
et, choisissant son gîte, il entendait les ramiers le bercer de leurs
grasseyements monotones et caressants; mais il était délicat pour son
coucher et ne dormait tout à fait bien que dans son chêne.
Il fallut pourtant quitter cette chère forêt quand la coupe fut
terminée et enlevée. Emmi suivit le père Vincent, qui s'en allait à
cinq lieues de là, du côté d'Oursines, pour entreprendre une autre
coupe dans une autre propriété.
Depuis le jour de la foire, Emmi n'était pas retourné dans ce vilain
endroit et n'avait pas aperçu la Catiche. Était-elle morte, était-elle
en prison? Personne n'en savait rien. Beaucoup de mendiants
disparaissent comme cela sans qu'on puisse dire ce qu'ils sont
devenus. Personne ne les cherche ni ne les regrette.
Emmi était très-bon. Il n'avait pas oublié le temps de solitude
absolue où, la croyant idiote et misérable, il l'avait vue chaque
semaine au pied de son chêne lui apportant le pain dont il était privé
et lui faisant entendre le son de la voix humaine. Il confia au
père Vincent le désir qu'il avait d'avoir de ses nouvelles, et ils
s'arrêtèrent à Oursines pour en demander. C'était jour de fête dans
cette cour des miracles. On trinquait et on chantait en choquant les
pots. Deux femmes décoiffées, et les cheveux au vent se battaient
devant une porte, les enfants barbotaient dans une mare infecte. Sitôt
que les deux voyageurs parurent, les enfants s'envolèrent comme une
bande de canards sauvages. Leur fuite avertit de proche en proche les
habitants. Tout bruit cessa, et les portes se fermèrent. La volaille
effarouchée se cacha dans les buissons.
--Puisque ces gens ne veulent pas qu'on voie leurs ébats, dit le père
Vincent, et puisque tu connais le logis de la Catiche, allons-y tout
droit.
Ils y frappèrent plusieurs fois sans qu'on leur répondît. Enfin une
voix cassée cria d'entrer, et ils poussèrent la porte. La Catiche,
pâle, maigre, effrayante, était assise sur une grande chaise auprès
du feu, ses mains desséchées collées sur les genoux. En reconnaissant
Emmi, elle eut une expression de joie.
--Enfin, dit-elle, te voilà, et je peux mourir tranquille!
Elle leur expliqua qu'elle était paralytique et que ses voisines
venaient la lever le matin, la coucher le soir et la faire manger à
ses heures.
--Je ne manque de rien, ajouta-t-elle, mais j'ai un grand souci. C'est
mon pauvre argent qui est là, sous cette pierre où je pose mes pieds.
Cet argent, je le destine à Emmi, qui est un bon coeur et qui m'a
sauvée de la prison au moment où je voulais le vendre à de mauvaises
gens; mais, sitôt que je serai morte, mes voisines fouilleront partout
et trouveront mon trésor: c'est cela qui m'empêche de dormir et de me
faire soigner convenablement. Il faut prendre cet argent, Emmi, et
l'emporter loin d'ici. Si je meurs, garde-le, je te le donne; ne te
l'avais-je pas promis? Si je reviens à la santé, tu me le rapporteras;
tu es honnête, je te connais. Il sera toujours à toi, mais j'aurai le
plaisir de le voir et de le compter jusqu'à ma dernière heure.
Emmi refusa d'abord. C'était de l'argent volé qui lui répugnait; mais
le père Vincent offrit à la Catiche de s'en charger pour le lui rendre
à sa première réclamation, ou pour le placer au nom d'Emmi, si elle
venait à mourir sans le réclamer. Le père Vincent était connu dans
tout le pays pour un homme juste qui avait honnêtement amassé du bien,
et la Catiche, qui rôdait partout et entendait tout, n'était pas sans
savoir qu'on devait se fier à lui. Elle le pria de bien fermer les
huisseries de sa cabane, puis de reculer sa chaise, car elle ne
pouvait se mouvoir, et de soulever la pierre du foyer. Il y avait bien
plus qu'elle n'avait montré la première fois à Emmi. Il y avait cinq
bourses de peau et environ cinq mille francs en or. Elle ne voulut
garder que trois cents francs en argent pour payer les soins de ses
voisins et se faire enterrer.
Et, comme Emmi regardait ce trésor avec dédain:
--Tu sauras plus tard, lui dit la Catiche, que la misère est un
méchant mal. Si je n'étais pas née dans ce mal, je n'aurais pas fait
ce que j'ai fait.
--Si vous vous en repentez, lui dit le père Vincent, Dieu vous le
pardonnera.
--Je m'en repens, répondit-elle, depuis que je suis paralytique, parce
que je meurs dans l'ennui et la solitude. Mes voisins me déplaisent
autant que je leur déplais. Je pense à cette heure que j'aurais mieux
fait de vivre autrement.
Emmi lui promit de revenir la voir et suivit le père Vincent dans son
nouveau travail. Il regretta bien un peu sa forêt de Cernas, mais il
avait l'idée du devoir et fit le sien fidèlement. Au bout de huit
jours, il retourna vers la Catiche. Il arriva comme on emportait sa
bière sur une petite charrette traînée par un âne. Emmi la suivit
jusqu'à la paroisse, qui était distante d'un quart de lieue, et
assista à son enterrement. Au retour, il vit que tout chez elle était
au pillage et qu'on se battait à qui aurait ses nippes. Il ne se
repentit plus d'avoir soustrait à ces mauvaises gens le trésor de la
vieille.
Quand il fut de retour à la coupe, le père Vincent lui dit:
--Tu es trop jeune pour avoir cet argent-là. Tu n'en saurais pas tirer
parti, ou tu te laisserais voler. Si tu m'agrées pour tuteur, je
le placerai pour le mieux, et je t'en servirai la rente jusqu'à ta
majorité.
--Faites-en ce qu'il vous plaira, répondit Emmi; je m'en rapporte
à vous. Pourtant, si c'est de l'argent volé, comme la vieille s'en
vantait, ne vaudrait-il pas mieux essayer de le rendre?
