George Sand

Contes d'une grand-mère
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CONTS D'UNE GRAND'MÈRE

LE CHENE PARLANT

LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE
L'ORGUE DU TITAN
CE QUE DISENT LES FLEURS
LE MARTEAU ROUGE
LA FÉE POUSSIÈRE
LE GNOME DES HUITRES
LA FÉE AUX GROS YEUX

PAR GEORGE SAND

1876


[Note du transcripteur: Ce text utilise l'orthographe du XIXe siècle:
siège = siége, piège = piége, etc.]


CONTES D'UNE GRAND'MÈRE

       *       *       *       *       *

LE CHÊNE PARLANT

A MADEMOISELLE BLANCHE AMIC


Il y avait autrefois en la forêt de Cernas un gros vieux chêne qui
pouvait bien avoir cinq cents ans. La foudre l'avait frappé plusieurs
fois, et il avait dû se faire une tête nouvelle, un peu écrasée, mais
épaisse et verdoyante.

Longtemps ce chêne avait eu une mauvaise réputation. Les plus vieilles
gens du village voisin disaient encore que, dans leur jeunesse, ce
chêne parlait et menaçait ceux qui voulaient se reposer sous son
ombrage. Ils racontaient que deux voyageurs, y cherchant un abri,
avaient été foudroyés. L'un d'eux était mort sur le coup; l'autre
s'était éloigné à temps et n'avait été qu'étourdi, parce qu'il avait
été averti par une voix qui lui criait:

--Va-t'en vite!

L'histoire était si ancienne qu'on n'y croyait plus guère, et, bien
que cet arbre portât encore le nom de _chêne parlant_, les pâtours
s'en approchaient sans trop de crainte. Pourtant le moment vint où il
fut plus que jamais réputé sorcier après l'aventure d'Emmi.

Emmi était un pauvre petit gardeur de cochons, orphelin et
très-malheureux, non-seulement parce qu'il était mal logé, mal nourri
et mal vêtu, mais encore parce qu'il détestait les bêtes que la misère
le forçait à soigner. Il en avait peur, et ces animaux, qui sont plus
fins qu'ils n'en ont l'air, sentaient bien qu'il n'était pas le maître
avec eux. Il s'en allait dès le matin, les conduisant à la glandée,
dans la forêt. Le soir, il les ramenait à la ferme, et c'était pitié
de le voir, couvert de méchants haillons, la tête nue, ses cheveux
hérissés par le vent, sa pauvre petite figure pâle, maigre, terreuse,
l'air triste, effrayé, souffrant, chassant devant lui ce troupeau
de bêtes criardes, au regard oblique, à la tête baissée, toujours
menaçante. A le voir ainsi courir à leur suite sur les sombres
bruyères, dans la vapeur rouge du premier crépuscule, on eût dit d'un
follet des landes chassé par une rafale.

Il eût pourtant été aimable et joli, ce pauvre petit porcher, s'il eût
été soigné, propre, heureux comme vous autres, mes chers enfants qui
me lisez. Lui ne savait pas lire, il ne savait rien, et c'est tout au
plus s'il savait parler assez pour demander le nécessaire, et, comme
il était craintif, il ne le demandait pas toujours, c'était tant pis
pour lui si on l'oubliait.

Un soir, les pourceaux rentrèrent tout seuls à l'étable, et le porcher
ne parut pas à l'heure du souper. On n'y fit attention que quand la
soupe aux raves fut mangée, et la fermière envoya un de ses gars pour
appeler Emmi. Le gars revint dire qu'Emmi n'était ni à l'étable, ni
dans le grenier, où il couchait sur la paille. On pensa qu'il était
allé voir sa tante, qui demeurait aux environs, et on se coucha sans
plus songer à lui.

Le lendemain matin, on alla chez la tante, et on s'étonna d'apprendre
qu'Emmi n'avait point passé la nuit chez elle. Il n'avait pas reparu
au village depuis la veille. On s'enquit de lui aux alentours,
personne ne l'avait vu. On le chercha en vain dans la forêt. On
pensa que les sangliers et les loups l'avaient mangé. Pourtant on ne
retrouva ni sa sarclette--sorte de houlette à manche court dont se
servent les porchers,--ni aucune loque de son pauvre vêtement; on
en conclut qu'il avait quitté le pays pour vivre en vagabond, et le
fermier dit que ce n'était pas un grand dommage, que l'enfant n'était
bon à rien, n'aimant pas ses bêtes et n'ayant pas su s'en faire aimer.

Un nouveau porcher fut loué pour le reste de l'année, mais la
disparition d'Emmi effrayait tous les gars du pays; la dernière fois
qu'on l'avait vu, il allait du côté du chêne parlant, et c'était là
sans doute qu'il lui était arrivé malheur. Le nouveau porcher eut bien
soin de n'y jamais conduire son troupeau et les autres enfants se
gardèrent d'aller jouer de ce côté-là.

Vous me demandez ce qu'Emmi était devenu. Patience, je vais vous le
dire.

La dernière fois qu'il était allé à la forêt avec ses bêtes, il avait
avisé à quelque distance du gros chêne une touffe de favasses en
fleurs. La favasse ou féverole, c'est cette jolie papilionacée à
grappes roses que vous connaissez, la gesse tubéreuse; les tubercules
sont gros comme une noisette, un peu âpres quoique sucrés. Les enfants
pauvres en sont friands; c'est une nourriture qui ne coûte rien et
que les pourceaux, qui en sont friands aussi, songent seuls à leur
disputer. Quand on parle des anciens anachorètes vivant de _racines_,
on peut être certain que le mets le plus recherché de leur austère
cuisine était, dans nos pays du centre, le tubercule de cette gesse.

Emmi savait bien que les favasses ne pouvaient pas encore être bonnes
à manger, car on n'était qu'au commencement de l'automne, mais il
voulait marquer l'endroit pour venir fouiller la terre quand la tige
et la fleur seraient desséchées. Il fut suivi par un jeune porc qui
se mit à fouiller et qui menaçait de tout détruire, lorsque Emmi,
impatienté de voir le ravage inutile de cette bête vorace, lui
allongea un coup de sa sarclette sur le groin. Le fer de la sarclette
était fraîchement repassé et coupa légèrement le nez du porc, qui jeta
un cri d'alarme. Vous savez comme ces animaux se soutiennent entre
eux, et comme certains de leurs appels de détresse les mettent tous
en fureur contre l'ennemi commun; d'ailleurs, ils en voulaient depuis
longtemps à Emmi, qui ne leur prodiguait jamais ni caresses ni
compliments. Ils se rassemblèrent en criant à qui mieux mieux et
l'entourèrent pour le dévorer. Le pauvre enfant prit la fuite, ils le
poursuivirent; ces bêtes ont, vous le savez, l'allure effroyablement
prompte; il n'eut que le temps d'atteindre le gros chêne, d'en
escalader les aspérités et de se réfugier dans les branches. Le
farouche troupeau resta au pied, hurlant, menaçant, essayant de fouir
pour abattre l'arbre. Mais le chêne parlant avait de formidables
racines qui se moquaient bien d'un troupeau de cochons. Les
assaillants ne renoncèrent pourtant à leur entreprise qu'après le
coucher du soleil. Alors, ils se décidèrent à regagner la ferme, et
le petit Emmi, certain qu'ils le dévoreraient s'il y allait avec eux,
résolut de n'y retourner jamais.

