George Sand

Contes d'une grand-mère
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Elle écrasa sous ses doigts le fossile et en sema la poudre sur le sol
cultivé, en disant:

--Ceci rentre dans ma cuisine. Je sème la destruction pour faire
pousser le germe. Il en est ainsi de toutes les poussières, qu'elles
aient été plantes, animaux ou personnes. Elles sont la mort
après avoir été la vie, et cela n'a rien de triste, puisqu'elles
recommencent toujours, grâce à moi, à être la vie après avoir été la
mort. Adieu. Je veux que tu gardes un souvenir de moi. Tu admires
beaucoup ma robe de bal. En voici un petit morceau que tu examineras à
loisir.

Tout disparut, et, quand j'ouvris les yeux, je me retrouvai dans mon
lit. Le soleil était levé et m'envoyait un beau rayon. Je regardai le
bout d'étoffe que la fée m'avait mis dans la main. Ce n'était qu'un
petit tas de fine poussière, mais mon esprit était encore sous le
charme du rêve et il communiqua à mes sens le pouvoir de distinguer
les moindres atomes de cette poussière.

Je fus émerveillée; il y avait de tout: de l'air, de l'eau, du
soleil, de l'or, des diamants, de la cendre, du pollen de fleur, des
coquillages, des perles, de la poussière d'ailes de papillon, du fil,
de la cire, du fer, du bois, et beaucoup de cadavres microscopiques;
mais, au milieu de ce mélange de débris imperceptibles, je vis
fermenter je ne sais quelle vie d'êtres insaisissables qui
paraissaient chercher à se fixer quelque part pour éclore ou pour se
transformer, et qui se fondirent en nuage d'or dans le rayon rose du
soleil levant.




LE GNOME DES HUITRES


Un original de nos amis, grand amateur d'huîtres, eut la fantaisie,
l'an dernier, d'aller déguster sur place les produits des bancs les
plus renommés, afin de les comparer et d'être édifié une fois pour
toutes sur leurs différents mérites. Il alla donc à Cancale, à
Ostende, à Marennes, et autres localités recommandables. Il revint
persuadé que Paris est le port de mer où l'on trouve les meilleurs
produits maritimes.

Vous connaissez cet ami, mes chères petites, vous savez qu'il est
fantaisiste, et que, quand il raconte, son imagination lui fait
dépasser le vraisemblable. L'autre soir, il était en train de nous
narrer son voyage, lorsque _l'homme au sable_ a passé. Vous avez
résisté le mieux possible; mais enfin il vous a fallu dire bonsoir à
la compagnie, et vous auriez perdu cette curieuse histoire, si je ne
l'eusse transcrite fidèlement pour vous, le soir même. La voici telle
que je l'ai entendue. C'est notre ami qui parle:

       *       *       *       *       *

Vous savez aussi bien que moi, mes chers amis, qu'on peut habiter
les bords de la mer et n'y manger de poissons, de crustacés et de
coquillages que lorsqu'on en demande à Paris. C'est là que tout
s'engouffre, et vous vous souvenez que, sur les rives de la Manche,
nous n'en goûtions que quand les propriétaires des grands hôtels de
bains en faisaient venir de la Halle. Bien que averti, je voulus, l'an
dernier, expérimenter la chose par moi-même. Je restai vingt-quatre
heures à Marennes avant d'obtenir une demi-douzaine d'huîtres
médiocres que je payai fort cher. Ailleurs, je n'en obtins pas du
tout. Dans certains villages, on m'offrit des colimaçons.

Enfin, je gagnai Cancale, où les huîtres étaient passables et le vin
blanc de l'auberge excellent. Je me trouvai à table à côté d'un tout
petit vieillard bossu, ratatiné et sordidement vêtu, qui me parut fort
laid et avec qui pourtant je liai conversation, parce qu'il me sembla
être le seul qui attachât de l'importance à la qualité des huîtres. Il
les examinait sérieusement, les retournant de tous côtés.

--Est-ce que vous cherchez des perles? lui demandai-je.

--Non, répondit-il; je compare cette espèce, ou plutôt cette variété à
toutes celles que je connais déjà.

--Ah! vraiment? vous êtes amateur?

--Oui, monsieur; comme vous, sans doute?

--Moi? je voyage exclusivement pour les huîtres.

--Bravo! nous pourrons nous entendre. Je me mets absolument à votre
service.

--Parfait! Avalons encore quelques-uns de ces mollusques et nous
causerons.--Garçon! apportez-nous encore quatre douzaines d'huîtres.

--Voilà, monsieur! dit le garçon en posant sur la table quatre
bouteilles de vin de Sauterne.

--Que voulez-vous que nous fassions de tout ce vin? demanda d'un ton
bourru le petit homme.

--Une bouteille par douzaine, est-ce trop? dit le garçon en me
regardant.

--On verra, répondis-je. Vos huîtres sont diablement salées.
N'importe, pourvu qu'il y en ait à discrétion...

Le garçon sortit. Je vidai une bouteille avec le petit vieux, qui me
parut ne pas se faire prier, du moment où il comprit que je payais. Le
garçon rentra.

--Monsieur, dit-il, il n'y a plus d'huîtres très-grasses. Mais
monsieur n'a qu'à commander ce qu'il en veut pour demain.

--Allez au diable! j'ai cru tomber ici sur une mine inépuisable...

--Il y en a, monsieur, il y en a en quantité, mais il faut les pêcher.

--Eh bien, j'irai les pêcher moi-même. Apportez le déjeuner.

Le déjeuner fut bon et nous y fîmes honneur. Les soles étaient
excellentes, le vin était sans reproche. Mais le dépit de n'avoir
point d'huîtres m'empêcha de savourer ce qu'on m'offrait. Je bus et
mangeai sans discernement, causant toujours avec mon petit vieux, qui
semblait compatir à ma peine et prendre intérêt à mon exploration
manquée.

Si bien qu'à la fin du repas je ne saisissais plus très-clairement le
sens de ses paroles ni la vue des objets environnants. Le gnome, car
il avait réellement l'aspect d'un gnome, me paraissait un peu ému
aussi, car il passa son bras sous le mien avec une familiarité
touchante en m'appelant son cher ami, et en jurant qu'il allait me
révéler tous les secrets de la nature concernant les huîtres.