--Le rendre à qui? Ç'a été volé sou par sou, puisque cette femme
obtenait la charité en trompant le monde et en chipant deçà et delà on
ne sait à qui, des choses que nous ne savons pas, et que personne ne
songe plus à réclamer. L'argent n'est pas coupable, la honte est pour
ceux qui en font mauvais emploi. La Catiche était une champie, elle
n'avait pas de famille, elle n'a pas laissé d'héritier; elle te donne
son bien, non pas pour te remercier d'avoir fait quelque chose de mal,
mais au contraire parce que tu lui as pardonné celui qu'elle voulait
te faire. J'estime donc que c'est pour toi un héritage bien acquis, et
qu'en te le donnant cette vieille a fait la seule bonne action de sa
vie. Je ne veux pas te cacher qu'avec le revenu que je te servirai, tu
as le moyen de ne pas travailler beaucoup; mais, si tu es, comme je
le crois, un vrai bon sujet, tu continueras à travailler de tout ton
coeur, comme si tu n'avais rien.
--Je ferai comme vous me conseillez, répondit Emmi. Je ne demande qu'à
rester avec vous et à suivre vos commandements.
Le brave garçon n'eut point à se repentir de la confiance et de
l'amitié qu'il sentait pour son maître. Celui-ci le regarda toujours
comme son fils et le traita en bon père. Quand Emmi fut en âge
d'homme, il épousa une des petites-filles du vieux bûcheron, et, comme
il n'avait pas touché à son capital, que les intérêts de chaque année
avaient grossi, il se trouva riche pour un paysan de ce temps-là. Sa
femme était jolie, courageuse et bonne; on faisait grand cas, dans
tout le pays, de ce jeune ménage, et, comme Emmi avait acquis quelque
savoir et montrait beaucoup d'intelligence dans sa partie, le
propriétaire de la forêt de Cernas le choisit pour son garde général
et lui fit bâtir une jolie maison dans le plus bel endroit de la
vieille futaie, tout auprès du chêne parlant.
La prédiction du père Vincent s'était facilement réalisée. Emmi était
devenu trop grand pour occuper son ancien gîte, et le chêne avait
refait tant d'écorce, que la logette s'était presque refermée. Quand
Emmi, devenu vieux, vit que la fente allait bientôt se fermer tout à
fait, il écrivit avec une pointe d'acier, sur une plaque de cuivre,
son nom, la date de son séjour dans l'arbre et les principales
circonstances de son histoire, avec cette prière à la fin: «Feu du
ciel et vent de la montagne, épargnez mon ami le vieux chêne. Faites
qu'il voie encore grandir mes petits-enfants et leurs descendants
aussi. Vieux chêne qui m'as parlé, dis-leur aussi quelquefois une
bonne parole pour qu'ils t'aiment toujours comme je t'ai aimé.»
Emmi jeta cette plaque écrite dans le creux où il avait longtemps
dormi et songé.
La fente s'est refermée tout à fait. Emmi a fini de vivre, et l'arbre
vit toujours. Il ne parle plus, ou, s'il parle, il n'y a plus
d'oreilles capables de le comprendre. On n'a plus peur de lui, mais
l'histoire d'Emmi s'est répandue, et, grâce au bon souvenir que
l'homme a laissé, le chêne est toujours respecté et béni.
LE CHIEN ET LA FLEUR SACREE
PREMIÈRE PARTIE
LE CHIEN
A GABRIELLE SAND
Nous avions jadis pour voisin de campagne un homme dont le nom prêtait
souvent à rire: il s'appelait M. Lechien. Il en plaisantait le premier
et ne paraissait nullement contrarié quand les enfants l'appelaient
Médor ou Azor.
C'était un homme très-bon, très-doux, un peu froid de manières, mais
très-estimé pour la droiture et l'aménité de son caractère. Rien en
lui, hormis son nom, ne paraissait bizarre: aussi nous étonna-t-il
beaucoup, un jour où son chien avait fait une sottise au milieu du
dîner. Au lieu de le gronder ou de le battre, il lui adressa, d'un ton
froid et en le regardant fixement, cette étrange mercuriale:
--Si vous agissez ainsi, monsieur, il se passera du temps avant que
vous cessiez d'être chien. Je l'ai été, moi qui vous parle, et il
m'est arrivé quelquefois d'être entraîné par la gourmandise, au point
de m'emparer d'un mets qui ne m'était pas destiné; mais je n'avais pas
comme vous l'âge de raison, et d'ailleurs sachez, monsieur, que je
n'ai jamais cassé l'assiette.
Le chien écouta ce discours avec une attention soumise; puis il fit
entendre un bâillement mélancolique, ce qui, au dire de son maître,
n'est pas un signe d'ennui, mais de tristesse chez les chiens; après
quoi, il se coucha, le museau allongé sur ses pattes de devant, et
parut plongé dans de pénibles réflexions.
Nous crûmes d'abord que, faisant allusion à son nom, notre voisin
avait voulu montrer simplement de l'esprit pour nous divertir; mais
son air grave et convaincu nous jeta dans la stupeur lorsqu'il nous
demanda si nous n'avions aucun souvenir de nos existences antérieures.
--Aucun! fut la réponse générale.
M. Lechien ayant fait du regard le tour de la table, et, nous voyant
tous incrédules, s'avisa de regarder un domestique qui venait d'entrer
pour remettre une lettre et qui n'était nullement au courant de la
conversation.
--Et vous, Sylvain, lui dit-il, vous souvenez-vous de ce que vous avez
été avant d'être homme?
Sylvain était un esprit railleur et sceptique.
--Monsieur, répondit-il sans se déconcerter, depuis que je suis homme
j'ai toujours été cocher: il est bien probable qu'avant d'être cocher,
j'ai été cheval!
--Bien répondu! s'écria-t-on.
Et Sylvain se retira aux applaudissements des joyeux convives.
--Cet homme a du sens et de l'esprit, reprit notre voisin; il est bien
probable, pour parler comme lui, que, dans sa prochaine existence, il
ne sera plus cocher, il deviendra maître.
