George Sand

Contes d'une grand-mère
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»Pendant qu'il nous donnait de nouveaux ordres, la terre un instant
délivrée de nos fureurs se couvrit de plantes innombrables où des
myriades d'animaux ingénieusement conformés dans leurs différents
types, cherchèrent leur abri et leur nourriture dans d'immenses forêts
ou sur les flancs de puissantes montagnes, ainsi que dans les eaux
épurées de lacs immenses.

»--Allez, nous dit mon père, le roi des orages, voici la terre qui
s'est parée comme une fiancée pour épouser le soleil. Mettez-vous
entre eux. Entassez les nuées énormes, mugissez, et que votre souffle
renverse les forêts, aplanisse les monts et déchaîne les mers. Allez,
et ne revenez pas, tant qu'il y aura encore un être vivant, une plante
debout sur cette arène maudite où la vie prétend s'établir en dépit de
nous.

»Nous nous dispersâmes comme une semence de mort sur les deux
hémisphères, et moi, fendant comme un aigle le rideau des nuages, je
m'abattis sur les antiques contrées de l'extrême Orient, là où de
profondes dépressions du haut plateau asiatique s'abaissant vers
la mer sous un ciel de feu, font éclore, au sein d'une humidité
énergique, les plantes gigantesques et les animaux redoutables.
J'étais reposé des fatigues subies, je me sentais doué d'une force
incommensurable, j'étais fier d'apporter le désordre et la mort à tous
ces faibles qui semblaient me braver. D'un coup d'aile, je rasais
toute une contrée; d'un souffle, j'abattais toute une forêt, et je
sentais en moi une joie aveugle, enivrée, la joie d'être plus fort que
toutes les forces de la nature.

»Tout à coup un parfum passa en moi comme par une aspiration inconnue
à mes organes, et, surpris d'une sensation si nouvelle, je m'arrêtai
pour m'en rendre compte. Je vis alors pour la première fois un être
qui était apparu sur la terre en mon absence, un être frais, délicat,
imperceptible, la rose!

»Je fondis sur elle pour l'écraser. Elle plia, se coucha sur l'herbe
et me dit:

»--Prends pitié! je suis si belle et si douce! respire-moi, tu
m'épargneras.

»Je la respirai et une ivresse soudaine abattit ma fureur. Je me
couchai sur l'herbe et je m'endormis auprès d'elle.

»Quand je m'éveillai, la rose s'était relevée et se balançait
mollement, bercée par mon haleine apaisée.

»--Sois mon ami, me dit-elle. Ne me quitte plus. Quand tes ailes
terribles sont pliées, je t'aime et te trouve beau. Sans doute tu es
le roi de la forêt. Ton souffle adouci est un chant délicieux. Reste
avec moi, ou prends-moi avec toi, afin que j'aille voir de plus près
le soleil et les nuages.

»Je mis la rose dans mon sein et je m'envolai avec elle. Mais bientôt
il me sembla qu'elle se flétrissait; alanguie, elle ne pouvait plus
me parler; son parfum, cependant, continuait à me charmer, et moi,
craignant de l'anéantir, je volais doucement, je caressais la cime des
arbres, j'évitais le moindre choc. Je remontai ainsi avec précaution
jusqu'au palais de nuées sombres où m'attendait mon père.

»--Que veux-tu? me dit-il, et pourquoi as-tu laissé debout cette forêt
que je vois encore sur les rivages de l'Inde? Retourne l'exterminer au
plus vite.

»--Oui, répondis-je en lui montrant la rose, mais laisse-moi te
confier ce trésor que je veux sauver.

»--Sauver! s'écria-t-il en rugissant de colère; tu veux sauver quelque
chose?

»Et, d'un souffle, il arracha de ma main la rose, qui disparut dans
l'espace en semant ses pétales flétries.

»Je m'élançai pour ressaisir au moins un vestige; mais le roi, irrité
et implacable, me saisit à mon tour, me coucha, la poitrine sur
son genou, et, avec violence, m'arracha mes ailes, dont les plumes
allèrent dans l'espace rejoindre les feuilles dispersées de la rose.

»--Misérable enfant, me dit-il, tu as connu la pitié, tu n'es plus mon
fils. Va-t'en rejoindre sur la terre le funeste esprit de la vie qui
me brave, nous verrons s'il fera de toi quelque chose, à présent que,
grâce à moi, tu n'es plus rien.

»Et, me lançant dans les abîmes du vide, il m'oublia à jamais.

»Je roulai jusqu'à la clairière et me trouvai anéanti à côté de la
rose, plus riante et plus embaumée que jamais.

»--Quel est ce prodige? Je te croyais morte et je te pleurais. As-tu
le don de renaître après la mort?

»--Oui, répondit-elle, comme toutes les créatures que l'esprit de vie
féconde. Vois ces boutons qui m'environnent. Ce soir, j'aurai perdu
mon éclat et je travaillerai à mon renouvellement, tandis que mes
soeurs te charmeront de leur beauté et te verseront les parfums de
leur journée de fête. Reste avec nous; n'es-tu pas notre compagnon et
notre ami?

»J'étais si humilié de ma déchéance, que j'arrosais de mes larmes
cette terre à laquelle je me sentais à jamais rivé. L'esprit de la vie
sentit mes pleurs et s'en émut. Il m'apparut sous la forme d'un ange
radieux et me dit:

»--Tu as connu la pitié, tu as eu pitié de la rose, je veux avoir
pitié de toi. Ton père est puissant, mais je le suis plus que lui, car
il peut détruire et, moi, je peux créer.

»En parlant ainsi, l'être brillant me toucha et mon corps devint celui
d'un bel enfant avec un visage semblable au coloris de la rose. Des
ailes de papillon sortirent de mes épaules et je me mis à voltiger
avec délices.

»--Reste avec les fleurs, sous le frais abri des forêts, me dit la
fée. A présent, ces dômes de verdure te cacheront et te protégeront.
Plus tard, quand j'aurai vaincu la rage des éléments, tu pourras
parcourir la terre, où tu seras béni par les hommes et chanté par les
poëtes.--Quant à toi, rose charmante qui, la première as su désarmer
la fureur par la beauté, sois le signe de la future réconciliation
des forces aujourd'hui ennemies de la nature. Tu seras aussi
l'enseignement des races futures, car ces races civilisées voudront
faire servir toutes choses à leurs besoins. Mes dons les plus
précieux, la grâce, la douceur et la beauté risqueront de leur sembler
d'une moindre valeur que la richesse et la force. Apprends-leur,
aimable rose, que la plus grande et la plus légitime puissance est
celle qui charme et réconcilie. Je te donne ici un titre que les
siècles futurs n'oseront pas t'ôter. Je te proclame reine des fleurs;
les royautés que j'institue sont divines et n'ont qu'un moyen
d'action, le charme.