Je le suivis sans savoir où j'allais. La vivacité de l'air achevait de
m'éblouir, et je me trouvai avec lui dans une sorte de grotte, de cave
ou de chambre sombre, où étaient entassés des monceaux de coquillages.

--Voici ma collection, me dit-il d'un air triomphant: je ne la montre
pas au premier venu; mais, puisque vous êtes un véritable amateur,...
tenez, voici la première des huîtres! _ostrea matercula_ de l'étage
permien.

--Voyons! m'écriai-je en saisissant l'huître et en la portant à mes
lèvres.

--Vous voulez la manger? fit le gnome en m'arrêtant: y songez-vous?

--Pardon! j'ai cru que vous me l'offriez pour cela.

--Mais, monsieur, c'est un échantillon précieux. On ne le trouve qu'en
Russie, dans les calcaires cuivreux.

--Cuivreux? merci! Vous avez bien fait de m'arrêter! Mon déjeuner ne
me gêne point et je ne recherche pas les oxydes de cuivre en guise de
dessert. Passons. Ces _ostrea_, comme vous les appelez, ne me feront
pas faire le voyage de Russie.

--Pourtant, monsieur, dit le gnome en reprenant son huître, elle est
bien intéressante, cette représentante des premiers âges de la vie!
Au temps où elle apparut dans les mers, il n'existait ni hommes ni
quadrupèdes sur la terre.

--Alors, que faisait-elle dans le monde?

--Elle essayait d'exister, monsieur, et elle existait! Allez-vous
dire du mal des premières huîtres, sous prétexte que vous n'étiez pas
encore né pour les manger?

Je vis que j'avais fâché le gnome et je le priai de passer à une série
plus récente.

--Procédons avec ordre, reprit-il; voici _ostrea marcignyana_, des
arkoses et des grès du Keuper.

--Elle n'a pas bonne mine, elle est toute plissée et doit manquer de
chair.

--Les animaux de son temps ne la dédaignaient pas, soyez-en sûr.
Aimez-vous mieux _ostrea arcuata_, autrement la gryphée arquée du lias
inférieur?

--Je la trouve jolie, elle ressemble à une lampe antique, mais quel
goût a-t-elle?

--Je n'en sais rien, répondit le gnome en haussant les épaules. Je
n'ai pas vécu de son temps. Il y a deux cent cinq espèces principales
d'huîtres fossiles avec leurs variétés et sous-variétés, ce qui forme
un joli total. Je puis vous montrer la variété d'_ostrea arcuata_.
Tenez! mangez-la, si le coeur vous en dit!

--Oh! oh! à la bonne heure! Celle-ci est belle, et, dans mes meilleurs
jours d'appétit, je pense qu'une douzaine me suffirait.

--Aussi nous l'appelons _gigantea_. En voulez-vous de plus petites?
Voici une prétendue variété que je ne crois pas être autre chose que
l'_arcuata_ dans son âge tendre. En voulez-vous un plat? On la trouve
à foison dans le sinémurien.

--Merci! il me faudrait un cure-dent pour les tirer de leur coquille
et trente-six heures à table pour m'en rassasier.

--Eh bien, voici l'_ostrea cymbium_, du lias moyen.

--C'est trop gros, ce doit être coriace.

--Aimez-vous mieux _marshii cristagalli_, du bajocien?

--Elle est jolie; mais le moyen d'ouvrir toutes ces dentelures en
crête de coq? Vraiment, tout ce que vous me montrez ne vaut pas le
diable!

--Monsieur n'est pas content de mes échantillons? Voici pourtant la
_gregaria_, dont la dentelure est merveilleuse, et que vous auriez pu
trouver dans les falaises de marne du Calvados. Mais passons
quelques espèces, puisque vous êtes pressé. Traversons l'oolithe.
N'accorderez-vous pas pourtant un regard à _ostrea virgula_, du
kimmeridge clay?

--Pas de virgule! m'écriai-je impatienté de ces noms barbares. Passez,
passez!

--Eh bien, monsieur, nous voici dans les terrains crétacés. Voici
_ostrea couloni_, des grès verts, une belle huître, celle-là,
j'espère! Voici _aquila_ (du gault) encore plus grosse; _flabellata
frons_, _carinata_, avec sa longue carène. Mangeriez-vous bien la
douzaine? J'en passe, et des meilleures; mais voici la merveille,
c'est l'_ostrea pes-leonis_ de la craie blanche. Celle-ci ne vous
dit-elle rien?

Il me tendait un mollusque énorme, tout dentelé, tout plissé, et
revêtu d'un test d'aspect cristallin qui avait réellement bonne mine.

--Vous ne me ferez pas croire, lui dis-je, que ceci soit une huître!

--Pardon, c'est une véritable huître, monsieur!

--Huître vous-même! m'écriai-je furieux. J'avais reçu de sa petite
patte maigre le mollusque nacré sans me douter de son poids. Il était
tel, que, ne m'attendant à rien, je le laissai tomber sur mon pied, ce
qui, ajouté à l'ennui que me causait la nomenclature pédantesque du
gnome, me mit, je l'avoue, dans une véritable colère; et, comme il
riait méchamment, sans paraître offensé le moins du monde d'être
traité d'huître, je voulus lui jeter quelque chose à la tête. Je ne
suis pas cruel, même dans la colère, je l'aurais tué avec l'huître
_pied de lion_; je me contentai de lui lancer dans la figure une
poignée de menue mitraille que je trouvai sous ma main et qui ne lui
fit pas grand mal.

Mais alors il entra en fureur, et, reculant d'un pas, il saisit un
gros marteau d'acier qu'il brandit d'une main convulsive.

