«Nous vivions seuls, ma mère et moi, ne nous mêlant pas aux troupes
nombreuses des éléphants vulgaires, plus petits et d'un pelage
différent du nôtre. Étions-nous d'une race différente? Je ne l'ai
jamais su. L'éléphant blanc est si rare, qu'on le regarde comme une
anomalie, et les Indiens le considèrent comme une incarnation divine.
Quand un de ceux qui vivent dans les temples d'une nation hindoue
cesse de vivre, on lui rend les mêmes honneurs funéraires qu'aux rois,
et souvent de longues années s'écoulent avant qu'on lui trouve un
successeur.
«Notre haute taille effrayait-elle les autres éléphants? Nous étions
de ceux qu'on appelle solitaires et qui ne font partie d'aucun
troupeau sous les ordres d'un guide de leur espèce. On ne nous
disputait aucune place, et nous nous transportions d'une région à
l'autre, changeant de climat sur cette arête de montagnes, selon
notre caprice et les besoins de notre nourriture. Nous préférions
la sérénité des sommets ombragés aux sombres embûches de la jungle
peuplée de serpents monstrueux, hérissée de cactus et d'autres plantes
épineuses où vivent des insectes irritants. En cherchant la canne à
sucre sous des bambous d'une hauteur colossale, nous nous arrêtions
quelquefois pour jeter un coup d'oeil sur les palétuviers des rivages;
mais ma mère, défiante, semblait deviner que nos robes blanches
pouvaient attirer le regard des hommes, et nous retournions vite à la
région des aréquiers et des cocotiers, ces grandes vigies plantées
au-dessus des jungles comme pour balancer librement dans un air plus
pur leurs éventails majestueux et leurs palmes de cinq mètres de
longueur.
«Ma noble mère me chérissait, me menait partout avec elle et ne vivait
que pour moi. Elle m'enseignait à adorer le soleil et à m'agenouiller
chaque matin à son apparition glorieuse, en relevant ma trompe blanche
et satinée, comme pour saluer le père et le roi de la terre; en ces
moments-là, l'aube pourprée teignait de rose mon fin pelage, et
ma mère me regardait avec admiration. Nous n'avions que de hautes
pensées, et notre coeur se dilatait dans la tendresse et l'innocence.
Jours heureux, trop tôt envolés! Un matin, la soif nous força de
descendre le lit d'un des torrents qui, du haut de la montagne, vont
en bonds rapides ou gracieux se déverser dans la mer; c'était vers la
fin de la saison sèche. La source qui filtre du sommet de l'Ophir ne
distillait plus une seule goutte dans sa coupe de mousse. Il nous
fallut gagner le pied de la jungle où le torrent avait formé une suite
de petits lacs, pâles diamants semés dans la verdure glauque des
nopals. Tout à coup nous sommes surpris par des cris étranges, et des
êtres inconnus pour moi, des hommes et des chevaux se précipitent sur
nous. Ces hommes bronzés qui ressemblaient à des singes ne me firent
point peur, les animaux qu'ils montaient n'approchaient de nous
qu'avec effroi. D'ailleurs, nous n'étions pas en danger de mort. Nos
robes blanches inspiraient le respect, même à ces Malais farouches et
cruels; sans doute ils voulaient nous capturer, mais ils n'osaient se
servir de leurs armes. Ma mère les repoussa d'abord fièrement et sans
colère, elle savait qu'ils ne pourraient pas la prendre; alors, ils
jugèrent qu'en raison de mon jeune âge, ils pourraient facilement
s'emparer de moi et ils essayèrent de jeter des lassos autour de
mes jambes; ma mère se plaça entre eux et moi, et fit une défense
désespérée. Les chasseurs, voyant qu'il fallait la tuer pour m'avoir,
lui lancèrent une grêle de javelots qui s'enfoncèrent dans ses vastes
flancs, et je vis avec horreur sa robe blanche se rayer de fleuves de
sang.
«Je voulais la défendre et la venger, elle m'en empêcha, me tint de
force derrière elle, et, présentant le flanc comme un rempart pour me
couvrir, immobile de douleur et stoïquement muette pour faire croire
que sa vie était à l'épreuve de ces flèches mortelles, elle resta là,
criblée de traits, jusqu'à ce que, le coeur transpercé cessant de
battre, elle s'affaissât comme une montagne. La terre résonna sous
son poids. Les assassins s'élancèrent pour me garrotter, et je ne
fis aucune résistance. Stupéfait devant le cadavre de ma mère, ne
comprenant rien à la mort, je la caressais en gémissant, en la
suppliant de se relever et de fuir avec moi. Elle ne respirait plus,
mais des flots de larmes coulaient encore de ses yeux éteints. On me
jeta une natte épaisse sur la tête, je ne vis plus rien, mes quatre
jambes étaient prises dans quatre cordes de cuir d'élan. Je ne voulais
plus rien savoir, je ne me débattais pas, je pleurais, je sentais ma
mère près de moi, je ne voulais pas m'éloigner d'elle, je me couchai.
On m'emmena je ne sais comment et je ne sais où. Je crois qu'on attela
tous les chevaux pour me traîner sur le sable en pente du rivage
jusqu'à une sorte de fosse où on me laissa seul.
«Je ne me rappelle pas combien de temps je restai là, privé de
nourriture, dévoré par la soif et par les mouches avides de mon sang.
J'étais déjà fort, j'aurais pu démolir cette cave avec mes pieds de
devant et me frayer un sentier, comme ma mère m'avait enseigné à le
faire dans les versants rapides. Je fus longtemps sans m'en aviser.
Sans connaître la mort, je haïssais l'existence et ne songeais pas
à la conserver. Enfin, je cédai à l'instinct et je jetai des cris
farouches. On m'apporta aussitôt des cannes à sucre et de l'eau. Je
vis des têtes inquiètes se pencher sur les bords du silo où j'étais
enseveli. On parut se réjouir de me voir manger et boire; mais, dès
que j'eus repris des forces, j'entrai en fureur et je remplis la terre
et le ciel des éclats retentissants de ma voix. Alors, on s'éloigna,
me laissant démolir la berge verticale de ma prison, et je me crus
en liberté; mais j'étais dans un parc formé de tiges de bambous
monstrueux, reliés les uns aux autres par des lianes si bien serrées
que je ne pus en ébranler un seul. Je passai encore plusieurs jours à
essayer obstinément ce vain travail, auquel résistait le perfide
et savant travail de l'homme. On m'apportait mes aliments et on me
parlait avec douceur. Je n'écoutais rien, je voulais fondre sur mes
adversaires, je frappais de mon front avec un bruit affreux les
murailles de ma prison sans pouvoir les ébranler; mais, quand j'étais
seul, je mangeais. La loi impérieuse de la vie l'emportait sur mon
désespoir, et, le sommeil domptant mes forces, je dormais sur les
herbes fraîches dont on avait jonché ma cage.