»Depuis ce jour, j'ai vécu en paix avec le ciel, chéri des hommes, des
animaux et des plantes; ma libre et divine origine me laisse le choix
de résider où il me plaît, mais je suis trop l'ami de la terre et le
serviteur de la vie à laquelle mon souffle bienfaisant contribue, pour
quitter cette terre chérie où mon premier et éternel amour me retient.
Oui, mes chères petites, je suis le fidèle amant de la rose et par
conséquent votre frère et votre ami.»

--En ce cas, s'écrièrent toutes les petites roses de l'églantier,
donne-nous le bal et réjouissons-nous en chantant les louanges de
madame la reine, la rose à cent feuilles de l'Orient.

Le zéphyr agita ses jolies ailes et ce fut au-dessus de ma tête une
danse effrénée, accompagnée de frôlements de branches et de claquement
de feuilles en guise de timbales et de castagnettes: il arriva bien à
quelques petites folles de déchirer leur robe de bal et de semer leurs
pétales dans mes cheveux; mais elles n'y firent pas attention et
dansèrent de plus belle en chantant:

--Vive la belle rose dont la douceur a vaincu le fils des orages! vive
le bon zéphyr qui est resté l'ami des fleurs!

Quand je racontai à mon précepteur ce que j'avais entendu, il déclara
que j'étais malade et qu'il fallait m'administrer un purgatif. Mais ma
grand'mère m'en préserva en lui disant:

--Je vous plains si vous n'avez jamais entendu ce que disent les
roses. Quant à moi, je regrette le temps où je l'entendais. C'est une
faculté de l'enfance. Prenez garde de confondre les facultés avec les
maladies!




LE MARTEAU ROUGE


J'ai trahi pour vous, mes enfants, le secret du vent et des roses. Je
vais vous raconter maintenant l'histoire d'un caillou. Mais je vous
tromperais si je vous disais que les cailloux parlent comme les
fleurs. S'ils disent quelque chose, lorsqu'on les frappe, nous ne
pouvons l'entendre que comme un bruit sans paroles. Tout dans la
nature a une voix, mais nous ne pouvons attribuer la parole qu'aux
êtres. Une fleur est un être pourvu d'organes et qui participe
largement à la vie universelle. Les pierres ne vivent pas, elles ne
sont que les ossements d'un grand corps, qui est la planète, et, ce
grand corps, on peut le considérer comme un être; mais les fragments
de son ossature ne sont pas plus des êtres par eux-mêmes qu'une
phalange de nos doigts ou une portion de notre crâne n'est un être
humain.

C'était pourtant un beau caillou, et ne croyez pas que vous eussiez
pu le mettre dans votre poche, car il mesurait peut-être un mètre sur
toutes ses faces. Détaché d'une roche de cornaline, il était cornaline
lui-même, non pas de la couleur de ces vulgaires silex sang de boeuf
qui jonchent nos chemins, mais d'un rose chair veiné de parties
ambrées, et transparent comme un cristal. Vitrification splendide,
produite par l'action des feux plutoniens sur l'écorce siliceuse de
la terre, il avait été séparé de sa roche par une dislocation, et il
brillait au soleil, au milieu des herbes, tranquille et silencieux
depuis des siècles dont je ne sais pas le compte. La fée Hydrocharis
vint enfin un jour à le remarquer. La fée Hydrocharis (beauté des
eaux) était amoureuse des ruisseaux clairs et tranquilles, parce
qu'elle y faisait pousser ses plantes favorites, que je ne vous
nommerai pas, vu que vous les connaissez maintenant et que vous les
chérissez aussi.

La fée avait du dépit, car, après une fonte de neiges assez
considérable sur les sommets de montagnes, le ruisseau avait ensablé
de ses eaux troublées et grondeuses les tapis de fleurs et de verdure
que la fée avait caressés et bénis la veille. Elle s'assit sur le gros
caillou et, contemplant le désastre, elle se fit ce raisonnement:

--La fée des glaciers, ma cruelle ennemie, me chassera de cette
région, comme elle m'a chassée déjà des régions qui sont au-dessus
et qui, maintenant, ne sont plus que des amas de ruines. Ces roches
entraînées par les glaces, ces moraines stériles où la fleur ne
s'épanouit plus, où l'oiseau ne chante plus, où le froid et la mort
règnent stupidement, menacent de s'étendre sur mes riants herbages
et sur mes bosquets embaumés. Je ne puis résister, le néant veut
triompher ici de la vie, le destin aveugle et sourd est contre moi.
Si je connaissais, au moins, les projets de l'ennemi, j'essayerais de
lutter. Mais ces secrets ne sont confiés qu'aux ondes fougueuses dont
les mille voix confuses me sont inintelligibles. Dès qu'elles arrivent
à mes lacs et à mes étangs, elles se taisent, et, sur mes pentes
sinueuses, elles se laissent glisser sans bruit. Comment les décider à
parler de ce qu'elles savent des hautes régions d'où elles descendent
et où il m'est interdit de pénétrer?

La fée se leva, réfléchit encore, regarda autour d'elle et accorda
enfin son attention au caillou qu'elle avait jusque-là méprisé comme
une chose inerte et stérile. Il lui vint alors une idée, qui était de
placer ce caillou sur le passage incliné du ruisseau. Elle ne prit pas
la peine de pousser le bloc, elle souffla dessus, et le bloc se mit en
travers de l'eau courante, debout sur le sable où il s'enfonça par son
propre poids, de manière à y demeurer solidement fixé. Alors, la fée
regarda et écouta.

Le ruisseau, évidemment irrité de rencontrer cet obstacle, le frappa
d'abord brutalement pour le chasser de son chemin; puis il le
contourna et se pressa sur ses flancs jusqu'à ce qu'il eût réussi à se
creuser une rigole de chaque côté, et il se précipita dans ces rigoles
en exhalant une sourde plainte.

--Tu ne dis encore rien qui vaille, pensa la fée, mais je vais
t'emprisonner si bien que je te forcerai de me répondre.

Alors, elle donna une chiquenaude au bloc de cornaline qui se fendit
en quatre. C'est si puissant un doigt de fée! L'eau, rencontrant
quatre murailles au lieu d'une, s'y laissa choir, et, bondissant de
tous côtés en ruisselets entrecoupés, il se mit à babiller comme un
fou, jetant ses paroles si vite, que c'était un bredouillage insensé,
impossible.