Il savait bien que le chêne passait pour être un arbre enchanté, mais
il avait trop à se plaindre des vivants pour craindre beaucoup les
esprits. Il n'avait vécu que de misère et de coups; sa tante était
très-dure pour lui: elle l'obligeait à garder les porcs, lui qui en
avait toujours eu horreur. Il était né comme cela, elle lui en faisait
un crime, et, quand il venait la voir en la suppliant de le reprendre
avec elle, elle le recevait, comme on dit, avec une volée de bois
vert. Il la craignait donc beaucoup, et tout son désir eût été de
garder les moutons dans une autre ferme où les gens eussent été moins
avares et moins mauvais pour lui.

Dans le premier moment après le départ des pourceaux, il ne sentit
que le plaisir d'être débarrassé de leurs cris farouches et de leurs
menaces, et il résolut de passer la nuit où il était. Il avait encore
du pain dans son sac de toile bise, car, durant le siége qu'il avait
soutenu, il n'avait pas eu envie de manger. Il en mangea la moitié,
réservant le reste pour son déjeuner; après cela, à la grâce de Dieu!

Les enfants dorment partout. Pourtant Emmi ne dormait guère. Il était
malingre, souvent fiévreux, et rêvait plutôt qu'il ne se reposait
l'esprit durant son sommeil. Il s'installa du mieux qu'il put entre
deux maîtresses branches garnies de mousse, et il eut grande envie de
dormir; mais le vent qui faisait mugir le feuillage et grincer les
branches l'effraya, et il se mit à songer aux mauvais esprits, tant
et si bien qu'il s'imagina entendre une voix grêle et fâchée qui lui
disait à plusieurs reprises:

--Va-t'en, va-t'en d'ici!

D'abord Emmi, tremblant et la gorge serrée, ne songea point à
répondre; mais, comme, en même temps que le vent s'apaisait, la voix
du chêne s'adoucissait et semblait lui murmurer à l'oreille d'un ton
maternel et caressant: «Va-t'en, Emmi, va-t'en!» Emmi se sentit le
courage de répondre:

--Chêne, mon beau chêne, ne me renvoie pas. Si je descends, les loups
qui courent la nuit me mangeront.

--Va, Emmi, va! reprit la voix encore plus radoucie.

--Mon bon chêne parlant, reprit aussi Emmi d'un ton suppliant, ne
m'envoie pas avec les loups. Tu m'as sauvé des porcs, tu as été doux
pour moi, sois-le encore. Je suis un pauvre enfant malheureux, et je
ne puis ni ne voudrais te faire aucun mal: garde-moi cette nuit; si tu
l'ordonnes, je m'en irai demain matin.

La voix ne répliqua plus, et la lune argenta faiblement les feuilles.
Emmi en conclut qu'il lui était permis de rester, ou bien qu'il avait
rêvé les paroles qu'il avait cru entendre. Il s'endormit et, chose
étrange, il ne rêva plus et ne fit plus qu'un somme jusqu'au jour. Il
descendit alors et secoua la rosée qui pénétrait son pauvre vêtement.

--Il faut pourtant, se dit-il, que je retourne au village, je dirai
à ma tante que mes porcs ont voulu me manger, que j'ai été obligé de
coucher sur un arbre, et elle me permettra d'aller chercher une autre
condition.

Il mangea le reste de son pain; mais, au moment de se remettre en
route, il voulut remercier le chêne qui l'avait protégé le jour et la
nuit.

--Adieu et merci, mon bon chêne, dit-il en baisant l'écorce, je
n'aurai plus jamais peur de toi, et je reviendrai te voir pour te
remercier encore.

Il traversa la lande, et il se dirigeait vers la chaumière de sa
tante, lorsqu'il entendit parler derrière le mur du jardin de la
ferme.

--Avec tout ça, disait un des gars, notre porcher n'est pas revenu, on
ne l'a pas vu chez sa tante, et il a abandonné son troupeau. C'est un
sans-coeur et un paresseux à qui je donnerai une jolie roulée de
coups de sabot, pour le punir de me faire mener ses bêtes aux champs
aujourd'hui à sa place.

--Qu'est-ce que ça te fait, de mener les porcs? dit l'autre gars.

--C'est une honte à mon âge, reprit le premier: cela convient à un
enfant de dix ans, comme le petit Emmi; mais, quand on en a douze, on
a droit à garder les vaches ou tout au moins les veaux.

Les deux gars furent interrompus par leur père.

--Allons vite, dit-il, à l'ouvrage! Quant à ce porcher de malheur,
si les loups l'ont mangé, c'est tant pis pour lui; mais, si je le
retrouve vivant, je l'assomme. Il aura beau aller pleurer chez sa
tante, elle est décidée à le faire coucher avec les cochons pour lui
apprendre à faire le fier et le dégoûté.

Emmi, épouvanté de cette menace, se le tint pour dit. Il se cacha dans
une meule de blé, où il passa la journée. Vers le soir, une chèvre qui
rentrait à l'étable, et qui s'attardait à lécher je ne sais quelle
herbe, lui permit de la traire. Quand il eut rempli et avalé deux ou
trois fois le contenu de sa sébile de bois, il se renfonça dans les
gerbes jusqu'à la nuit. Quand il fit tout à fait sombre et que tout le
monde fut couché, il se glissa jusqu'à son grenier et y prit diverses
choses qui lui appartenaient, quelques écus gagnés par lui que le
fermier lui avait remis la veille et dont sa tante n'avait pas encore
eu le temps de le dépouiller, une peau de chèvre et une peau de mouton
dont il se servait l'hiver, un couteau neuf, un petit pot de terre, un
peu de linge fort déchiré. Il mit le tout dans son sac, descendit dans
la cour, escalada la barrière et s'en alla à petits pas pour ne pas
faire de bruit; mais, comme il passait près de l'étable à porcs, ces
maudites bêtes le sentirent ou l'entendirent et se prirent à crier
avec fureur. Alors, Emmi, craignant que les fermiers, réveillés dans
leur premier sommeil, ne se missent à ses trousses, prit sa course et
ne s'arrêta qu'au pied du chêne parlant.

--Me voilà revenu, mon bon ami, lui dit-il. Permets-moi de passer
encore une nuit dans tes branches. Dis si tu le veux!

