George Sand

Le pГ©chГ© de Monsieur Antoine, Tome 1
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Il s'abstint, ainsi qu'il l'avait promis a Antoine, de jamais parler de
lui, et s'en dedommagea en ouvrant son coeur au marquis sur tous ses autres
secrets; car il lui eut ete impossible de ne pas lui raconter son passe, de
ne pas lui communiquer ses idees pour son avenir, et, par suite, ses
souffrances, un instant assoupies, mais fatalement interminables, que
l'opposition de son pere lui avait suscitees et devait lui apporter encore
a la premiere occasion.

M. de Boisguilbault encouragea Emile dans les projets de respect et de
soumission; mais il s'etonna du soin qu'avait toujours pris M. Cardonnet
d'etouffer les instincts legitimes d'un fils aussi enclin au travail et
aussi heureusement doue.

Le gout et l'intelligence qu'Emile montrait pour l'agriculture lui
paraissaient caracteriser une noble et genereuse vocation, et il se disait
que s'il avait eu le bonheur de posseder un fils tel que lui, il eut pu
utiliser, de son vivant, l'immense fortune qu'il destinait aux pauvres,
mais dont il n'avait pas su faire usage dans le present.

Il ne pouvait s'empecher de dire en soupirant qu'on etait beni du ciel
quand on trouvait dans un fils, dans un ami, dans un autre soi-meme, une
initiative feconde et les moyens de completer serieusement l'oeuvre de sa
destinee.

Enfin, il accusait Cardonnet, au fond de sa pensee, de vouloir consacrer au
mal les forces et les moyens que Dieu lui avait donnes pour l'aider a faire
le bien, et il voyait en lui un tyran aveugle et opiniatre, qui mettait
l'argent au-dessus du bonheur d'autrui et du sien propre, comme si l'homme
etait l'esclave des choses materielles et non le serviteur de la verite
avant tout.

M. de Boisguilbault n'etait pourtant pas un esprit essentiellement
religieux. Emile le trouvait toujours trop froid sous ce rapport. Quand le
marquis avait dit: "Je crois en Dieu," il se croyait dispense de dire:
"J'adore." Quand ses pensees, prenant le plus puissant essor dont il etait
capable, s'elevaient jusqu'a une sorte d'invocation, qui n'etait pas
precisement la priere, mais l'hommage, il disait a Dieu: "Ton nom est
sagesse!" Emile ajoutait: "Ton nom est amour!" Alors le vieillard
reprenait: "C'est la meme chose," et il avait raison.

Emile ne pouvait guere le contredire; mais, dans cette disposition a
insister sur le caractere grandiose de la logique et de la rectitude
divines, on sentait bien, chez le marquis, l'absence de cette passion
exaltee qu'Emile portait dans son sein pour l'inepuisable bonte de la
Toute-Puissance. Mais aussi, quand les faits exterieurs, les miseres, la
faiblesse humaine et tout le mal d'ici-bas donnaient un dementi apparent a
cette misericordieuse Providence et qu'Emile tombait dans une sorte de
decouragement, le vieux logicien reprenait la superiorite de sa foi.

Il ne doutait jamais, lui, il ne pouvait pas douter. Il n'avait pas besoin
de voir pour savoir, disait-il, et le passage des fleaux de ce monde ne
troublait pas plus a ses yeux l'ordre moral des choses eternelles que celui
des nuees sur le soleil n'en alterait l'ordre physique.

Sa resignation ne partait pas d'un sentiment d'humilite ou de tendresse:
car pour ses propres chagrins, il avouait n'avoir jamais pu se soumettre
qu'exterieurement; mais il croyait pour l'univers a une source de fatalisme
optimiste qui contrastait avec son pessimisme personnel, et qui formait le
trait le plus original de son esprit et de son caractere.

"Voyez, disait-il, la logique est partout! Elle est infinie dans l'oeuvre
de Dieu; mais elle est incomplete et insaisissable dans chaque chose, parce
que chaque chose est finie; l'homme lui-meme, bien qu'il soit le reflet le
plus frappant de l'infini sur ce petit monde. Nul homme ne peut comprendre
la sagesse infinie, si ce n'est a l'etat d'abstraction: car, s'il cherche
en lui-meme et autour de lui, il ne la peut saisir et constater en aucune
facon. Vous me traitez souvent de logicien; j'y consens: j'aime et je
cherche la logique. J'en ai un besoin enorme, et ne me complais a rien qui
lui soit etranger. Mais suis-je logique dans mes actions et dans mes
instincts? Moins que qui que ce soit au monde. Plus je me tate, plus je
trouve en moi l'abime des contradictions, le desordre du chaos. Eh bien, je
suis un exemple particulier de ce qu'est l'homme en general; et plus je
suis illogique a mes propres yeux, plus je sens la logique de Dieu planer
sur ma faible tete, qui s'egarerait sans cette boussole celeste, et
rendrait follement l'univers complice responsable de sa propre infirmite."

Une fois il emmena Emile dans la campagne, et ils firent a cheval
l'exploration des vastes proprietes du marquis. Emile fut frappe du peu de
rapport d'une telle richesse territoriale.