La fée cassa encore une fois le bloc et des quatre morceaux en fit
huit qui, divisant encore le cours de l'eau, la forcèrent à se calmer
et à murmurer discrètement. Alors, elle saisit son langage, et, comme
les ruisseaux sont de nature indiscrète et babillarde, elle apprit
que la reine des glaciers avait résolu d'envahir son domaine et de la
chasser encore plus loin.

Hydrocharis prit alors toutes ses plantes chéries dans sa robe tissue
de rayons de soleil, et s'éloigna, oubliant au milieu de l'eau les
pauvres débris du gros caillou, qui restèrent là jusqu'à ce que les
eaux obstinées les eussent emportés ou broyés.

Rien n'est philosophe et résigné comme un caillou. Celui dont j'essaye
de vous dire l'histoire n'était plus représenté un peu dignement que
par un des huit morceaux, lequel était encore gros comme votre tête,
et, à peu près aussi rond, vu que les eaux qui avaient émietté les
autres, l'avaient roulé longtemps. Soit qu'il eût eu plus de chance,
soit qu'on eût eu des égards pour lui, il était arrivé beau, luisant
et bien poli jusqu'à la porte d'une hutte de roseaux où vivaient
d'étranges personnages.

C'était des hommes sauvages, vêtus de peaux de bêtes, portant de
longues barbes et de longs cheveux, faute de ciseaux pour les couper,
ou parce qu'ils se trouvaient mieux ainsi, et peut-être n'avaient-ils
pas tort. Mais, s'ils n'avaient pas encore inventé les ciseaux, ce
dont je ne suis pas sûr, ces hommes primitifs n'en étaient pas moins
d'habiles couteliers. Celui qui habitait la hutte était même un
armurier recommandable.

Il ne savait pas utiliser le fer, mais les cailloux grossiers
devenaient entre ses mains des outils de travail ingénieux ou des
armes redoutables. C'est vous dire que ces gens appartenaient à la
race de l'âge de pierre qui se confond dans la nuit des temps avec les
premiers âges de l'occupation celtique. Un des enfants de l'armurier
trouva sous ses pieds le beau caillou amené par le ruisseau, et,
croyant que c'était un des nombreux éclats ou morceaux de rebut jetés
çà et là autour de l'atelier de son père, il se mit à jouer avec et
à le faire rouler. Mais le père, frappé de la vive couleur et de la
transparence de cet échantillon, le lui ôta des mains et appela ses
autres enfants et apprentis pour l'admirer. On ne connaissait dans
le pays environnant aucune roche d'où ce fragment pût provenir.
L'armurier recommanda à son monde de bien surveiller les cailloux que
charriait le ruisseau; mais ils eurent beau chercher et attendre, ils
n'en trouvèrent pas d'autre et celui-ci resta dans l'atelier comme un
objet des plus rares et des plus précieux.

A quelques jours de là, un homme bleu descendit de la colline et somma
l'armurier de lui livrer sa commande. Cet homme bleu, qui était blanc
en dessous, avait la figure et le corps peints avec le suc d'une
plante qui fournissait aux chefs et aux guerriers ce que les Indiens
d'aujourd'hui appellent encore leur peinture de guerre. Il était donc
de la tête aux pieds d'un beau bleu d'azur et la famille de l'armurier
le contemplait avec admiration et respect.

Il avait commandé une hache de silex, la plus lourde et la plus
tranchante qui eût été jamais fabriquée depuis l'âge du renne, et
cette arme formidable lui fut livrée, moyennant le prix de deux peaux
d'ours, selon qu'il avait été convenu. L'homme bleu ayant payé, allait
se retirer, lorsque l'armurier lui montra son caillou de cornaline
en lui proposant de le façonner pour lui en hache ou en casse-tête.
L'homme bleu, émerveillé de la beauté de la matière, demanda un
casse-tête qui serait en même temps un couteau propre à dépecer les
animaux après les avoir assommés. On lui fabriqua donc avec ce caillou
merveilleux un outil admirable auquel, à force de patience, on put
même donner le poli jusqu'alors inconnu à une industrie encore privée
de meules; et, pour porter au comble la satisfaction de l'homme bleu,
un des fils de l'armurier, enfant très-adroit et très-artiste, dessina
avec une pointe faite d'un éclat, la figure d'un daim sur un des côtés
de la lame. Un autre, apprenti très-habile au montage, enchâssa l'arme
dans un manche de bois fendu par le milieu et assujetti aux extrémités
par des cordes de fibres végétales très-finement tressées et d'une
solidité à toute épreuve.

L'homme bleu donna douze peaux de daim pour cette merveille et
l'emporta, triomphant, dans sa mardelle immense, car il était un grand
chef de clan, enrichi à la chasse et souvent victorieux à la guerre.

Vous savez ce qu'est une mardelle: vous avez vu ces grands trous
béants au milieu de nos champs, aujourd'hui cultivés, jadis couverts
d'étangs et de forêts. Plusieurs ont de l'eau au fond tandis qu'à un
niveau plus élevé, on a trouvé des cendres, des os, des débris de
poteries et des pierres disposées en foyer.

On peut croire que les peuples primitifs aimaient à demeurer sur
l'eau, témoins les cités lacustres trouvées en si grand nombre et dont
vous avez entendu beaucoup parler.

Moi, j'imagine que, dans les pays de plaine comme les nôtres, où l'eau
est rare, on creusait le plus profondément possible, et, autant que
possible, aussi dans le voisinage d'une source. On détournait au
besoin le cours d'un faible ruisseau et on l'emmagasinait dans ces
profonds réservoirs, puis l'on bâtissait sur pilotis une spacieuse
demeure, qui s'élevait comme un îlot dans un entonnoir et dont les
toits inaperçus ne s'élevaient pas au-dessus du niveau du sol, toutes
conditions de sécurité contre le parcours des bêtes sauvages ou
l'invasion des hordes ennemies.

Quoi qu'il en soit, l'homme bleu résidait dans une grande mardelle (on
dit aussi margelle), entourée de beaucoup d'autres plus petites et
moins profondes, où plusieurs familles s'étaient établies pour obéir à
ses ordres en bénéficiant de sa protection. L'homme bleu fit le tour
de toutes ces citernes habitées, franchit, pour entrer chez ses
clients, les arbres jetés en guise de ponts, se chauffa à tous les
foyers, causa amicalement avec tout le monde, montrant sa merveilleuse
hache rose, et laissant volontiers croire qu'il l'avait reçue en
présent de quelque divinité. Si on le crut, ou si l'on feignit de le
croire, je l'ignore; mais la hache rose fut regardée comme un talisman
d'une invincible puissance, et, lorsque l'ennemi se présenta pour
envahir la tribu, tous se portèrent au combat avec une confiance
exaltée. La confiance fait la bravoure et la bravoure fait la force.
L'ennemi fut écrasé, la hache rose du grand chef devint pourpre dans
le sang des vaincus. Une gloire nouvelle couronna les anciennes
gloires de l'homme bleu, et, dans sa terreur, l'ennemi lui donna le
nom de _Marteau-Rouge_, que sa tribu et ses descendants portèrent
après lui.