--Vous n'êtes pas une huître, vous! s'écria-t-il d'une voix
glapissante comme la vague qui se brise sur les galets. Non! vous
n'êtes pas à la hauteur de ce doux mollusque, _ostrea oedulis_ des
temps modernes, qui ne fait de mal à personne et dont vous n'appréciez
le mérite que lorsqu'il est victime de votre voracité. Vous êtes un
Welche, un barbare! vous touchez sans respect à mes fossiles, vous
brisez indignement mes charmantes petites _columbae_ de la craie
blanche, que j'ai recueillies avec tant de soin et d'amour! Quoi! je
vous invite à voir la plus belle collection qui existe dans le pays,
une collection à laquelle ont contribué tous les savants de l'Europe,
et, non content de vouloir tout avaler comme un goinfre ignorant, vous
détériorez mes précieux spécimens! Je vais vous traiter comme vous le
méritez et vous faire sentir ce que pèse le marteau d'un géologue!

Le danger que je courais dissipa à l'instant même les fumées du
vin blanc, et, voyant que j'étais entouré de fossiles et non de
comestibles, je saisis à temps le bras du gnome et lui arrachai son
arme; mais il s'élança sur moi et s'y attacha comme un poulpe. Cette
étreinte d'un affreux bossu me causa une telle répugnance, que je me
sentis pris de nausées et le menaçai de tout briser dans son musée
d'huîtres s'il ne me lâchait.

Je ne sais trop alors ce qui se passa. Le gnome était d'une force
surhumaine; je me trouvai étendu par terre, et, alors, ne me
connaissant plus, je ramassai la redoutable _ostrea pes-leonis_ pour
la lui lancer.

Il prit la fuite et fit bien. Je me relevai et me hâtai de sortir de
l'espèce d'antre qu'il appelait son musée, et je me trouvai sur le
bord de la mer, face à face avec le garçon de l'hôtel où j'avais
déjeuné.

--Si monsieur désire des huîtres, me dit-il, nous en aurons à dîner.
On m'en a promis douze douzaines.

--Au diable les huîtres! m'écriai-je. Qu'on ne m'en parle plus jamais!
Oui, que le diable les emporte toutes, depuis la _malercula_ des
terres cuivreuses jusqu'à l'_oedulis_ des temps modernes!

Le garçon me regarda d'un air stupéfait. Puis, d'un ton de sérénité
philosophique:

--Je vois ce que c'est, dit-il. Le sauterne était un peu fort; ce
soir, on servira du chablis à monsieur.

Et, comme j'allais me fâcher, il ajouta gracieusement:

--Monsieur a été sobre, mais il a déjeuné en compagnie d'un fou, et
c'est cela qui a porté à la tête de monsieur.

--En compagnie d'un fou? Oui, certes, répondis-je; comment
appelez-vous ce gnome?

--Monsieur l'appelle par son vrai nom, car c'est ainsi qu'on le
désigne dans le pays. Le gnome, c'est-à-dire le poulpiquet des
huîtres. Ce n'est pas un méchant homme, mais c'est un maniaque qui,
en fait d'huîtres, ne se soucie que de l'écaille. On le tient pour
sorcier: moi, je le crois bête! Monsieur a eu à se plaindre de ses
manières?

Je ne voulus pas raconter à ce garçon d'hôtel ma ridicule aventure, et
je m'éloignai, résolu à faire une bonne promenade sur le rivage, afin
de regagner l'appétit nécessaire pour le dîner.

Mais je n'allai pas loin. Un invincible besoin de dormir s'empara
de moi, et je dus m'étendre sur le sable en un coin abrité. Quand
j'ouvris les yeux, la nuit était venue et la mer montait. Il n'était
que temps d'aller dîner et je marchai avec peine sur les mille débris
que rapporte sur la grève la marée qui lèche les rivages, vieux
souliers, vieux chapeaux, varechs gluants, débris d'embarcation
couverts d'anatifes gâtés et infects, chapelets de petites moules,
cadavres de méduses sur lesquels le pied glisse à chaque pas. Je
me hâtais, saisi d'un dégoût que la mer ne m'avait jamais inspiré,
lorsque je vis errer autour de moi dans l'ombre une forme vague qui,
d'après son exiguïté, ne pouvait être que celle du gnome. J'avais
l'esprit frappé. Je ramassai un pieu apporté par les eaux, et me mis
à sa poursuite. Je le vis ramper dans la vase et chercher à me saisir
les jambes. Un coup vigoureusement appliqué sur l'échine lui fit jeter
un cri si étrange, et il devint si petit, si petit, que je le vis
entrer dans une énorme coquille qui bâillait à mes pieds. Je voulus
m'en emparer: horreur! mes mains ne saisirent qu'une peau velue,
tandis qu'une langue froide se promenait sur mon visage. J'allais
lancer le monstre à la mer, lorsque je reconnus mon bon chien Tom,
que j'avais enfermé dans ma chambre, à l'hôtel, et qui avait réussi à
s'échapper pour venir à ma rencontre.

Je rentrai alors tout à fait en moi-même et je m'en allai dîner à
l'hôtel, où l'on me servit d'excellentes huîtres à discrétion.
J'avoue que je les mangeai sans appétit. J'avais la tête troublée, et
m'imaginais voir le gnome s'échapper de chaque coquille et gambader
sur la table en se moquant de moi.

Le lendemain, comme je m'apprêtais à déjeuner, je vis tout à coup le
gnome en personne s'asseoir à mes côtés.

--Je vous demande pardon, me dit-il, de vous avoir ennuyé beaucoup
hier avec mes fossiles. J'avais encore à vous en montrer quelques-uns
des terrains crétacés, entre autres l'_ostrea spinosa_, qui est fort
curieuse. L'étage de la craie blanche est fort riche en espèces
différentes. Après cela, nous serions arrivés aux terrains tertiaires,
où nous aurions trouvé la _bellovacina_ et la _longirostris_, qui se
rapprochent beaucoup des huîtres contemporaines l'_oedulis_ et la
perlière.

--Est-ce fini? m'écriai-je, et puis-je espérer qu'aujourd'hui, du
moins, vous me laisserez manger en paix l'_oedulis cancalis_, sans
m'assassiner avec vos fossiles indigestes?