«Enfin, un jour, un petit homme noir, vêtu seulement d'un _sarong_ ou
caleçon blanc, entra seul et résolûment dans ma prison en portant une
auge de farine de riz salé et mélangé à un corps huileux. Il me la
présenta à genoux en me disant d'une voix douce des paroles où je
distinguai je ne sais quelle intention affectueuse et caressante. Je
le laissai me supplier jusqu'au moment où, vaincu par ses prières, je
mangeai devant lui. Pendant que je savourais ce mets rafraîchissant,
il m'éventait avec une feuille de palmier et me chantait quelque chose
de triste que j'écoutais avec étonnement. Il revint un peu plus tard
et me joua sur une petite flûte de roseau je ne sais quel air plaintif
qui me fit comprendre la pitié que je lui inspirais. Je le laissai
baiser mon front et mes oreilles. Peu à peu, je lui permis de me
laver, de me débarrasser des épines qui me gênaient et de s'asseoir
entre mes jambes. Enfin, au bout d'un temps que je ne puis préciser,
je sentis qu'il m'aimait et que je l'aimais aussi. Dès lors, je fus
dompté, le passé s'effaça de ma mémoire, et je consentis à le suivre
sur le rivage sans songer à m'échapper.
«Je vécus, je crois, deux ans seul avec lui. Il avait pour moi des
soins si tendres, qu'il remplaçait ma mère et que je ne pensai plus
jamais à le quitter. Pourtant je ne lui appartenais pas. La tribu qui
s'était emparée de moi devait se partager le prix qui serait offert
par les plus riches radjahs de l'Inde dès qu'ils seraient informés de
mon existence. On avait donc fait un arrangement pour tirer de moi le
meilleur parti possible. La tribu avait envoyé des députés dans toutes
les cours des deux péninsules pour me vendre au plus offrant, et, en
attendant leur retour, j'étais confié à ce jeune homme, nommé Aor, qui
était réputé le plus habile de tous dans l'art d'apprivoiser et de
soigner les êtres de mon espèce. Il n'était pas chasseur, il n'avait
pas aidé au meurtre de ma mère. Je pouvais l'aimer sans remords.
«Bientôt je compris la parole humaine, qu'à toute heure il me faisait
entendre. Je ne me rendais pas compte des mots, mais l'inflexion de
chaque syllabe me révélait sa pensée aussi clairement que si j'eusse
appris sa langue. Plus tard, je compris de même cette musique de la
parole humaine en quelque langue qu'elle arrivât à mon oreille. Quand
c'était de la musique chantée par la voix ou les instruments, je
comprenais encore mieux.
«J'arrivai donc à savoir de mon ami que je devais me dérober aux
regards des hommes parce que quiconque me verrait serait tenté de
m'emmener pour me vendre après l'avoir tué. Nous habitions alors la
province de Tenasserim, dans la partie la plus déserte des monts
Moghs, en face de l'archipel de Merghi. Nous demeurions cachés tout le
jour dans les rochers, et nous ne sortions que la nuit. Aor montait
sur mon cou et me conduisait au bain sans crainte des alligators et
des crocodiles, dont je savais le préserver en enterrant nonchalamment
dans le sable leur tête, qui se brisait sous mon pied. Après le bain,
nous errions dans les hautes forêts, où je choisissais les branches
dont j'étais friand et ou je cueillais pour Aor des fruits que je lui
passais avec ma trompe. Je faisais aussi ma provision de verdure pour
la journée. J'aimais surtout les écorces fraîches et j'avais une
adresse merveilleuse pour les détacher de la tige jusqu'au plus petit
brin; mais il me fallait du temps pour dépouiller ainsi le bois, et
je m'approvisionnais de branches pour les loisirs de la journée, en
prévision des heures où je ne dormais pas, heures assez courtes,
je dois le dire; l'éléphant livré à lui-même est noctambule de
préférence.
«Mon existence était douce et tout absorbée dans le présent, je ne me
représentais pas l'avenir. Je commençai à réfléchir sur moi-même un
jour que les hommes de la tribu amenèrent dans mon parc de bambous une
troupe d'éléphants sauvages qu'ils avaient chassés aux flambeaux
avec un grand bruit de tambours et de cymbales pour les forcer à
se réfugier dans ce piége. On y avait amené d'avance des éléphants
apprivoisés qui devaient aider les chasseurs à dompter les captifs, et
qui les aidèrent en effet avec une intelligence extraordinaire à lier
les quatre jambes l'une après l'autre; mais quelques mâles sauvages,
les solitaires surtout, étaient si furieux, qu'on crut devoir
m'adjoindre aux chasseurs pour en venir à bout. On força mon cher Aor
à me monter, et il essaya d'obéir, bien qu'avec une vive répugnance.
Je sentis alors le sentiment du juste se révéler à moi, et j'eus
horreur de ce que l'on prétendait me faire faire. Ces éléphants
sauvages étaient sinon mes égaux, du moins mes semblables; les
éléphants soumis qui aidaient à consommer l'esclavage de leurs frères
me parurent tout à fait inférieurs à eux et à moi. Saisi de mépris et
d'indignation, je m'attaquai à eux seuls et me portai à la défense des
prisonniers si énergiquement, que l'on dut renoncer à m'avilir. On me
fit sortir du parc, et mon cher Aor me combla d'éloges et de caresses.
«--Vous voyez bien, disait-il à ses compagnons, que celui-ci est un
ange et un saint, jamais éléphant blanc n'a été employé aux travaux
grossiers ni aux actes de violence. Il n'est fait ni pour la chasse,
ni pour la guerre, ni pour porter des fardeaux, ni pour servir de
monture dans les voyages. Les rois eux-mêmes ne se permettent pas de
s'asseoir sur lui, et vous voulez qu'il s'abaisse à vous aider au
domptage? Non, vous ne comprenez pas sa grandeur et vous outragez son
rang! Ce que vous avez tenté de faire attirera sur vous la puissance
des mauvais esprits.