Ce marteau lui porta bonheur car il fut vainqueur dans toutes ses
guerres comme dans toutes ses chasses, et mourut, plein de jours,
sans avoir été victime d'aucun des hasards de sa vie belliqueuse.
On l'enterra sous une énorme butte de terre et de sable suivant la
coutume du temps, et, malgré le désir effréné qu'avaient ses héritiers
de posséder le marteau rouge, on enterra le marteau rouge avec lui.
Ainsi le voulait la loi religieuse conservatrice du respect dû aux
morts.

Voilà donc notre caillou rejeté dans le néant des ténèbres après une
courte période de gloire et d'activité. La tribu du Marteau-Rouge eut
lieu de regretter la sépulture donnée au talisman, car les tribus
ennemies, longtemps épouvantées par la vaillance du grand chef,
revinrent en nombre et dévastèrent les pays de chasse, enlevèrent les
troupeaux et ravagèrent même les habitations.

Ces malheurs décidèrent un des descendants de Marteau-Rouge 1er à
violer la sépulture de son aïeul, à pénétrer la nuit dans son caveau
et à enlever secrètement le talisman, qu'il cacha avec soin dans sa
mardelle. Comme il ne pouvait avouer à personne cette profanation, il
ne pouvait se servir de cette arme excellente et ranimer le courage de
son clan, en la faisant briller au soleil des batailles. N'étant plus
secouée par un bras énergique et vaillant,--le nouveau possesseur
était plus superstitieux que brave,--elle perdit sa vertu, et la
tribu, vaincue, dispersée, dut aller chercher en d'autres lieux des
établissements nouveaux. Ses mardelles conquises furent occupées par
le vainqueur, et des siècles s'écoulèrent sans que le fameux marteau
enterré entre deux pierres fût exhumé. On l'oublia si bien, que, le
jour où une vieille femme, en poursuivant un rat dans sa cuisine, le
retrouva intact, personne ne put lui dire à quoi ce couteau de pierre
avait pu servir. L'usage de ces outils s'était perdu. On avait appris
à fondre et à façonner le bronze, et, comme ces peuples n'avaient pas
d'histoire, ils ne se souvenaient pas des services que le silex leur
avait rendus.

Toutefois, la vieille femme trouva le marteau joli et l'essaya pour
râper les racines qu'elle mettait dans sa soupe. Elle le trouva
commode, bien que le temps et l'humidité l'eussent privé de son beau
manche à cordelettes. Il était encore coupant. Elle en fit son couteau
de prédilection. Mais, après elle, des enfants voulurent s'en servir
et l'ébrêchèrent outrageusement.

Quand vint l'âge du fer, cet ustensile méprisé fut oublié sur le bord
de la margelle tarie et à demi comblée. On construisait de nouvelles
habitations à fleur de terre avec des cultures autour. On connaissait
la bêche et la cognée, on parlait, on agissait, on pensait autrement
que par le passé. Le glorieux marteau rouge redevînt simple caillou et
reprit son sommeil impassible dans l'herbe des prairies.

Bien des siècles se passèrent encore lorsqu'un paysan chasseur qui
poursuivait un lièvre réfugié dans la mardelle, et qui, pour mieux
courir, avait quitté ses sabots, se coupa l'orteil sur une des faces
encore tranchantes du marteau rouge. Il le ramassa, pensant en faire
des pierres pour son fusil, et l'apporta chez lui, où il l'oublia dans
un coin. A l'époque des vendanges, il s'en servit pour caler sa cuve;
après quoi, il le jeta dans son jardin, où les choux, ces fiers
occupants d'une terre longtemps abandonnée à elle-même, le couvrirent
de leur ombre et lui permirent de dormir encore à l'abri du caprice de
l'homme.

Cent ans plus tard, un jardinier le rencontra sous sa bêche, et,
comme le jardin du paysan s'était fondu dans un parc seigneurial, ce
jardinier porta sa trouvaille au châtelain, en lui disant:

--Ma foi, monsieur le comte, je crois bien que j'ai trouvé dans mes
planches d'asperges un de ces marteaux anciens dont vous êtes curieux.

M. le comte complimenta son jardinier sur son _oeil_ d'antiquaire et
fit grand cas de sa découverte. Le marteau rouge était un des plus
beaux spécimens de l'antique industrie de nos pères, et, malgré les
outrages du temps, il portait la trace indélébile du travail de
l'homme à un degré remarquable. Tous les amis de la maison et tous les
antiquaires du pays l'admirèrent. Son âge devint un sujet de grande
discussion. Il était en partie dégrossi et taillé au silex comme les
spécimens des premiers âges, en partie façonné et poli comme ceux
d'un temps moins barbare. Il appartenait évidemment à un temps de
transition, peut-être avait-il été apporté par des émigrants; à coup
sûr, dirent les géologues, il n'a pas été fabriqué dans le pays, car
il n'y a pas de trace de cornaline bien loin à la ronde.

Les géologues n'oublièrent qu'une chose, c'est que les eaux sont
des conducteurs de minéraux de toute sorte, et les antiquaires ne
songèrent pas à se demander si l'histoire des faits industriels
n'étaient pas démentie à chaque instant par des tentatives
personnelles dues au caprice ou au génie de quelque artisan mieux
doué que les autres. La figure tracée sur la lame présentait encore
quelques linéaments qui furent soigneusement examinés. On y voyait
bien encore l'intention de représenter un animal. Mais était-ce un
cheval, un cerf, un ours des cavernes ou un mammouth?

Quand on eut bien examiné et interrogé le marteau rouge, on le plaça
sur un coussinet de velours. C'était la plus curieuse pièce de la
collection de M. le comte. Il eut la place d'honneur et la conserva
pendant une dizaine d'années.

