George Sand

Contes d'une grand-mère
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Il n'était pas sans talent, bien que ce talent fût très au-dessous de
l'importance qu'il lui attribuait. Il était bon musicien, avait des
leçons en ville et m'en donnait à moi-même à ses moments perdus, car
j'étais plutôt son domestique que son élève et je faisais mugir les
soufflets de l'orgue plus souvent que je n'en essayais les touches.

Ce délaissement ne m'empêchait pas d'aimer la musique et d'en rêver
sans cesse; à tous autres égards, j'étais un véritable idiot, comme
vous allez voir.

Nous allions quelquefois à la campagne, soit pour rendre visite à des
amis du maître, soit pour réparer les épinettes et clavecins de sa
clientèle; car, en ce temps-là,--je vous parle du commencement du
siècle,--il y avait fort peu de pianos dans nos provinces, et le
professeur organiste ne dédaignait pas les petits profits du luthier
et de l'accordeur.

Un jour, maître Jean me dit:

--Petit, vous vous lèverez demain avec le jour. Vous ferez manger
l'avoine à Bibi, vous lui mettrez la selle et le portemanteau et vous
viendrez avec moi. Emportez vos souliers neufs et votre habit vert
billard. Nous allons passer deux jours de vacances chez mon frère le
curé de Chanturgue.

Bibi était un petit cheval maigre, mais vigoureux, qui avait
l'habitude de porter maître Jean avec moi en croupe.

Le curé de Chanturgue était un bon vivant et un excellent homme que
j'avais vu quelquefois chez son frère. Quant à Chanturgue, c'était une
paroisse éparpillée dans les montagnes et dont je n'avais non plus
d'idée que si l'on m'eût parlé de quelque tribu perdue dans les
déserts du nouveau monde.

Il fallait être ponctuel avec maître Jean. A trois heures du matin
j'étais debout; à quatre, nous étions sur la route des montagnes; à
midi, nous prenions quelque repos et nous déjeunions dans une petite
maison d'auberge bien noire et bien froide, située à la limite d'un
désert de bruyères et de laves; à trois heures, nous repartions à
travers ce désert.

La route était si ennuyeuse, que je m'endormis à plusieurs reprises.
J'avais étudié très-consciencieusement la manière de dormir en croupe
sans que le maître s'en aperçût. Bibi ne portait pas seulement l'homme
et l'enfant, il avait encore à l'arrière-train, presque sur la queue,
un portemanteau étroit, assez élevé, une sorte de petite caisse en
cuir où ballottaient pêle-mêle les outils de maître Jean et ses nippes
de rechange. C'est sur ce portemanteau que je me calais, de manière
qu'il ne sentît pas sur son dos l'alourdissement de ma personne et
sur son épaule le balancement de ma tête. Il avait beau consulter le
profil que nos ombres dessinaient sur les endroits aplanis du chemin
ou sur les talus de rochers; j'avais étudié cela aussi, et j'avais,
une fois pour toutes, adopté une pose en raccourci, dont il ne pouvait
saisir nettement l'intention. Quelquefois pourtant, il soupçonnait
quelque chose et m'allongeait sur les jambes un coup de sa cravache à
pomme d'argent, en disant:

--Attention, petit! on ne dort pas dans la montagne!

Comme nous traversions un pays plat et que les précipices étaient
encore loin, je crois que ce jour-là il dormit pour son compte. Je
m'éveillai dans un lieu qui me parut sinistre. C'était encore un sol
plat couvert de bruyères et de buissons de sorbiers nains. De sombres
collines tapissées de petits sapins s'élevaient sur ma droite et
fuyaient derrière moi; à mes pieds, un petit lac, rond comme un verre
de lunette,--c'est vous dire que c'était un ancien cratère,--reflétait
un ciel bas et nuageux. L'eau, d'un gris bleuâtre, à pâles reflets
métalliques, ressemblait à du plomb en fusion. Les berges unies de
cet étang circulaire cachaient pourtant l'horizon, d'où l'on pouvait
conclure que nous étions sur un plan très-élevé; mais je ne m'en
rendis point compte et j'eus une sorte d'étonnement craintif en voyant
les nuages ramper si près de nos têtes, que, selon moi, le ciel
menaçait de nous écraser.

Maître Jean ne fit nulle attention à ma mélancolie.

--Laisse brouter Bibi, me dit-il en mettant pied à terre; il a besoin
de souffler. Je ne suis pas sûr d'avoir suivi le bon chemin, je vais
voir.

Il s'éloigna et disparut dans les buissons; Bibi se mit à brouter les
fines herbes et les jolis oeillets sauvages qui foisonnaient avec
mille autres fleurs dans ce pâturage inculte. Moi, j'essayai de me
réchauffer en battant la semelle. Bien que nous fussions en plein été,
l'air était glacé. Il me sembla que les recherches du maître duraient
un siècle. Ce lieu désert devait servir de refuge à des bandes de
loups, et, malgré sa maigreur, Bibi eût fort bien pu les tenter.
J'étais en ce temps-là plus maigre encore que lui; je ne me sentis
pourtant pas rassuré pour moi-même. Je trouvais le pays affreux et
ce que le maître appelait une partie de plaisir s'annonçait pour moi
comme une expédition grosse de dangers. Était-ce un pressentiment?

Enfin il reparut, disant que c'était le bon chemin et nous repartîmes
au petit trot de Bibi, qui ne paraissait nullement démoralisé d'entrer
dans la montagne.

Aujourd'hui, de belles routes sillonnent ces sites sauvages, en partie
cultivés déjà; mais, à l'époque où je les vis pour la première fois,
les voies étroites, inclinées ou relevées dans tous les sens, allant
au plus court n'importe au prix de quels efforts, n'étaient point
faciles à suivre. Elles n'étaient empierrées que par les écroulements
fortuits des montagnes, et, quand elles traversaient ces plaines
disposées en terrasses, il arrivait que l'herbe recouvrait fréquemment
les traces des petites roues de chariot et des pieds non ferrés des
chevaux qui les traînaient.

Quand nous eûmes descendu jusqu'aux rives déchirées d'un torrent
d'hiver, à sec pendant l'été, nous remontâmes rapidement, et, en
tournant le massif exposé au nord, nous nous retrouvâmes vers le midi
dans un air pur et brillant. Le soleil sur son déclin enveloppait le
paysage d'une splendeur extraordinaire et ce paysage était une des
plus belles choses que j'ai vues de ma vie. Le chemin tournant, tout
bordé d'un buisson épais d'épilobes roses, dominait un plan raviné au
flanc duquel surgissaient deux puissantes roches de basalte d'aspect
monumental, portant à leur cîme des aspérités volcaniques qu'on eût pu
prendre pour des ruines de forteresses.