--Et il battra ses gens, répondit un de nous, comme, étant cocher, il
aura battu ses chevaux.
--Je gage tout ce que voudrez, repartit notre ami, que Sylvain ne
bat jamais ses chevaux, de même que je ne bats jamais mon chien. Si
Sylvain était brutal et cruel, il ne serait pas devenu bon cocher et
ne serait pas destiné à devenir maître. Si je battais mon chien, je
prendrais le chemin de redevenir chien après ma mort.
On trouva la théorie ingénieuse, et on pressa le voisin de la
développer.
--C'est bien simple, reprit-il, et je le dirai en peu de mots.
L'esprit, la vie de l'esprit, si vous voulez, a ses lois comme la
matière organique qu'il revêt a les siennes. On prétend que l'esprit
et le corps ont souvent des tendances opposées; je le nie, du moins
je prétends que ces tendances arrivent toujours, après un combat
quelconque, à se mettre d'accord pour pousser l'animal qui est le
théâtre de cette lutte à reculer ou à avancer dans l'échelle des
êtres. Ce n'est pas l'un qui a vaincu l'autre. La vie animale n'est
pas si pernicieuse que l'on croit. La vie intellectuelle n'est pas
si indépendante que l'on dit. L'être est un; chez lui, les besoins
répondent aux aspirations, et réciproquement. Il y a une loi plus
forte que ces deux lois, un troisième terme qui concilie l'antithèse
établie dans la vie de l'individu; c'est la loi de la vie générale, et
cette loi divine, c'est la progression. Les pas en arrière confirment
la vérité de la marche ascendante. Tout être éprouve donc à son insu
le besoin d'une transformation honorable, et mon chien, mon cheval,
tous les animaux que l'homme a associés de près à sa vie l'éprouvent
plus sciemment que les bêtes qui vivent en liberté. Voyez le chien!
cela est plus sensible chez lui que chez tous les autres animaux.
Il cherche sans cesse à s'identifier à moi; il aime ma cuisine, mon
fauteuil, mes amis, ma voiture. Il se coucherait dans mon lit, si je
le lui permettais; il entend ma voix, il la connaît, il comprend ma
parole. En ce moment, il sait parfaitement que je parle de lui. Vous
pouvez observer le mouvement de ses oreilles.
--Il ne comprend que deux ou trois mots, lui dis-je; quand vous
prononcez le mot chien, il tressaille, c'est vrai, mais le
développement de votre idée reste pour lui un mystère impénétrable.
--Pas tant que vous croyez! Il sait qu'il en est cause, il se souvient
d'avoir commis une faute, et à chaque instant il me demande du regard
si je compte le punir ou l'absoudre. Il a l'intelligence d'un enfant
qui ne parle pas encore.
--Il vous plaît de supposer tout cela, parce que vous avez de
l'imagination.
--Ce n'est pas de l'imagination que j'ai, c'est de la mémoire.
--Ah! voilà! s'écria-t-on autour de nous. Il prétend se souvenir!
Alors qu'il raconte ses existences antérieures, vite! nous écoutons.
--Ce serait, répondit M. Lechien, une interminable histoire, et des
plus confuses, car je n'ai pas la prétention de me souvenir de
tout, du commencement du monde jusqu'à aujourd'hui. La mort a cela
d'excellent qu'elle brise le lien entre l'existence qui finit et celle
qui lui succède. Elle étend un nuage épais où le _moi_ s'évanouit pour
se transformer sans que nous ayons conscience de l'opération. Moi qui,
par exception, à ce qu'il parait, ai conservé un peu la mémoire du
passé, je n'ai pas de notions assez nettes pour mettre de l'ordre dans
mes souvenirs. Je ne saurais vous dire si j'ai suivi l'échelle de
progression régulièrement, sans franchir quelques degrés, ni si j'ai
recommencé plusieurs fois les diverses stations de ma métempsycose.
Cela, vraiment, je ne le sais pas; mais j'ai dans l'esprit des images
vives et soudaines qui me font apparaître certains milieux traversés
par moi à une époque qu'il m'est impossible de déterminer, et alors
je retrouve les émotions et les sensations que j'ai éprouvées dans ce
temps-là. Par exemple, je me retrace depuis peu une certaine rivière
où j'ai été poisson. Quel poisson? Je ne sais pas! Une truite
peut-être, car je me rappelle mon horreur pour les eaux troubles et
mon ardeur incessante à remonter les courants. Je ressens encore
l'impression délicieuse du soleil traçant des filets déliés ou des
arabesques de diamants mobiles sur les flots brisés. Il y avait...
je ne sais où!--les choses alors n'avaient pas de nom pour moi,--une
cascade charmante où la lune se jouait en fusées d'argent. Je passais
là des heures entières à lutter contre le flot qui me repoussait. Le
jour, il y avait sur le rivage des mouches d'or et d'émeraude qui
voltigeaient sur les herbes et que je saisissais avec une merveilleuse
adresse, me faisant de cette chasse un jeu folâtre plutôt qu'une
satisfaction de voracité. Quelquefois les demoiselles aux ailes bleues
m'effleuraient de leur vol. Des plantes admirables semblaient vouloir
m'enlacer dans leurs vertes chevelures; mais la passion du mouvement
et de la liberté me reportait toujours vers les eaux libres et
rapides. Agir, nager, vite, toujours plus vite, et sans jamais me
reposer, ah! c'était une ivresse! Je me suis rappelé ce bon temps
l'autre jour en me baignant dans votre rivière, et à présent je ne
l'oublierai plus!
--Encore, encore! s'écrièrent les enfants, qui écoutaient de toutes
leurs oreilles. Avez-vous été grenouille, lézard, papillon?