--Vous avez tort, reprit-il, de mépriser l'étude géologique de
l'huître. Elle caractérise admirablement les étages géologiques; elle
est, comme l'a dit un savant, la médaille commémorative des âges
qui n'ont point d'histoire: elle marque, par ses transformations
successives, le lent et continuel changement des milieux auxquels sa
forme a su se plier. Les unes sont taillées pour la flottaison comme
_arcuata_ et _carinata_. D'autres ont vécu attachées aux roches, comme
_gregaria_ et _deltoïdea_. En général, l'huître, par sa tendance à
l'agglomération, peut servir de modèle aux sociétés humaines.

--Exemple trop suivi, monsieur! repris-je avec humeur. Je vous
conseille, en vérité, de prêcher l'union des partis, à l'état de bancs
d'huîtres!

--Ne parions pas politique, monsieur, dit le gnome en souriant. La
science ne s'égare pas sur ce terrain-là. C'est l'étage supérieur des
terrains modernes, qu'on pourrait appeler le _conservator-bank_.

--Si l'on peut rire avec vous, à la bonne heure! repris-je. Vous me
paraissez mieux disposé qu'hier.

--Hier! Aurais-je manqué à la politesse et à l'hospitalité? J'en
serais désolé! Vous m'aviez fait boire beaucoup de sauterne et je suis
habitué au cidre. Je me rappelle un peu confusément...

--Vous ne vous souvenez pas d'avoir voulu m'assassiner?

--Moi? Dieu m'en garde! Comment un pauvre petit vieux contrefait comme
je le suis, eût-il pu songer à se mesurer avec un gaillard de votre
apparence?

--Vous vous êtes pourtant jeté sur moi et vous m'avez même terrassé un
instant!

--Terrassé, moi! Ne serait-ce pas plutôt...? il était fort, le
sauterne! Vous vouliez tout casser chez moi! Mais, puisque nous ne
nous souvenons pas bien ni l'un ni l'autre, achevons d'oublier nos
discordes en déjeunant ensemble de bonne amitié. Je suis venu ici pour
vous prier d'accepter le repas que vous m'avez forcé d'accepter hier.

Je vis alors que le gnome était un aimable homme, car il me fit servir
un vrai festin où je m'observai sagement à l'endroit des vins et où il
ne fut plus question d'huîtres que pour les déguster. Je repartais à
midi, il m'accompagna jusqu'au chemin de fer en me laissant sa carte:
il s'appelait tout bonnement M. Gaume.




LA FÉE AUX GROS YEUX


Elsie avait une gouvernante irlandaise fort singulière. C'était la
meilleure personne qui fût au monde, mais quelques animaux lui étaient
antipathiques à ce point qu'elle entrait dans de véritables fureurs
contre eux. Si une chauve-souris pénétrait le soir dans l'appartement,
elle faisait des cris ridicules et s'indignait contre les personnes
qui ne couraient pas sus à la pauvre bête. Comme beaucoup de gens
éprouvent de la répugnance pour les chauves-souris, on n'eût pas fait
grande attention à la sienne, si elle ne se fût étendue à de charmants
oiseaux, les fauvettes, les rouges-gorges, les hirondelles et autres
insectivores, sans en excepter les rossignols, qu'elle traitait de
cruelles bêtes. Elle s'appelait miss Barbara ***, mais on lui avait
donné le surnom de _fée aux gros yeux_; _fée_, parce qu'elle était
très-savante et très-mystérieuse; _aux gros yeux_, parce qu'elle avait
d'énormes yeux clairs saillants et bombés, que la malicieuse Elsie
comparait à des bouchons de carafe.

Elsie ne détestait pourtant pas sa gouvernante, qui était pour elle
l'indulgence et la patience mêmes: seulement, elle s'amusait de ses
bizarreries et surtout de sa prétention à voir mieux que les autres,
bien qu'elle eût pu gagner le grand prix de myopie au concours de la
conscription. Elle ne se doutait pas de la présence des objets, à
moins qu'elle ne les touchât avec son nez, qui par malheur était des
plus courts.

Un jour qu'elle avait donné du front dans une porte à demi ouverte, la
mère d'Elsie lui avait dit:

--Vraiment, à quelque jour, vous vous ferez grand mal! Je vous assure,
ma chère Barbara, que vous devriez porter des lunettes.

Barbara lui avait répondu avec vivacité:

--Des lunettes, moi? Jamais! je craindrais de me gâter la vue!

Et, comme on essayait de lui faire comprendre que sa vue ne pouvait
pas devenir plus mauvaise, elle avait répliqué, sur un ton de
conviction triomphante, qu'elle ne changerait avec qui que ce soit les
trésors de sa vision. Elsie voyait les plus petits objets comme
les autres avec les loupes les plus fortes; ses yeux étaient deux
lentilles de microscope qui lui révélaient à chaque instant des
merveilles inappréciables aux autres. Le fait est qu'elle comptait
les fils de la plus fine batiste et les mailles des tissus les plus
déliés, là où Elsie, qui avait ce qu'on appelle de bons yeux, ne
voyait absolument rien.

Longtemps on l'avait surnommée _miss Frog_ (grenouille), et puis on
l'appela _miss Maybug_ (hanneton), parce qu'elle se cognait partout;
enfin, le nom de fée aux gros yeux prévalut, parce qu'elle était trop
instruite et trop intelligente pour être comparée à une bête, et aussi
parce que tout le monde, en voyant les découpures et les broderies
merveilleuses qu'elle savait faire, disait:

--C'est une véritable fée!

Barbara ne semblait pas indifférente à ce compliment, et elle avait
coutume de répondre:

--Qui sait? Peut-être! peut-être!

Un jour, Elsie lui demanda si elle disait sérieusement une pareille
chose, et miss Barbara répéta d'un air malin:

--Peut-être, ma chère enfant, peut-être!

Il n'en fallut pas davantage pour exciter la curiosité d'Elsie; elle
ne croyait plus aux fées, car elle était déjà grandelette, elle avait
bien douze ans. Mais elle regrettait fort de n'y plus croire, et il
n'eût pas fallu la prier beaucoup pour qu'elle y crût encore.