"Toutes ces fermes sont au plus bas prix possible, repondit le marquis;
quand on ne sait pas sortir des donnees de l'economie actuelle, le mieux
qu'on ait a faire, c'est de grever le moins qu'on peut le cultivateur
laborieux. Ces gens-la me remercient, vous le voyez, et me souhaitent une
longue vie. Je le crois bien! Ils me croient tres bon, quoique ma figure ne
leur plaise guere. Ils ne savent pas que je ne les aime point comme ils
l'entendent, et que je ne vois en eux que des victimes que je ne puis
sauver, mais dont je ne veux pas etre le bourreau. Je sais fort bien que,
sous une legislation logique, cette propriete doit arriver a centupler ses
produits. Je suis soulage de mon ennui quand j'y songe: mais pour y songer
et me nourrir de la certitude qu'elle sera un jour l'instrument du libre
travail d'hommes nombreux et sages, il ne faut pas que je la voie a l'etat
ou elle est: car ce spectacle me glace et m'attriste! aussi je m'y expose
bien rarement."

Il y avait en effet deux ans environ que M. de Boisguilbault n'etait entre
dans ses fermes, et n'avait fait le tour de ses domaines. Il ne s'y
decidait que dans les cas d'absolue necessite. Partout il etait recu avec
des demonstrations de respect et d'affection qui n'etaient pas sans un
melange de terreur superstitieuse; car ses habitudes de solitude et ses
excentricites lui avaient donne, dans l'esprit de plusieurs paysans, la
reputation de sorcier.

Plus d'une fois, durant l'orage, on avait dit tristement:

"Ah! si M. de Boisguilbault voulait empecher la grele, il ne tiendrait qu'a
lui! mais au lieu de faire ce qu'il peut, il cherche quelque autre chose
que personne ne sait et qu'il ne trouvera peut-etre jamais!"

"Eh bien, Emile, que feriez-vous de tout cela, si c'etait a vous? dit le
marquis en rentrant; car je ne vous ai pas fait faire cette assommante
visite de proprietaire a d'autres fins que de vous interroger.

--J'essaierais! repondit Emile avec vivacite.

--Sans doute, reprit le marquis, j'essaierais de fonder une vraie
_commune_ si je pouvais. Mais j'essaierais en vain, j'echouerais. Et vous
aussi, peut-etre!

--Qu'importe?

--Voici le cri genereux et insense de la jeunesse: qu'importe de succomber
pourvu qu'on agisse, n'est-ce pas? On cede a un besoin d'activite, et l'on
ne voit pas les obstacles. Il y en a pourtant, et savez-vous le pire? c'est
qu'il n'y a point d'hommes. En ce sens, votre pere a raison d'invoquer un
fait brutal, mais encore tout puissant. Les esprits ne sont pas murs, les
coeurs ne sont pas disposes; je vois bien de la terre et des bras, je ne
vois pas une ame detachee du _moi_ qui gouverne le monde. Encore quelque
temps, Emile, pour que l'idee eclose se repande: ce ne sera pas si long
qu'on le croit; je ne le verrai pas, mais vous le verrez. Patience donc!

--Eh quoi! le temps fait-il quelque chose sans nous?

--Non, mais il ne fera rien sans nous tous. Il est des epoques ou l'on doit
se consoler de ne pas pratiquer, pourvu qu'on instruise; puis vient le
temps ou l'on peut faire a la fois l'un et l'autre. Vous sentez-vous de la
force?

--Beaucoup!

--Tant mieux!... Je le crois aussi!... Eh bien, Emile, nous causerons un
jour ... bientot peut-etre, a ma premiere fievre, quand mon pouls battra un
peu plus vite qu'aujourd'hui."

C'est dans de tels entretiens qu'Emile trouvait la force de subir les
heures qu'il ne pouvait passer aupres de Gilberte. Il manquait bien quelque
chose a son amitie pour M. de Boisguilbault: c'etait de pouvoir lui parler
d'elle et de lui dire son amour. Mais l'amour heureux a quelque chose de
superbe, qui se passe assez bien de l'avis des autres, et le temps ou Emile
sentirait le besoin de se plaindre et de chercher un appui contre le
desespoir n'etait pas encore venu pour lui.

En quoi donc consistait son bonheur? Vous le demandez? D'abord il aimait,
cela suffit presque a qui aime bien. Et puis, il savait qu'il etait aime,
quoiqu'il n'eut jamais ose le demander et qu'on eut encore moins ose le lui
dire.

Le nuage, cependant, se formait a l'horizon, et bientot Emile devait sentir
l'approche de l'orage. Un jour Janille lui dit, comme il quittait
Chateaubrun: "Ne venez pas de trois ou quatre jours; nous avons affaire
dans les environs, et nous serons absents." Emile palit: il crut recevoir
son arret, et il eut a peine la force de demander quel jour la famille
serait de retour dans ses penates. "Eh mais! dit Janille, vers la fin de la
semaine, peut-etre. D'ailleurs il est probable que je resterai ici: je ne
suis plus d'age a courir les montagnes, et vous saurez bien venir me
demander en passant si M. Antoine et sa fille sont de retour.

--Vous me permettriez donc bien de vous rendre ma visite? dit Emile en
s'efforcant de sourire pour cacher sa mortelle angoisse.

--Pourquoi non, si le coeur vous en dit? reprit la petite vieille en se
rengorgeant d'un air ou l'ombrageux Emile crut voir percer un peu de
malice. Je ne crains pas que cela me compromette, moi!"

"C'en est fait, pensa Emile. Mes assiduites ont ete remarquees, et quoique
M. Antoine ni sa fille ne s'avisent encore de rien, Janille s'est promis de
m'expulser. Elle a ici un pouvoir absolu, et le moment de la crise est
arrive.

--Eh bien, mademoiselle Janille, reprit-il, je viendrai vous voir demain,
j'aurai grand plaisir a causer avec vous.

--Comme ca se trouve, dit Janille: moi aussi, j'ai envie de causer! Mais
demain j'ai du chanvre a cueillir, je compte sur vous apres-demain
seulement. C'est entendu, je serai ici toute la journee, n'y manquez pas.
Bonsoir, monsieur Emile, nous causerons de bonne amitie. Ah! mais! c'est
que moi aussi je vous aime bien!"