--Lézard, je ne sais pas, grenouille probablement; mais papillon, je
m'en souviens à merveille. J'étais fleur, une jolie fleur blanche
délicatement découpée, probablement une sorte de saxifrage sarmenteuse
pendant sur le bord d'une source, et j'avais toujours soif, toujours
soif. Je me penchais sur l'eau sans pouvoir l'atteindre, un vent frais
me secouait sans cesse. Le désir est une puissance dont on ne connaît
pas la limite. Un matin, je me détachai de ma tige, je flottai
soutenue par la brise. J'avais des ailes, j'étais libre et vivant. Les
papillons ne sont que des fleurs envolées un jour de fête où la nature
était en veine d'invention et de fécondité.
--Très-joli, lui dis-je, mais c'est de la poésie!
--Ne l'empêchez pas d'en faire, s'écrièrent les jeunes gens; il nous
amuse!
Et, s'adressant à lui:
--Pouvez-vous nous dire à quoi vous songiez quand vous étiez une
pierre?
--Une pierre est une chose et ne pense pas, répondit-il; je ne me
rappelle pas mon existence minérale; pourtant, je l'ai subie comme
vous tous et il ne faudrait pas croire que la vie inorganique soit
tout à fait inerte. Je ne m'étends jamais sur une roche sans ressentir
à son contact quelque chose de particulier qui m'affirme les antiques
rapports que j'ai dû avoir avec elle. Toute chose est un élément de
transformation. La plus grossière a encore sa vitalité latente dont
les sourdes pulsations appellent la lumière et le mouvement: l'homme
désire, l'animal et la plante aspirent, le minéral attend. Mais, pour
me soustraire aux questions embarrassantes que vous m'adressez, je
vais choisir une de mes existences que je me retrace le mieux, et vous
dire comment j'ai vécu, c'est-à-dire agi et pensé la dernière fois que
j'ai été chien. Ne vous attendez pas à des aventures dramatiques, à
des sauvetages miraculeux; chaque animal a son caractère personnel.
C'est une étude de caractère que je vais vous communiquer.
On apporta les flambeaux, on renvoya les domestiques, on fit silence,
et l'étrange narrateur parla ainsi:
--J'étais un joli petit bouledogue, un ratier de pure race. Je ne me
rappelle ni ma mère, dont je fus séparé très-jeune, ni la cruelle
opération qui trancha ma queue et effila mes oreilles. On me trouva
beau ainsi mutilé, et de bonne heure j'aimai les compliments. Du plus
loin que je me souvienne, j'ai compris le sens des mots _beau chien,
joli chien_; j'aimais aussi le mot _blanc_. Quand les enfants, pour me
faire fête, m'appelaient _lapin blanc_, j'étais enchanté. J'aimais
à prendre des bains; mais, comme je rencontrais souvent des eaux
bourbeuses où la chaleur me portait à me plonger, j'en sortais tout
terreux, et on m'appelait _lapin jaune_ ou _lapin noir_, ce qui
m'humiliait beaucoup. Le déplaisir que j'en éprouvai mainte fois
m'amena à faire une distinction assez juste des couleurs.
»La première personne qui s'occupa de mon éducation morale fut une
vieille dame qui avait ses idées. Elle ne tenait pas à ce que je fusse
ce qu'on appelle dressé. Elle n'exigea pas que j'eusse le talent de
rapporter et de donner la patte. Elle disait qu'un chien n'apprenait
pas ces choses sans être battu. Je comprenais très-bien ce mot-là,
car le domestique me battait quelquefois à l'insu de sa maîtresse.
J'appris donc de bonne heure que j'étais protégé, et qu'en me
réfugiant auprès d'elle, je n'aurais jamais que des caresses et des
encouragements. J'étais jeune et j'étais fou. J'aimais à tirer à moi
et à ronger les bâtons. C'est une rage que j'ai conservée pendant
toute ma vie de chien et qui tenait à ma race, à la force de ma
mâchoire et à l'ouverture énorme de ma gueule. Évidemment la nature
avait fait de moi un dévorant. Instruit à respecter les poules et les
canards, j'avais besoin de me battre avec quelque chose et de dépenser
la force de mon organisme. Enfant comme je l'étais, je faisais grand
mal dans le petit jardin de la vieille dame; j'arrachais les tuteurs
des plantes et souvent la plante avec. Le jardinier voulait me
corriger, ma maîtresse l'en empêchait, et, me prenant à part, elle me
parlait très-sérieusement. Elle me répétait à plusieurs reprises, en
me tenant la tête et en me regardant bien dans les yeux:
»--Ce que vous avez fait est mal, très-mal, on ne peut plus mal!
»Alors, elle plaçait un bâton devant moi et me défendait d'y toucher.
Quand j'avais obéi, elle disait:
»--C'est bien, très-bien, vous êtes un bon chien.
«Il n'en fallut pas davantage pour faire éclore en moi ce trésor
inappréciable de la conscience que l'éducation communique au chien
quand il est bien doué et qu'on ne l'a pas dégradé par les coups et
les injures.
«J'acquis donc ainsi très-jeune le sentiment de la dignité, sans
lequel la véritable intelligence ne se révèle ni à l'animal, ni
à l'homme. Celui qui n'obéit qu'à la crainte ne saura jamais se
commander à lui-même.
«J'avais dix-huit mois, et j'étais dans toute la fleur de la jeunesse
et de ma beauté, quand ma maîtresse changea de résidence et m'amena
à la campagne qu'elle devait désormais habiter avec sa famille. Il y
avait un grand parc, et je connus les ivresses de la liberté. Dès que
je vis le fils de la vieille dame, je compris, à la manière dont ils
s'embrassèrent et à l'accueil qu'il me fit, que c'était là le maître
de la maison, et que je devais me mettre à ses ordres. Dès le premier
jour, j'emboîtai le pas derrière lui d'un air si raisonnable et si
convaincu, qu'il me prit en amitié, me caressa et me fit coucher dans
son cabinet. Sa jeune femme n'aimait pas beaucoup les chiens et se
fût volontiers passée de moi; mais j'obtins grâce devant elle par ma
sobriété, ma discrétion et ma propreté. On pouvait me laisser seul en
compagnie des plats les plus alléchants; il m'arriva bien rarement
d'y goûter du bout de la langue. Outre que je n'étais pas gourmand et
n'aimais pas les friandises, j'avais un grand respect de la propriété.