«Et, comme on remontrait à mon ami qu'il avait lui-même travaillé à me
dompter:
«--Je ne l'ai dompté, répondait-il, qu'avec mes douces paroles et le
son de ma flûte. S'il me permet de le monter, c'est qu'il a reconnu en
moi son serviteur fidèle, son _mahout_ dévoué. Sachez bien que le jour
où l'on nous séparerait, l'un de nous mourrait; et souhaitez que ce
soit moi, car du salut de _la Fleur sacrée_ dépendent la richesse et
la gloire de votre tribu.
«_La Fleur sacrée_ était le nom qu'il m'avait donné et que nul
ne songeait à me contester. Les paroles de mon mahout m'avaient
profondément pénétré. Je sentis que sans lui on m'eût avili, et je
devins d'autant plus fier et plus indépendant. Je résolus (et je me
tins parole) de ne jamais agir que par son conseil, et tous deux
d'accord nous éloignâmes de nous quiconque ne nous traitait pas avec
un profond respect. On lui avait offert de me donner pour société les
éléphants les plus beaux et les mieux dressés. Je refusai absolument
de les admettre auprès de ma personne, et, seul avec Aor, je ne
m'ennuyai jamais.
»J'avais environ quinze ans, et ma taille dépassait déjà de beaucoup
celle des éléphants adultes de l'Inde, lorsque nos députés revinrent
annonçant que, le radjah des Birmans ayant fait les plus belles
offres, le marché était conclu. On avait agi avec prudence. On ne
s'était adressé à aucun des souverains du royaume de Siam, parce
qu'ils eussent pu me revendiquer comme étant né sur leurs terres et
ne vouloir rien payer pour m'acquérir. Je fus donc adjugé au roi de
Pagham et conduit de nuit très-mystérieusement le long des côtes de
Tenasserim jusqu'à Martaban, d'où, après avoir traversé les monts
Karens, nous gagnâmes les rives du beau fleuve Iraouaddy.
»Il m'en avait coûté de quitter ma patrie et mes forêts; je n'y eusse
jamais consenti, si Aor ne m'eût dit sur sa flûte que la gloire et le
bonheur m'attendaient sur d'autres rivages. Durant la route, je ne
voulus pas le quitter un seul instant. Je lui permettais à peine de
descendre de mon cou, et aux heures du sommeil, pour me préserver
d'une poignante inquiétude, il dormait entre mes jambes. J'étais
jaloux, et ne voulais pas qu'il reçût d'autre nourriture que celle que
je lui présentais; je choisissais pour lui les meilleurs fruits, et
je lui tendais avec ma trompe le vase que je remplissais moi-même
de l'eau la plus pure. Je l'éventais avec de larges feuilles; en
traversant les bois et les jungles, j'abattais sans m'arrêter les
arbustes épineux qui eussent pu l'atteindre et le déchirer. Je faisais
enfin, mais mieux que tous les autres, tout ce que font les éléphants
bien dressés, et je le faisais de ma propre volonté, non d'une manière
banale, mais pour mon seul ami.
»Dès que nous eûmes atteint la frontière birmane, une députation du
souverain vint au-devant de moi. Je fus inquiet du cérémonial qui
m'entourait. Je vis que l'on donnait de l'or et des présents aux
chasseurs malais qui m'avaient accompagné et qu'on les congédiait.
Allait-on me séparer d'Aor? Je montrai une agitation effrayante, et je
menaçai les hauts personnages qui approchaient de moi avec respect.
Aor, qui me comprenait, leur expliqua mes craintes, et leur dit que,
séparé de lui, je ne consentirais jamais à les suivre. Alors, un des
ministres chargés de ma réception, et qui était resté sous une tente,
ôta ses sandales, et vint à moi pour me présenter à genoux une lettre
du roi des Birmans, écrite en bleu sur une longue feuille de palmier
dorée. Il s'apprêtait à m'en donner lecture lorsque je la pris de ses
mains et la passai à mon mahout pour qu'il me la traduisit. Il n'avait
pas le droit, lui qui appartenait à une caste inférieure, de toucher à
cette feuille sacrée. Il me pria de la rendre au seigneur ministre de
Sa Majesté, ce que je fis aussitôt pour marquer ma déférence et mon
amitié pour Aor. Le ministre reprit la lettre, sur laquelle on déplia
une ombrelle d'or, et il lut:
«Très-puissant, très-aimé et très-vénéré éléphant, du nom de _Fleur
sacrée_, daignez venir résider dans la capitale de mon empire, où un
palais digne de vous est déjà préparé. Par la présente lettre royale,
moi, le roi des Birmans, je vous alloue un fief qui vous appartiendra
en propre, un ministre pour vous obéir, une maison de deux cents
personnes, une suite de cinquante éléphants, autant de chevaux et de
boeufs que nécessitera votre service; six ombrelles d'or, un corps de
musique, et tous les honneurs qui sont dus à l'éléphant sacré, joie et
gloire des peuples.»
»On me montra le sceau royal, et, comme je restais impassible et
indifférent, on dut demander à mon mahout si j'acceptais les offres
du souverain. Aor répondit qu'il fallait me promettre de ne jamais me
séparer de lui, et le ministre, après avoir consulté ses collègues,
jura ce que j'exigeais. Alors, je montrai une grande joie en caressant
la lettre royale, l'ombrelle d'or et un peu le visage du ministre, qui
se déclara très-heureux de m'avoir satisfait.
»Quoique très-fatigué d'un long voyage, je témoignai que je voulais me
mettre en marche pour voir ma nouvelle résidence et faire connaissance
avec mon collègue et mon égal, le roi de Birmanie. Ce fut une marche
triomphale tout le long du fleuve que nous remontions. Ce fleuve
Iraouaddy était d'une beauté sans égale. Il coulait, tantôt
nonchalant, tantôt rapide, entre des rochers couverts d'une végétation
toute nouvelle pour moi, car nous nous avancions vers le nord, et
l'air était plus frais, sinon plus pur que celui de mon pays. Tout
était différent. Ce n'était plus le silence et la majesté du désert.
C'était un monde de luxe et de fêtes; partout sur le fleuve des
barques à la poupe élevée en forme de croissant, garnies de banderoles
de soie lamée d'or, suivies de barques de pêcheurs ornées de feuillage
et de fleurs. Sur le rivage, des populations riches sortaient de leurs
habitations élégantes pour venir s'agenouiller sur mon passage et
m'offrir des parfums. Des bandes de musiciens et de prêtres accourus
de toutes les pagodes mêlaient leurs chants aux sons de l'orchestre
qui me précédait.
»Nous avancions à très-petites journées dans la crainte de me
fatiguer, et deux ou trois fois par jour on s'arrêtait pour mon bain.