Plus de doutes pour Emile; la maitresse femme de Chateaubrun avait ouvert
les yeux sur son amour. Quelque voisin officieux commencait a s'etonner de
le voir si souvent sur le chemin des ruines. Antoine ne savait rien encore,
Gilberte non plus; car, en lui annoncant une petite absence de son pere,
cette derniere n'avait pas paru prevoir que Janille la ferait partir avec
lui. L'adroite gouvernante avait bien fait son plan: d'abord ecarter Emile,
et puis organiser le depart de Gilberte a l'improviste, afin de se menager
quelques jours pour conjurer le petit orage qu'elle prevoyait de la part du
jeune homme.

"Il faudra donc parler, se disait Emile; et pourquoi reculerais-je devant
ce terme inevitable de mes secretes aspirations? Je dirai a sa fidele
gouvernante, a son excellent pere, que je l'aime et que j'aspire a sa main.
Je demanderai quelque temps pour m'en ouvrir a mon pere et pour m'entendre
avec lui sur le choix d'une carriere, car je n'en ai point encore, et il
faut bien que mon sort se decide. Il y aura une lutte assez violente, mais
je serai fort, j'aime. Il ne s'agit pas de moi seul; j'aurai le courage
invincible, j'aurai le don de la persuasion, je l'emporterai!"

Malgre cette confiance, Emile passa la nuit dans d'affreuses perplexites.
Il se representait l'entretien qu'il allait avoir avec Janille, et il eut
pu ecrire les questions et les reponses, tant il connaissait l'aplomb et la
franchise de la petite femme.

"Ah mais, Monsieur (devait-elle lui dire, a coup sur), parlez a votre pere
avant tout, et arrangez-vous avec lui; car il est fort inutile de troubler
l'esprit de M. Antoine par une demande conditionnelle, des projets
incertains. En attendant, ne revenez plus, ou revenez fort peu, car
personne n'est oblige de savoir vos intentions, et Gilberte n'est pas fille
a vous ecouter sans etre sure de pouvoir etre votre femme."

Et puis il craignait aussi que Janille, qui avait l'esprit fort positif, ne
traitat d'illusion la possibilite du consentement de M. Cardonnet, et ne
lui interdit les visites frequentes, a moins qu'il n'apportat une belle et
bonne preuve de la liberte de son choix.

Il etait donc plus que prouve qu'Emile devait entamer le combat avec son
pere d'abord, et agir ensuite en consequence; a savoir: aller rarement a
Chateaubrun avant d'avoir concu un certain espoir de vaincre, ou, s'il n'y
avait aucun motif d'espoir, s'abstenir de jamais troubler le bonheur de la
famille de Chateaubrun par d'inutiles ouvertures, s'eloigner enfin,
renoncer a Gilberte ...

Mais voila ce qu'il etait impossible a Emile de comprendre au nombre des
choses probables. L'idee de la mort entrerait plus facilement dans la tete
d'un enfant que celle de renoncer a la femme aimee dans celle d'un jeune
homme fortement epris.

Aussi Emile concevait-il plus volontiers la chance de se bruler la cervelle
sous les yeux de son pere que celle de plier sous sa volonte. "Eh bien! se
disait-il, je lui parlerai, des demain, a ce maitre terrible, et je lui
parlerai de telle maniere que je pourrai ensuite me presenter le front leve
a Chateaubrun."

Et pourtant, quand vint le lendemain, Emile, au lieu de se sentir investi
de toute la force de sa volonte, se trouva si epuise par l'insomnie et si
navre de tristesse, qu'il craignit d'etre faible, et ne parla point.

Quoi de plus douloureux, en effet, lorsque l'ame s'est epanouie dans un
reve delicieux, que de se voir jete tout a coup dans une cruelle realite?

Quand on s'est fait un adorable secret a soi-meme d'un amour chastement
voile, d'aller le reveler froidement a des etres qui ne le comprennent pas,
ou qui le meprisent?

Soit qu'Emile fit cet aveu a son pere ou a Janille, il fallait donc livrer
son coeur, rempli d'une langueur pudique et d'une sainte ivresse, a des
coeurs etrangers ou fermes depuis longtemps a des sympathies de ce genre?
Et il avait reve un denouement si autrement sublime! N'etait-ce pas
Gilberte qui, la premiere, et seule au monde avec lui sous l'oeil de Dieu,
devait recueillir dans son ame le mot sacre d'amour lorsqu'il s'echapperait
de ses levres?

Le monde et les lois de l'honneur, si froides en pareil cas, etaient donc
la pour oter a la virginite de sa passion ce qu'elle avait de plus pur et
de plus ideal! Il souffrait profondement, et deja il lui semblait qu'un
siecle d'amertume avait passe entre ses songes de la veille et cette sombre
journee qui commencait pour lui.

Il monta a cheval, resolu d'aller chercher au loin, dans quelque solitude,
le calme et la resignation necessaires pour affronter le premier choc.

Il voulait fuir Chateaubrun; mais il se trouva aupres sans savoir comment.
Il passa outre sans detourner la tete, remonta le rude chemin ou, battu par
l'orage, il avait vu pour la premiere fois les ruines a la lueur des
eclairs.

Il reconnut les roches ou il s'etait abrite avec Jean Jappeloup, et il ne
put comprendre qu'il n'y eut pas plus de deux mois qu'il s'etait trouve la,
si leger d'esprit, si maitre de lui-meme, si different de ce qu'il etait
devenu depuis.