Le fait est que miss Barbara avait d'étranges habitudes. Elle ne
mangeait presque rien et ne dormait presque pas. On n'était même pas
bien certain qu'elle dormît, car on n'avait jamais vu son lit défait.
Elle disait qu'elle le refaisait, elle-même chaque jour, de grand
matin, en s'éveillant, parce qu'elle ne pouvait dormir que dans un lit
dressé à sa guise. Le soir, aussitôt qu'Elsie quittait le salon en
compagnie de sa bonne qui couchait auprès d'elle, miss Barbara se
retirait avec empressement dans le pavillon qu'elle avait choisi et
demandé pour logement, et on assurait qu'on y voyait de la lumière
jusqu'au jour. On prétendait même que, la nuit, elle se promenait avec
une petite lanterne en parlant tout haut avec des êtres invisibles.

La bonne d'Elsie en disait tant, qu'un beau soir, Elsie éprouva un
irrésistible désir de savoir ce qui se passait chez sa gouvernante et
de surprendre les mystères du pavillon.

Mais comment oser aller la nuit dans un pareil endroit? Il fallait
faire au moins deux cents pas à travers un massif de lilas que
couvrait un grand cèdre, suivre sous ce double ombrage une allée
étroite, sinueuse et toute noire!

--Jamais, pensa Elsie, je n'aurai ce courage-là.

Les sots propos des bonnes l'avaient rendue peureuse. Aussi ne s'y
hasarda-t-elle pas. Mais elle se risqua pourtant le lendemain à
questionner Barbara sur l'emploi de ses longues veillées.

--Je m'occupe, répondit tranquillement la fée aux gros yeux. Ma
journée entière vous est consacrée; le soir m'appartient. Je l'emploie
à travailler pour mon compte.

--Vous ne savez donc pas tout, que vous étudiez toujours?

--Plus on étudie, mieux on voit qu'on ne sait rien encore.

--Mais qu'est-ce que vous étudiez donc tant? Le latin? le grec?

--Je sais le grec et le latin. C'est autre chose qui m'occupe.

--Quoi donc? Vous ne voulez pas le dire?

--Je regarde ce que moi seule je peux voir.

--Vous voyez quoi?

--Permettez-moi de ne pas vous le dire; vous voudriez le voir aussi,
et vous ne pourriez pas ou vous le verriez mal, ce qui serait un
chagrin pour vous.

--C'est donc bien beau, ce que vous voyez?

--Plus beau que tout ce que vous avez vu et verrez jamais de beau dans
vos rêves.

--Ma chère miss Barbara, faites-le-moi voir, je vous en supplie!

--Non, mon enfant, jamais! Cela ne dépend pas de moi.

--Eh bien, je le verrai! s'écria Elsie dépitée. J'irai la nuit chez
vous, et vous ne me mettrez pas dehors.

--Je ne crains pas votre visite. Vous n'oseriez jamais venir!

--Il faut donc du courage pour assister à vos sabbats?

--Il faut de la patience et vous en manquez absolument.

Elsie prit de l'humeur et parla d'autre chose. Puis elle revint à la
charge et tourmenta si bien la fée, que celle-ci promit de la conduire
le soir à son pavillon, mais en l'avertissant qu'elle ne verrait rien
ou ne comprendrait rien à ce qu'elle verrait.

Voir! voir quelque chose de nouveau, d'inconnu, quelle soif, quelle
émotion pour une petite fille curieuse! Elsie n'eut pas d'appétit à
dîner, elle bondissait involontairement sur sa chaise, elle comptait
les heures, les minutes. Enfin, après les occupations de la soirée,
elle obtint de sa mère la permission de se rendre au pavillon avec sa
gouvernante.

A peine étaient-elles dans le jardin qu'elles firent une rencontre
dont miss Barbara parut fort émue. C'était pourtant un homme
d'apparence très-inoffensive que M. Bat, le précepteur des frères
d'Elsie. Il n'était pas beau: maigre, très-brun, les oreilles et le
nez pointus, et toujours vêtu de noir de la tête aux pieds, avec
des habits à longues basques, très-pointues aussi. Il était timide,
craintif même; hors de ses leçons, il disparaissait comme s'il eût
éprouvé le besoin de se cacher. Il ne parlait jamais à table, et le
soir, en attendant l'heure de présider au coucher de ses élèves, il se
promenait en rond sur la terrasse du jardin, ce qui ne faisait de mal
à personne, mais paraissait être l'indice d'une tête sans réflexion
livrée à une oisiveté stupide. Miss Barbara n'en jugeait pas ainsi.
Elle avait M. Bat en horreur, d'abord à cause de son nom qui signifie
chauve-souris en anglais. Elle prétendait que, quand on a le malheur
de porter un pareil nom, il faut s'expatrier afin de pouvoir s'en
attribuer un autre en pays étranger. Et puis elle avait toute sorte
de préventions contre lui, elle lui en voulait d'être de bon appétit,
elle le croyait vorace et cruel. Elle assurait que ses bizarres
promenades en rond dénotaient les plus funestes inclinations et
cachaient les plus sinistres desseins.

Aussi, lorsqu'elle le vit sur la terrasse, elle frissonna. Elsie
sentit trembler son bras auquel le sien s'était accroché. Qu'y
avait-il de surprenant à ce que M. Bat, qui aimait le grand air, fût
dehors jusqu'au moment de la retraite de ses élèves, qui se couchaient
plus tard qu'Elsie, la plus jeune des trois? Miss Barbara n'en fut pas
moins scandalisée, et, en passant près de lui, elle ne put se retenir
de lui dire d'un ton sec:

--Est-ce que vous comptez rester là toute la nuit?

M. Bat fit un mouvement pour s'enfuir; mais, craignant d'être impoli,
il s'efforça pour répondre et répondit sous forme de question:

--Est-ce que ma présence gêne quelqu'un, et désire-t-on que je rentre?

--Je n'ai pas d'ordres à vous donner, reprit Barbara avec aigreur,
mais il m'est permis de croire que vous seriez mieux au parloir avec
la famille.

--Je suis mal au parloir, répondit modestement le précepteur, mes
pauvres yeux y souffrent cruellement de la chaleur et de la vive
clarté des lampes.