Le fleuve n'était pas toujours guéable sur les rives. Aor me laissait
sonder avec ma trompe. Je ne voulais me risquer que sur le sable le
plus fin et dans l'eau la plus pure. Une fois sûr de mon point de
départ, je m'élançais dans le courant, si rapide et si profond qu'il
pût être, portant toujours sur mon cou le confiant Aor, qui prenait
autant de plaisir que moi à cet exercice et qui, aux endroits
difficiles et dangereux, ranimait mon ardeur et ma force en jouant sur
sa flûte un chant de notre pays, tandis que mon cortége et la foule
pressée sur les deux rives exprimaient leur anxiété ou leur admiration
par des cris, des prosternations et des invocations de bras tendus
vers moi. Les ministres, inquiets de l'audace d'Aor, délibéraient
entre eux s'ils ne devaient pas m'interdire d'exposer ainsi ma vie
précieuse au salut de l'empire; mais Aor jouant toujours de la flûte
sur ma tête au ras du flot et ma trompe relevée comme le cou d'un
paon gigantesque témoignaient de notre sécurité. Quand nous revenions
lentement et paisiblement au rivage, tous accouraient vers moi avec
des génuflexions ou des cris de triomphe, et mon orchestre déchirait
les airs de ses fanfares éclatantes. Cet orchestre ne me plut pas le
premier jour. Il se composait de trompettes au son aigu, de trompes
énormes, de gongs effroyables, de castagnettes de bambou et de
tambours portés par des éléphants de service. Ces tambours étaient
formés d'une cage ronde richement travaillée au centre de laquelle un
homme accroupi sur ses jambes croisées frappait tour à tour avec deux
baguettes sur une gamme de cymbales sonores. Une autre cage, semblable
extérieurement, était munie de timbales de divers métaux, et le
musicien, également assis au centre et porté par un éléphant, en
tirait de puissants accords. Ce grand bruit d'instruments terribles
choqua d'abord mon oreille délicate. Je m'y habituai pourtant, et je
pris plaisir aux étranges harmonies qui proclamaient ma gloire aux
quatre vents du ciel. Mais je préférai toujours la musique de
salon, la douce harpe birmane, gracieuse imitation des jonques de
l'Iraouaddy, le _caïman_, harmonica aux touches d'acier, dont les sons
ont une pureté angélique, et par-dessus tout la suave mélodie que me
faisait entendre Aor sur sa flûte de roseau.
«Un jour qu'il jouait sur un certain rhythme saccadé, au milieu du
fleuve, nous fûmes entourés d'une foule innombrable de gros poissons
dorés à la manière des pagodes qui dressaient leur tête hors de l'eau
comme pour nous implorer. Aor leur jeta un peu de riz dont il avait
toujours un petit sac dans sa ceinture. Ils manifestèrent une grand
joie et nous accompagnèrent jusqu'au rivage, et, comme la foule se
récriait, je pris délicatement un de ces poissons et le présentai
au premier ministre, qui le baisa et ordonna que sa dorure fût vite
rehaussée d'une nouvelle couche; après quoi, on le remit dans l'eau
avec respect. J'appris ainsi que c'étaient les poissons sacrés de
l'Iraouaddy, qui résident en un seul point du fleuve et qui viennent
à l'appel de la voix humaine, n'ayant jamais eu rien à redouter de
l'homme.
»Nous arrivâmes enfin à Pagham, une ville de quatre à cinq lieues
d'étendue le long du fleuve. Le spectacle que présentait cette vallée
de palais, de temples, de pagodes, de villas et de jardins me causa un
tel étonnement, que je m'arrêtai comme pour demander à mon mahout
si ce n'était pas un rêve. Il n'était pas moins ébloui que moi, et,
posant ses mains sur mon front que ses caresses pétrissaient sans
cesse:
»--Voilà ton empire, me dit-il. Oublie les forêts et les jungles, te
voici dans un monde d'or et de pierreries!
»C'était alors un monde enchanté en effet. Tout était ruisselant d'or
et d'argent, de la base au faîte des mille temples et pagodes qui
remplissaient l'espace et se perdaient dans les splendeurs de
l'horizon. Le bouddhisme ayant respecté les monuments de l'ancien
culte, la diversité était infinie. C'étaient des masses imposantes,
les unes trapues, les autres élevées comme des montagnes à pic, des
coupoles immenses en forme de cloches, des chapelles surmontées d'un
oeuf monstrueux, blanc comme la neige, enchâssé, dans une base dorée,
des toits longs superposés sur des piliers à jour autour desquels
se tordaient des dragons étincelants, dont les écailles de verre de
toutes couleurs semblaient faites de pierres précieuses; des pyramides
formées d'autres toits laqués d'or vert, bleu, rouge, étagés en
diminuant jusqu'au faîte, d'où s'élançait une flèche d'or immense
terminée par un bouton de cristal, qui resplendissait comme un diamant
monstre aux feux du soleil. Plusieurs de ces édifices élevés sur le
flanc du ravin avaient des perrons de trois et quatre cents marches
avec des terrassements d'une blancheur éclatante qui semblaient
taillés dans un seul bloc du plus beau marbre. C'étaient des
revêtements de collines entières faites d'un ciment de corail blanc et
de nacre pilés. Aux flancs de certains édifices, sur les faîtières,
à tous les angles des toits, des monstres fantastiques en bois de
santal, tout bossués d'or et d'émail, semblaient s'élancer dans le
vide ou vouloir mordre le ciel. Ailleurs, des édifices de bambous,
tout à jour et d'un travail exquis. C'était un entassement de
richesses folles, de caprices déréglés; la morne splendeur des grands
monastères noirs, d'un style antique et farouche, faisait ressortir
l'éclat scintillant des constructions modernes. Aujourd'hui, ces
magnificences inouïes ne sont plus; alors, c'était un rêve d'or, une
fable des contes orientaux réalisée par l'industrie humaine.
»Aux portes de la ville, nous fûmes reçus par le roi et toute la cour.