J'avais déjà vu les combinaisons prismatiques du basalte dans mes
promenades autour de Clermont, mais jamais avec cette régularité et
dans cette proportion. Ce que l'une de ces roches avait d'ailleurs de
particulier, c'est que les prismes étaient contournés en spirale et
semblaient être l'ouvrage à la fois grandiose et coquet d'une race
d'hommes gigantesques.

Ces deux roches paraissaient, d'où nous étions, fort voisines l'une de
l'autre; mais en réalité elles étaient séparées par un ravin à pic
au fond duquel coulait une rivière. Telles qu'elles se présentaient,
elles servaient de repoussoir à une gracieuse perspective de montagnes
marbrées de prairies vertes comme l'émeraude, et coupées de ressauts
charmants formés de lignes rocheuses et de forêts. Dans tous les
endroits adoucis, on saisissait au loin les chalets et les troupeaux
de vaches, brillantes comme de fauves étincelles au reflet du
couchant. Puis, au bout de cette perspective, par-dessus l'abîme des
vallées profondes noyées dans la lumière, l'horizon se relevait en
dentelures bleues, et les monts Dômes profilaient dans le ciel leurs
pyramides tronquées, leurs ballons arrondis ou leurs masses isolées,
droites comme des tours.

La chaîne de montagnes où nous entrions avait des formes bien
différentes, plus sauvages et pourtant plus suaves. Les bois de hêtres
jetés en pente rapide, avec leurs mille cascatelles au frais murmure,
les ravins à pic tout tapissés de plantes grimpantes, les grottes où
le suintement des sources entretenait le revêtement épais des mousses
veloutées, les gorges étroites brusquement fermées à la vue par
leurs coudes multipliés, tout cela était bien plus alpestre et plus
mystérieux que les lignes froides et nues des volcans de date plus
récente.

Depuis ce jour, j'ai revu l'entrée solennelle que les deux roches
basaltiques placées à la limite du désert font à la chaîne du mont
Dore, et j'ai pu me rendre compte du vague éblouissement que j'en
reçus quand je les vis pour la première fois. Personne ne m'avait
encore appris en quoi consiste le beau dans la nature. Je le sentis
pour ainsi dire physiquement, et, comme j'avais mis pied à terre pour
faciliter la montée au petit cheval, je restai immobile, oubliant de
suivre le cavalier.

--Eh bien, eh bien, me cria maître Jean, que faites-vous là-bas,
imbécile?

Je me hâtai de le rejoindre et de lui demander le nom de l'endroit _si
drôle_, où nous étions.

--Apprenez, drôle vous-même, répondit-il, que cet endroit est un des
plus extraordinaires et des plus effrayante que vous verrez jamais. Il
n'a pas de nom que je sache, mais les deux pointes que vous voyez là,
c'est la roche Sanadoire et la roche Tuilière. Allons, remontez, et
faites attention à vous.

Nous avions tourné les roches et devant nous s'ouvrait l'abîme
vertiginieux qui les sépare. De cela, je ne fus point effrayé. J'avais
gravi assez souvent les pyramides escarpées des monts Dômes pour ne
pas connaître l'éblouissement de l'espace. Maître Jean, qui n'était
pas né dans la montagne et qui n'était venu en Auvergne qu'à l'âge
d'homme, était moins aguerri que moi.

Je commençai, ce jour-là, à faire quelques réflexions sur les
puissants accidents de la nature au milieu desquels j'avais grandi
sans m'en étonner, et, au bout d'un instant de silence, me retournant
vers la roche Sanadoire, je demandai à mon maître _qu'est-ce qui avait
fait_ ces choses-là.

--C'est Dieu qui a fait toutes choses, répondit-il, vous le savez
bien.

--Je sais; mais pourquoi a-t-il fait des endroits qu'on dirait tout
cassés, comme s'il avait voulu les défaire après les avoir faits?

La question était fort embarrassante pour maître Jean, qui n'avait
aucune notion des lois naturelles de la géologie et qui, comme la
plupart des gens de ce temps-là, mettait encore en doute l'origine
volcanique de l'Auvergne. Cependant, il ne lui convenait pas d'avouer
son ignorance, car il avait la prétention d'être instruit et beau
parleur. Il tourna donc la difficulté en se jetant dans la mythologie
et me répondit emphatiquement:

--Ce que vous voyez là, c'est l'effort que firent les titans pour
escalader le ciel.

--Les titans! qu'est-ce que c'est que cela? m'écriai-je voyant qu'il
était en humeur de déclamer.

--C'était, répondit-il, des géants effroyables qui prétendaient
détrôner Jupiter et qui entassèrent roches sur roches, monts sur
monts, pour arriver jusqu'à lui; mais il les foudroya, et ces
montagnes brisées, ces autres éventrées, ces abîmes, tout cela, c'est
l'effet de la grande bataille.

--Est-ce qu'ils sont tous morts? demandai-je.

--Qui ça? les titans?

--Oui; est-ce qu'il y en a encore?

Maître Jean ne put s'empêcher de rire de ma simplicité, et, voulant
s'en amuser, il répondit:

--Certainement, il en est resté quelques-uns.

--Bien méchants?

--Terribles!

--Est-ce que nous en verrons dans ces montagnes-ci?

--Eh! eh! cela se pourrait bien.

--Est-ce qu'ils pourraient nous faire du mal?

--Peut-être! mais, si tu en rencontres, tu te dépêcheras d'ôter ton
chapeau et de saluer bien bas.

--Qu'à cela ne tienne! répondis-je gaiement.

Maître Jean crut que j'avais compris son ironie et songea à autre
chose. Quant à moi, je n'étais point rassuré, et, comme la nuit
commençait à se faire, je jetais des regards méfiants sur toute roche
ou sur tout gros arbre d'apparence suspecte, jusqu'à ce que, me
trouvant tout près, je pusse m'assurer qu'il n'y avait pas là forme
humaine.

Si vous me demandiez où est située la paroisse de Chanturgue, je
serais bien empêché de vous le dire. Je n'y suis jamais retourné
depuis et je l'ai en vain cherchée sur les cartes et dans les
itinéraires. Comme j'étais impatient d'arriver, la peur me gagnant
de plus en plus, il me sembla que c'était fort loin de la roche
Sanadoire. En réalité, c'était fort près, car il ne faisait pas nuit
noire quand nous y arrivâmes. Nous avions fait beaucoup de détours en
côtoyant les méandres du torrent. Selon toute probabilité, nous avions
passé derrière les montagnes que j'avais vues de la roche Sanadoire
et nous étions de nouveau à l'exposition du midi, puisqu'à plusieurs
centaines de mètres au-dessous de nous croissaient quelques maigres
vignes.