Le chêne ne répondit pas. Le temps était calme, pas une feuille ne
bougeait. Emmi pensa que qui ne dit mot consent. Tout chargé qu'il
était, il se hissa adroitement jusqu'à la grosse enfourchure où il
avait passé la nuit précédente, et il y dormit parfaitement bien.

Le jour venu, il se mit en quête d'un endroit convenable pour cacher
son argent et son bagage, car il n'était encore décidé à rien sur les
moyens de s'éloigner du pays sans être vu et ramené de force à la
ferme. Il grimpa au-dessus de la place où il se trouvait. Il découvrit
alors dans le tronc principal du gros arbre un trou noir fait par la
foudre depuis bien longtemps, car le bois avait formé tout autour un
gros bourrelet d'écorce. Au fond de cette cachette, il y avait de la
cendre et de menus éclats de bois hachés par le tonnerre.

--Vraiment, se dit l'enfant, voilà un lit très-doux et très-chaud où
je dormirai sans risque de tomber en rêvant. Il n'est pas grand, mais
il l'est assez pour moi. Voyons pourtant s'il n'est pas habité par
quelque méchante bête.

Il fureta tout l'intérieur de ce refuge, et vit qu'il était percé par
en haut, ce qui devait amener un peu d'humidité dans les temps de
pluie. Il se dit qu'il était bien facile de boucher ce trou avec de la
mousse. Une chouette avait fait son nid dans le conduit.

--Je ne te dérangerai pas, pensa Emmi, mais je fermerai la
communication. Comme cela, nous serons chacun chez nous.

Quand il eut préparé son nid pour la nuit suivante et installé son
bagage en sûreté, il s'assit dans son trou, les jambes dehors appuyées
sur une branche, et se mit à songer vaguement à la possibilité de
vivre dans un arbre; mais il eût souhaité que cet arbre fût au coeur
de la forêt au lieu d'être auprès de la lisière, exposé aux regards
des bergers et porchers qui y amenaient leurs troupeaux. Il ne pouvait
prévoir que, par suite de sa disparition, l'arbre deviendrait un objet
de crainte, et que personne n'en approcherait plus.

La faim commençait à se faire sentir, et, bien qu'il fût très-petit
mangeur, il se ressentait bien de n'avoir rien pris de solide la
veille. Irait-il déterrer les favasses encore vertes qu'il avait
remarquées à quelques pas de là? ou irait-il jusqu'aux châtaigniers
qui poussaient plus avant dans la forêt?

Comme il se préparait à descendre, il vit que la branche sur laquelle
reposaient ses pieds n'appartenait pas à son chêne. C'était celle d'un
arbre voisin qui entre-croisait ses belles et fortes ramures avec
celles du chêne parlant. Emmi se hasarda sur cette branche et gagna le
chêne voisin qui avait, lui aussi, pour proche voisin un autre arbre
facile à atteindre. Emmi, léger comme un écureuil, s'aventura ainsi
d'arbre en arbre jusqu'aux châtaigniers où il fit une bonne récolte.
Les châtaignes étaient encore petites et pas très-mûres; mais il n'y
regardait pas de bien près, et il mit comme qui dirait pied à terre
pour les faire cuire dans un endroit bien désert et bien caché où les
charbonniers avaient fait autrefois une fournée. Le rond marqué par le
feu était entouré de jeunes arbres qui avaient repoussé depuis: il y
avait beaucoup de menus déchets à demi brûlés. Emmi n'eut pas de peine
à en faire un tas et à y mettre le feu au moyen d'un caillou qu'il
battit du dos de son couteau, et il recueillit l'étincelle avec des
feuilles sèches, tout en se promettant de faire provision d'amadou sur
les arbres décrépits, qui ne manquaient pas dans la forêt. L'eau d'une
rigole lui permit de faire cuire ses châtaignes dans son petit pot de
terre, à couvercle percé, destiné à cet usage. C'est un meuble dont en
ce pays-là tout pâtour est nanti.

Emmi, qui ne rentrait souvent que le soir à la ferme, à cause de la
grande distance où il devait mener ses bêtes, était donc habitué à se
nourrir lui-même, et il ne fut pas embarrassé de cueillir son dessert
de framboises et de mûres sauvages sur les buissons de la petite
clairière.

--Voilà, pensa-t-il, ma cuisine et ma salle à manger trouvées.

Et il se mit à nettoyer le cours du filet d'eau qu'il avait à sa
portée. Avec sa sarclette, il enleva les herbes pourries, creusa un
petit réservoir, débarrassa un petit saut que l'eau faisait dans la
glaise et l'épura avec du sable et des cailloux. Cet ouvrage l'occupa
jusque vers le coucher du soleil. Il ramassa son pot et sa houlette,
et, remontant sur les branches dont il avait éprouvé la solidité, il
retrouva son chemin d'écureuil, grimpant et sautant d'arbre en arbre
jusqu'à son chêne. Il rapportait une épaisse brassée de fougère et de
mousse bien sèche dont il fit son lit dans le trou déjà nettoyé. Il
entendit bien la chouette sa voisine qui s'inquiétait et grognait
au-dessus de sa tête.

--Ou elle délogera, pensa-t-il, ou elle s'y habituera. Le bon chêne ne
lui appartient pas plus qu'à moi.

Habitué à vivre seul, Emmi ne s'ennuya pas. Être débarrassé de la
compagnie des pourceaux fut même pour lui une source de bonheur
pendant plusieurs jours. Il s'accoutuma à entendre hurler les loups.
Il savait qu'ils restaient au coeur de la forêt et n'approchaient
guère de la région où il se trouvait. Les troupeaux n'y venant plus,
les compères ne s'en approchaient plus du tout. Et puis Emmi apprit à
connaître leurs habitudes. En pleine forêt, il n'en rencontrait jamais
dans les journées claires. Ils n'avaient de hardiesse que dans les
temps de brouillard, et encore cette hardiesse n'était-elle pas
grande. Ils suivaient quelquefois Emmi à distance, mais il lui
suffisait de se retourner et d'imiter le bruit d'un fusil qu'on arme
en frappant son couteau contre le fer de sa sarclette pour les mettre
en fuite. Quant aux sangliers, Emmi les entendait quelquefois, il ne
les voyait jamais; ce sont des animaux mystérieux qui n'attaquent
jamais les premiers.