Il alla vers Eguzon, afin de revoir tout le chemin qu'il avait fait alors,
et ou il n'avait point encore repasse.

Mais, des les premieres maisons, la vue des habitants qui l'examinaient
lui causa le meme sentiment d'effroi et de misanthropie qui eut pu venir a
M. de Boisguilbault en pareil cas. Il prit brusquement un chemin sombre et
couvert qui s'ouvrait sur sa gauche, et s'enfonca sans but dans la
campagne.

Ce chemin inegal, mais charmant, passant tantot sur de larges rochers,
tantot sur de frais gazons, tantot sur un sable fin, et borde d'antiques
chataigniers au tronc crevasse, aux racines formidables, le conduisit a de
vastes landes ou il avanca lentement, satisfait enfin d'etre seul dans un
site desole.

Le chemin s'en allait devant lui tantot en zigzag, tantot en montagnes
russes, a travers les espaces couverts de genets et de bruyeres, et les
tertres sablonneux coupes de ruisseaux sans lit determine et sans direction
suivie.

De temps en temps une perdrix rasait l'herbe a ses pieds, un martin-pecheur
tracait une ligne d'azur et de feu, effleurant un marecage avec la rapidite
d'une fleche.

Apres une heure de marche, toujours perdu dans ses pensees, il vit le
sentier se resserrer, s'enfoncer dans des buissons, puis disparaitre sous
ses pieds. Il leva les yeux, et vit devant lui, au dela de precipices et de
ravins profonds, les ruines de Crozant s'elever en fleche aigue sur des
cimes etrangement dechiquetees, et parsemees sur un espace qu'on peut a
peine embrasser d'un seul coup d'oeil.

Emile etait deja venu visiter cette curieuse forteresse, mais par un chemin
plus direct, et sa preoccupation l'ayant empeche cette fois de s'orienter,
il resta un instant avant de se reconnaitre.

Rien ne convenait mieux a l'etat de son ame que ce site sauvage et ces
ruines desolees. Il laissa son cheval dans une chaumiere et descendit a
pied le sentier etroit qui, par des gradins de rochers, conduit au lit du
torrent. Puis il en remonta un semblable, et s'enfonca dans les decombres
ou il resta plusieurs heures en proie a une douleur que l'aspect d'un lieu
si horrible, et si sublime en meme temps, portait par instant jusqu'au
delire.

Les premiers siecles de la feodalite ont vu construire peu de forteresses
aussi bien assises que celle de Crozant. La montagne qui la porte tombe a
pic de chaque cote, dans deux torrents, la Creuse et la Sedelle, qui se
reunissent avec fracas a l'extremite de la presqu'ile, et y entretiennent,
en bondissant sur d'enormes blocs de rochers, un mugissement continuel. Les
flancs de la montagne sont bizarres et partout herisses de longues roches
grises qui se dressent du fond de l'abime comme des geants, ou pendent
comme des stalactites sur le torrent qu'elles surplombent.

Les debris de constructions ont tellement pris la couleur et la forme des
rochers, qu'on a peine, en beaucoup d'endroits, a les en distinguer de
loin.

On ne sait donc qui a ete plus hardi et plus tragiquement inspire, en ce
lieu, de la nature ou des hommes, et l'on ne saurait imaginer, sur un
pareil theatre, que des scenes de rage implacable et d'eternelle
desolation.

Un pont-levis, de sombres poternes et un double mur d'enceinte, flanque de
tours et de bastions, dont on voit encore les vestiges, rendaient cette
forteresse imprenable avant l'usage du canon. Et cependant l'histoire d'une
place si importante dans les guerres du moyen age est a peu pres ignoree.

Une vague tradition attribue sa fondation a des chefs sarrasins qui s'y
seraient maintenus longtemps. La gelee, qui est rude et longue dans cette
region, acheve de detruire chaque annee ces fortifications que les boulets
ont brisees et que le temps a reduites en poussiere.

Cependant le grand donjon carre, dont l'aspect est sarrasin en effet, se
dresse encore au milieu, et, mine par la base, menace de s'abimer a chaque
instant comme le reste.

Des tours, dont un seul pan est reste debout, et plantees sur des cimes
coniques, presentent l'aspect de rochers aigus, autour desquels glapissent
incessamment des nuees d'oiseaux de proie.

On ne peut faire sans danger le tour de la forteresse. En beaucoup
d'endroits, tout sentier disparait, et le pied vacille sur le bord des
gouffres ou l'eau se precipite avec fureur.

Ce n'est que du haut des tours d'observation qu'on pouvait voir l'approche
de l'ennemi; car, de plain pied avec la base des edifices et les sommets de
la montagne, la vue etait bornee par d'autres montagnes arides. Mais leurs
flancs calcaires s'entr'ouvrent aujourd'hui pour laisser couler des terres
fertiles et pousser en liberte de beaux arbres souvent deracines par le
passage des eaux, quand ils ont atteint une certaine elevation.

Quelques chevres, moins sauvages que les enfants miserables qui les
gardent, se pendent aux ruines et courent hardiment sur les precipices.

Tout cela est d'une desolation si pompeuse et si riche d'accidents que le
peintre ne sait ou s'arreter. L'imagination du decorateur ne trouverait
qu'a retrancher dans ce luxe d'epouvante et de menace.

Emile passa la plusieurs heures, plonge dans le chaos de ses incertitudes
et de ses projets. Parti avec le jour, il etait devore par la faim et ne se
rendait pas compte de la souffrance physique qui aggravait sa detresse
morale.