--Ah! vos yeux craignent la lumière? J'en étais sûre! Il vous faut
tout au plus le crépuscule? Vous voudriez pouvoir voler en rond toute
la nuit?

--Naturellement! répondit le précepteur en s'efforçant de rire pour
paraître aimable: ne suis-je pas une _bat_?

--Il n'y a pas de quoi se vanter! s'écria Barbara en frémissant de
colère.

Et elle entraîna Elsie interdite, dans l'ombre épaisse de la petite
allée.

--Ses yeux, ses pauvres yeux! répétait Barbara en haussant
convulsivement les épaules; attends que je te plaigne, animal féroce!

--Vous êtes bien dure pour ce pauvre homme, dit Elsie. Il a vraiment
la vue sensible au point de ne plus voir du tout aux lumières.

--Sans doute, sans doute! Mais comme il prend sa revanche dans
l'obscurité! C'est un nyctalope et, qui plus est, un presbyte.

Elsie ne comprit pas ces épithètes, qu'elle crut déshonorantes et dont
elle n'osa pas demander l'explication. Elle était encore dans l'ombre
de l'allée qui ne lui plaisait nullement et voyait enfin s'ouvrir
devant elle le sombre berceau au fond duquel apparaissait le pavillon
blanchi par un clair regard de la lune à son lever, lorsqu'elle recula
en forçant miss Barbara à reculer aussi.

--Qu'y a-t-il? dit la dame aux gros yeux, qui ne voyait rien du tout.

--Il y a... il n'y a rien, répondit Elsie embarrassée. Je voyais un
homme noir devant nous, et, à présent, je distingue M. Bat qui passe
devant la porte du pavillon. C'est lui qui se promène dans votre
parterre.

--Ah! s'écria miss Barbara indignée, je devais m'y attendre. Il me
poursuit, il m'épie, il prétend dévaster mon ciel! Mais ne craignez
rien, chère Elsie, je vais le traiter comme il le mérite.

Elle s'élança en avant.

--Ah çà! monsieur, dit-elle en s'adressant à un gros arbre sur lequel
la lune projetait l'ombre des objets, quand cessera la persécution
dont vous m'obsédez?

Elle allait faire un beau discours, lorsque Elsie l'interrompit en
l'entraînant vers la porte du pavillon et en lui disant:

--Chère miss Barbara, vous vous trompez, vous croyez parler à M. Bat
et vous parlez à votre ombre. M. Bat est déjà loin, je ne le vois plus
et je ne pense pas qu'il ait eu l'idée de nous suivre.

--Je pense le contraire, moi, répondit la gouvernante. Comment vous
expliquez-vous qu'il soit arrivé ici avant nous, puisque nous l'avions
laissé derrière et ne l'avons ni vu ni entendu passer à nos côtés?

--Il aura marché à travers les plates-bandes, reprit Elsie; c'est
le plus court chemin et c'est celui que je prends souvent quand le
jardinier ne me regarde pas.

--Non, non! dit miss Barbara avec angoisse, il a pris par-dessus les
arbres. Tenez, vous qui voyez loin, regardez au-dessus de votre tête!
Je parie qu'il rôde devant mes fenêtres!

Elsie regarda et ne vit rien que le ciel, mais, au bout d'un instant,
elle vit l'ombre mouvante d'une énorme chauve-souris passer et
repasser sur les murs du pavillon. Elle n'en voulut rien dire à miss
Barbara, dont les manies l'impatientaient en retardant la satisfaction
de sa curiosité. Elle la pressa d'entrer chez elle en lui disant qu'il
n'y avait ni chauve-souris ni précepteur pour les épier.

--D'ailleurs, ajouta-t-elle, en entrant dans le petit parloir du
rez-de-chaussée, si vous êtes inquiète, nous pourrons fort bien fermer
la fenêtre et les rideaux.

--Voilà qui est impossible! répondit Barbara. Je donne un bal et c'est
par la fenêtre que mes invités doivent se présenter chez moi.

--Un bal! s'écria Elsie stupéfaite, un bal dans ce petit appartement?
des invités qui doivent entrer par la fenêtre? Vous vous moquez de
moi, miss Barbara.

--Je dis un bal, un grand bal, répondit Barbara en allumant une lampe
qu'elle posa sur le bord de la fenêtre; des toilettes magnifiques, un
luxe inouï!

--Si cela est, dit Elsie ébranlée par l'assurance de sa gouvernante,
je ne puis rester ici dans le pauvre costume où je suis. Vous eussiez
dû m'avertir, j'aurais mis ma robe rose et mon collier de perles.

--Oh! ma chère, répondit Barbara en plaçant une corbeille de fleurs à
côté de la lampe, vous auriez beau vous couvrir d'or et de pierreries,
vous ne feriez pas le moindre effet à côté de mes invités.

Elsie un peu mortifiée garda le silence et attendit. Miss Barbara mit
de l'eau et du miel dans une soucoupe en disant:

--Je prépare les rafraîchissements.

Puis, tout à coup, elle s'écria:

--En voici un! c'est la princesse _nepticula marginicollella_ avec sa
tunique de velours noir traversée d'une large bande d'or. Sa robe est
en dentelle noire avec une longue frange. Présentons-lui une feuille
d'orme, c'est le palais de ses ancêtres où elle a vu le jour.
Attendez! Donnez-moi cette feuille de pommier pour sa cousine
germaine, la belle _malella_, dont la robe noire a des lames d'argent
et dont la jupe frangée est d'un blanc nacré. Donnez-moi du genêt en
fleurs, pour réjouir les yeux de ma chère _cemiostoma spartifoliella_,
qui approche avec sa toilette blanche à ornements noir et or. Voici
des roses pour vous, marquise _nepticula centifoliella_. Regardez,
chère Elsie! admirez cette tunique grenat bordée d'argent. Et ces deux
illustres lavernides: _linneella_, qui porte sur sa robe une écharpe
orange brodée d'or, tandis que _schranckella_ a l'échappe orange
lamée d'argent. Quel goût, quelle harmonie dans ces couleurs voyantes
adoucies par le velouté des étoffes, la transparence des franges
soyeuses et l'heureuse répartition des quantités! L'adélide
_panzerella_ est toute en drap d'or bordé de noir, sa jupe est lilas à
frange d'or. Enfin, la pyrale _rosella_, que voici et qui est une des
plus simples, a la robe de dessus d'un rose vif teintée de blanc sur
les bords. Quel heureux effet produit sa robe de dessous d'un brun
clair! Elle n'a qu'un défaut, c'est d'être un peu grande; mais voici
venir une troupe de véritables mignonnes exquises. Ce sont des
tinéines vêtues de brun et semées de diamants, d'autres blanches avec
des perles sur de la gaze. _Dispunctella_ a dix gouttes d'or sur
sa robe d'argent. Voici de très-grands personnages d'une taille
relativement imposante: c'est la famille des adélides avec leurs
antennes vingt fois plus longues que leur corps, et leur vêtement d'or
vert à reflets rouges ou violets qui rappellent la parure des plus
beaux colibris. Et, à présent, voyez! voyez la foule qui se presse! il
en viendra encore, et toujours! et vous, vous ne saurez laquelle de
ces reines du soir admirer le plus pour la splendeur de son costume et
le goût exquis de sa toilette. Les moindres détails du corsage, des
antennes et des pattes sont d'une délicatesse inouïe et je ne pense
pas que vous ayez jamais vu nulle part de créatures aussi parfaites. A
présent, remarquez la grâce de leurs mouvements, la folle et charmante
précipitation de leur vol, la souplesse de leurs antennes qui est un
langage, la gentillesse de leurs attitudes. N'est-ce pas, Elsie, que
c'est là une fête inénarrable, et que toutes les autres créatures sont
laides, monstrueuses et méchantes en comparaison de celles-ci?

--Je dirai tout ce que vous voudrez pour vous faire plaisir, répondit
Elsie désappointée, mais la vérité est que je ne vois rien ou presque
rien de ce que vous me décrivez avec tant d'enthousiasme. J'aperçois
bien autour de ces fleurs et de cette lampe, des vols de petits
papillons microscopiques, mais je distingue à peine des points
brillants et des points noirs, et je crains que vous ne puisiez dans
votre imagination les splendeurs dont il vous plaît de les revêtir.

--Elle ne voit pas! elle ne distingue pas! s'écria douloureusement la
fée aux gros yeux. Pauvre petite! j'en étais sûre! Je vous l'avais
bien dit, que votre infirmité vous priverait des joies que je savoure!
Heureusement, j'ai su compatir à la débilité de vos organes; voici un
instrument dont je ne me sers jamais, moi, et que j'ai emprunté pour
vous à vos parents. Prenez et regardez.

Elle offrait à Elsie une forte loupe, dont, faute d'habitude, Elsie
eut quelque peine à se servir. Enfin, elle réussit, après une certaine
fatigue, à distinguer la réelle et surprenante beauté d'un de ces
petits êtres; elle en fixa un autre et vit que miss Barbara ne l'avait
pas trompée: l'or, la pourpre, l'améthyste, le grenat, l'orange, les
perles et les roses se condensaient en ornements symétriques sur
les manteaux et les robes de ces imperceptibles personnages. Elsie
demandait naïvement pourquoi tant de richesse et de beauté étaient
prodiguées à des êtres qui vivent tout au plus quelques jours et qui
volent la nuit, à peine saisissables au regard de l'homme.

--Ah! voilà! répondit en riant la fée aux gros yeux. Toujours la
même question! Ma pauvre Elsie, les grandes personnes la font aussi,
c'est-à-dire qu'elles n'ont, pas plus que les enfants, l'idée saine
des lois de l'univers. Elles croient que tout a été créé pour l'homme
et que ce qu'il ne voit pas ou ne comprend pas, ne devrait pas
exister. Mais moi, la fée aux gros yeux, comme on m'appelle, je sais
que ce qui est simplement beau est aussi important que ce que l'homme
utilise, et je me réjouis quand je contemple des choses ou des êtres
merveilleux dont personne ne songe à tirer parti. Mes chers petits
papillons sont répandus par milliers de milliards sur la terre, ils
vivent modestement en famille sur une petite feuille, et personne n'a
encore eu l'idée de les tourmenter.

--Fort bien, dit Elsie, mais les oiseaux, les fauvettes, les
rossignols s'en nourrissent, sans compter les chauves-souris!

--Les chauves-souris! Ah! vous m'y faites songer! La lumière qui
attire mes pauvres petits amis et qui me permet de les contempler,
attire aussi ces horribles bêtes qui rôdent des nuits entières, la
gueule ouverte, avalant tout ce qu'elles rencontrent. Allons, le bal
est fini, éteignons cette lampe. Je vais allumer ma lanterne, car la
lune est couchée, et je vais vous reconduire au château.

Comme elles descendaient les marches du petit perron du pavillon:

--Je vous l'avais bien dit, Elsie, ajouta miss Barbara, vous avez été
déçue dans votre attente, vous n'avez vu qu'imparfaitement mes petites
fées de la nuit et leur danse fantastique autour de mes fleurs. Avec
une loupe, on ne voit qu'un objet à la fois, et, quand cet objet est
un être vivant, on ne le voit qu'au repos. Moi, je vois tout mon cher
petit monde à la fois, je ne perds rien de ses allures et de ses
fantaisies. Je vous en ai montré fort peu aujourd'hui. La soirée était
trop fraîche et le vent ne donnait pas du bon côté. C'est dans les
nuits d'orage que j'en vois des milliers se réfugier chez moi, ou que
je les surprends dans leurs abris de feuillage et de fleurs. Je vous
en ai nommé quelques-uns, mais il y en a une multitude d'autres qui,
selon la saison, éclosent à une courte existence d'ivresse, de parure
et de fêtes. On ne les connaît pas tous, bien que certaines personnes
savantes et patientes les étudient avec soin et que l'on ait publié
de gros livres où ils sont admirablement représentés avec un fort
grossissement pour les yeux faibles; mais ces livres ne suffisent pas,
et chaque personne bien douée et bien intentionnée peut grossir le
catalogue acquis à la science par des découvertes et des observations
nouvelles. Pour ma part, j'en ai trouvé un grand nombre qui n'ont
encore ni leurs noms ni leurs portraits publiés, et je m'ingénie à
réparer à leur profit l'ingratitude ou le dédain de la science. Il est
vrai qu'ils sont si petits, si petits, que peu de personnes daigneront
les observer.