Quand il vit approcher l'époque de la cueillette des châtaignes,
il fit sa provision qu'il cacha dans un autre arbre creux à peu de
distance de son chêne; mais les rats et les mulots les lui disputèrent
si bien, qu'il dut les enterrer dans le sable, où elles se
conservèrent jusqu'au printemps. D'ailleurs, Emmi avait largement de
quoi se nourrir. La lande étant devenue absolument déserte, il put
s'aventurer la nuit jusqu'aux endroits cultivés et y déterrer des
pommes de terre et des raves; mais c'était voler et la chose lui
répugnait. Il amassa quantité de favasses dans les jachères et fit des
lacets pour prendre des alouettes en ramassant deçà et delà des crins
laissés aux buissons par les chevaux au pâturage. Les pâtours savent
tirer parti de tout et ne laissent rien perdre. Emmi ramassa assez de
flocons de laine sur les épines des clôtures pour se faire une espèce
d'oreiller; plus tard, il se fabriqua une quenouille et un fuseau et
apprit tout seul à filer. Il se fit des aiguilles à tricoter avec du
fil de fer qu'il trouva à une barrière mal raccommodée, qu'on répara
encore et qu'il dépouilla de nouveau pour fabriquer des collets à
prendre les lapins. Il réussit donc à se faire des bas et à manger de
la viande. Il devint un chasseur des plus habiles; épiant jour et nuit
toutes les habitudes du gibier, initié à tous les mystères de la lande
et de la forêt, il tendit ses piéges à coup sûr et se trouva dans
l'abondance.

Il eut même du pain à discrétion, grâce à une vieille mendiante
idiote, qui, toutes les semaines, passait au pied du chêne et y
déposait sa besace pleine, pour se reposer. Emmi, qui la guettait,
descendait de son arbre, la tête couverte de sa peau de chèvre, et lui
donnait une pièce de gibier en échange d'une partie de son pain. Si
elle avait peur de lui, sa peur ne se manifestait que par un rire
stupide et une obéissance dont elle n'avait du reste point à se
repentir.

Ainsi se passa l'hiver, qui fut très-doux, et l'été suivant, qui fut
chaud et orageux. Emmi eut d'abord grand'peur du tonnerre, car la
foudre frappa plusieurs fois des arbres assez proches du sien; mais il
remarqua que le chêne parlant, ayant été écimé longtemps auparavant
et s'étant refait une cime en parasol, n'attirait plus le fluide, qui
s'attaquait à des arbres plus élevés et de forme conique. Il finit par
dormir aux roulements et aux éclats du tonnerre sans plus de souci que
la chouette sa voisine.

Dans cette solitude, Emmi, absorbé par le soin incessant d'assurer
sa vie et de préserver sa liberté, n'eut pas le temps de connaître
l'ennui. On pouvait le traiter de paresseux, il savait bien, lui,
qu'il avait plus de mal à se donner pour vivre seul que s'il fût resté
à la ferme. Il acquérait aussi plus d'intelligence, de courage et
de prévision que dans la vie ordinaire. Pourtant, quand cette vie
exceptionnelle fut réglée à souhait et qu'elle exigea moins de temps
et de souci, il commença à réfléchir et à sentir sa petite conscience
lui adresser certaines questions embarrassantes. Pourrait-il vivre
toujours ainsi aux dépens de la forêt sans servir personne et sans
contenter aucun de ses semblables? Il s'était pris d'une espèce
d'amitié pour la vieille Catiche, l'idiote qui lui cédait son pain
en échange de ses lapins et de ses chapelets d'alouettes. Comme elle
n'avait pas de mémoire, ne parlait presque pas et ne racontait par
conséquent à personne ses entrevues avec lui, il était arrivé à se
montrer à elle à visage découvert, et elle ne le craignait plus. Ses
rires hébétés laissaient deviner une expression de plaisir quand elle
le voyait descendre de son arbre. Emmi s'étonnait lui-même de partager
ce plaisir; il ne se disait pas, mais il sentait que la présence d'une
créature humaine, si dégradée qu'elle soit, est une sorte de bienfait
pour celui qui s'est condamné à vivre seul. Un jour qu'elle lui
semblait moins abrutie que de coutume, il essaya de lui parler et de
lui demander où elle demeurait. Elle cessa tout à coup de rire, et lui
dit d'une voix nette et d'un ton sérieux:

--Veux-tu venir avec moi, petit?

--Où?

--Dans ma maison; si tu veux être mon fils, je te rendrai riche et
heureux.

Emmi s'étonna beaucoup d'entendre parler distinctement et
raisonnablement la vieille Catiche. La curiosité lui donnait quelque
envie de la croire, mais un coup de vent agita les branches au-dessus
de sa tête, et il entendit la voix du chêne lui dire:

--N'y va pas!

--Bonsoir et bon voyage, dit-il à la vieille; mon arbre ne veut pas
que je le quitte.

--Ton arbre est un sot, reprit-elle, ou plutôt c'est toi qui es une
bête de croire à la parole des arbres.

--Vous croyez que les arbres ne parlent pas? Vous vous trompez bien!

--Tous les arbres parlent quand le vent se met après eux, mais ils ne
savent pas ce qu'ils disent; c'est comme s'ils ne disaient rien.

Emmi fut fâché de cette explication positive d'un fait merveilleux. Il
répondit à Catiche:

--C'est vous qui radotez, la vieille. Si tous les arbres font comme
vous, mon chêne du moins sait ce qu'il veut et ce qu'il dit.

La vieille haussa les épaules, ramassa sa besace et s'éloigna en
reprenant son rire d'idiote.

Emmi se demanda si elle jouait un rôle ou si elle avait des moments
lucides. Il la laissa partir et la suivit, en se glissant d'arbre en
arbre sans qu'elle s'en aperçût. Elle n'allait pas vite et marchait
le dos courbé, la tête en avant, la bouche entr'ouverte, l'oeil fixé
droit devant elle; mais cet air exténué ne l'empêchait pas d'avancer
toujours sans se presser ni se ralentir, et elle traversa ainsi la
forêt pendant trois bonnes heures de marche, jusqu'à un pauvre hameau
perché sur une colline derrière laquelle d'autres bois s'étendaient à
perte de vue. Emmi la vit entrer dans une méchante cahute isolée des
autres habitations, qui, pour paraître moins misérables, n'en étaient
pas moins un assemblage de quelques douzaines de taudis. Il n'osa pas
s'aventurer plus loin que les derniers arbres de la forêt et revint
sur ses pas, bien convaincu que, si la Catiche avait un _chez elle_,
il était plus pauvre et plus laid que le trou de l'arbre parlant.

Il regagna son logis du grand chêne et n'y arriva que vers le soir,
harassé de fatigue, mais content de se retrouver chez lui. Il avait
gagné à ce voyage de connaître l'étendue de la forêt et la proximité
d'un village; mais ce village paraissait bien plus mal partagé que
celui de Cernas, où Emmi avait été élevé. C'était tout pays de landes
sans trace de culture, et les rares bestiaux qu'il avait vus paître
autour des maisons n'avaient que la peau sur les os. Au delà, il
n'avait aperçu que les sombres horizons des forêts. Ce n'est donc pas
de ce côté-là qu'il pouvait songer à trouver une condition meilleure
que la sienne.

Au bout de la semaine, la Catiche arriva à l'heure ordinaire. Elle
revenait de Cernas, et il lui demanda des nouvelles de sa tante pour
voir si cette vieille aurait le pouvoir et la volonté de lui répondre
comme la dernière fois. Elle répondit très-nettement:

--La grand'Nanette est remariée, et, si tu retournes chez elle, elle
tâchera de te faire mourir pour se débarrasser de toi.