Etendu sur un rocher, il voyait les vautours planer sur sa tete et songeait
aux tortures de Promethee, lorsque les sons lointains d'une voix male, qui
ne lui paraissait pas inconnue, le firent tressaillir. Il se releva et
courut au bord du precipice. Alors, sur le ravin oppose, il vit trois
personnes descendre le sentier.

Un homme en blouse et en chapeau gris a larges bords marchait le premier,
et se retournait de temps en temps pour avertir ceux qui le suivaient de
prendre garde a eux; apres lui venait un paysan conduisant un ane par la
bride, et, sur cet ane, une femme en robe lilas bien pale, en chapeau de
paille bien modeste.

Emile s'elanca a leur rencontre, sans se demander si Janille avait parle,
si l'on se tenait en garde contre lui, si on allait l'accueillir
froidement.

Il courait et bondissait comme une pierre lancee sur le flanc escarpe de
l'abime. Il partit a vol d'oiseau, franchit le torrent qui bondissait avec
de vaines menaces sur les roches glissantes, et arriva sur l'autre versant,
pour recevoir l'accolade joyeuse du bon Antoine, et prendre des mains de
Sylvain Charasson la bride de la modeste monture qui portait Gilberte et
son doux sourire, et sa vive rougeur, et son air de joie vainement
contenue. Janille n'etait pas la, Janille n'avait point parle!

Comme le bonheur parait plus doux apres la peine, et comme l'amour repare
vite le temps perdu a souffrir! Emile ne se souvenait plus de la veille et
ne songeait plus au lendemain.

Quand il se retrouva dans les ruines de Crozant, conduisant en triomphe sa
bien-aimee, il brisa toutes les branches de broussailles qu'il put
atteindre, et les jeta sous les pieds de l'ane, comme autrefois les Hebreux
semaient de perles les traces de l'humble monture du divin maitre.

Puis il prit Gilberte dans ses bras pour la poser sur le plus beau gazon
qu'il put choisir, quoiqu'elle n'eut aucun besoin d'un pareil secours pour
descendre d'un ane si petit et si tranquille. Emile n'etait plus timide,
car il etait fou; et si Antoine n'eut pas ete le moins clairvoyant des
hommes, il eut compris qu'il ne fallait pas plus songer a reprimer cette
passion exaltee qu'a empecher la Creuse ou la Sedelle de courir ou de
gronder.

"Ca, je meurs de faim, dit M. Antoine, et, avant de savoir comment nous
nous rencontrons si a point, je veux qu'on ne me parle que de dejeuner. Un
convive de plus ne nous fait pas peur, car Janille nous a bourres de
provisions. Ouvrez votre gibeciere, petit drole, dit-il a Charasson, tandis
que je vais faire une entaille au sac que ma fille portait en croupe. Et
puis, Emile courra aux maisons qui sont la-bas, et nous trouvera un renfort
de pain bis. Restons pres de la riviere, c'est de l'eau de roche
excellente, prise en petite quantite avec beaucoup de vin."

Le dejeuner champetre fut bientot etale sur l'herbe, Gilberte se fit une
assiette avec une grande feuille de lotus, et son pere decoupa les portions
avec une espece de sabre qu'on appelait eustache de poche. Emile apporta,
outre le pain, du lait pour Gilberte et des cerises sauvages qui furent
declarees excellentes, et dont l'amertume a du moins l'avantage d'exciter
l'appetit. Sylvain, assis comme un singe sur le tronc penche d'un arbre,
n'eut pas une part moins copieuse que les autres, et mangea avec d'autant
plus de plaisir, disait-il, qu'il n'avait pas la les yeux de mademoiselle
Janille pour compter les morceaux d'un air de reproche. Emile fut rassasie
au bout d'un instant. Bien qu'on se moque des heros de roman qui ne mangent
jamais, il est bien certain que les amoureux ont peu d'appetit, et qu'en
cela les romans sont aussi vrais que la vie.

Quel transport pour Emile, apres avoir cru qu'il ne reverrait plus
Gilberte que severe et mefiante, de la retrouver telle qu'il l'avait
laissee la veille, pleine d'abandon et de noble imprevoyance! Et comme il
aimait Antoine d'etre incapable d'un soupcon, et de conserver une si
expansive gaiete!

Jamais il ne s'etait senti si gai lui-meme; jamais il n'avait vu un plus
beau jour que cette pale journee de septembre, un site plus riant et plus
enchante que cette sombre forteresse de Crozant! Et justement Gilberte
avait ce jour-la sa robe lilas, qu'il ne lui avait pas vue depuis
longtemps, et qui lui rappelait le jour et l'heure ou il etait devenu
eperdument amoureux!

Il apprit qu'on s'etait mis en route pour aller voir un parent a la
Claviere, avant les deux jours qu'on devait aller passer a Argenton, et
que, n'ayant trouve personne dans ce chateau, on avait resolu de faire une
promenade a Crozant, ou l'on resterait jusqu'au soir; et il n'etait guere
que midi! Emile s'imagina avoir l'eternite devant lui. M. Antoine s'etendit
a l'ombre apres le dejeuner, et s'endormit d'un profond sommeil. Les deux
amants, suivis de Charasson, entreprirent de faire le tour de la
forteresse.




XXI.

LE PETIT COUCHER DE M. ANTOINE.


Le page de Chateaubrun rejouit un instant le jeune couple par ses naivetes;
mais, emporte bientot par le besoin de courir, il s'ecarta a la poursuite
des chevres, faillit se faire un mauvais parti avec les chevriers, et finit
par s'entendre avec eux, en jouant aux palets sur le bord de la Creuse,
pendant qu'Emile et Gilberte entreprenaient de longer la Sedelle sur
l'autre flanc de la montagne.