On m'avait dit, car on me parlait comme à une personne:
«--Voici ton assiette, ton écuelle à eau, ton coussin et ton tapis.
«Je savais que ces choses étaient à moi, et il n'eût pas fait bon me
les disputer; mais jamais je ne songeai à empiéter sur le bien des
autres.
«J'avais aussi une qualité qu'on appréciait beaucoup. Jamais je ne
mangeai de ces immondices dont presque tous les chiens sont friands,
et je ne me roulais jamais dessus. Si, pour avoir couché sur le
charbon ou m'être roulé sur la terre, j'avais noirci ou jauni ma robe
blanche, on pouvait être sûr que je ne m'étais souillé à aucune chose
malpropre.
»Je montrai aussi une qualité dont on me tint compte. Je n'aboyai
jamais et ne mordis jamais personne. L'aboiement est une menace et
une injure. J'étais trop intelligent pour ne pas comprendre que les
personnes saluées et accueillies par mes maîtres devaient être reçues
poliment par moi, et, quant aux démonstrations de tendresse et de joie
qui signalaient le retour d'un ancien ami, j'y étais fort attentif.
Dès lors, je lui témoignais ma sympathie par des caresses. Je faisais
mieux encore, je guettais le réveil de ces hôtes aimés, pour leur
faire les honneurs de la maison et du jardin. Je les promenais ainsi
avec courtoisie jusqu'à ce que mes maîtres vinssent me remplacer. On
me sut toujours gré de cette notion d'hospitalité que personne n'eût
songé à m'enseigner et que je trouvai tout seul.
»Quand il y eut des enfants dans la maison, je fus véritablement
heureux. A la première naissance, on fut un peu inquiet de la
curiosité avec laquelle je flairais le bébé. J'étais encore impétueux
et brusque, on craignait que je ne fusse brutal ou jaloux. Alors, ma
vieille maîtresse prit l'enfant sur ses genoux en disant:
»--Il faut faire la morale à Fadet; ne craignez rien, il comprend ce
qu'on lui dit.--Voyez, me dit-elle, voyez ce cher poupon, c'est ce
qu'il y a de plus précieux dans la maison. Aimez-le bien, touchez-y
doucement, ayez-en le plus grand soin. Vous m'entendez bien, Fadet,
n'est-ce pas? Vous aimerez ce cher enfant.
»Et, devant moi, elle le baisa et le serra doucement contre son coeur.
»J'avais parfaitement compris. Je demandai par mes regards et mes
manières à baiser aussi cette chère créature. La grand'mère approcha
de moi sa petite main en me disant encore:
»--Bien doucement, Fadet, bien doucement!
»Je léchai la petite main et trouvai l'enfant si joli, que je ne pus
me défendre d'effleurer sa joue rose avec ma langue, mais ce fut si
délicatement qu'il n'eut pas peur de moi, et c'est moi qui, un peu
plus tard, obtins son premier sourire.
»Un autre enfant vint deux ans après, c'étaient alors deux petites
filles. L'aînée me chérissait déjà. La seconde fit de même, et on
me permettait de me rouler avec elle sur les tapis. Les parents
craignaient un peu ma pétulance, mais la grand'mère m'honorait d'une
confiance que j'avais à coeur de mériter. Elle me répétait de temps en
temps:
»--Bien doucement, Fadet, bien doucement!
»Aussi n'eut-on jamais le moindre reproche à m'adresser. Jamais, dans
mes plus grandes gaietés, je ne mordillai leurs mains jusqu'à les
rougir, jamais je ne déchirai leurs robes, jamais je ne leur mis mes
pattes dans la figure. Et pourtant Dieu sait que, dans leur jeune âge,
elles abusèrent souvent de ma bonté, jusqu'à me faire souffrir. Je
compris qu'elles ne savaient ce qu'elles faisaient, et ne me fâchai
jamais. Elles imaginèrent un jour de m'atteler à leur petite voiture
de jardinage et d'y mettre leurs poupées! Je me laissai harnacher et
atteler, Dieu sait comme, et je traînai raisonnablement la voiture et
les poupées aussi longtemps qu'on voulut. J'avoue qu'il y avait un peu
de vanité dans mon fait parce que les domestiques étaient émerveillés
de ma docilité.
»--Ce n'est pas un chien, disaient-ils, c'est un cheval!
»Et toute la journée les petites filles m'appelèrent cheval blanc, ce
qui, je dois le confesser, me flatta infiniment.
»On me sut d'autant plus de gré de ma raison et de ma douceur avec
les enfants que je ne supportais ni injures ni menaces de la part des
autres. Quelque amitié que j'eusse pour mon maître, je lui prouvai une
fois combien j'avais à coeur de conserver ma dignité. J'avais commis
une faute contre la propreté par paresse de sortir, et il me menaça de
son fouet. Je me révoltai et m'élançai au-devant des coups en montrant
les dents. Il était philosophe, il n'insista pas pour me punir, et,
comme quelqu'un lui disait qu'il n'eût pas dû me pardonner cette
révolte, qu'un chien rebelle doit être roué de coups, il répondit:
»--Non! Je le connais, il est intrépide et entêté au combat, il ne
céderait pas; je serais forcé de le tuer, et le plus puni serait moi.
»Il me pardonna donc, et je l'en aimai d'autant plus.
»J'ai passé une vie bien douce et bien heureuse dans cette maison
bénie. Tous m'aimaient, les serviteurs étaient doux et pleins d'égards
pour moi; les enfants, devenus grands, m'adoraient et me disaient les
choses les plus tendres et les plus flatteuses; mes maîtres avaient
réellement de l'estime pour mon caractère et déclaraient que mon
affection n'avait jamais eu pour mobile la gourmandise ni aucune
passion basse. J'aimais leur société, et, devenu vieux, moins
démonstratif par conséquent, je leur témoignais mon amitié en dormant
à leurs pieds ou à leur porte quand ils avaient oublié de me l'ouvrir.