--Parlez-vous raisonnablement? dit Emmi; et me dites-vous la vérité?

--Je te dis la vérité. Tu n'as plus qu'à te rendre à ton maître pour
vivre avec les cochons, ou à chercher ton pain avec moi, ce qui te
vaudrait mieux que tu ne penses. Tu ne pourras pas toujours vivre
dans la forêt. Elle est vendue, et sans doute on va abattre les vieux
arbres. Ton chêne y passera comme les autres. Crois-moi, petit. On
ne peut vivre nulle part sans gagner de l'argent. Viens avec moi, tu
m'aideras à en gagner beaucoup, et, quand je mourrai, je te laisserai
celui que j'ai.

Emmi était si étonné d'entendre causer et raisonner l'idiote, qu'il
regarda son arbre et prêta l'oreille comme s'il lui demandait conseil.

--Laisse donc cette vieille bûche tranquille, reprit la Catiche. Ne
sois pas si sot et viens avec moi.

Comme l'arbre ne disait mot, Emmi suivit la vieille, qui, chemin
faisant, lui révéla son secret.

«--Je suis venue au monde loin d'ici, pauvre comme toi et orpheline.
J'ai été élevée dans la misère et les coups. J'ai gardé aussi les
cochons, et, comme toi, j'en avais peur. Comme toi, je me suis sauvée;
mais, en traversant une rivière sur un vieux pont décrépit, je suis
tombée à l'eau d'où on m'a retirée comme morte. Un bon médecin chez
qui on m'a portée m'a fait revenir à la vie; mais j'étais idiote,
sourde, et ne pouvant presque plus parler. Il m'a gardée par charité,
et, comme il n'était pas riche, le curé de l'endroit a fait des quêtes
pour moi, et les dames m'ont apporté des habits, du vin, des douceurs,
tout ce qu'il me fallait. Je commençais à me porter mieux, j'étais si
bien soignée! Je mangeais de la bonne viande, je buvais du bon vin
sucré, j'avais l'hiver du feu dans ma chambre, j'étais comme une
princesse, et le médecin était content. Il disait:

«--La voilà qui entend ce qu'on lui dit. Elle retrouve les mots pour
parler. Dans deux ou trois mois d'ici, elle pourra travailler et
gagner honnêtement sa vie.

»Et toutes les belles dames se disputaient à qui me prendrait chez
elle.

»Je ne fus donc pas embarrassée pour trouver une place aussitôt que je
fus guérie; mais je n'avais pas le goût du travail, et on ne fut pas
content de moi. J'aurais voulu être fille de chambre, mais je ne
savais ni coudre ni coiffer; on me faisait tirer de l'eau au puits et
plumer la volaille, cela m'ennuyait. Je quittai l'endroit, croyant
être mieux ailleurs. Ce fut encore pire, on me traitait de malpropre
et de paresseuse. Mon vieux médecin était mort. On me chassa de maison
en maison, et, après avoir été l'enfant chéri de tout le monde, je
dus quitter le pays comme j'y étais venue, en mendiant mon pain; mais
j'étais plus misérable qu'auparavant. J'avais pris le goût d'être
heureuse, et on me donnait si peu, que j'avais à peine de quoi manger.
On me trouvait trop grande et de trop bonne mine pour mendier. On me
disait:

»--Va travailler, grande fainéante! c'est une honte à ton âge de
courir les chemins quand on peut épierrer les champs à six sous par
jour.

»Alors, je fis la boiteuse pour donner à croire que je ne pouvais
pas travailler; on trouva que j'étais encore trop forte pour ne rien
faire, et je dus me rappeler le temps où tout le monde avait pitié de
moi, parce que j'étais idiote. Je sus retrouver l'air que j'avais dans
ce temps-là, mon habitude de ricaner au lieu de parler, et je fis
si bien mon personnage, que les sous et les miches recommencèrent à
pleuvoir dans ma besace. C'est comme cela que je cours depuis une
quarantaine d'années, sans jamais essuyer de refus. Ceux qui ne
peuvent me donner d'argent me donnent du fromage, des fruits et du
pain plus que je n'en peux porter. Avec ce que j'ai de trop pour moi,
j'élève des poulets que j'envoie au marché et qui me rapportent gros.
J'ai une bonne maison dans un village où je vais te conduire. Le pays
est malheureux, mais les habitants ne le sont pas. Nous sommes tous
mendiants et infirmes, ou soi-disant tels, et chacun fait sa tournée
dans un endroit où les autres sont convenus de ne pas aller ce
jour-là. Comme ça, chacun fait ses affaires comme il veut; mais
personne ne les fait aussi bien que moi, car je m'entends mieux que
personne à paraître incapable de gagner ma vie.»

--Le fait est, répondit Emmi, que jamais je ne vous aurais crue
capable de parler comme vous faites.

--Oui, oui, reprit la Catiche en riant, tu as voulu m'attraper et
m'effrayer en descendant de ton arbre, coiffé en loup-garou, pour
avoir du pain. Moi, je faisais semblant d'avoir peur, mais je le
reconnaissais bien et je me disais: «Voilà un pauvre gars qui viendra
quelque jour à _Oursines-les-Bois_, et qui sera bien content de manger
ma soupe.»

En devisant ainsi, Emmi et la Galiche arrivèrent à Oursines-les-Bois;
c'était le nom de l'endroit où demeurait la fausse idiote et qu'Emmi
avait déjà vu.

Il n'y avait pas une âme dans ce triste hameau. Les animaux paissaient
çà et là, sans être gardés, sur une lande fertile en chardons, qui
était toute la propriété communale des habitants. Une malpropreté
révoltante dans les chemins boueux qui servaient de rues, une odeur
infecte s'exhalant de toutes les maisons, du linge déchiré séchant sur
des buissons souillés par la volaille, des toits de chaume pourri, où
poussaient des orties, un air d'abandon cynique, de pauvreté simulée
ou volontaire, c'était de quoi soulever de dégoût le coeur d'Emmi,
habitué aux verdures vierges et aux bonnes senteurs de la forêt. Il
suivit pourtant la vieille Catiche, qui le fit entrer dans sa hutte de
terre battue, plus semblable à une étable à porcs qu'à une habitation.
L'intérieur était tout différent: les murs étaient garnis de
paillassons, et le lit avait matelas et couvertures de bonne laine.
Une quantité de provisions de toute sorte: blé, lard, légumes et
fruits, tonnes de vin et même bouteilles cachetées. Il y avait de
tout, et, dans l'arrière-cour, l'épinette était remplie de grasses
volailles et de canards gorgés de pain et de son.