Comme, en bien des endroits, le torrent a ronge la base du roc, il leur
fallut tantot grimper, tantot redescendre, tantot mettre le pied sur des
blocs a fleur d'eau, et tout cela non sans peine et sans danger. Mais la
jeunesse est aventureuse, et l'amour ne doute de rien.

Une providence particuliere protege l'un et l'autre, et nos amoureux se
tirerent bravement de tous les perils, Emile tremblant d'une toute autre
emotion que la peur lorsqu'il soulevait ou retenait Gilberte dans ses bras;
Gilberte riant pour cacher son trouble ou pour s'en distraire.

Gilberte etait forte, agile et courageuse comme une enfant de la montagne;
et pourtant, a franchir ainsi des obstacles continuels, elle se sentit
bientot essoufflee et se laissa tomber sur la mousse au bord de l'eau
bondissante, jeta son chapeau sur le gazon, forcee de relever ses cheveux
denoues qui pendaient sur ses epaules.

"Allez donc me cueillir cette belle digitale que je vois la-bas," dit-elle
a Emile pensant qu'elle aurait le temps de se recoiffer avant qu'il fut de
retour,

Mais il y alla et revint si vite, qu'il la trouva encore tout inondee de
ses cheveux d'or, que ses petites mains avaient peine a ramasser en une
seule tresse.

Debout aupres d'elle, il admirait ces tresors qu'elle rejetait derriere sa
tete avec plus d'impatience que d'orgueil, et qu'elle eut coupes depuis
longtemps comme un fardeau genant, si Antoine et Janille ne s'y fussent
jalousement opposes.

En ce moment, neanmoins, elle leur sut gre de ne l'avoir pas souffert; car,
malgre son peu de coquetterie, elle vit bien qu'Emile etait eperdu
d'admiration, et elle n'avait rien fait pour la provoquer!

Si la beaute a de certains triomphes, dont l'amour ne ne peut se refuser a
jouir, c'est surtout lorsqu'ils sont imprevus et involontaires. Cette belle
chevelure eut ete, en effet, un veritable dedommagement pour une femme
laide, et chez Gilberte c'etait comme une prodigalite de la nature ajoutee
a tous ses autres dons.

Il faut bien dire que, comme son pere, Gilberte etait plus laborieuse
qu'adroite de ses mains, et, d'ailleurs, elle avait perdu en courant toutes
ses epingles, et par deux fois, la lourde torsade roulee sur sa nuque avec
precipitation se defit et retomba jusqu'a ses pieds.

Le regard d'Emile plana toujours sur elle; Gilberte ne le voyait pas, mais
elle le sentait comme si le feu de ce regard passionne eut rempli
l'atmosphere. Elle en fut bientot si confuse, qu'elle oublia d'en etre
joyeuse, et enfin, comme a l'ordinaire, elle s'efforca de rompre, par une
plaisanterie, leur mutuelle emotion.

"Je voudrais que ces cheveux fussent _a moi_, dit-elle, je les couperais,
et je les enverrais au fond de la riviere."

C'etait l'occasion pour Emile de faire un beau compliment; mais il s'en
garda bien. Qu'eut-il dit sur ces cheveux-la, qui exprimat l'amour qu'il
leur portait? Il ne les avait jamais touches, et il en mourait d'envie. Il
regarda furtivement autour de lui.

Un cercle de rochers et d'arbrisseaux isolait Gilberte et lui du monde
entier. Il n'y avait aucun point de la montagne d'ou on put les voir. On
eut dit qu'elle avait choisi cet abri pour le tenter, et pourtant
l'innocente fille n'y avait point songe et ne songeait pas encore qu'il y
eut la quelque danger pour elle.

Emile n'avait plus sa raison. L'insomnie, l'epouvante, la douleur et la
joie, avaient allume la fievre dans son sang.

Il s'agenouilla aupres de Gilberte, et prit dans sa main tremblante une
poignee de ses cheveux rebelles; puis, comme elle tressaillait, il la
laissa retomber en disant:

"J'ai cru que c'etait une guepe, mais ce n'est qu'un brin de mousse.

--Vous m'avez fait peur, reprit Gilberte en secouant la tete: j'ai cru que
c'etait un serpent."

Cependant la main d'Emile s'attachait a cette chevelure et ne pouvait
l'abandonner.

Sous pretexte d'aider Gilberte a en rassembler les meches eparses que lui
disputait la brise, il les toucha cent fois, et finit par y porter ses
levres a la derobee. Gilberte parut ne point s'en apercevoir, et, remettant
precipitamment son chapeau sur sa coiffure mal assuree, elle se leva en
disant, d'un air qu'elle voulait rendre degage:

"Allons voir si mon pere est reveille."

Mais elle tremblait; une paleur subite avait efface les brillantes couleurs
de ses joues; son coeur etait pret a se rompre; elle flechit et s'appuya
sur le rocher pour ne pas tomber. Emile etait a ses pieds.

Que lui disait-il? Il ne le savait pas lui-meme, et les echos de Crozant
n'ont pas garde ses paroles. Gilberte ne les entendit pas distinctement;
elle avait le bruit du torrent dans les oreilles, mais centuple par le
battement de ses arteres, et il lui semblait que la montagne, prise de
convulsions, oscillait au-dessus de sa tete.

Elle n'avait plus de jambes pour fuir, et d'ailleurs elle n'y songeait
point. On fuirait en vain l'amour; quand il s'est insinue dans l'ame, il
s'y attache et la suit partout. Gilberte ne savait pas qu'il y eut d'autre
peril dans l'amour que celui de laisser surprendre son coeur, et il n'y en
avait pas d'autres en effet pour elle aupres d'Emile. Celui-la etait bien
assez grand, et le vertige qu'il causait etait plein d'irresistibles
delices.