J'étais d'une discrétion et d'un savoir-vivre irréprochables, bien que
très-indépendant et nullement surveillé. Jamais je ne grattai à une
porte, jamais je ne fis entendre de gémissements importuns. Quand je
sentis les premiers rhumatismes, on me traita comme une personne.
Chaque soir, mon maître m'enveloppait dans mon tapis; s'il tardait un
peu à y songer, je me plantais près de lui en le regardant, mais sans
le tirailler ni l'ennuyer de mes obsessions.
»La seule chose que j'aie à me reprocher dans mon existence canine,
c'est mon peu de bienveillance pour les autres chiens. Était-ce
pressentiment de ma prochaine séparation d'espèce, était-ce crainte de
retarder ma promotion à un grade plus élevé, qui me faisait haïr leurs
grossièretés et leurs vices? Redoutais-je de redevenir trop chien
dans leur société, avais-je l'orgueil du mépris pour leur infériorité
intellectuelle et morale? Je les ai réellement houspillés toute ma
vie, et on déclara souvent que j'étais terriblement méchant avec mes
semblables. Pourtant je dois dire à ma décharge que je ne fis jamais
de mal aux faibles et aux petits. Je m'attaquais aux plus gros et aux
plus forts avec une audace héroïque. Je revenais harassé, couvert de
blessures, et, à peine guéri, je recommençais.
»J'étais ainsi avec ceux qui ne m'étaient pas présentés.
»Quand un ami de la maison amenait son chien, on me faisait un
discours sérieux en m'engageant à la politesse et en me rappelant
les devoirs de l'hospitalité. On me disait son nom, on approchait sa
figure de la mienne. On apaisait mes premiers grognements avec de
bonnes paroles qui me rappelaient au respect de moi-même. Alors,
c'était fini pour toujours, il n'y avait plus de querelles, ni même de
provocations; mais je dois dire que, sauf _Moutonne_, la chienne du
berger, pour laquelle j'eus toujours une grande amitié et qui me
défendait contre les chiens ameutés contre moi, je ne me liai jamais
avec aucun animal de mon espèce. Je les trouvais tous trop inférieurs
à moi, même les beaux chiens de chasse et les petits chiens savants
qui avaient été forcés par les châtiments à maîtriser leurs instincts.
Moi qu'on avait toujours raisonné avec douceur, si j'étais, comme eux,
esclave de mes passions à certains égards où je n'avais à risquer que
moi-même, j'étais obéissant et sociable avec l'homme, parce qu'il me
plaisait d'être ainsi et que j'eusse rougi d'être autrement.
»Une seule fois je parus ingrat, et j'éprouvai un grand chagrin. Une
maladie épidémique ravageait le pays, toute la famille partit emmenant
les enfants, et, comme on craignait mes larmes, on ne m'avertit de
rien. Un matin, je me trouvai seul avec le domestique, qui prit grand
soin de moi, mais qui, préoccupé pour lui-même, ne s'efforça pas de
me consoler, ou ne sut pas s'y prendre. Je tombai dans le désespoir,
cette maison déserte par un froid rigoureux était pour moi comme un
tombeau. Je n'ai jamais été gros mangeur, mais je perdis complètement
l'appétit et je devins si maigre, que l'on eût pu voir à travers
mes côtes. Enfin, après un temps qui me parut bien long, ma vieille
maîtresse revint pour préparer le retour de la famille, et je ne
compris pas pourquoi elle revenait seule; je crus que son fils et les
enfants ne reviendraient jamais, et je n'eus pas le courage de lui
faire la moindre caresse. Elle fit allumer du feu dans sa chambre et
m'appela en m'invitant à me chauffer; puis elle se mit à écrire pour
donner des ordres et j'entendis qu'elle disait en parlant de moi:
»--Vous ne l'avez donc pas nourri? Il est d'une maigreur effrayante;
allez me chercher du pain et de la soupe.
»Mais je refusai de manger. Le domestique parla de mon chagrin. Elle
me caressa beaucoup et ne put me consoler, elle eût dû me dire que les
enfants se portaient bien et allaient revenir avec leur père. Elle
n'y songea pas, et s'éloigna en se plaignant de ma froideur, qu'elle
n'avait pas comprise. Elle me rendit pourtant son estime quelque jours
après, lorsqu'elle revint avec la famille. Les tendresses que je fis
aux enfants surtout lui prouvèrent bien que j'avais le coeur fidèle et
sensible.
»Sur mes vieux jours, un rayon de soleil embellit ma vie. On amena
dans la maison la petite chienne Lisette, que les enfants se
disputèrent d'abord, mais que l'aînée céda à sa soeur en disant
qu'elle préférait un vieux ami comme moi à toutes les nouvelles
connaissances. Lisette fut aimable avec moi, et sa folâtre enfance
égaya mon hiver. Elle était nerveuse et tyrannique, elle me mordait
cruellement les oreilles. Je criais et ne me fâchais pas, elle était
si gracieuse dans ses impétueux ébats! Elle me forçait à courir et à
bondir avec elle. Mais ma grande affection était, en somme, pour la
petite fille qui me préférait à Lisette et qui me parlait raison,
sentiment et moralité, comme avait fait sa grand'mère.
»Je n'ai pas souvenir de mes dernières années et de ma mort. Je crois
que je m'éteignis doucement au milieu des soins et des encouragements.
On avait certainement compris que je méritais d'être homme, puisqu'on
avait toujours dit qu'il ne me manquait que la parole. J'ignore
pourtant si mon esprit franchit d'emblée cet abîme. J'ignore la forme
et l'époque de ma renaissance; je crois pourtant que je n'ai pas
recommencé l'existence canine, car celle que je viens de vous raconter
me paraît dater d'hier. Les costumes, les habitudes, les idées que je
vois aujourd'hui ne diffèrent pas essentiellement de ce que j'ai vu et
observé étant chien...»
Le sérieux avec lequel notre voisin avait parlé nous avait forcés
de l'écouter avec attention et déférence. Il nous avait étonnés et
intéressés. Nous le priâmes de nous raconter quelque autre de ses
existences.