Je me rappelle très-bien l'église et le presbytère avec les trois
maisons qui composaient le village. C'était au sommet d'une colline
adoucie que des montagnes plus hautes abritaient du vent. Le chemin
raboteux était très-large et suivait avec une sage lenteur les
mouvements de la colline. Il était bien battu, car la paroisse,
composée d'habitations éparses et lointaines, comptait environ trois
cents habitants que l'on voyait arriver tous les dimanches, en
famille, sur leurs chars à quatre roues, étroits et longs comme des
pirogues et traînés par des vaches. Excepté ce jour-là, on pouvait
se croire dans le désert; les maisons qui eussent pu être en vue se
trouvaient cachées sous l'épaisseur des arbres au fond des ravins, et
celles des bergers, situées en haut, étaient abritées dans les plis
des grosses roches.

Malgré son isolement et la sobriété de son ordinaire, le curé de
Chanturgue était gros, gras et fleuri comme les plus beaux chanoines
d'une cathédrale. Il avait le caractère aimable et gai. Il n'avait pas
été trop tourmenté par la Révolution. Ses paroissiens l'aimaient parce
qu'il était humain, tolérant, et prêchait en langage du pays.

Il chérissait son frère Jean, et, bon pour tout le monde, il me reçut
et me traita comme si j'eusse été son neveu. Le souper fut agréable
et le lendemain s'écoula gaiement. Le pays, ouvert d'un côté sur les
vallées, n'était point triste; de l'autre, il était enfoui et sombre,
mais les bois de hêtres et de sapins pleins de fleurs et de fruits
sauvages, coupés par des prairies humides d'une fraîcheur délicieuse,
n'avaient rien qui me rappelât le site terrible de la roche Sanadoire;
les fantômes de titans qui m'avaient gâté le souvenir de ce bel
endroit s'effacèrent de mon esprit.

On me laissa courir où je voulus, et je fis connaissance avec les
bûcherons et les bergers, qui me chantèrent beaucoup de chansons.
Le curé, qui voulait fêter son frère et qui l'attendait, s'était
approvisionné de son mieux, mais lui et moi faisions seuls honneur
au festin. Maître Jean avait un médiocre appétit, comme les gens qui
boivent sec. Le curé lui servit à discrétion le vin du cru, noir comme
de l'encre, âpre au goût, mais vierge de tout alliage malfaisant, et,
selon lui, incapable de faire mal à l'estomac.

Le jour suivant, je pêchai des truites avec le sacristain dans un
petit réservoir que formait la rencontre de deux torrents et je
m'amusai énormément à écouter une mélodie naturelle que l'eau avait
trouvée en se glissant dans une pierre creuse. Je la fis remarquer au
sacristain, mais il ne l'entendit pas et crut que je rêvais.

Enfin, le troisième jour, on se disposa à la séparation. Maître Jean
voulait partir de bonne heure, disant que la route était longue, et
l'on se mit à déjeuner avec le projet de manger vite et de boire peu.

Mais le curé prolongeait le service, ne pouvant se résoudre à nous
laisser partir sans être bien lestés.

--Qui vous presse tant? disait-il. Pourvu que vous soyez sortis
en plein jour de la montagne, à partir de la descente de la roche
Sanadoire vous rentrez en pays plat et plus vous approchez de
Clermont, meilleure est la route. Avec cela, la lune est au plein et
il n'y a pas un nuage au ciel. Voyons, voyons, frère Jean, encore un
verre de ce vin, de ce bon petit vin de _Chante-orgue_!

--Pourquoi _Chante-orgue_? dit maître Jean.

--Eh! ne vois-tu pas que Chanturgue vient de Chante-orgue? C'est clair
comme le jour et je n'ai pas été long à en découvrir l'étymologie.

--Il y a donc des orgues dans vos vignes? demandai-je avec ma
stupidité accoutumée.

--Certainement, répondit le bon curé. Il y en a plus d'un quart de
lieue de long.

--Avec des tuyaux?

--Avec des tuyaux tout droits comme à ton orgue de la cathédrale.

--Et qu'est-ce qui en joue?

--Oh! les vignerons avec leurs pioches.

--Qu'est-ce donc qui les a faites, ces orgues?

--Les titans! dit maître Jean en reprenant son ton railleur et
doctoral.

--En effet, c'est bien dit, reprit le curé, émerveillé du génie de son
frère. On peut dire que c'est l'oeuvre des titans!

J'ignorais que l'on donnât le nom de _jeux d'orgues_ aux
cristallisations du basalte quand elles offrent de la régularité. Je
n'avais jamais ouï parler des célèbres orgues basaltiques d'Espaly
en Velay, ni de plusieurs autres très-connues aujourd'hui et dont
personne ne s'étonne plus. Je pris au pied de la lettre l'explication
de M. le curé et je me félicitai de n'être point descendu à la vigne,
car toutes mes terreurs me reprenaient.

Le déjeuner se prolongea indéfiniment et devint un dîner, presque un
souper. Maître Jean était enchanté de l'étymologie de Chanturgue et ne
se lassait pas de répéter:

--Chante-orgue! Joli vin, joli nom! On l'a fait pour moi qui touche
l'orgue, et agréablement, je m'enflatte! Chante, petit vin, chante
dans mon verre! chante aussi dans ma tête! Je te sens gros de fugues
et de motets qui couleront de mes doigts comme tu coules de la
bouteille! A ta santé, frère! Vivent les grandes orgues de Chanturgue!
vive mon petit orgue de la cathédrale, qui, tout de même, est aussi
puissant sous ma main qu'il le serait sous celle d'un titan! Bah! je
suis un titan aussi, moi! Le génie grandit l'homme et chaque fois que
j'entonne le _Gloria in excelsis_, j'escalade le ciel!

Le bon curé prenait sérieusement son frère pour un grand homme et il
ne le grondait pas de ses accès de vanité délirante. Lui-même fêtait
le vin de _Chante-orgue_ avec l'attendrissement d'un frère qui reçoit
les adieux prolongés de son frère bien-aimé; si bien que le soleil
commençait à baisser quand on m'ordonna d'aller habiller Bibi. Je ne
répondrais pas que j'en fusse bien capable. L'hospitalité avait rempli
bien souvent mon verre et la politesse m'avait fait un devoir de ne
pas le laisser plein. Heureusement le sacristain m'aida, et, après de
longs et tendres embrassements, les deux frères baignés de larmes se
quittèrent au bas de la colline. Je montai en trébuchant sur l'échine
de Bibi.

--Est-ce que, par hasard, monsieur serait ivre? dit maître Jean en
caressant mes oreilles de sa terrible cravache.