Tout ce que Gilberte sut dire, ce fut de repeter avec un effroi plein de
regret et de douleur:

"Non, non! il ne faut pas m'aimer.

--C'est donc que vous me haissez!" reprenait Emile; et Gilberte, detournant
la tete, n'avait pas le courage de mentir. Eh bien, si vous ne m'aimez pas,
disait Emile, que vous importe de savoir que je vous aime? Laissez-moi vous
le dire, puisque je ne peux plus le cacher. Cela vous est indifferent, et
on ne craint pas ce qu'on dedaigne. Sachez-le donc, et si je vous quitte,
si je ne vais plus vous voir, apprenez au moins pourquoi: c'est que je
meurs d'amour pour vous, c'est que je ne dors plus, que je ne travaille
plus, que je perds l'esprit, et qu'il m'arriverait peut-etre bientot de
dire a votre pere ce que je vous dis maintenant. J'aime mieux etre chasse
par vous que par les autres. Chassez-moi donc; mais vous m'entendrez ici,
parce que mon secret m'etouffe; je vous aime, Gilberte, je vous aime a en
mourir!" Et le coeur d'Emile etait si plein qu'il deborda en sanglots.

Gilberte voulut s'eloigner; mais elle s'assit a trois pas de la et se prit
a pleurer. Il y avait plus de bonheur que d'amertume au fond de toutes ces
larmes. Aussi Emile se fut-il bientot rapproche pour consoler Gilberte, et
fut-il bientot console a son tour; car dans l'effroi qu'elle exprimait, il
n'y avait que tendresse et regret.

"Je suis une pauvre fille, lui disait-elle, vous etes riche, et votre pere
ne songe, a ce qu'on dit, qu'a augmenter sa fortune. Vous ne pouvez pas
m'epouser, et moi je ne dois pas songer a me marier dans la position ou je
suis.

"Ce serait un hasard de rencontrer un homme aussi pauvre que moi, qui eut
recu un peu d'education, et je n'ai jamais compte sur ce hasard-la. Je me
suis dit de bonne heure que je devais tirer bon parti de mon sort pour
m'habituer a la dignite des sentiments, qui consiste a ne point porter
envie aux autres, et a se creer des gouts simples, des occupations
honnetes.

"Je ne pense donc pas du tout au mariage, puisqu'il me faudrait peut-etre,
pour trouver un mari, changer quelque chose a ma maniere de penser. Tenez,
si vous voulez que je vous le dise, Janille s'est mis dans la tete, depuis
quelques jours, une idee qui me chagrine beaucoup. Elle veut que mon pere
me cherche un mari. Chercher un mari! n'est-ce pas honteux et humiliant? et
peut-on rien imaginer de plus repulsif?

"Cette excellente amie ne comprend pourtant rien a ma resistance, et, comme
mon pere devait aller toucher a Argenton le terme de sa petite pension,
elle a exige tout a coup ce matin qu'il m'emmenat pour me presenter a
quelques personnes de sa connaissance.

"Nous ne savons pas resister a Janille, et nous sommes partis; mais mon
pere, grace au ciel, ne s'entend pas a trouver des maris, et je saurai si
bien l'aider a n'y point penser, que cette promenade n'aura aucun but.

"Vous voyez bien, monsieur Emile, qu'il ne faut point faire la cour a une
fille qui n'a pas d'illusion, et qui se destine au celibat sans regret et
sans honte. Je pensais que vous l'aviez compris, et que votre amitie ne
chercherait jamais a troubler mon repos.

"Oubliez donc cette folie qui vient de vous passer par l'esprit, et ne
voyez en moi qu'une soeur qui ne s'en souviendra pas, si vous lui promettez
de l'aimer tranquillement et saintement. Pourquoi nous quitteriez-vous?
cela ferait bien de la peine a mon pere et a moi!

--Cela vous ferait bien de la peine, Gilberte? reprit Emile; d'ou vient que
vous pleurez en me disant des choses si froides? Ou je ne vous comprends
pas, ou vous me cachez quelque chose. Et voulez-vous savoir ce que je crois
deviner? c'est que vous n'avez pas assez d'estime pour moi, pour m'ecouter
avec confiance. Vous me prenez pont un jeune fou, qui parle d'amour sans
religion et sans conscience, et vous croyez pouvoir me traiter comme un
enfant a qui l'on dit: Ne recommencez pas, je vous pardonne. Ou bien, si
vous croyez qu'avec quelques paroles de froide raison on peut etouffer un
amour serieux, vous etes un enfant vous-meme, Gilberte, et vous ne sentez
rien du tout pour moi au fond de votre coeur. O mon Dieu, serait-il
possible, et ces yeux qui m'evitent, cette main qui me repousse, est-ce la
le dedain ou l'incredulite?

--N'est-ce pas assez? Croyez-vous que je puisse consentir a vous aimer avec
la certitude que vous devez tot ou tard appartenir a une autre? Il me
semble que l'amour, c'est l'eternite d'une vie a deux: c'est pourquoi, en
renoncant a me marier, j'ai du renoncer a aimer.

--Et je l'entends bien ainsi, Gilberte! l'amour, c'est l'eternite d'une vie
a deux! Je ne comprends meme pas que la mort puisse y mettre un terme; ne
vous ai-je pas dit tout cela en vous disant: "Je vous aime!" Ah! cruelle
Gilberte, vous ne m'avez pas compris, ou vous ne voulez pas me comprendre:
mais si vous m'aimiez vous ne douteriez pas. Vous ne me diriez pas que vous
etes pauvre, vous ne vous en souviendriez pas plus que moi-meme.