--C'est assez pour aujourd'hui, nous dit-il; je tâcherai de rassembler
mes souvenirs, et peut-être plus tard vous ferai-je le récit d'une
autre phase de ma vie antérieure.
DEUXIÈME PARTIE
LA FLEUR SACRÉE
A AURORE SAND
Quelques jours après que M. Lechien nous eut raconté son histoire,
nous nous retrouvions avec lui chez un Anglais riche qui avait
beaucoup voyagé en Asie, et qui parlait volontiers des choses
intéressantes et curieuses qu'il avait vues.
Comme il nous disait la manière dont on chasse les éléphants dans le
Laos, M. Lechien lui demanda s'il n'avait jamais tué lui-même un de
ces animaux.
--Jamais! répondit sir William. Je ne me le serais point pardonné.
L'éléphant m'a toujours paru si près de l'homme par l'intelligence et
le raisonnement que j'aurais craint d'interrompre la carrière d'une
âme en voie de transformation.
--Au fait, lui dit quelqu'un, vous avez longtemps vécu dans l'Inde,
vous devez partager les idées de migration des âmes que monsieur nous
exposait l'autre jour d'une manière plus ingénieuse que scientifique.
--La science est la science, répondit l'Anglais. Je la respecte
infiniment, mais je crois que, quand elle veut trancher
affirmativement ou négativement la question des âmes, elle sort de son
domaine et ne peut rien prouver. Ce domaine est l'examen des faits
palpables, d'où elle conclut à des lois existantes. Au delà, elle
n'a plus de certitude. Le foyer d'émission de ces lois échappe à ses
investigations, et je trouve qu'il est également contraire à la
vraie doctrine scientifique de vouloir prouver _l'existence_ ou
la _non-existence_ d'un principe quelconque. En dehors de sa
démonstration spéciale, le savant est libre de croire ou de ne pas
croire; mais la recherche de ce principe appartient mieux aux hommes
de logique, de sentiment et d'imagination. Les raisonnements et les
hypothèses de ceux-ci n'ont, il est vrai, de valeur qu'autant qu'ils
respectent ce que la science a vérifié dans l'ordre des faits; mais là
où la science est impuissante à nous éclairer, nous sommes tous libres
de donner aux faits ce que vous appelez une interprétation ingénieuse,
ce qui, selon moi, signifie une explication idéaliste fondée sur la
déduction, la logique et le sentiment du juste dans l'équilibre et
l'ordonnance de l'univers.
--Ainsi, reprit celui qui avait interpellé sir William, vous êtes
bouddhiste?
--D'une certaine façon, répondit l'Anglais; mais nous pourrions
trouver un sujet de conversation plus récréatif pour les enfants qui
nous écoutent.
--Moi, dit une des petites filles, cela m'intéresse et me plaît.
Pourriez-vous me dire ce que j'ai été avant d'être une petite fille?
--Vous avez été un petit ange, répondit sir William.
--Pas de compliments! reprit l'enfant. Je crois que j'ai été tout
bonnement un oiseau, car il me semble que je regrette toujours le
temps où je volais sur les arbres et ne faisais que ce que je voulais.
--Eh bien, reprit sir William, ce regret serait une preuve de
souvenir. Chacun de nous a une préférence pour un animal quelconque et
se sent porté à s'identifier à ses impressions comme s'il les avait
déjà ressenties pour son propre compte.
--Quel est votre animal de prédilection? lui demandai-je.
--Tant que j'ai été Anglais, répondit-il, j'ai mis le cheval au
premier rang. Quand je suis devenu Indien, j'ai mis l'éléphant
au-dessus de tout.
--Mais, dit un jeune garçon, est-ce que l'éléphant n'est pas
très-laid?
--Oui, selon nos idées sur l'esthétique. Nous prenons pour type du
quadrupède le cheval ou le cerf; nous aimons l'harmonie dans la
proportion, parce qu'au fond nous avons toujours dans l'esprit le type
humain comme type suprême de cette harmonie; mais, quand on quitte les
régions tempérées et qu'on se trouve en face d'une nature exubérante,
le goût change, les yeux s'attachent à d'autres lignes, l'esprit se
reporte à un ordre de création antérieure plus grandiose, et le côté
fruste de cette création ne choque plus nos regards et nos pensées.
L'Indien, noir, petit, grêle, ne donne pas l'idée d'un roi de la
création. L'Anglais, rouge et massif, paraît là plus imposant que
chez lui; mais l'un et l'autre, qu'ils aient pour cadre une cabane de
roseaux ou un palais de marbre, sont encore effacés comme de
vulgaires détails dans l'ensemble du tableau que présente la nature
environnante. Le sens artiste éprouve le besoin de formes supérieures
à celles de l'homme, et il se sent pris de respect pour les êtres
capables de se développer fièrement sous cet ardent soleil qui étiole
la race humaine. Là où les roches sont formidables, les végétaux
effrayants d'aspect, les déserts inaccessibles, le pouvoir humain
perd son prestige, et le monstre surgit à nos yeux comme la suprême
combinaison harmonique d'un monde prodigieux. Les anciens habitants
de cette terre redoutable l'avaient bien compris. Leur art consistait
dans la reproduction idéalisée des formes monstrueuses. Le buste de
l'éléphant était le couronnement principal de leurs parthénons. Leurs
dieux étaient des monstres et des colosses. Leur architecture pesante,
surmontée de tours d'une hauteur démesurée, semblait chercher le beau
dans l'absence de ces proportions harmoniques qui ont été l'idéal des
peuples de l'Occident. Ne vous étonnez donc pas de m'entendre dire
qu'après avoir trouvé cet art barbare et ces types effrayants, je m'y
suis habitué au point de les admirer et de trouver plus tard nos arts
froids et nos types mesquins. Et puis tout, dans l'Inde, concourt à
idéaliser l'éléphant. Son culte est partout dans le passé, sous une
forme ou sous une autre. Les reproductions de son type ont une variété
d'intentions surprenante, car, selon la pensée de l'artiste, il
représente la force menaçante ou la bénigne douceur de la divinité
qu'il encadre. Je ne crois pas qu'il ait été jamais, quoi qu'en aient
dit les anciens voyageurs, adoré personnellement comme un dieu; mais
il a été, il est encore regardé comme un symbole et un palladium.