--Est-ce qu'il y en a de plus petits que ceux que vous m'avez montrés?
dit Elsie, qui voyant miss Barbara arrêtée sur le perron, s'était
appuyée sur la rampe.

Elsie avait veillé plus tard que de coutume, elle n'avait pas eu toute
la surprise et tout le plaisir qu'elle se promettait et le sommeil
commençait à la gagner.

--Il y a des êtres infiniment petits, dont on ne devrait pas parler
sans respect, répliqua miss Barbara, qui ne faisait pas attention à la
fatigue de son élève. Il y en a qui échappent au regard de l'homme et
aux plus forts grossissements des instruments. Du moins je le présume
et je le crois, moi qui en vois plus que la plupart des gens n'en
peuvent voir. Qui peut dire à quelles dimensions, apparentes pour
nous, s'arrête la vie universelle? Qui nous prouve que les puces n'ont
pas des puces, lesquelles nourrissent à leur tour des puces qui en
nourrissent d'autres, et ainsi jusqu'à l'infini? Quant aux papillons,
puisque les plus petits que nous puissions apercevoir sont
incontestablement plus beaux que les gros, il n'y a pas de raison pour
qu'il n'en existe pas une foule d'autres encore plus beaux et plus
petits dont les savants ne soupçonneront jamais l'existence.

Miss Barbara en était là de sa démonstration, sans se douter qu'Elsie,
qui s'était laissée glisser sur les marches du perron, dormait de
tout son coeur, lorsqu'un choc inattendu enleva brusquement la petite
lanterne des mains de la gouvernante et fit tomber cet objet sur les
genoux d'Elsie réveillée en sursaut.

--Une chauve-souris! une chauve-souris! s'écria Barbara éperdue en
cherchant à ramasser la lanterne éteinte et brisée.

Elsie s'était vivement levée sans savoir où elle était.

--Là! là! criait Barbara, sur votre jupe, l'horrible bête est tombée
aussi, je l'ai vue tomber, elle est sur vous!

Elsie n'avait pas peur des chauves-souris, mais elle savait que, si
un choc léger les étourdit, elles ont de bonnes petites dents pour
mordre, quand on veut les prendre, et, avisant un point noir sur sa
robe, elle le saisit dans son mouchoir en disant:

--Je la tiens, tranquillisez-vous, miss Barbara, je la tiens bien!

--Tuez-la, étouffez-la, Elsie! Serrez bien fort, étouffez ce mauvais
génie, cet affreux précepteur qui me persécute!

Elsie ne comprenait plus rien à la folie de sa gouvernante; elle
n'aimait pas à tuer et trouvait les chauves-souris fort utiles, vu
qu'elles détruisent une multitude de cousins et d'insectes nuisibles.
Elle secoua son mouchoir instinctivement pour faire échapper le pauvre
animal; mais quelle fut sa surprise, quelle fut sa frayeur en voyant
M. Bat s'échapper du mouchoir et s'élancer sur miss Barbara, comme
s'il eût voulu la dévorer!

Elsie s'enfuit à travers les plates-bandes, en proie à une terreur
invincible. Mais, au bout de quelques instants, elle fut prise de
remords, se retourna et revint sur ses pas pour porter secours à son
infortunée gouvernante. Miss Barbara avait disparu et la chauve-souris
volait en rond autour du pavillon.

--Mon Dieu! s'écria Elsie désespérée, cette bête cruelle a avalé ma
pauvre fée! Ah! si j'avais su, je ne lui aurais pas sauvé la vie!

La chauve-souris disparut et M. Bat se trouva devant Elsie.

--Ma chère enfant, lui dit-il, c'est bien et c'est raisonnable de
sauver la vie à de pauvres persécutés. Ne vous repentez pas d'une
bonne action, miss Barbara n'a eu aucun mal. En l'entendant crier,
j'étais accouru, vous croyant l'une et l'autre menacées de quelque
danger sérieux. Votre gouvernante s'est réfugiée et barricadée chez
elle en m'accablant d'injures que je ne mérite pas. Puisqu'elle vous
abandonne à ce qu'elle regarde comme un grand péril, voulez-vous me
permettre de vous reconduire à votre bonne, et n'aurez-vous point peur
de moi?

--Vraiment, je n'ai jamais eu peur de vous, monsieur Bat, répondit
Elsie, vous n'êtes point méchant, mais vous êtes fort singulier.

--Singulier, moi? Qui peut vous faire penser que j'aie une singularité
quelconque?

--Mais... je vous ai tenu dans mon mouchoir tout à l'heure, monsieur
Bat, et permettez-moi de vous dire que vous vous exposiez beaucoup,
car, si j'avais écouté miss Barbara, c'était fait de vous!

--Chère miss Elsie, répondit le précepteur en riant, je comprends
maintenant ce qui s'est passé et je vous bénis de m'avoir soustrait à
la haine de cette pauvre fée, qui n'est pas méchante non plus, mais
qui est bien plus singulière que moi!

Quand Elsie eut bien dormi, elle trouva fort invraisemblable que M.
Bat eût le pouvoir de devenir homme ou bête à volonté. A déjeuner,
elle remarqua qu'il avalait avec délices des tranches de boeuf
saignant, tandis que miss Barbara ne prenait que du thé. Elle en
conclut que le précepteur n'était pas homme à se régaler de _micros_,
et que la gouvernante suivait un régime propre à entretenir ses
vapeurs.


FIN





TABLE


LE CHÊNE PARLANT

LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE

L'ORGUE DU TITAN

CE QUE DISENT LES FLEURS

LE MARTEAU ROUGE

LA FÉE POUSSIÈRE

LE GNOME DES HUITRES

LA FÉE AUX GROS YEUX
                
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