Mais il ne me frappa point. Il avait le bras singulièrement mou et les
jambes très-lourdes, car on eut beaucoup de peine à équilibrer ses
étriers, dont l'un se trouvait alternativement plus long que l'autre.

Je ne sais point ce qui se passa jusqu'à la nuit. Je crois bien que
je ronflais tout haut sans que le maître s'en aperçût. Bibi était si
raisonnable que j'étais sans inquiétude. Là où il avait passé une
fois, il s'en souvenait toujours.

Je m'éveillai en le sentant s'arrêter brusquement et il me sembla que
mon ivresse était tout à fait dissipée, car je me rendis fort vite
compte de la situation. Maître Jean n'avait pas dormi, ou bien il
s'était malheureusement réveillé à temps pour contrarier l'instinct
de sa monture. Il l'avait engagée dans un faux chemin. Le docile
Bibi avait obéi sans résistance; mais voilà qu'il sentait le terrain
manquer devant lui et qu'il se rejetait en arrière pour ne pas se
précipiter avec nous dans l'abîme.

Je fus vite sur mes pieds, et je vis au-dessus de nous, à droite,
la roche Sanadoire toute bleue au reflet de la lune, avec son jeu
d'orgues contourné et sa couronne dentelée. Sa soeur jumelle, la roche
Tuilière, était à gauche, de l'autre côté du ravin, l'abîme entre
deux; et nous, au lieu de suivre le chemin d'en haut, nous avions pris
le sentier à mi-côte.

--Descendez, descendez! criai-je au professeur de musique. Vous ne
pouvez point passer là! c'est un sentier pour les chèvres.

--Allons donc, poltron, répondit-il d'une voix forte, Bibi n'est-il
point une chèvre?

--Non, non, maître, c'est un cheval; ne rêvez pas! Il ne peut pas et
il ne veut pas!

Et, d'un violent effort, je retirai Bibi du danger, mais non sans
l'abattre un peu sur ses jarrets, ce qui força le maître à descendre
plus vite qu'il n'eût voulu.

Ceci le mit dans une grande colère, bien qu'il n'eût aucun mal, et,
sans tenir compte de l'endroit dangereux ou nous nous trouvions, il
chercha sa cravache pour m'administrer une de ces corrections qui
n'étaient pas toujours anodines. J'avais tout mon sang-froid. Je
ramassai la cravache avant lui, et, sans respect pour la pomme
d'argent, je la jetai dans le ravin.

Heureusement pour moi, maître Jean ne s'en aperçut pas. Ses idées se
succédèrent trop rapidement.

--Ah! Bibi ne veut pas! disait-il, et Bibi ne peut pas! Bibi n'est pas
une chèvre! Eh bien, moi, je suis une gazelle!

Et, en parlant ainsi, il se prit à courir devant lui, se dirigeant
vers le précipice.

Malgré l'aversion qu'il m'inspirait dans ses accès de colère, je fus
épouvanté et m'élançai sur ses traces. Mais, au bout d'un instant,
je me tranquillisai. Il n'y avait point là de gazelle. Rien ne
ressemblait moins à ce gracieux quadrupède que le professeur à ailes
de pigeon dont la queue, ficelée d'un ruban noir, sautait d'une épaule
à l'autre avec une rapidité convulsive lorsqu'il était ému. Son habit
gris à longues basques, ses culottes de nankin et ses bottes molles le
faisaient plutôt ressembler à un oiseau de nuit.

Je le vis bientôt s'agiter au-dessus de moi; il avait quitté le
sentier à pic, il lui restait assez de raison pour ne pas songer à
descendre; il remontait en gesticulant vers la roche Sanadoire, et,
bien que le talus fût rapide, il n'était pas dangereux.

Je pris Bibi par la bride et l'aidai à virer de bord, ce qui n'était
pas facile. Puis je remontai avec lui le sentier pour regagner la
route; je comptais y retrouver maître Jean, qui avait pris cette
direction.

Je ne l'y trouvai pas, et, laissant le fidèle Bibi sur sa bonne foi,
je redescendis à pied, en droite ligne, jusqu'à la roche Sanadoire.
La lune éclairait vivement. J'y voyais comme en plein jour. Je ne fus
donc pas longtemps sans découvrir maître Jean assis sur un débris, les
jambes pendantes et reprenant haleine.

--Ah! ah! c'est toi, petit malheureux! me dit-il. Qu'as-tu fait de mon
pauvre cheval?

--Il est là, maître, il vous attend, répondis-je.

--Quoi! tu l'as sauvé? Fort bien, mon garçon! Mais comment as-tu fait
pour te sauver toi-même? Quelle effroyable chute, hein?

--Mais, monsieur le professeur, nous n'avons pas fait de chute!

--Pas de chute? L'idiot ne s'en est pas aperçu! Ce que c'est que le
vin! le vin!... O vin! vin de Chanturgue, vin de Chante-orgue... beau
petit vin musical! J'en boirais bien encore un verre! Apporte, petit!
Viens ça, doux sacristain! Frère, à la santé! A la santé des titans! A
la santé du diable!

J'étais un bon croyant. Les paroles du maître me firent frémir.

--Ne dites pas cela, maître, m'écriai-je. Revenez à vous, voyez où
vous êtes!

--Où je suis? reprit-il en promenant autour de lui ses yeux agrandis,
d'où jaillissaient les éclairs du délire; où je suis? où dis-tu que je
suis? Au fond du torrent? Je ne vois pas le moindre poisson!

--Vous êtes au pied de cette grande roche Sanadoire qui surplombe
de tous les côtés. Il pleut des pierres ici, voyez, la terre en est
couverte. N'y restons pas, maître. C'est un vilain endroit.

--Roche Sanadoire! reprit le maître en cherchant à soulever sur son
front son chapeau qu'il avait sous le bras. Roche _Sonatoire_, oui,
c'est là ton vrai nom, je te salue entre toutes les roches! Tu es le
plus beau jeu d'orgues de la création. Tes tuyaux contournés doivent
rendre des sons étranges, et la main d'un titan peut seule te faire
chanter! Mais ne suis-je pas un titan, moi? Oui, j'en suis un, et, si
un autre géant me dispute le droit de faire ici de la musique, qu'il
se montre!... Ah! ah! oui-da! Ma cravache, petit? où est ma cravache?

--Quoi donc, maître? lui répondis-je épouvanté, qu'en voulez-vous
faire? est-ce que vous voyez?...

--Oui, je vois, je le vois, le brigand! le monstre! ne le vois-tu pas
aussi?

--Non, où donc?

--Eh parbleu! là-haut, assis sur la dernière pointe de la fameuse
roche _Sonatoire_, comme tu dis!