--Tu vois, dit la Catiche à Emmi, que je suis autrement riche que ta
tante; elle me fait l'aumône toutes les semaines, et, si je voulais,
je porterais de meilleurs habits que les siens. Veux-tu voir mes
armoires? Rentrons, et, comme tu dois avoir faim, je vas te faire
manger un souper comme tu n'en as goûté de ta vie.

En effet, tandis qu'Emmi admirait le contenu des armoires, la vieille
alluma le feu et tira de sa besace une tête de chèvre, qu'elle
fricassa avec des rogatons de toute sorte et où elle n'épargna ni
le sel, ni le beurre rance, ni les légumes avariés, produit de la
dernière tournée. Elle en fit je ne sais quel plat, qu'Emmi mangea
avec plus d'étonnement que de plaisir et qu'elle le força d'arroser
d'une demi-bouteille de vin bleu. Il n'avait jamais bu de vin, il
ne le trouva pas bon, mais il but quand même, et, pour lui donner
l'exemple, la vieille avala une bouteille entière, se grisa et devint
tout à fait expansive. Elle se vanta de savoir voler encore mieux que
mendier et alla jusqu'à lui montrer sa bourse, qu'elle enterrait sous
une pierre du foyer et qui contenait des pièces d'or à toutes les
effigies du siècle. Il y en avait bien pour deux mille francs. Emmi,
qui ne savait pas compter, n'apprécia pas autant qu'elle l'eût voulu
l'opulence de la mendiante.

Quand elle lui eut tout montré:

--A présent, lui dit-elle, je pense que tu ne voudras plus me quitter.
J'ai besoin d'un gars, et, si tu veux être à mon service, je te ferai
mon héritier.

--Merci, répondit l'enfant; je ne veux pas mendier.

--Eh bien, soit, tu voleras pour moi.

Emmi eut envie de se fâcher, mais la vieille avait parlé de le
conduire le lendemain à Mauvert, où se tenait une grande foire, et,
comme il avait envie de voir du pays et de connaître les endroits où
on peut gagner sa vie honnêtement, il répondit sans montrer de colère:

--Je ne saurais pas voler, je n'ai jamais appris.

--Tu mens, reprit Catiche, tu voles très-habilement à la forêt de
Cernas son gibier et ses fruits. Crois-tu donc que ces choses-là
n'appartiennent à personne? Ne sais-tu pas que celui qui ne travaille
pas ne peut vivre qu'aux dépens d'autrui? Il y a longtemps que cette
forêt est quasi abandonnée. Le propriétaire était un vieux riche qui
ne s'occupait plus de rien et ne la faisait pas seulement garder. A
présent qu'il est mort, tout ça va changer et tu auras beau te cacher
comme un rat dans des trous d'arbres, on te mettra la main sur le
collet et on te conduira en prison.

--Eh bien, alors, reprit Emmi, pourquoi voulez-vous m'enseigner à
voler pour vous?

--Parce que, quand on sait, on n'est jamais pris. Tu réfléchiras, il
se fait tard, et il faut nous lever demain avec le jour pour aller à
la foire. Je vais t'arranger un lit sur mon coffre, un bon lit avec
une _couette_ et une couverture. Pour la première fois de ta vie, tu
dormiras comme un prince.

Emmi n'osa résister. Quand la vieille Catiche ne faisait plus
l'idiote, elle avait quelque chose d'effrayant dans le regard et dans
la voix. Il se coucha et s'étonna d'abord de se trouver si bien;
mais, au bout d'un instant, il s'étonna de se trouver si mal. Ce gros
coussin de plumes l'étouffait, la couverture, le manque d'air libre,
la mauvaise odeur de la cuisine et le vin qu'il avait bu, lui
donnaient la fièvre. Il se leva tout effaré en disant qu'il voulait
dormir dehors, et qu'il mourrait s'il lui fallait passer la nuit
enfermé.

La Catiche ronflait, et la porte était barricadée. Emmi se résigna à
dormir étendu sur la table, regrettant fort son lit de mousse dans le
chêne.

Le lendemain, la Catiche lui confia un panier d'oeufs et six poules
à vendre, en lui ordonnant de la suivre à distance et de n'avoir pas
l'air de la connaître.

--Si on savait que je vends, lui dit-elle, on ne me donnerait plus
rien.

Elle lui fixa le prix qu'il devait atteindre avant de livrer sa
marchandise, tout en ajoutant qu'elle ne le perdrait pas de vue, et
que, s'il ne lui rapportait pas fidèlement l'argent, elle saurait bien
le forcer à le lui rendre.

--Si vous vous défiez de moi, répondit Emmi offensé, portez votre
marchandise vous-même et laissez-moi m'en aller.

--N'essaye pas de fuir, dit la vieille, je saurai te retrouver
n'importe où; ne réplique pas et obéis.

Il la suivit à distance comme elle l'exigeait, et vit bientôt le
chemin couvert de mendiants plus affreux les uns que les autres.
C'étaient les habitants d'Oursines, qui, ce jour-là, allaient tous
ensemble se faire guérir à une fontaine miraculeuse. Tous étaient
estropiés ou couverts de plaies hideuses. Tous sortaient de la
fontaine sains et allègres. Le miracle n'était pas difficile à
expliquer, tous leurs maux étant simulés et les reprenant au bout de
quelques semaines, pour être guéris le jour de la fête suivante.

Emmi vendit ses oeufs et ses poules, en reporta vite l'argent à la
vieille, et, lui tournant le dos, s'en fut à travers la foule, les
yeux écarquillés, admirant tout et s'étonnant de tout. Il vit des
saltimbanques faire des tours surprenants, et il s'était même un peu
attardé à contempler leurs maillots pailletés et leurs bandeaux dorés,
lorsqu'il entendit à côté de lui un singulier dialogue. C'était la
voix de la Catiche qui s'entretenait avec la voix rauque du chef des
saltimbanques. Ils n'étaient séparés de lui que par la toile de la
baraque.

--Si vous voulez lui faire boire du vin, disait la Catiche, vous lui
persuaderez tout ce que vous voudrez. C'est un petit innocent qui ne
peut me servir à rien et qui prétend vivre tout seul dans la forêt,
où il perche depuis un an dans un vieux arbre. Il est aussi leste et
aussi adroit qu'un singe, il ne pèse pas plus qu'un chevreau, et vous
lui ferez faire les tours les plus difficiles.

--Et vous dites qu'il n'est pas intéressé? reprit le saltimbanque.

--Non, il ne se soucie pas de l'argent. Vous le nourrirez, et il
n'aura pas l'esprit d'en demander davantage.

--Mais il voudra se sauver?

--Bah! avec des coups, vous lui en ferez passer l'envie.

--Allez me le chercher, je veux le voir.

--Et vous me donnerez vingt francs?

--Oui, s'il me convient.

La Catiche sortit de la baraque et se trouva face à face avec Emmi, à
qui elle fit signe de la suivre.