Le monarque descendit de cheval et vint me saluer, puis on me fit
entrer dans un édifice où l'on procéda à ma toilette de cérémonie, que
le roi avait apportée dans un grand coffre de bois de cèdre incrusté
d'ivoire, porté par le plus beau et le plus paré de ses éléphants;
mais comme j'éclipsai ce luxueux subalterne quand je parus dans mon
costume d'apparat! Aor commença par me laver et me parfumer avec grand
soin, puis on me revêtit de longues bandes écarlates, tissées d'or et
de soie, qui se drapaient avec art autour de moi sans cacher la beauté
de mes formes et la blancheur sacrée de mon pelage. On mit sur ma
tête une tiare en drap écarlate ruisselante de gros diamants et de
merveilleux rubis, on ceignit mon front des neuf cercles de pierres
précieuses, ornement consacré qui conjure l'influence des mauvais
esprits. Entre mes yeux brillait un croissant de pierreries et une
plaque d'or où se lisaient tous mes titres. Des glands d'argent du
plus beau travail furent suspendus à mes oreilles, des anneaux d'or
et d'émeraudes, saphirs et diamants, furent passés dans mes défenses,
dont la blancheur et le brillant attestaient ma jeunesse et ma pureté.
Deux larges boucliers d'or massif couvrirent mes épaules, enfin un
coussin de pourpre fut placé sur mon cou, et je vis avec joie que
mon cher Aor avait un sarong de soie blanche brochée d'argent,
des bracelets de bras et de jambes en or fin et un léger châle du
cachemire blanc le plus moelleux roulé autour de la tête. Lui aussi
était lavé et parfumé. Ses formes étaient plus fines et mieux modelées
que celles des Birmans, son teint était plus sombre, ses yeux plus
beaux. Il était jeune encore, et, quand je le vis recevoir pour me
conduire une baguette toute incrustée de perles fines et toute cerclée
de rubis, je fus fier de lui et l'enlaçai avec amour. On voulut
lui présenter la légère échelle de bambou qui sert à escalader les
montures de mon espèce et qu'on leur attache ensuite au flanc pour
être à même d'en descendre à volonté. Je repoussai cet emblème de
servitude, je me couchai et j'étendis ma tête de manière que mon ami
pût s'y asseoir sans rien déranger à ma parure, puis je me relevai si
fier et si imposant, que le roi lui-même fut frappé de ma dignité, et
déclara que jamais éléphant sacré si noble et si beau n'avait attesté
et assuré la prospérité de son empire.
«Notre défilé jusqu'à mon palais dura plus de trois heures; le sol
était jonché de verdure et de fleurs. De dix pas en dix pas, des
cassolettes placées sur mon passage répandaient de suaves parfums,
l'orchestre du roi jouait en même temps que le mien, des troupes de
bayadères admirables me précédaient en dansant. De chaque rue qui
s'ouvrait sur la rue principale débouchaient des cortéges nouveaux
composés de tous les grands de la ville et du pays, qui m'apportaient
de nouveaux présents et me suivaient sur deux files. L'air chargé de
parfums à la fumée bleue retentissait de fanfares qui eussent couvert
le bruit du tonnerre. C'était le rugissement d'une tempête au milieu
d'un épanouissement de délices. Toutes les maisons étaient pavoisées
de riches tapis et d'étoffes merveilleuses. Beaucoup étaient reliées
par de légers arcs de triomphe, ouvrages en rotin improvisés et
pavoisés aussi avec une rare élégance. Du haut de ces portes à jour,
des mains invisibles faisaient pleuvoir sur moi une neige odorante de
fleurs de jasmin et d'oranger.
»On s'arrêta sur une grande place palissadée en arène pour me faire
assister aux jeux et aux danses. Je pris plaisir à tout ce qui était
agréable et fastueux; mais j'eus horreur des combats d'animaux, et,
en voyant deux éléphants, rendus furieux par une nourriture et un
entraînement particuliers, tordre avec rage leurs trompes enlacées et
se déchirer avec leurs défenses, je quittai la place d'honneur
que j'occupais et m'élançai au milieu de l'arène pour séparer les
combattants. Aor n'avait pas eu le temps de me retenir, et des cris
de désespoir s'élevèrent de toutes parts. On craignait que les
adversaires ne fondissent sur moi; mais à peine me virent-il
près d'eux, que leur rage tomba comme par enchantement et qu'ils
s'enfuirent éperdus et humiliés. Aor, qui m'avait lestement rejoint,
déclara que je ne pouvais supporter la vue du sang et que d'ailleurs,
après un voyage de plus de cinq cents lieues, j'avais absolument
besoin de repos. Le peuple fut très ému de ma conduite, et les sages
du pays se prononcèrent pour moi, affirmant que le Bouddha condamnait
les jeux sanglants et les combats d'animaux. J'avais donc exprimé
sa volonté, et on renonça pour plusieurs années à ces cruels
divertissements.
»On me conduisit à mon palais, situé au delà de la ville, dans un
ravin délicieux au bord du fleuve. Ce palais était aussi grand et
aussi riche que celui du roi. Outre le fleuve, j'avais dans mon jardin
un vaste bassin d'eau courante pour mes ablutions de chaque instant.
J'étais fatigué. Je me plongeai dans le bain et me retirai dans la
salle qui devait me servir de chambre à coucher, où je restai seul
avec Aor, après avoir témoigné que j'avais assez de musique et ne
voulais d'autre société que celle de mon ami.
»Cette salle de repos était une coupole imposante, soutenue par une
double colonnade de marbre rose. Des étoffes du plus grand prix
fermaient les issues et retombaient en gros plis sur le parquet de
mosaïque. Mon lit était un amas odorant de bois de santal réduit en
fine poussière. Mon auge était une vasque d'argent massif où quatre
personnes se fussent baignées à l'aise. Mon râtelier était une étagère
de laque dorée couverte des fruits les plus succulents. Au milieu de
la salle, un vase colossal en porcelaine du Japon laissait retomber
en cascade un courant d'eau pure qui se perdait dans une corbeille de
lotus. Sur le bord de la vasque de jade, des oiseaux d'or et d'argent
émaillés de mille couleurs chatoyantes semblaient se pencher pour
boire. Des guirlandes de spathes, de pandanus odorant se balançaient
au-dessus de ma tête. Un immense éventail, le _pendjab_ des palais de
l'Inde, mis en mouvement par des mains invisibles, m'envoyait un air
frais sans cesse renouvelé du haut de la coupole.
A mon réveil, on fit entrer divers animaux apprivoisés, de petits
singes, des écureuils, des cigognes, des phénicoptères, des colombes,
des cerfs et des biches de cette jolie espèce qui n'a pas plus d'une
coudée de haut. Je m'amusai un instant de cette société enjouée; mais
je préférais la fraîcheur et la propreté immaculée de mon appartement
à toutes ces visites, et je fis connaître que la société des hommes
convenait mieux à la gravité de mon caractère.