Je ne disais rien et ne voyais rien qu'une grosse pierre jaunâtre
rongée par une mousse desséchée. Mais l'hallucination est contagieuse
et celle du professeur me gagna d'autant mieux que j'avais peur de
voir ce qu'il voyait.

--Oui, oui, lui dis-je, au bout d'un instant d'angoisse inexprimable,
je le vois, il ne bouge pas, il dort! Allons-nous-en! Attendez! Non,
non, ne bougeons pas et taisons-nous, je le vois à présent qui remue!

--Mais je veux qu'il me voie! je veux surtout qu'il m'entende! s'écria
le professeur en se levant avec enthousiasme. Il a beau être là,
perché sur son orgue, je prétends lui enseigner la musique, à ce
barbare!--Oui, attends, brute! Je vais te régaler d'un _Introït_ de ma
façon.--A moi, petit! où es-tu? Vite au soufflet! Dépêche!

--Le soufflet? Quel soufflet? Je ne vois pas...

--Tu ne vois rien! là, là, te dis-je!

Et il me montrait une grosse tige d'arbrisseau qui sortait de la roche
un peu au-dessous des tuyaux, c'est-à-dire des prismes du basalte.
On sait que ces colonnettes de pierre sont souvent tendues et comme
craquelées de distance en distance, et qu'elles se détachent avec une
grande facilité si elles reposent sur une base friable qui vienne à
leur manquer.

Les flancs de la roche Sanadoire étaient revêtus de gazon et de
plantes qu'il n'était pas prudent d'ébranler. Mais ce danger réel ne
me préoccupait nullement, j'étais tout entier au péril imaginaire
d'éveiller et d'irriter le titan. Je refusai net d'obéir. Le
maître s'emporta, et, me prenant au collet avec une force vraiment
surhumaine, il me plaça devant une pierre naturellement taillée en
tablette qu'il lui plaisait d'appeler le clavier de l'orgue.

--Joue mon _Introït_, me cria-t-il aux oreilles, joue-le, tu le sais!
Moi, je vais souffler, puisque tu n'en as pas le courage!

Et il s'élança, gravit la base herbue de la roche et se hissa jusqu'à
l'arbrisseau qu'il se mit à balancer de haut en bas comme si c'eût été
le manche d'un soufflet, en me criant:

--Allons, commence, et ne nous trompons pas! _Allegro_, mille
tonnerres! _allegro risoluto!_

--Et toi, orgue, chante! chante, _orgue_! chante _urgue!..._

Jusque-là, pensant, par moments, qu'il avait le vin gai et se moquait
de moi, j'avais eu quelque espoir de l'emmener. Mais, le voyant
souffler son orgue imaginaire avec une ardente conviction, je perdis
tout à fait l'esprit, j'entrai dans son rêve que le vin de Chanturgue
largement fêté rendait peut-être essentiellement musical. La peur fit
place à je ne sais quelle imprudente curiosité comme on l'a dans les
songes, j'étendis mes mains sur le prétendu clavier et je remuai les
doigts.

Mais alors quelque chose de vraiment extraordinaire se passa en
moi. Je vis mes mains grossir, grandir et prendre des proportions
colossales. Cette transformation rapide ne se fit pas sans me causer
une souffrance telle que je ne l'oublierai de ma vie. Et, à mesure que
mes mains devenaient celles d'un titan, le chant de l'orgue que je
croyais entendre acquérait une puissance effroyable. Maître Jean
croyait l'entendre aussi, car il me criait:

--Ce n'est pas l'_Introït_! Qu'est-ce que c'est? Je ne sais pas ce que
c'est, mais ce doit être de moi, c'est sublime!

--Ce n'est pas de vous, lui répondis-je, car nos voix devenues
titanesques couvraient les tonnerres de l'instrument fantastisque;
non, ce n'est pas de vous, c'est de moi.

Et je continuais à développer le motif étrange, sublime ou stupide,
qui surgissait dans mon cerveau. Maître Jean soufflait toujours avec
fureur et je jouais toujours avec transport; l'orgue rugissait, le
titan ne bougeait pas; j'étais ivre d'orgueil et de joie, je me
croyais à l'orgue de la cathédrale de Clermont, charmant une foule
enthousiaste, lorsqu'un bruit sec et strident comme celui d'une vitre
brisée m'arrêta net. Un fracas épouvantable et qui n'avait plus rien
de musical, se produisit au-dessus de moi, il me sembla que la roche
Sanadoire oscillait sur sa base. Le clavier reculait et le sol se
dérobait sous mes pieds. Je tombai à la renverse et je roulai au
milieu d'une pluie de pierres. Les basaltes s'écroulaient, maître
Jean, lancé avec l'arbuste qu'il avait déraciné, disparaissait sous
les débris: nous étions foudroyés.

Ne me demandez pas ce que je pensai et ce que je fis pendant les deux
ou trois heures qui suivirent: j'étais fort blessé à la tête et mon
sang m'aveuglait. Il me semblait avoir les jambes écrasées et les
reins brisés. Pourtant, je n'avais rien de grave, puisque,
après m'être traîné sur les mains et les genoux, je me trouvai
insensiblement debout et marchant devant moi. Je n'avais qu'une idée
dont j'aie gardé souvenir, chercher maître Jean; mais je ne pouvais
l'appeler, et, s'il m'eût répondu, je n'eusse pu l'entendre. J'étais
sourd et muet dans ce moment-là.

Ce fut lui qui me retrouva et m'emmena. Je ne recouvrai mes esprits
qu'auprès de ce petit lac Servières où nous nous étions arrêtés trois
jours auparavant. J'étais étendu sur le sable du rivage. Maître Jean
lavait mes blessures et les siennes, car il était fort maltraité
aussi. Bibi broutait aussi philosophiquement que de coutume, sans
s'éloigner de nous.

Le froid avait dissipé les dernières influences du fatal vin de
Chanturgue.

--Eh bien, mon pauvre petit, me dit le professeur en étanchant mon
front avec son mouchoir trempé dans l'eau glacée du lac, commences-tu
à te ravoir? peux-tu parler à présent?

--Je me sens bien, répondis-je. Et vous, maître, vous n'étiez donc pas
mort?

--Apparemment; j'ai du mal aussi, mais ce ne sera rien. Nous l'avons
échappé belle!

En essayant de rassembler mes souvenirs confus, je me mis à chanter.

--Que diable chantes-tu là? dit maître Jean surpris. Tu as une
singulière manière d'être malade, toi! Tout à l'heure, tu ne pouvais
ni parler ni entendre, et à présent monsieur siffle comme un merle!
Qu'est-ce que c'est que cette musique-là?

--Je ne sais pas, maître.

--Si fait; c'est une chose que tu sais, puisque tu la chantais quand
la roche s'est ruée sur nous.