L'éléphant blanc des temples de Siam est toujours considéré comme un
animal sacré.
--Parlez-nous de cet éléphant blanc, s'écrièrent tous les enfants.
Est-il vraiment blanc? l'avez-vous vu?
--Je l'ai vu, et, en le contemplant au milieu des fêtes triomphales
qu'il semblait présider, il m'est arrivé une chose singulière.
--Quoi? reprirent les enfants.
--Une chose que j'hésite à vous dire,--non pas que je craigne la
raillerie en un sujet si grave, mais en vérité je crains de ne pas
vous convaincre de ma sincérité et d'être accusé d'improviser un roman
pour rivaliser avec l'édifiante et sérieuse histoire de M. Lechien.
--Dites toujours, dites toujours! Nous ne critiquerons pas, nous
écouterons bien sagement.
--Eh bien, mes enfants, reprit l'Anglais, voici ce qui est arrivé. En
contemplant la majesté de l'éléphant sacré marchant d'un pas mesuré au
son des instruments et marquant le rhythme avec sa trompe, tandis que
les Indiens, qui semblaient être bien réellement les esclaves de ce
monarque, balançaient au-dessus de sa tête des parasols rouge et or,
j'ai fait un effort d'esprit pour saisir sa pensée dans son oeil
tranquille, et tout à coup il m'a semblé qu'une série d'existences
passées, insaisissables à la mémoire de l'homme, venait de rentrer
dans la mienne.
--Comment! vous croyez...?
--Je crois que certains animaux nous semblent pensifs et absorbés
parce qu'ils se souviennent. Où serait l'erreur de la Providence?
L'homme oublie, parce qu'il a trop à faire pour que le souvenir lui
soit bon. Il termine la série des animaux contemplatifs, il pense
réellement et cesse de rêver. A peine né, il devient la proie de la
loi du progrès, l'esclave de la loi du travail. Il faut qu'il rompe
avec les images du passé pour se porter tout entier vers la conception
de l'avenir. La loi qui lui a fait cette destinée ne serait pas juste,
si elle ne lui retirait pas la faculté de regarder en arrière et de
perdre son énergie dans de vains regrets et de stériles comparaisons.
--Quoi qu'il en soit, dit vivement M. Lechien, racontez vos souvenirs;
il m'importe beaucoup de savoir qu'une fois en votre vie vous avez
éprouvé le phénomène que j'ai subi plusieurs fois.
--J'y consens, répondit sir William, car j'avoue que votre exemple et
vos affirmations m'ébranlent et m'impressionnent beaucoup. Si c'est un
simple rêve qui s'est emparé de moi pendant la cérémonie que présidait
l'éléphant sacré, il a été si précis et si frappant, que je n'en
ai pas oublié la moindre circonstance. Et moi aussi, j'avais été
éléphant, éléphant blanc, qui plus est, éléphant sacré par conséquent,
et je revoyais mon existence entière à partir de ma première enfance
dans les jungles et les forêts de la presqu'île de Malacca.
«C'est dans ce pays, alors si peu connu des Européens, que se
reportent mes premiers souvenirs, à une époque qui doit remonter aux
temps les plus florissants de l'établissement du bouddhisme, longtemps
avant la domination européenne. Je vivais dans ce désert étrange, dans
cette _Chersonèse d'or_ des anciens, une presqu'île de trois cent
soixante lieues de longueur, large en moyenne de trente lieues. Ce
n'est, à vrai dire, qu'une chaîne de montagnes projetée sur la mer
et couronnée de forêts. Ces montagnes ne sont pas très-hautes. La
principale, le mont Ophir, n'égale pas le puy de Dôme; mais, par leur
situation isolée entre deux mers, elles sont imposantes. Les versants
sont parfois inaccessibles à l'homme. Les habitants des côtes, Malais
et autres, y font pourtant aujourd'hui une guerre acharnée aux
animaux sauvages, et vous avez à bas prix l'ivoire et les autres
produits si facilement exportés de ces régions redoutables. Pourtant,
l'homme n'y est pas encore partout le maître et il ne l'était pas du
tout au temps dont je vous parle. Je grandissais heureux et libre sur
les hauteurs, dans le sublime rayonnement d'un ciel ardent et pur,
rafraîchi par l'élévation du sol et la brise de mer. Qu'elle était
belle, cette mer de la Malaisie avec ses milliers d'îles vertes comme
l'émeraude et d'écueils blancs comme l'albâtre, sur le bleu sombre
des flots! Quel horizon s'ouvrait à nos regards quand, du haut de nos
sanctuaires de rochers, nous embrassions de tous côtés l'horizon sans
limites! Dans la saison des pluies, nous savourions, à l'abri des
arbres géants, la chaude humidité du feuillage. C'était la saison
douce où le recueillement de la nature nous remplissait d'une sereine
quiétude. Les plantes vigoureuses, à peine abattues par l'été torride,
semblaient partager notre bien-être et se retremper à la source de la
vie. Les belles lianes de diverses espèces poussaient leurs festons
prodigieux et les enlaçaient aux branches des cinnamomes et des
gardénias en fleurs. Nous dormions à l'ombre parfumée des mangliers,
des bananiers, des baumiers et des cannelliers. Nous avions plus de
plantes qu'il ne nous en fallait pour satisfaire notre vaste et frugal
appétit. Nous méprisions les carnassiers perfides; nous ne permettions
pas aux tigres d'approcher de nos pâturages. Les antilopes, les oryx,
les singes recherchaient notre protection. Des oiseaux admirables
venaient se poser sur nous par bandes pour nous aider à notre
toilette. Le _nocariam_ l'oiseau géant, peut-être disparu aujourd'hui,
s'approchait de nous sans crainte pour partager nos récoltes.