»Je vécus ainsi de longues années dans la splendeur et les délices
avec mon cher Aor; nous étions de toutes les cérémonies et de toutes
les fêtes, nous recevions la visite des ambassadeurs étrangers. Nul
sujet n'approchait de moi que les pieds nus et le front dans la
poussière. J'étais comblé de présents, et mon palais était un des plus
riches musées de l'Asie. Les prêtres les plus savants venaient me voir
et converser avec moi, car ils trouvaient ma vaste intelligence à la
hauteur de leurs plus beaux préceptes, et prétendaient lire dans ma
pensée à travers mon large front toujours empreint d'une sérénité
sublime. Aucun temple ne m'était fermé, et j'aimais à pénétrer dans
ces hautes et sombres chapelles où la figure colossale de Gautama,
ruisselante d'or, se dressait comme un soleil au fond des niches
éclairées d'en haut. Je croyais revoir le soleil de mon désert et
je m'agenouillais devant lui, donnant ainsi l'exemple aux croyants,
édifiés de ma piété. Je savais même présenter des offrandes à
l'idole vénérée, et balancer devant elle l'encensoir d'or. Le roi me
chérissait et veillait avec soin à ce que ma maison fût toujours tenue
sur le même pied que la sienne.
»Mais aucun bonheur terrestre ne peut durer. Ce digne souverain
s'engagea dans une guerre funeste contre un État voisin. Il fut vaincu
et détrôné. L'usurpateur le relégua dans l'exil et ne lui permit pas
de m'emmener. Il me garda comme un signe de sa puissance et un gage de
son alliance avec le Bouddha; mais il n'avait pour moi ni amitié ni
vénération, et mon service fut bientôt négligé. Aor s'en affecta et
s'en plaignit. Les serviteurs du nouveau prince le prirent en haine
et résolurent de se défaire de lui. Un soir, comme nous dormions
ensemble, ils pénétrèrent sans bruit chez moi et le frappèrent d'un
poignard. Eveillé par ses cris, je fondis sur les assassins, qui
prirent la fuite. Mon pauvre Aor était évanoui, son sarong était
taché de sang. Je pris dans le bassin d'argent toute l'eau dont je
l'aspergeai sans pouvoir le ranimer. Alors, je me souvins du médecin
qui était toujours de service dans la pièce voisine, j'allai
l'éveiller et je l'amenai auprès d'Aor. Mon ami fut bien soigné et
revint à la vie; mais il resta longtemps affaibli par la perte de son
sang, et je ne voulus plus sortir ni me baigner sans lui. La douleur
m'accablait, je refusais de manger; toujours couché près de lui, je
versais des larmes et lui parlais avec mes yeux et mes oreilles pour
le supplier de guérir.
»On ne rechercha pas les assassins; on prétendit que j'avais blessé
Aor par mégarde avec une de mes défenses, et on parla de me les scier.
Aor s'indigna et jura qu'il avait été frappé avec un stylet. Le
médecin, qui savait bien à quoi s'en tenir, n'osa pas affirmer la
vérité. Il conseilla même à mon ami de se taire, s'il ne voulait hâter
le triomphe des ennemis qui avaient juré sa perte.
»Alors, un profond chagrin s'empara de moi, et la vie civilisée à
laquelle on m'avait initié me parut la plus amère des servitudes. Mon
bonheur dépendait du caprice d'un prince qui ne savait ou ne voulait
pas protéger les jours de mon meilleur ami. Je pris en dégoût les
honneurs hypocrites qui m'étaient encore rendus pour la forme, je
reçus les visites officielles avec humeur, je chassai les bayadères et
les musiciens qui troublaient le faible et pénible sommeil de mon ami.
Je me privai le plus possible de dormir pour veiller sur lui.
»J'avais le pressentiment d'un nouveau malheur, et dans cette
surexcitation du sentiment je subis un phénomène douloureux, celui de
retrouver la mémoire de mes jeunes années. Je revis dans mes rêves
troublés l'image longtemps effacée de ma mère assassinée en me
couvrant de son corps percé de flèches. Je revis aussi mon désert, mes
arbres splendides, mon fleuve Tenasserim, ma montagne d'Ophir, et ma
vaste mer étincelante à l'horizon. La nostalgie s'empara de moi et une
idée fixe, l'idée de fuir, domina impérieusement mes rêveries. Mais je
voulais fuir avec Aor, et le pauvre Aor, couché sur le flanc, pouvait
à peine se soulever pour baiser mon front penché vers lui.
»Une nuit, malade moi-même, épuisé de veilles et succombant à la
fatigue, je dormis profondément durant quelques heures. A mon réveil,
je ne vis plus Aor sur sa couche et je l'appelai en vain. Éperdu, je
sortis dans le jardin, je cherchai au bord de l'étang. Mon odorat
me fit savoir qu'Aor n'était point là et qu'il n'y était pas venu
récemment. Grâce à la négligence qui avait gagné mes serviteurs, je
pus ouvrir moi-même les portes de l'enclos et sortir des palissades.
Alors, je sentis le voisinage de mon ami et m'élançai dans un bois de
tamarins qui tapissait la colline. A une courte distance, j'entendis
un cri plaintif et je me précipitai dans un fourré où je vis Aor lié à
un arbre et entouré de scélérats prêts à le frapper. D'un bond, je
les renversai tous, je les foulai aux pieds sans pitié. Je rompis les
liens qui retenaient Aor, je le saisis délicatement, je l'aidai à se
placer sur mon cou, et, prenant l'allure rapide et silencieuse de
l'éléphant en fuite, je m'enfonçai au hasard dans les forêts.
»A cette époque, la partie de l'Inde où nous nous trouvions offrait le
contraste heurté des civilisations luxueuses à deux pas des déserts
inexplorables. J'eus donc bientôt gagné les solitudes sauvages des
monts Karens, et, quand, à bout de forces, je me couchai sur les bords
d'un fleuve plus direct et plus rapide que l'Iraouaddy, nous étions
déjà à trente lieues de la ville birmane. Aor me dit:
--Où allons-nous? Ah! je le vois dans tes regards, tu veux retourner
dans nos montagnes; mais tu crois y être déjà, et tu t'abuses. Nous
en sommes bien loin, et nous ne pourrons jamais y arriver sans être
découverts et repris. D'ailleurs, quand nous échapperions aux hommes,
nous ne pourrions aller loin sans que, malade comme je suis, je meure,
et alors comment te dirigeras-tu sans moi dans cette route lointaine?
Laisse-moi ici, car c'est à moi seul qu'on en veut, et retourne à
Pagham, où personne n'osera te menacer.