--Je chantais dans ce moment-là? Mais non, je jouais l'orgue, le grand
orgue du titan!

--Allons, bon! te voilà fou, à présent? As-tu pu prendre au sérieux la
plaisanterie que je t'ai faite?

La mémoire me revenait très-nette.

--C'est vous qui ne vous souvenez pas, lui dis-je; vous ne plaisantiez
pas du tout. Vous souffliez l'orgue comme un beau diable!

Maître Jean avait été si réellement ivre, qu'il ne se rappelait et ne
se rappela jamais rien de l'aventure. Il n'avait été dégrisé que par
l'écroulement d'un pan de la roche Sanadoire, le danger que nous
avions couru et les blessures que nous avions reçues. Il n'avait
conscience que du motif, inconnu à lui, que j'avais chanté et de la
manière étonnante dont ce motif avait été redit cinq fois par les
échos merveilleux mais bien connus de la roche Sanadoire. Il voulut
se persuader que c'était la vibration de ma voix qui avait provoqué
l'écroulement; à quoi je lui répondis que c'était la rage obstinée
avec laquelle il avait secoué et déraciné l'arbuste qu'il avait pris
pour un manche de soufflet. Il soutint que j'avais rêvé, mais il ne
put jamais expliquer comment, au lieu de chevaucher tranquillement sur
la route, nous étions descendus à mi-côte du ravin pour nous amuser à
_folâtrer_ autour de la roche Sanadoire.

Quand nous eûmes bandé nos plaies et bu assez d'eau pour bien enterrer
le vin de Chanturgue, nous reprîmes notre route; mais nous étions si
las et si affaiblis, que nous dûmes nous arrêter à la petite auberge
au bout du désert. Le lendemain, nous étions si courbatus, qu'il nous
fallut garder le lit. Le soir, nous vîmes arriver le bon curé de
Chanturgue fort effrayé; on avait trouvé le chapeau de maître Jean
et des traces de sang sur les débris fraîchement tombés de la roche
Sanadoire. A ma grande satisfaction, le torrent avait emporté la
cravache.

Le digne homme nous soigna fort bien. Il voulait nous ramener chez
lui, mais l'organiste ne pouvait manquer à la grand'messe du dimanche
et nous revînmes à Clermont le jour suivant.

Il avait la tête encore affaiblie ou troublée quand il se retrouva
devant un orgue plus inoffensif que celui de la Sanadoire. La mémoire
lui manqua deux ou trois fois et il dut improviser, ce qu'il faisait
de son propre aveu très-médiocrement, bien qu'il se piquât de composer
des chefs-d'oeuvre à tête reposée.

A l'élévation, il se sentit pris de faiblesse et me fit signe de
m'asseoir à sa place. Je n'avais jamais joué que devant lui et je
n'avais aucune idée de ce que je pourrais devenir en musique. Maître
Jean n'avait jamais terminé une leçon sans décréter que j'étais un
âne. Un moment je fus presque aussi ému que je l'avais été devant
l'orgue du titan. Mais l'enfance a ses accès de confiance spontanée;
je pris courage, je jouai le motif qui avait frappé le maître au
moment de la catastrophe et qui, depuis ce moment-là, n'était pas
sorti de ma tête.

Ce fut un succès qui décida de toute ma vie, vous allez voir comment.

Après la messe, M. le grand vicaire, qui était un mélomane très-érudit
en musique sacrée, fit mander maître Jean dans la salle du chapitre.

--Vous avez du talent, lui dit-il, mais il ne faut point manquer de
discernement. Je vous ai déjà blâmé d'improviser ou de composer des
motifs qui ont du mérite, mais que vous placez hors de saison, tendres
ou sautillants quand ils doivent être sévères, menaçants et comme
irrités quand ils doivent être humbles et suppliants. Ainsi,
aujourd'hui, à l'élévation, vous nous avez fait entendre un véritable
chant de guerre. C'était fort beau, je dois l'avouer, mais c'était un
sabbat et non un _Adoremus_.

J'étais derrière maître Jean pendant que le grand vicaire lui parlait,
et le coeur me battait bien fort. L'organiste s'excusa naturellement
en disant qu'il s'était trouvé indisposé, et qu'un enfant de choeur,
son élève, avait tenu l'orgue à l'élévation.

--Est-ce vous, mon petit ami? dit le vicaire en voyant ma figure émue.

--C'est lui, répondit maître Jean, c'est ce petit âne!

--Ce petit âne a fort bien joué, reprit le grand vicaire en riant.
Mais pourriez-vous me dire, mon enfant, quel est ce motif qui m'a
frappé? J'ai bien vu que c'était quelque chose de remarquable, mais je
ne saurais dire où cela existe.

--Cela n'existe que dans ma tête, répondis-je avec assurance. Cela
m'est venu... dans la montagne.

--T'en est-il venu d'autres?

--Non, c'est la première fois que quelque chose m'est venu.

--Pourtant...

--Ne faites pas attention, reprit l'organiste, il ne sait ce qu'il
dit, c'est une réminiscence!

--C'est possible, mais de qui?

--De moi probablement; on jette tant d'idées au hasard quand on
compose! le premier venu ramasse les bribes!

--Vous auriez dû ne pas laisser perdre cette bribe-là, reprit le grand
vicaire avec malice; elle vaut une grosse pièce.

Il se retourna vers moi en ajoutant:

--Viens chez moi demain après ma messe basse, je veux t'examiner.

Je fus exact. Il avait eu le temps de faire ses recherches. Nulle part
il n'avait trouvé mon motif. Il avait chez lui un beau piano et me fit
improviser. D'abord je fus troublé et il ne me vint que du gâchis;
puis, peu à peu, mes idées s'éclaircirent et le prélat fut si content
de moi, qu'il manda maître Jean et me recommanda à lui comme son
protégé tout spécial. C'était lui dire que mes leçons lui seraient
bien payées. Le professeur me retira donc de la cuisine et de
l'écurie, me traita avec plus de douceur et, en peu d'années,
m'enseigna tout ce qu'il savait. Mon protecteur vit bien alors que je
pouvais aller plus loin et que le petit âne était plus laborieux et
mieux doué que son maître. Il m'envoya à Paris, où je fus, très-jeune
encore, en état de donner des leçons et de jouer dans les concerts.
Mais ce n'est pas l'histoire de ma vie entière que je vous ai promise;
ce serait trop long, et vous savez maintenant ce que vous vouliez
savoir: comment une grande frayeur, à la suite d'un accès d'ivresse,
développa en moi une faculté refoulée par la rudesse et le dédain du
maître qui eût dû la développer. Je n'en bénis pas moins son souvenir.
Sans sa vanité et son ivrognerie, qui exposèrent ma raison et ma vie
à la roche Sanadoire, ce qui couvait en moi n'en fût peut-être jamais
sorti. Cette folle aventure qui m'a fait éclore, m'a pourtant laissé
une susceptibilité nerveuse qui est une souffrance. Parfois, en
improvisant, j'imagine entendre l'écroulement du roc sur ma tête et
sentir mes mains grossir comme celles du Moïse de Michel-Ange. Cela
ne dure qu'un instant, mais cela ne s'est point guéri entièrement, et
vous voyez que l'âge ne m'en a pas débarrassé.