Mais M. le comte vint à mourir sans enfants, et madame la comtesse
trouva que le défunt avait dépensé pour ses collections beaucoup
d'argent qu'il eût mieux employé à lui acheter des dentelles et à
renouveler ses équipages. Elle fit vendre toutes ces antiquailles,
pressée qu'elle était d'en débarrasser les chambres de son château.
Elle ne conserva que quelques gemmes gravées et quelques médailles
d'or qu'elle pouvait utiliser pour sa parure, et, comme le marteau
rouge était tiré d'une cornaline particulièrement belle, elle le
confia à un lapidaire chargé de le tailler en plaques destinées à un
fermoir de ceinture.

Quand les fragments du marteau rouge furent taillés et montés, madame
trouva la chose fort laide et la donna à sa petite nièce âgée de six
ans qui en orna sa poupée. Mais ce bijou trop lourd et trop grand ne
lui plut pas longtemps et elle imagina d'en faire de la soupe. Oui
vraiment, mes enfants, de la soupe pour les poupées. Vous savez mieux
que moi que la soupe aux poupées se compose de choses très-variées:
des fleurs, des graines, des coquilles, des haricots blancs et rouges,
tout est bon quand cela est cuit à point dans un petit vase de
fer-blanc sur un feu imaginaire. La petite nièce manquant de carottes
pour son pot-au-feu, remarqua la belle couleur de la cornaline, et, à
l'aide d'un fer à repasser, elle la broya en mille petits morceaux qui
donnèrent très-bonne mine à la soupe et que la poupée eût dû trouver
succulente.

Si le marteau rouge eût été un être, c'est-à-dire s'il eût pu penser,
quelles réflexions n'eût-il pas faites sur son étrange destinée? Avoir
été montagne, et puis bloc; avoir servi sous cette forme à l'oeuvre
mystérieuse d'une fée, avoir forcé un ruisseau à révéler les secrets
du génie des cimes glacées; avoir été, plus tard, le palladium d'une
tribu guerrière, la gloire d'un peuple, le sceptre d'un homme bleu;
être descendu à l'humble condition de couteau de cuisine jusqu'à
ratisser, Dieu sait quels légumes, chez un peuple encore sauvage;
avoir retrouvé une sorte de gloire dans les mains d'un antiquaire,
jusqu'à se pavaner sur un socle de velours aux yeux des amateurs
émerveillés: et tout cela pour devenir carotte fictive dans les mains
d'un enfant, sans pouvoir seulement éveiller l'appétit dédaigneux
d'une poupée!

Le marteau rouge n'était pourtant pas absolument anéanti. Il en était
resté un morceau gros comme une noix que le valet de chambre ramassa
en balayant et qu'il vendit cinquante centimes au lapidaire. Avec ce
dernier fragment, le lapidaire fit trois bagues qu'il vendit un franc
chacune. C'est très-joli, une bague de cornaline, mais c'est vite
cassé et perdu. Une seule existe encore, elle a été donnée à une
petite fille soigneuse qui la conserve précieusement sans se douter
qu'elle possède la dernière parcelle du fameux marteau rouge, lequel
n'était lui-même qu'une parcelle de la roche aux fées.

Tel est le sort des choses. Elles n'existent que par le prix que nous
y attachons, elles n'ont point d'âme qui les fasse renaître, elles
deviennent poussière; mais, sous cette forme, tout ce qui possède la
vie les utilise encore. La vie se sert de tout, et ce que le temps et
l'homme détruisent renaît sous des formes nouvelles, grâce à cette fée
qui ne laisse rien perdre, qui répare tout et qui recommence tout ce
qui est défait. Cette reine des fées, vous la connaissez fort bien:
c'est la nature.




LA FÉE POUSSIÈRE


Autrefois, il y a bien longtemps, mes chers enfants, j'étais jeune
et j'entendais souvent les gens se plaindre d'une importune petite
vieille qui entrait par les fenêtres quand on l'avait chassée par les
portes. Elle était si fine et si menue, qu'on eût dit qu'elle flottait
au lieu de marcher, et mes parents la comparaient à une petite fée.
Les domestiques la détestaient et la renvoyaient à coups de plumeau,
mais on ne l'avait pas plus tôt délogée d'une place qu'elle
reparaissait à une autre.

Elle portait toujours une vilaine robe grise traînante et une sorte
de voile pâle que le moindre vent faisait voltiger autour de sa tête
ébouriffée en mèches jaunâtres.

A force d'être persécutée, elle me faisait pitié et je la laissais
volontiers se reposer dans mon petit jardin, bien qu'elle abîmât
beaucoup mes fleurs. Je causais avec elle, mais sans en pouvoir tirer
une parole qui eût le sens commun. Elle voulait toucher à tout, disant
qu'elle ne faisait que du bien. On me reprochait de la tolérer, et,
quand je l'avais laissée s'approcher de moi, on m'envoyait laver et
changer, en me menaçant de me donner le nom qu'elle portait.

C'était un vilain nom que je redoutais beaucoup. Elle était si
malpropre qu'on prétendait qu'elle couchait dans les balayures des
maisons et des rues, et, à cause de cela, on la nommait la fée
Poussière.

--Pourquoi donc êtes-vous si poudreuse? lui dis-je, un jour qu'elle
voulait m'embrasser.

--Tu es une sotte de me craindre, répondit-elle alors d'un ton
railleur: tu m'appartiens, et tu me ressembles plus que tu ne penses.
Mais tu es une enfant esclave de l'ignorance, et je perdrais mon temps
à te le démontrer.

--Voyons, repris-je, vous paraissez vouloir parler raison pour la
première fois. Expliquez-moi vos paroles.

--Je ne puis te parler ici, répondit-elle. J'en ai trop long à te
dire, et, sitôt que je m'installe quelque part chez vous, on me balaye
avec mépris; mais, si tu veux savoir qui je suis, appelle-moi par
trois fois cette nuit, aussitôt que tu seras endormie.

Là-dessus, elle s'éloigna en poussant un grand éclat de rire, et il me
sembla la voir se dissoudre et s'élever en grande traînée d'or, rougi
par le soleil couchant.

Le même soir, j'étais dans mon lit et je pensais à elle en commençant
à sommeiller.

--J'ai rêvé tout cela, me disais-je, ou bien cette petite vieille
est une vraie folle. Comment me serait-il possible de l'appeler en
dormant?

Je m'endormis, et tout aussitôt je rêvai que je l'appelais. Je ne
suis même pas sûre de n'avoir pas crié tout haut par trois fois: «Fée
Poussière! fée Poussière! fée Poussière!»

A l'instant même, je fus transportée dans un immense jardin au
milieu duquel s'élevait un palais enchanté, et sur le seuil de cette
merveilleuse demeure, une dame resplendissante de jeunesse et de
beauté m'attendait dans de magnifiques habits de fête.

Je courus à elle et elle m'embrassa en me disant:

--Eh bien, reconnais-tu, à présent, la fée Poussière?