»Je lui témoignai que je ne voulais ni le quitter ni retourner chez
les Birmans; que, s'il mourait, je mourrais aussi; qu'avec de la
patience et du courage, nous pouvions redevenir heureux.
»Il se rendit, et, après avoir pris du repos, nous nous remîmes en
route. Au bout de quelques jours de voyage, nous avions recouvré tous
deux la santé, l'espoir et la force. L'air libre de la solitude,
l'austère parfum des forêts, la saine chaleur des rochers, nous
guérissaient mieux que toutes les douceurs du faste et tous les
remèdes des médecins. Cependant, Aor était parfois effrayé de la
tâche que je lui imposais. Enlever un éléphant sacré, c'était, en cas
d'insuccès, se dévouer aux plus atroces supplices. Il me disait ses
craintes sur une flûte de roseau qu'il s'était faite et dont il jouait
mieux que jamais. J'étais arrivé à un exercice de la pensée presque
égal à celui de l'homme; je lui fis comprendre ce qu'il fallait faire,
en me couvrant d'une vase noire qui s'étalait au bord du fleuve et
dont je m'aspergeais avec adresse. Frappé de ma pénétration, il
recueillit divers sucs de plantes dont il connaissait bien les
propriétés. Il en fit une teinture qui me rendit, sauf la taille,
entièrement semblable aux éléphants vulgaires. Je lui indiquai que
cela ne suffisait pas et qu'il fallait, pour me rendre méconnaissable,
scier mes défenses. Il ne s'y résigna pas. J'étais à ma sixième
dentition, et il craignait que mes crochets ne pussent repousser. Il
jugea que j'étais suffisamment déguisé, et nous nous remîmes en route.
»Quelque peu fréquenté que fût ce chemin de montagnes, ce fut miracle
que d'échapper aux dangers de notre entreprise. Jamais nous n'y
fussions parvenus l'un sans l'autre; mais, dans l'union intime de
l'intelligence humaine avec une grande force animale, une puissance
exceptionnelle s'improvise. Si les hommes avaient su s'identifier aux
animaux assez complètement pour les amener à s'identifier à eux,
ils n'auraient pas trouvé en eux des esclaves parfois rebelles
et dangereux, souvent surmenés et insuffisants. Ils auraient eu
d'admirables amis et ils eussent résolu le problème de la force
consciente sans avoir recours aux forces aveugles de la machine,
animal plus redoutable et plus féroce que les bêtes du désert.
»A force de prudence et de persévérance, quelquefois harcelés par des
bandits que je sus mettre en fuite et dont je ne craignais ni les
lances ni les flèches, revêtu que j'étais d'une légère armure en
écailles de bois de fer qu'Aor avait su me fabriquer, nous parvînmes
au fleuve Tenasserim. Notre direction n'avait pas été difficile à
suivre. Outre que nous nous rappelions très-bien l'un et l'autre
ce voyage que nous avions déjà fait, la construction géologique
de l'Indo-Chine est très-simple. Les longues arêtes de montagnes,
séparées par des vallées profondes et de larges fleuves, se ramifient
médiocrement et s'inclinent sans point d'arrêt sensible jusqu'à la
mer. Les monts Karens se relient aux monts Moghs en ligne presque
droite. Nous fîmes très-rarement fausse route, et nos erreurs furent
rapidement rectifiées. Je dois dire que, de nous deux, j'étais
toujours le plus prompt à retrouver la vraie direction.
»Nous n'approchâmes de nos anciennes demeures qu'avec circonspection.
Il nous fallait vivre seuls et en liberté complète. Nous fûmes servis
à souhait. La tribu, enrichie par la vente de ma personne à l'ancien
roi des Birmans, avait quitté ses villages de roseaux, et nos forêts,
dépeuplées d'animaux à la suite d'une terrible sécheresse, avaient été
abandonnées par les chasseurs. Nous pûmes y faire un établissement
plus libre et plus sûr encore que par le passé. Aor ne possédait
absolument rien et ne regrettait rien de notre splendeur évanouie.
Sans amis, sans famille, il ne connaissait et n'aimait plus que moi
sur la terre. Je n'avais jamais aimé que ma mère et lui. Une si longue
intimité avait détruit entre nous l'obstacle apporté par la nature à
notre assimilation. Nous conversions ensemble comme deux êtres de
même espèce. Ma pantomime était devenue si réfléchie, si sobre, si
expressive, qu'il lisait dans ma pensée comme moi dans la sienne. Il
n'avait même plus besoin de me parler. Je le sentais triste ou gai
selon le mode et les inflexions de sa flûte, et, notre destinée étant
commune, je me reportais avec lui dans les souvenirs du passé, ou je
me plongeais dans la béate extase du présent.
»Nous passâmes de longues années dans les délices de la délivrance.
Aor était devenu bouddhiste fervent en Birmanie et ne vivait plus que
de végétaux. Notre subsistance était assurée, et nous ne connaissions
plus ni la souffrance ni la maladie.
»Mais le temps marchait, et Aor était devenu vieux. J'avais vu ses
cheveux blanchir et ses forces décroître. Il me fit comprendre les
effets de l'âge et m'annonça qu'il mourrait bientôt. Je prolongeai sa
vie en lui épargnant toute fatigue et tout soin. Un moment vint où il
ne put pourvoir à ses besoins, je lui apportais sa nourriture et je
construisais ses abris. Il perdit la chaleur du sang, et, pour se
réchauffer, il ne quittait plus le contact de mon corps. Un jour,
il me pria de lui creuser une fosse parce qu'il se sentait mourir.
J'obéis, il s'y coucha sur un lit d'herbages, enlaça ses bras autour
de ma trompe et me dit adieu. Puis ses bras retombèrent, il resta
immobile, et son corps se raidit.
»Il n'était plus. Je recouvris la fosse comme il me l'avait commandé,
et je me couchai dessus. Avais-je bien compris la mort? Je le pense,
et pourtant je ne me demandai pas si la longévité de ma race me
condamnait à lui survivre beaucoup. Je ne pris pas la résolution de
mourir aussi. Je pleurai et j'oubliai de manger. Quand la nuit fut
passée, je n'eus aucune idée d'aller au bain ni de me mouvoir. Je
restai plongé dans un accablement absolu. La nuit suivante me trouva
inerte et indifférent. Le soleil revint encore une fois et me trouva
mort.
»L'âme fidèle et généreuse d'Aor avait-elle passé en moi? Peut-être.