       *       *       *       *       *

--Mais, dit le docteur au maestro quand il eut terminé son récit,
à quoi attribuez-vous cette dilatation fictive de vos mains, cette
souffrance qui vous saisit à la roche Sanadoire avant son trop réel
écroulement?

--Je ne peux l'attribuer, répondit le maestro, qu'à des orties ou à
des ronces qui poussaient sur le prétendu clavier. Vous voyez, mes
amis, que tout est symbolique dans mon histoire. La révélation de mon
avenir fut complète: des illusions, du bruit... et des épines!




CE QUE DISENT LES FLEURS


Quand j'étais enfant, ma chère Aurore, j'étais très-tourmentée de
ne pouvoir saisir ce que les fleurs se disaient entre elles. Mon
professeur de botanique m'assurait qu'elles ne disaient rien; soit
qu'il fût sourd, soit qu'il ne voulût pas me dire la vérité, il jurait
qu'elles ne disaient rien du tout.

Je savais bien le contraire. Je les entendais babiller confusément,
surtout à la rosée du soir; mais elles parlaient trop bas pour que je
pusse distinguer leurs paroles; et puis elles étaient méfiantes, et,
quand je passais près des plates-bandes du jardin ou sur le sentier du
pré, elles s'avertissaient par une espèce de _psitt_, qui courait de
l'une à l'autre. C'était comme si l'on eût dit sur toute la ligne:
«Attention, taisons-nous! voilà l'enfant curieux qui nous écoute.»

Je m'y obstinai. Je m'exerçai à marcher si doucement, sans frôler le
plus petit brin d'herbe, qu'elles ne m'entendirent plus et que je pus
m'avancer tout près, tout près; alors, en me baissant sous l'ombre des
arbres pour qu'elles ne vissent pas la mienne, je saisis enfin des
paroles articulées.

Il fallait beaucoup d'attention; c'était de si petites voix, si
douces, si fines, que la moindre brise les emportait et que le
bourdonnement des sphinx et des noctuelles les couvrait absolument.

Je ne sais pas quelle langue elles parlaient. Ce n'était ni le
français, ni le latin qu'on m'apprenait alors; mais il se trouva que
je comprenais fort bien. Il me sembla même que je comprenais mieux ce
langage que tout ce que j'avais entendu jusqu'alors.

Un soir, je réussis à me coucher sur le sable et à ne plus rien
perdre de ce qui se disait auprès de moi dans un coin bien abrité
du parterre. Comme tout le monde parlait dans tout le jardin, il ne
fallait pas s'amuser à vouloir surprendre plus d'un secret en une
fois. Je me tins donc là bien tranquille, et voici ce que j'entendis
dans les coquelicots:

--Mesdames et messieurs, il est temps d'en finir avec cette platitude.
Toutes les plantes sont également nobles; notre famille ne le cède à
aucune autre, et, accepte qui voudra la royauté de la rose, je déclare
que j'en ai assez et que je ne reconnais à personne le droit de se
dire mieux né et plus titré que moi.

A quoi les marguerites répondirent toutes ensemble que l'orateur
coquelicot avait raison. Une d'elles, qui était plus grande que les
autres et fort belle, demanda la parole et dit:

--Je n'ai jamais compris les grands airs que prend la famille des
roses. En quoi, je vous le demande, une rose est-elle plus jolie
et mieux faite que moi? La nature et l'art se sont entendus pour
multiplier le nombre de nos pétales et l'éclat de nos couleurs. Nous
sommes même beaucoup plus riches, car la plus belle rose n'a guère
plus de deux cents pétales et nous en avons jusqu'à cinq cents. Quant
aux couleurs, nous avons le violet et presque le bleu pur que la rose
ne trouvera jamais.

--Moi, dit un grand pied d'alouette vivace, moi le prince Delphinium,
j'ai l'azur des cieux dans ma corolle, et mes nombreux parents ont
toutes les nuances du rose. La prétendue reine des fleurs a donc
beaucoup à nous envier, et, quant à son parfum si vanté...

--Ne parlez pas de cela, reprit vivement le coquelicot. Les hâbleries
du parfum me portent sur les nerfs. Qu'est-ce, je vous prie, que le
parfum? Une convention établie par les jardiniers et les papillons.
Moi, je trouve que la rose sent mauvais et que c'est moi qui embaume.

--Nous ne sentons rien, dit la marguerite, et je crois que par là
nous faisons preuve de tenue et de bon goût. Les odeurs sont des
indiscrétions ou des vanteries. Une plante qui se respecte ne
s'annonce point par des émanations. Sa beauté doit lui suffire.

--Je ne suis pas de votre avis, s'écria un gros pavot qui sentait
très-fort. Les odeurs annoncent l'esprit et la santé.

Les rires couvrirent la voix du gros pavot. Les oeillets s'en tenaient
les côtes et les résédas se pâmaient. Mais, au lieu de se fâcher, il
se remit à critiquer la forme et la couleur de la rose qui ne pouvait
répondre; tous les rosiers venaient d'être taillés et les pousses
remontantes n'avaient encore que de petits boutons bien serrés dans
leurs langes verts. Une pensée fort richement vêtue critiqua amèrement
les fleurs doubles, et, comme celles-ci étaient en majorité dans le
parterre, on commença à se fâcher. Mais il y avait tant de jalousie
contre la rose, qu'on se réconcilia pour la railler et la dénigrer. La
pensée eut même du succès quand elle compara la rose à un gros chou
pommé, donnant la préférence à celui-ci à cause de sa taille et de son
utilité. Les sottises que j'entendais m'exaspérèrent et, tout à coup,
parlant leur langue:

--Taisez-vous, m'écriai-je en donnant un coup de pied à ces sottes
fleurs. Vous ne dites rien qui vaille. Moi qui m'imaginais entendre
ici des merveilles de poésie, quelle déception vous me causez avec vos
rivalités, vos vanités et votre basse envie!

Il se fit un profond silence et je sortis du parterre.

--Voyons donc, me disais-je, si les plantes rustiques ont plus de
bon sens que ces péronnelles cultivées, qui, en recevant de nous une
beauté d'emprunt, semblent avoir pris nos préjugés et nos travers.