--Non, pas du tout, madame, répondis-je, et je pense que vous vous
moquez de moi.

--Je ne me moque point, reprit-elle; mais, comme tu ne saurais
comprendre mes paroles, je vais te faire assister à un spectacle
qui te paraîtra étrange et que je rendrai aussi court que possible.
Suis-moi.

Elle me conduisit dans le plus bel endroit de sa résidence. C'était un
petit lac limpide qui ressemblait à un diamant vert enchâssé dans un
anneau de fleurs, et où se jouaient des poissons de toutes les nuances
de l'orange et de la cornaline, des carpes de Chine couleur d'ambre,
des cygnes blancs et noirs, des sarcelles exotiques vêtues de
pierreries, et, au fond de l'eau, des coquillages de nacre et de
pourpre, des salamandres aux vives couleurs et aux panaches dentelés,
enfin tout un monde de merveilles vivantes glissant et plongeant sur
un lit de sable argenté, où poussaient des herbes fines, plus fleuries
et plus jolies les unes que les autres. Autour de ce vaste bassin
s'arrondissait sur plusieurs rangs une colonnade de porphyre à
chapiteaux d'albâtre. L'entablement fait des minéraux les plus
précieux, disparaissait presque sous les clématites, les jasmins, les
glycines, les bryones et les chèvrefeuilles où mille oiseaux faisaient
leurs nids. Des buissons de roses de toutes nuances et de tous
parfums, se miraient dans l'eau, ainsi que le fût des colonnes et les
belles statues de marbre de Paros placées sous les arcades. Au milieu
du bassin jaillissait en mille fusées de diamants et de perles un jet
d'eau qui retombait dans de colossales vasques de nacre.

Le fond de l'amphithéâtre d'architecture s'ouvrait sur de riants
parterres qu'ombrageaient des arbres géants couronnés de fleurs et de
fruits, et dont les tiges enlacées de pampres formaient, au delà de la
colonnade de porphyre, une colonnade de verdure et de fleurs.

La fée me fit asseoir avec elle au seuil d'une grotte d'où s'élançait
une cascade mélodieuse et que tapissaient les beaux rubans des
scolopendres et le velours des mousses fraîches diamantées de gouttes
d'eau.

--Tout ce que tu vois là, me dit-elle, est mon ouvrage. Tout cela est
fait de poussière; c'est en secouant ma robe dans les nuages que j'ai
fourni tous les matériaux de ce paradis. Mon ami le feu qui les avait
lancés dans les airs, les a repris pour les recuire, les cristalliser
ou les agglomérer après que mon serviteur le vent les a eu promenés
dans l'humidité et dans l'électricité des nues, et rabattus sur la
terre; ce grand plateau solidifié s'est revêtu alors de ma substance
féconde et la pluie en a fait des sables et des engrais, après en
avoir fait des granits, des porphyres, des marbres, des métaux et des
roches de toute sorte.

J'écoutais sans comprendre et je pensais que la fée continuait à me
mystifier. Qu'elle eût pu faire de la terre avec de la poussière,
passe encore; mais qu'elle eût fait avec cela du marbre, des granits
et d'autres minéraux, qu'en se secouant elle aurait fait tomber du
ciel, je n'en croyais rien. Je n'osais pas lui donner un démenti, mais
je me retournai involontairement vers elle pour voir si elle disait
sérieusement une pareille absurdité.

Quelle fut ma surprise de ne plus la trouver derrière moi! mais
j'entendis sa voix qui partait de dessous terre et qui m'appelait.
En même temps, je m'enfonçai sous terre aussi, sans pouvoir m'en
défendre, et je me trouvai dans un lieu terrible où tout était feu et
flamme. On m'avait parlé de l'enfer, je crus que c'était cela. Des
lueurs rouges, bleues, vertes, blanches, violettes, tantôt livides,
tantôt éblouissantes, remplaçaient le jour, et, si le soleil pénétrait
en cet endroit, les vapeurs qui s'exhalaient de la fournaise le
rendaient tout à fait invisible.

Des bruits formidables, des sifflements aigus, des explosions, des
éclats de tonnerre remplissaient cette caverne de nuages noirs où je
me sentais enfermée.

Au milieu de tout cela, j'apercevais la petite fée Poussière qui avait
repris sa face terreuse et son sordide vêtement incolore. Elle allait
et venait, travaillant, poussant, tassant, brassant, versant je
ne sais quels acides, se livrant en un mot à des opérations
incompréhensibles.

--N'aie pas peur, me cria-t-elle d'une voix qui dominait les bruits
assourdissants de ce Tartare. Tu es ici dans mon laboratoire. Ne
connais-tu pas la chimie?

--Je n'en sais pas un mot, m'écriai-je, et ne désire pas l'apprendre
en un pareil endroit.

--Tu as voulu savoir, il faut te résigner à regarder. Il est bien
commode d'habiter la surface de la terre, de vivre avec les fleurs,
les oiseaux et les animaux apprivoisés; de se baigner dans les eaux
tranquilles, de manger des fruits savoureux en marchant sur des tapis
de gazon et de marguerites. Tu t'es imaginée que la vie humaine avait
subsisté de tout temps ainsi, dans des conditions bénies. Il est temps
de t'aviser du commencement des choses et de la puissance de la fée
Poussière, ton aïeule, ta mère et ta nourrice.

En parlant ainsi, la petite vieille me fit rouler avec elle au plus
profond de l'abîme à travers les flammes dévorantes, les explosions
effroyables, les âcres fumées noires, les métaux en fusion, les laves
au vomissement hideux et toutes les terreurs de l'éruption volcanique.

--Voici mes fourneaux, me dit-elle, c'est le sous-sol où s'élaborent
mes provisions. Tu vois, il fait bon ici pour un esprit débarrassé de
cette caparace qu'on appelle un corps. Tu as laissé le tien dans ton
lit et ton esprit seul est avec moi. Donc, tu peux toucher et brasser
la matière première. Tu ignores la chimie, tu ne sais pas encore de
quoi cette matière est faite, ni par quelle opération mystérieuse ce
qui apparaît ici sous l'aspect de corps solides provient d'un corps
gazeux qui a lui dans l'espace comme une nébuleuse et qui plus tard a
brillé comme un soleil. Tu es une enfant, je ne peux pas t'initier aux
grands secrets de la création et il se passera encore du temps avant
que tes professeurs les sachent eux-mêmes. Mais je peux te faire voir
les produits de mon art culinaire. Tout est ici un peu confus pour
toi. Remontons d'un étage. Prends l'échelle et suis-moi.