--Non pas, lui dit-il, j'ai entendu votre marché. Je ne suis pas si
innocent que vous croyez. Je ne veux pas aller avec ces gens-là pour
être battu.

--Tu y viendras, pourtant, répondit la Catiche en lui prenant le
poignet avec une main de fer et en l'attirant vers la baraque.

--Je ne veux pas, je ne veux pas! cria l'enfant en se débattant et en
s'accrochant de la main restée libre à la blouse d'un homme qui était
près de lui et qui regardait le spectacle.

L'homme se retourna, et, s'adressant à la Catiche, lui demanda si ce
petit était à elle.

--Non, non, s'écria Emmi. elle n'est pas ma mère, elle ne m'est rien,
elle veut me vendre un louis d'or à ces comédiens!

--Et toi, tu ne veux pas?

--Non, je ne veux pas! sauvez-moi de ses griffes. Voyez! elle me met
en sang.

Qu'est-ce qu'il y a _de_ cette femme et _de_ cet enfant? dit le beau
gendarme Érambert, attiré par les cris d'Emmi et les vociférations de
la Catiche.

--Bah! ça n'est rien, répondit le paysan qu'Emmi tenait toujours par
sa blouse. C'est une pauvresse qui veut vendre un gars aux sauteurs de
corde; mais on l'empêchera bien, gendarme, on n'a pas besoin de vous.

--On a toujours besoin de la gendarmerie, mon ami. Je veux savoir ce
qu'il y a _de_ cette histoire-là.

Et, s'adressant à Emmi:

--Parle, jeune homme, explique-moi l'affaire.

A la vue du gendarme, la vieille Catiche avait lâché Emmi et avait
essayé de fuir; mais le majestueux Érambert l'avait saisie par le
bras, et vite elle s'était mise à rire et à grimacer en reprenant sa
figure d'idiote. Pourtant, au moment où Emmi allait répondre, elle lui
lança un regard suppliant où se peignait un grand effroi. Emmi avait
été élevé dans la crainte des gendarmes, et il s'imagina que, s'il
accusait la vieille, Érambert allait lui trancher la tête avec son
grand sabre. Il eut pitié d'elle et répondit:

--Laissez-la, monsieur, c'est une femme folle et imbécile qui m'a fait
peur, mais qui ne voulait pas me faire de mal.

--La connaissez-vous? n'est-ce pas la Catiche? une femme qui fait
semblant _de_ ce qu'elle n'est pas? Dites la vérité.

Un nouveau regard de la mendiante donna à Emmi le courage de mentir
pour lui sauver la vie.

--Je la connais, dit-il, c'est une _innocente_.

--Je saurai _de_ ce qui en est, répondit le beau gendarme en laissant
aller la Catiche. Circulez, vieille femme, mais n'oubliez pas que
depuis longtemps j'ai l'oeil sur vous.

La Catiche s'enfuit, et le gendarme s'éloigna. Emmi, qui avait eu
encore plus peur de lui que de la vieille, tenait toujours la blouse
du père Vincent. C'était le nom du paysan qui s'était trouvé là pour
le protéger, et qui avait une bonne figure douce et gaie.

--Ah çà! petit, dit ce bonhomme à Emmi, tu vas me lâcher à la fin? Tu
n'as plus rien à craindre; qu'est-ce que tu veux de moi? cherches-tu
ta vie? veux-tu un sou?

--Non, merci, dit Emmi, mais j'ai peur à présent de tout ce monde où
me voilà seul sans savoir de quel côté me tourner.

--Et où voudrais-tu aller?

--Je voudrais retourner dans ma forêt de Cernas sans passer par
Oursines-les-Bois.

--Tu demeures à Cernas? C'est bien aisé de t'y mener, puisque de ce
pas je m'en vas dans la forêt. Tu n'auras qu'à me suivre; j'entre
souper sous la ramée, attends-moi au pied de cette croix, je
reviendrai te prendre.

Emmi trouva que la croix du village était encore trop près de la
baraque des saltimbanques; il aima mieux suivre le père Vincent sous
la ramée, d'autant plus qu'il avait besoin de se restaurer avant de se
mettre en route.

--Si vous n'avez pas honte de moi, lui dit-il, permettez-moi de manger
mon pain et mon fromage à côté de vous. J'ai de quoi payer ma dépense:
tenez, voilà ma bourse, vous payerez pour nous deux, car je souhaite
payer aussi votre dîner.

--Diable! s'écria en riant le père Vincent, voilà un gars bien honnête
et bien généreux; mais j'ai l'estomac creux, et ta bourse n'est guère
remplie. Viens, et mets-toi là. Reprends ton argent, petit, j'en ai
assez pour nous deux.

Tout en mangeant ensemble, Vincent fit raconter à Emmi toute son
histoire. Quand ce fut terminé, il lui dit:

--Je vois que tu as bonne tête et bon coeur, puisque tu ne t'es pas
laissé tenter par les louis d'or de cette Catiche, et que pourtant tu
n'as pas voulu l'envoyer en prison. Oublie-la et ne quitte plus ta
forêt, puisque tu y es bien. Il ne tient qu'à toi de ne plus y être
tout à fait seul. Tu sauras que j'y vais pour préparer les logements
d'une vingtaine d'ouvriers qui se disposent à abattre le taillis entre
Cernas et la Planchette.

--Ah! vous allez abattre la forêt? dit Emmi consterné.

--Non! nous faisons seulement une coupe dans une partie qui ne touche
point à ton refuge du chêne parlant, et je sais qu'on ne touchera
ni aujourd'hui, ni demain, à la région des vieux arbres. Sois donc
tranquille, on ne te dérangera pas; mais, si tu m'en crois, mon petit,
tu viendras travailler avec nous. Tu n'es pas assez fort pour manier
la serpe et la cognée; mais, si tu es adroit, tu pourras très-bien
préparer les liens et t'occuper au fagotage, tout en servant les
ouvriers, qui ont toujours besoin d'un gars pour faire leurs
commissions et porter leurs repas. C'est moi qui ai l'entreprise de
cette coupe. Les ouvriers sont à leurs pièces, c'est-à-dire qu'on les
paye en raison du travail qu'ils font. Je te propose de t'en rapporter
à moi pour juger de ce qu'il sera raisonnable de te donner, et je te
conseille d'accepter. La vieille Catiche a eu raison de te dire que,
quand on ne veut pas travailler, il faut être voleur ou mendiant, et,
comme tu ne veux être ni l'un ni l'autre, prends vite le travail que
je t'offre, l'occasion est bonne.

Enmii accepta avec joie. Le père Vincent lui inspirait une confiance
absolue. Il se mit à sa disposition, et ils prirent ensemble le chemin
de la forêt.