Je me glissai dans l'ombre de la haie touffue, me dirigeant vers la
prairie; je voulais savoir si les spirées qu'on appelle reine des prés
avaient aussi de l'orgueil et de l'envie. Mais je m'arrêtai auprès
d'un grand églantier dont toutes les fleurs parlaient ensemble.

--Tâchons de savoir, pensai-je, si la rose sauvage dénigre la rose à
cent feuilles et méprise la rose pompon.

Il faut vous dire que, dans mon enfance, on n'avait pas créé toutes
ces variétés de roses que les jardiniers savants ont réussi à produire
depuis par la greffe et les semis. La nature n'en était pas plus
pauvre pour cela. Nos buissons étaient remplis de variétés nombreuses
de roses à l'état rustique: la _canina_, ainsi nommée parce qu'on
la croyait un remède contre la morsure des chiens enragés; la rose
canelle, la musquée, la _rubiginosa_ ou rouillée, qui est une des plus
jolies; la rose pimprenelle, la _tomentosa_ ou cotonneuse, la rose
alpine, etc., etc. Puis, dans les jardins, nous avions des espèces
charmantes à peu près perdues aujourd'hui, une panachée rouge et blanc
qui n'était pas très-fournie en pétales, mais qui montrait sa couronne
d'étamines d'un beau jaune vif et qui avait le parfum de la bergamote.
Elle était rustique au possible, ne craignant ni les étés secs ni les
hivers rudes; la rose pompon, grand et petit modèle, qui est devenue
excessivement rare; la petite rose de mai, la plus précoce et
peut-être la plus parfumée de toutes, qu'on demanderait en vain
aujourd'hui dans le commerce, la rose de Damas ou de Provins que nous
savions utiliser et qu'on est obligé, à présent, de demander au midi
de la France; enfin, la rose à cent feuilles ou, pour mieux dire,
à cent pétales, dont la patrie est inconnue et que l'on attribue
généralement à la culture.

C'est cette rose _centifolia_ qui était alors, pour moi comme pour
tout le monde, l'idéal de la rose, et je n'étais pas persuadée, comme
l'était mon précepteur, qu'elle fût un monstre dû à la science des
jardiniers. Je lisais dans mes poètes que la rose était de toute
antiquité le type de la beauté et du parfum. A coup sûr, ils ne
connaissaient pas nos roses thé qui ne sentent plus la rose, et toutes
ces variétés charmantes qui, de nos jours, ont diversifié à l'infini,
mais en l'altérant essentiellement, le vrai type de la rose. On
m'enseignait alors la botanique. Je n'y mordais qu'à ma façon. J'avais
l'odorat fin et je voulais que le parfum fût un des caractères
essentiels de la plante; mon professeur, qui prenait du tabac, ne
m'accordait pas ce critérium de classification. Il ne sentait plus que
le tabac, et, quand il flairait une autre plante, il lui communiquait
des propriétés sternutatoires tout à fait avilissantes. J'écoutai donc
de toutes mes oreilles ce que disaient les églantiers au-dessus de
ma tête, car, dès les premiers mots que je pus saisir, je vis qu'ils
parlaient des origines de la rose.

--Reste ici, doux zéphyr, disaient-ils, nous sommes fleuris. Les
belles roses du parterre dorment encore dans leurs boutons verts.
Vois, nous sommes fraîches et riantes, et, si tu nous berces un peu,
nous allons répandre des parfums aussi suaves que ceux de notre
illustre reine.

J'entendis alors le zéphyr qui disait:

--Taisez-vous, vous n'êtes que des enfants du Nord. Je veux bien
causer un instant avec vous, mais n'ayez pas l'orgueil de vous égaler
à la reine des fleurs.

--Cher zéphyr, nous la respectons et nous l'adorons, répondirent les
fleurs de l'églantier; nous savons comme les autres fleurs du jardin
en sont jalouses. Elles prétendent qu'elle n'est rien de plus que
nous, qu'elle est fille de l'églantier et ne doit sa beauté qu'à la
greffe et à la culture. Nous sommes des ignorantes et ne savons pas
répondre. Dis-nous, toi qui es plus ancien que nous sur la terre, si
tu connais la véritable origine de la rose.

--Je vous la dirai, car c'est ma propre histoire; écoutez-la, et ne
l'oubliez jamais.

Et le zéphyr raconta ceci:

--Au temps où les êtres et les choses de l'univers parlaient encore la
langue des dieux, j'étais le fils aîné du roi des orages. Mes ailes
noires touchaient les deux extrémités des plus vastes horizons, ma
chevelure immense s'emmêlait aux nuages. Mon aspect était épouvantable
et sublime, j'avais le pouvoir de rassembler les nuées du couchant
et de les étendre comme un voile impénétrable entre la terre et le
soleil.

»Longtemps je régnai avec mon père et mes frères sur la planète
inféconde. Notre mission était de détruire et de bouleverser. Mes
frères et moi, déchaînés sur tous les points de ce misérable petit
monde, nous semblions ne devoir jamais permettre à la vie de paraître
sur cette scorie informe que nous appelons aujourd'hui la terre des
vivants. J'étais le plus robuste et le plus furieux de tous. Quand le
roi mon père était las, il s'étendait sur le sommet des nuées et
se reposait sur moi du soin de continuer l'oeuvre de l'implacable
destruction. Mais, au sein de cette terre, inerte encore, s'agitait un
esprit, une divinité puissante, l'esprit de la vie, qui voulait être,
et qui, brisant les montagnes, comblant les mers, entassant les
poussières, se mit un jour à surgir de toutes parts. Nos efforts
redoublèrent et ne servirent qu'à hâter l'éclosion d'une foule d'êtres
qui nous échappaient par leur petitesse ou nous résistaient par leur
faiblesse même; d'humbles plantes flexibles, de minces coquillages
flottants prenaient place sur la croûte encore tiède de l'écorce
terrestre, dans les limons, dans les eaux, dans les détritus de tout
genre. Nous roulions en vain les flots furieux sur ces créations
ébauchées. La vie naissait et apparaissait sans cesse sous des formes
nouvelles, comme si le génie patient et inventif de la création eût
résolu d'adapter les organes et les besoins de tous les êtres au
milieu tourmenté que nous leur faisions.

»Nous commencions à nous lasser de cette résistance passive en
apparence, irréductible en réalité. Nous détruisions des races
entières d'êtres vivants, d'autres apparaissaient organisés pour nous
subir sans mourir. Nous étions épuisés de rage. Nous nous retirâmes
sur le sommet des nuées pour délibérer et demander à notre père des
forces nouvelles.
                
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