J'ai appris dans d'autres existences qu'après ma disparition l'empire
birman avait éprouvé de grands revers. La royale ville de Pagham fut
abandonnée par le conseil des prêtres de Gautama. Le Bouddha était
irrité du peu de soin qu'on avait eu de moi, ma fuite témoignait
de son mécontentement. Les riches emportèrent leurs trésors et se
bâtirent de nouveaux palais sur le territoire d'Ava; plus tard, ils
abandonnèrent encore cette ville somptueuse pour Amarapoura. Les
pauvres emportèrent à dos de chameau leurs maisons de rotin pour
suivre les maîtres du pays loin de la cité maudite. Pagham avait été
le séjour et l'orgueil de quarante-cinq rois consécutifs, je l'avais
condamnée en la quittant, elle n'est plus aujourd'hui qu'un grandiose
amas de ruines.
--Votre histoire m'a amusée, dit alors à sir William la petite fille
qui lui avait déjà parlé; mais à présent, puisque nous avons tous été
des bêtes avant d'être des personnes, je voudrais savoir ce que nous
serons plus tard, car enfin tout ce que l'on raconte aux enfants doit
avoir une moralité à la fin, et je ne vois pas venir la vôtre.
--Ma soeur a raison, dit un jeune homme qui avait écouté sir William
avec intérêt. Si c'est une récompense d'être homme après avoir été
chien honnête ou éléphant vertueux, l'homme honnête et vertueux doit
avoir aussi la sienne en ce monde.
--Sans aucun doute, répondit sir William. La personnalité humaine
n'est pas le dernier mot de la création sur notre planète. Les savants
les plus modernes sont convaincus que l'intelligence progresse
d'elle-même par la loi qui régit la matière. Je n'ai pas besoin
d'entrer dans cet ordre d'idées pour vous dire qu'esprit et matière
progressent de compagnie. Ce qu'il y a de certain pour moi, c'est que
tout être aspire à se perfectionner et que, de tous les êtres, l'homme
est le plus jaloux de s'élever au-dessus de lui-même. Il y est
merveilleusement aidé par l'étendue de son intelligence et par
l'ardeur de son sentiment. Il sent qu'il est un produit encore
très-incomplet de la nature et qu'une race plus parfaite doit lui
succéder par voie ininterrompue de son propre développement.
--Je ne comprends pas bien, reprit la petite fille; deviendrons-nous
des anges avec des ailes et des robes d'or?
--Parfaitement, répondit sir William. Les robes d'or sont des emblèmes
de richesse et de pureté; nous deviendrons tous riches et purs; les
ailes, nous saurons les trouver: la science nous les donnera pour
traverser les airs, comme elle nous a donné les nageoires pour
traverser les mers.
--Oh! nous voilà retombés dans les machines que vous maudissiez tout à
l'heure.
--Les machines feront leur temps comme nous ferons le nôtre, repartit
sir William, l'animalité fera le sien et progressera en même temps
que nous. Qui vous dit qu'une race d'aigles aussi puissants que
les ballons et aussi dociles que les chevaux ne surgira pas pour
s'associer aux voyages aériens de l'homme futur? Est-ce une simple
fantaisie poétique que ces dieux de l'antiquité portés ou traînés par
des lions, des dauphins ou des colombes? N'est-ce pas plutôt une
sorte de vue prophétique de la domestication de toutes les créatures
associées à l'homme divinisé de l'avenir? Oui, l'homme doit dès ce
monde devenir ange, si par ange vous entendez un type d'intelligence
et de grandeur morale supérieur au nôtre. Il ne faut pas un miracle
païen, il ne faut qu'un miracle naturel, comme ceux qui se sont déjà
tant de fois accomplis sur la terre, pour que l'homme voie changer ses
besoins et ses organes en vue d'un milieu nouveau. J'ai vu des races
entières s'abstenir de manger la chair des animaux, un grand progrès
de la race entière sera de devenir frugivore, et les carnassiers
disparaîtront. Alors fleurira la grande association universelle,
l'enfant jouera avec le tigre comme le jeune Bacchus, l'éléphant sera
l'ami de l'homme, les oiseaux de haut vol conduiront dans les airs nos
chars ovoïdes, la baleine transportera nos messages. Que sais-je! tout
devient possible sur notre planète dès que nous supprimons le carnage
et la guerre. Toutes les forces intelligentes de la nature, au lieu
de s'entre-dévorer, s'organisent fraternellement pour soumettre et
féconder la matière inorganique... Mais j'ai tort de vous esquisser
ces merveilles; vous êtes plus à même que moi, jeunes esprits qui
m'interrogez, d'en évoquer les riantes et sublimes images. Il suffit
que, du monde réel, je vous aie lancés dans le monde du rêve. Rêvez,
imaginez, faites du merveilleux, vous ne risquez pas d'aller trop
loin, car l'avenir du monde idéal auquel nous devons croire dépassera
encore de beaucoup les aspirations de nos âmes timides et incomplètes.
L'ORGUE DU TITAN
Un soir, l'improvisation musicale du vieux et illustre maître Angelin
nous passionnait comme de coutume, lorsqu'une corde de piano vint à se
briser avec une vibration insignifiante pour nous, mais qui produisit
sur les nerfs surexcités de l'artiste l'effet d'un coup de foudre.
Il recula brusquement sa chaise, frotta ses mains, comme si, chose
impossible, la corde les eût cinglées, et laissa échapper ces étranges
paroles:
--Diable de titan, va!
Sa modestie bien connue ne nous permettait pas de penser qu'il se
comparât à un titan. Son émotion nous parut extraordinaire. Il nous
dit que ce serait trop long à expliquer.
--Ceci m'arrive quelquefois, nous dit-il, quand je joue le motif sur
lequel je viens d'improviser. Un bruit imprévu me trouble et il me
semble que mes mains s'allongent. C'est une sensation douloureuse
et qui me reporte à un moment tragique et pourtant heureux dans mon
existence.
Pressé de s'expliquer, il céda et nous raconta ce qui suit:
* * * * *
Vous savez que je suis de l'Auvergne, né dans une très-pauvre
condition et que je n'ai pas connu mes parents. Je fus élevé par la
charité publique et recueilli par M. Jansiré, que l'on appelait par
abréviation maître Jean, professeur de musique et organiste de la
cathédrale de Clermont. J'étais son élève en qualité d'enfant de
choeur. En outre, il prétendait m'enseigner le solfége et le clavecin.
C'était un homme terriblement bizarre que maître Jean, un véritable
type de musicien classique, avec toutes les excentricités que l'on
nous attribue, que quelques-uns de nous affectent encore, et qui, chez
lui, étaient parfaitement naïves, par conséquent redoutables.