Il faisait nuit quand ils y arrivèrent, et, quoique le père Vincent
connût bien les chemins, il eût été embarrassé de trouver dans
l'obscurité la taille des buttes, si Emmi, qui s'était habitué à voir
la nuit comme les chats, ne l'eût conduit par le plus court. Ils
trouvèrent un abri déjà préparé par les ouvriers, qui y étaient venus
dès la veille. Cela consistait en perches placées en pignon avec leurs
branchages, et recouvertes de grandes plaques de mousse et de gazon.
Emmi fut présenté aux ouvriers et bien accueilli. Il mangea la soupe
bien chaude et dormit de tout son coeur.

Le lendemain, il fit son apprentissage: allumer le feu, faire la
cuisine, laver les pots, aller chercher de l'eau, et le reste du temps
aider à la construction de nouvelles cabanes pour les vingt autres
bûcherons qu'on attendait. Le père Vincent, qui commandait et
surveillait tout, fut émerveillé de l'intelligence, de l'adresse et
de la promptitude d'Emmi. Ce n'est pas lui qui apprenait à tout
faire avec rien; c'est lui qui l'apprenait aux plus malins, et tous
s'écrièrent que ce n'était pas un gars, mais un esprit follet que les
bons diables de la forêt avaient mis à leur service. Comme, avec tous
ses talents et industries, Emmi était obéissant et modeste, il fut
pris en amitié, et les plus rudes de ces bûcherons lui parlèrent avec
douceur et lui commandèrent avec discrétion.

Au bout de cinq jours, Emmi demanda au père Vincent s'il était libre
d'aller faire son dimanche où bon lui semblerait.

--Tu es libre, lui répondit le brave homme; mais, si tu veux m'en
croire, tu iras revoir ta tante et les gens de ton village. S'il est
vrai que ta tante ne se soucie pas de te reprendre, elle sera contente
de te savoir en position de gagner ta vie sans qu'elle s'en mêle,
et, si tu penses qu'on te battra à la ferme pour avoir quitté ton
troupeau, j'irai avec toi pour apaiser les gens et te protéger. Sois
sûr, mon enfant, que le travail est le meilleur des passe-ports et
qu'il purifie tout.

Emmi le remercia du bon conseil, et le suivit. Sa tante, qui le
croyait mort, eut peur en le voyant; mais, sans lui raconter ses
aventures, Emmi lui fit savoir qu'il travaillait avec les bûcherons et
qu'il ne serait plus jamais à sa charge. Le père Vincent confirma son
dire, et déclara qu'il regardait l'enfant comme sien et en faisait
grande estime. Il parla de même à la ferme, où on les obligea de boire
et de manger. La grand'Nannette y vint pour embrasser Emmi devant le
monde et faire la bonne âme en lui apportant quelques hardes et une
demi-douzaine de fromages. Bref, Emmi s'en revint avec le vieux
bûcheron, réconcilié avec tout le monde, dégagé de tout blâme et de
tout reproche.

Quand ils eurent traversé la lande, Emmi dit à Vincent:

--Ne m'en voudrez-vous point si je vais passer la nuit dans mon chêne?
Je vous promets d'être à la taille des buttes avant soleil levé.

--Fais comme tu veux, répondit le bûcheron; c'est donc une idée que tu
as comme ça de percher?

Emmi lui fit comprendre qu'il avait pour ce chêne une amitié fidèle,
et l'autre l'écouta en souriant, un peu étonné de son idée, mais porté
à le croire et à le comprendre. Il le suivit jusque-là et voulut
voir sa cachette. Il eut de la peine à grimper assez haut pour
l'apercevoir. Il était encore agile et fort, mais le passage entre
les branches était trop étroit pour lui. Emmi seul pouvait se glisser
partout.

--C'est bien et c'est gentil, dit le bonhomme en redescendant; mais tu
ne pourras pas coucher là longtemps: l'écorce, en grossissant et en
se roulant, finira par boucher l'ouverture, et toi, tu ne seras pas
toujours mince comme un fétu. Après ça, si tu y tiens, on peut
élargir la fente avec une serpe; je te ferai cet ouvrage-là, si tu le
souhaites.

--Oh non! s'écria Emmi, tailler dans mon chêne, pour le faire mourir!

--Il ne mourra pas; un arbre bien taillé dans ses parties malades ne
s'en porte que mieux.

--Eh bien, nous verrons plus tard, répondit Emmi.

Ils se souhaitèrent la bonne nuit et se séparèrent.

Comme Emmi se trouva heureux de reprendre possession de son gîte! Il
lui semblait l'avoir quitté depuis un an. Il pensait à l'affreuse
nuit qu'il avait passée chez la Catiche et faisait maintenant des
réflexions très-justes sur la différence des goûts et le choix des
habitudes. Il pensait à tous ces gueux d'Oursines-les-Bois, qui se
croyaient riches parce qu'ils cachaient des louis d'or dans leurs
paillasses et qui vivaient dans la honte et l'infection, tandis que
lui tout seul, sans mendier, il avait dormi plus d'une année dans un
palais de feuillage, au parfum des violettes et des mélites, au chant
des rossignols et des fauvettes, sans souffrir de rien, sans être
humilié par personne, sans disputes, sans maladies, sans rien de faux
et de mauvais dans le coeur.

--Tous ces gens d'Oursines, à commencer par la Catiche, se disait-il,
ont plus d'argent qu'il ne leur en faudrait pour se bâtir de bonnes
petites maisons, cultiver de gentils jardins, élever du bétail sain et
propre; mais la paresse les empêche de jouir de ce qu'ils ont, ils se
laissent croupir dans l'ignominie. Ils sont comme fiers du dégoût et
du mépris qu'ils inspirent, ils se moquent des braves gens qui ont
pitié d'eux, ils volent les vrais pauvres, ceux qui souffrent sans
se plaindre. Ils se cachent pour compter leur argent et périssent de
misère. Quelle folie triste et honteuse, et comme le père Vincent a
raison de dire que le travail est ce qui garde et purifie le plaisir
de vivre!

Une heure avant le jour, Emmi, qui s'était commandé à lui-même de ne
pas dormir trop serré, s'éveilla et regarda autour de lui. La lune
s'était levée tard et n'était pas couchée. Les oiseaux ne disaient
rien encore. La chouette faisait sa ronde et n'était pas rentrée. Le
silence est une belle chose, il est rare dans une forêt, où il y a
toujours quelque être qui grimpe ou quelque chose qui tombe. Emmi but
ce beau silence comme un rafraîchissement en se rappelant le vacarme
étourdissant de la foire, le tam-tam et la grosse caisse des
saltimbanques, les disputes des acheteurs et des vendeurs, le
grincement des vielles et le mugissement des cornemuses, les cris des
animaux ennuyés ou effrayés, les rauques chansons des buveurs, tout ce
qui l'avait tour à tour étonné, amusé, épouvanté. Quelle différence
avec les voix mystérieuses, discrètes ou imposantes de la forêt! Une
faible brise s'éleva avec l'aube et fit frissonner mélodieusement la
cime des arbres. Celle du chêne semblait dire:
                
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