Une échelle, dont je ne pouvais apercevoir ni la base ni le faîte, se
présentait en effet devant nous. Je suivis la fée et me trouvai avec
elle dans les ténèbres, mais je m'aperçus alors qu'elle était toute
lumineuse et rayonnait comme un flambeau. Je vis donc des dépôts
énormes d'une pâte rosée, des blocs d'un cristal blanchâtre et des
lames immenses d'une matière vitreuse noire et brillante que la fée
se mit à écraser sous ses doigts; puis elle pila le cristal en petits
morceaux et mêla le tout avec la pâte rose, qu'elle porta sur ce qu'il
lui plaisait d'appeler un feu doux.

--Quel plat faites-vous donc là? lui demandai-je.

--Un plat très-nécessaire à ta pauvre petite existence, répondit-elle;
je fais du granit, c'est-à-dire qu'avec de la poussière je fais la
plus dure et la plus résistante des pierres. Il faut bien cela, pour
enfermer le Cocyte et le Phlégéthon. Je fais aussi des mélanges variés
des mêmes éléments. Voici ce qu'on t'a montré sous des noms barbares,
les gneiss, les quartzites, les talcschistes, les micaschistes, etc.
De tout cela, qui provient de mes poussières, je ferai plus tard
d'autres poussières avec des éléments nouveaux, et ce seront alors
des ardoises, des sables et des grès. Je suis habile et patiente,
je pulvérise sans cesse pour réagglomérer. La base de tout gâteau
n'est-elle pas la farine? Quant à présent, j'emprisonne mes fourneaux
en leur ménageant toutefois quelques soupiraux nécessaires pour qu'ils
ne fassent pas tout éclater. Nous irons voir plus haut ce qui se
passe. Si tu es fatiguée, tu peux faire un somme, car il ma faut un
peu de temps pour cet ouvrage.

Je perdis la notion du temps, et, quand la fée m'éveilla:

--Tu as dormi, me dit-elle, un joli nombre de siècles!

--Combien donc, madame la fée?

--Tu demanderas cela à tes professeurs, répondit-elle en ricanant;
reprenons l'échelle.

Elle me fit monter plusieurs étages de divers dépôts, où je la vis
manipuler des rouilles de métaux dont elle fit du calcaire, des
marnes, des argiles, des ardoises, des jaspes; et, comme je
l'interrogeais sur l'origine des métaux:

--Tu en veux savoir beaucoup, me dit-elle. Vos chercheurs peuvent
expliquer beaucoup de phénomènes par l'eau et par le feu. Mais
peuvent-ils savoir ce qui s'est passé entre terre et ciel quand toutes
mes pouzzolanes, lancées par le vent de l'abîme, ont formé des nuées
solides, que les nuages d'eau ont roulées dans leurs tourbillons
d'orage, que la foudre a pénétrées de ses aimants mystérieux et que
les vents supérieurs ont rabattues sur la surface terrestre en pluies
torrentielles? C'est là l'origine des premiers dépôts. Tu vas assister
à leurs merveilleuses transformations.

Nous montâmes plus haut et nous vîmes des craies, des marbres et des
bancs de pierre calcaire, de quoi bâtir une ville aussi grande que
le globe entier. Et, comme j'étais émerveillée de ce qu'elle pouvait
produire par le sassement, l'agglomération, le métamorphisme et la
cuisson, elle me dit:

--Tout ceci n'est rien, et tu vas voir bien autre chose! tu vas voir
la vie déjà éclose au milieu de ces pierres.

Elle s'approcha d'un bassin grand comme une mer, et, y plongeant le
bras, elle en retira d'abord des plantes étranges, puis des animaux
plus étranges encore, qui étaient encore à moitié plantes; puis
des êtres libres, indépendants les uns des autres, des coquillages
vivants, puis enfin des poissons, qu'elle fit sauter en disant:

--Voilà ce que dame Poussière sait produire quand elle se dépose au
fond des eaux. Mais il y a mieux; retourne-toi et regarde le rivage.

Je me retournai: le calcaire et tous ses composés, mêlés à la silice
et à l'argile, avaient formé à leur surface une fine poussière brune
et grasse où poussaient des plantes chevelues fort singulières.

--Voici la terre végétale, dit la fée, attends un peu, tu verras
pousser des arbres.

En effet, je vis une végétation arborescente s'élever rapidement et
se peupler de reptiles et d'insectes, tandis que sur les rivages
s'agitaient des êtres inconnus qui me causèrent une véritable terreur.

--Ces animaux ne t'effrayeront pas sur la terre de l'avenir, dit la
fée. Ils sont destinés à l'engraisser de leurs dépouilles. Il n'y a
pas encore ici d'hommes pour les craindre.

--Attendez! m'écriai-je, voici un luxe de monstres qui me scandalise!
Voici votre terre qui appartient à ces dévorants qui vivent les
uns des autres. Il vous fallait tous ces massacres et toutes ces
stupidités pour nous faire un fumier? Je comprends qu'ils ne soient
pas bons à autre chose, mais je ne comprends pas une création si
exubérante de formes animées, pour ne rien faire et ne rien laisser
qui vaille.

--L'engrais est quelque chose, si ce n'est pas tout, répondit la fée.
Les conditions que celui-ci va créer seront proprices à des êtres
différents qui succéderont à ceux-ci.

--Et qui disparaîtront à leur tour, je sais cela. Je sais que la
création se perfectionnera jusqu'à l'homme, du moins on me l'a dit
et je le crois. Mais je ne m'étais pas encore représenté cette
prodigalité de vie et de destruction qui m'effraye et me répugne.
Ces formes hideuses, ces amphibies gigantesques, ces crocodiles
monstrueux, et toutes ces bêtes rampantes ou nageantes qui ne semblent
vivre que pour se servir de leurs dents et dévorer les autres...

Mon indignation divertit beaucoup la fée Poussière.

--La matière est la matière, répondit-elle, elle est toujours logique
dans ses opérations. L'esprit humain ne l'est pas et tu en es la
preuve, toi qui te nourris de charmants oiseaux et d'une foule de
créatures plus belles et plus intelligentes que celles-ci. Est-ce
à moi de t'apprendre qu'il n'y a point de production possible sans
destruction permanente, et veux-tu renverser l'ordre de la nature?

--Oui, je le voudrais, je voudrais que tout fût bien, dès le premier
jour. Si la nature est une grande fée, elle pouvait bien se passer de
tous ces essais abominables, et faire un monde où nous serions des
anges, vivant par l'esprit, au sein d'une création immuable et
toujours belle.

--La grande fée Nature a de plus hautes visées, répondit dame
Poussière. Elle ne prétend pas s'arrêter aux choses que tu connais.
Elle travaille et invente toujours. Pour elle, qui ne connaît pas
la suspension de la vie, le repos serait la mort. Si les choses ne
changeaient pas, l'oeuvre du roi des génies serait terminée et ce roi,
qui est l'activité incessante et suprême, finirait avec son oeuvre. Le
monde où tu vis et où tu vas retourner tout à l'heure quand ta vision
du passé se dissipera,--ce monde de l'homme que tu crois meilleur
que celui des animaux anciens, ce monde dont tu n'es pourtant pas
satisfait, puisque tu voudrais y vivre éternellement à l'état de
pur esprit, cette pauvre planète encore enfant, est destinée à se
transformer indéfiniment. L'avenir fera de vous tous et de vous
toutes, faibles créatures humaines, des fées et des génies qui
posséderont la science, la raison et la bonté; vois ce que je te fais
voir, et sache que ces premières ébauches de la vie résumée dans
l'instinct sont plus près de toi que tu ne l'es de ce que sera, un
jour, le règne de l'esprit sur la terre que tu habites. Les occupants
de ce monde futur seront alors en droit de te mépriser aussi
profondément que tu méprises aujourd'hui le monde des grands sauriens.

--A la bonne heure, répondis-je, si tout ce que je vois du passé doit
me faire aimer l'avenir, continuons à voir du nouveau.

--Et surtout, reprit la fée, ne le méprisons pas trop, ce passé, afin
de ne pas commettre l'ingratitude de mépriser le présent. Quand le
grand esprit de la vie se sert des matériaux que je lui fournis,
il fait des merveilles dès le premier jour. Regarde les yeux de ce
prétendu monstre que vos savants ont nommé l'ichthyosaure.

--Ils sont plus gros que ma tête et me font peur.

--Ils sont très-supérieurs aux tiens. Ils sont à la fois myopes et
presbytes à volonté. Ils voient la proie à des distances considérables
comme avec un télescope, et, quand elle est tout près, par un simple
changement de fonction, ils la voient parfaitement à sa véritable
distance sans avoir besoin de lunettes. A ce moment de la création,
la nature n'a qu'un but: faire un animal pensant. Elle lui donne des
organes merveilleusement appropriés à ses besoins. C'est un joli
commencement: n'en es-tu pas frappée?--Il en sera ainsi, et de mieux
en mieux, de tous les êtres qui vont succéder à ceux-ci. Ceux qui
te paraîtront pauvres, laids ou chétifs seront encore des prodiges
d'adaptation au milieu où ils devront se manifester.

--Et comme ceux-ci, ils ne songeront pourtant qu'à se nourrir?

--A quoi veux-tu qu'ils songent? La terre n'éprouve pas le besoin
d'être admirée. Le ciel subsistera aujourd'hui et toujours sans que
les aspirations et les prières des créatures ajoutent rien à son éclat
et à la majesté de ses lois. La fée de ta petite planète connaît la
grande cause, n'en doute pas; mais, si elle est chargée de faire un
être qui pressente ou devine cette cause, elle est soumise à la loi du
temps, cette chose dont vous ne pouvez pas vous rendre compte, parce
que vous vivez trop peu pour en apprécier les opérations. Vous les
croyez lentes, et elles sont d'une rapidité foudroyante. Je vais
affranchir ton esprit de son infirmité et faire passer devant toi les
résultats de siècles innombrables. Regarde et n'ergote plus. Mets à
profit ma complaisance pour toi.

Je sentis que la fée avait raison et je regardai, de tous mes yeux,
la succession des aspects de la terre. Je vis naître et mourir des
végétaux et des animaux de plus en plus ingénieux par l'instinct et de
plus en plus agréables ou imposants par la forme. A mesure que le
sol s'embellissait de productions plus ressemblantes à celles de
nos jours, les habitants de ce grand jardin que de grands accidents
transformaient sans cesse, me parurent moins avides pour eux-mêmes et
plus soucieux de leur progéniture. Je les vis construire des demeures
à l'usage de leur famille et montrer de l'attachement pour leur
localité. Si bien que, de moment en moment, je voyais s'évanouir un
monde et surgir un monde nouveau, comme les actes d'une féerie.

--Repose-toi, me dit la fée, car tu viens de parcourir beaucoup de
milliers de siècles, sans t'en douter, et monsieur l'homme va naître à
son tour quand le règne de monsieur le singe sera accompli.

Je me rendormis, écrasée de fatigue, et, quand je m'éveillai, je me
trouvai au milieu d'un grand bal dans le palais de la fée, redevenue
jeune, belle et parée.

--Tu vois toutes ces belles choses et tout ce beau monde, me dit-elle.
Eh bien, mon enfant, poussière que tout cela! Ces parois de porphyre
et de marbre, c'est de la poussière de molécules pétrie et cuite à
point. Ces murailles de pierres taillées, c'est de la poussière de
chaux ou de granit amenée à bien par les mêmes procédés. Ces lustres
et ces cristaux, c'est du sable fin cuit par la main des hommes en
imitation du travail de la nature. Ces porcelaines et ces faïences,
c'est de la poudre de feldspath, le kaolin dont les Chinois nous ont
fait trouver l'emploi. Ces diamants qui parent les danseuses, c'est
de la poudre de charbon qui s'est cristallisée. Ces perles, c'est le
phosphate de chaux que l'huître suinte dans sa coquille. L'or et tous
les métaux n'ont pas d'autre origine que l'assemblage bien tassé, bien
manipulé, bien fondu, bien chauffé et bien refroidi, de molécules
infinitésimales. Ces beaux végétaux, ces roses couleur de chair, ces
lis tachetés, ces gardénias qui embaument l'atmosphère, sont nés de la
poussière que je leur ai préparée, et ces gens qui dansent et sourient
au son des instruments, ces vivants par excellence qu'on appelle
des personnes, eux aussi, ne t'en déplaise, sont nés de moi et
retourneront à moi.

Comme elle disait cela, la fête et le palais disparurent. Je me
trouvai avec la fée dans un champ où il poussait du blé. Elle se
baissa et ramassa une pierre où il y avait un coquillage incrusté.

--Voilà, me dit-elle, à l'état fossile, un être que je t'ai montré
vivant aux premiers âges de la vie. Qu'est-ce que c'est, à présent?
Du phosphate de chaux. On le réduit en poussière et on en fait de
l'engrais pour les terres trop siliceuses. Tu vois, l'homme commence
à s'aviser d'une chose, c'est que le seul maître à étudier, c'est la
nature.
                
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