--O mon Dieu! Emile, je ne doute pas de vous: je vous sais aussi incapable
que moi d'un calcul interesse. Mais, encore une fois, sommes-nous donc plus
forts que la destinee, que la volonte de votre pere, par exemple?

--Oui, Gilberte, oui, plus forts que tout le monde, si ... nous nous
aimons?"

Il est fort inutile de rapporter la suite de cet entretien. Nous ne
pourrions resumer certaines intermittences de peur et de decouragement, ou
Gilberte, redevenant raisonnable, c'est-a-dire desolee, montrait les
obstacles et laisser percer une fierte sans emphase, mais assez sentie pour
preferer l'eternelle solitude a l'humiliation d'une lutte contre l'orgueil
de la richesse.

Nous pourrions dire par quels arguments d'honneur et de loyaute Emile
cherchait a lui rendre la confiance. Mais les plus forts arguments, ceux
auxquels Gilberte ne trouvait pas de replique, ce sont ceux-la que nous ne
pourrions transcrire, car ils etaient tout d'enthousiasme et de naive
pantomime.

Les amants ne sont pas eloquents a la maniere des rheteurs, et leur parole
ecrite n'a jamais rien signifie pour ceux auxquels elle ne s'adresse point.

Si l'on pouvait se rappeler froidement quel mot insignifiant a fait perdre
l'esprit, on n'y comprendrait plus rien et on se raillerait soi-meme.

Mais l'accent, mais le regard, trouvent dans la passion des ressources
magiques, et bientot Emile sut persuader a Gilberte ce qu'il croyait
lui-meme a ce moment-la: a savoir que rien n'etait plus simple et plus
facile que de se marier ensemble, partant, qu'il n'y avait rien de plus
legitime et de plus necessaire que de s'aimer de toutes ses forces.

La noble fille aimait trop pour s'arreter a l'idee qu'Emile fut un
presomptueux et un temeraire. Il disait qu'il vaincrait la resistance
possible de son pere, et Gilberte ne connaissait M. Cardonnet que par des
bruits vagues.

Emile garantissait l'adhesion de sa tendre mere, et ce point rassurait la
conscience de la jeune fille. Elle partagea bientot toutes les illusions
d'Emile, et il fut convenu qu'il parlerait a son pere avant de s'adresser
a celui de Gilberte.

Une fille egoiste ou ambitieuse eut ete plus prudente. Elle eut mis l'aveu
de ses sentiments a des conditions plus rigides. Elle n'eut consenti a
revoir son amant que le jour ou il serait revenu accomplir toutes les
formalites de la demande en mariage. Mais Gilberte ne s'avisa point de
toutes ces precautions.

Elle sentit dans son coeur quelque chose de l'infini, une foi et un respect
pour la parole de son amant, qui n'avaient pas de bornes. Elle ne se
tourmenta plus que d'une chose: c'etait d'etre une cause de trouble et
d'affliction pour la famille d'Emile, le jour ou il parlerait.

Elle ne pouvait plus douter de la victoire qu'il se faisait fort de
remporter; mais l'idee du combat la faisait souffrir, et elle eut voulu
eloigner ce moment terrible.

"Ecoutez, lui dit-elle avec une naivete angelique, rien ne nous presse;
nous sommes heureux ainsi, et assez jeunes pour attendre. Je crains que la
principale et la meilleure objection de votre pere ne soit precisement
celle-la; vous n'avez que vingt et un ans, et on peut craindre que vous
n'ayez pas encore assez pese votre choix, assez examine le caractere de
votre fiancee. Si l'on vous parle d'attendre et si on vous demande le temps
de reflechir, soumettez-vous a toutes les epreuves. Quand meme nous ne
serions unis que dans quelques annees, qu'importe, pourvu que nous
puissions nous voir, et puisque nous ne pouvons pas douter l'un de l'autre?

--Oh! vous etes une sainte! repondit Emile en baisant le bord de son
echarpe, et je serai digne de vous."

Quand ils retournerent vers le lieu ou ils avaient laisse Antoine, ils le
virent bien loin de la, causant avec un meunier de sa connaissance, et ils
allerent l'attendre au pied de la grande tour.

Les heures passerent pour eux comme des secondes, et cependant elles
etaient remplies comme des siecles. Combien de choses ils se dirent, et
combien plus ils ne se dirent pas! Puis le bonheur de se voir, de se
comprendre et de s'aimer devint si violent, qu'ils furent saisis d'une
gaiete folle, et bondissant comme deux chevreuils, ils se prirent par la
main et se mirent a courir sur les pentes abruptes, faisant rouler les
pierres au fond du precipice, et si transportes d'un delire inconnu, qu'ils
n'avaient pas plus le sentiment du danger que des enfants.

Emile poussait devant lui des decombres, ou les franchissait avec ardeur;
on eut dit qu'il se croyait aux prises avec les obstacles de sa destinee.
Gilberte n'avait peur ni pour lui, ni pour elle-meme; elle riait aux
eclats, elle criait et chantait comme une alouette au milieu des airs, et
ne pensait plus a renouer sa chevelure qui flottait au vent, et quelquefois
l'enveloppait tout entiere comme un voile de feu.

Quand son pere vint la surprendre au milieu de ce transport, elle s'elanca
vers lui et l'etreignit dans ses bras avec passion, comme si elle voulait
lui communiquer tout le bonheur dont son ame etait inondee. Le chapeau gris
du bon homme tomba dans cette brusque accolade et alla rouler au fond du
ravin. Gilberte partit comme un trait pour le rattraper, et Antoine,
effraye de cette petulance, courut aussi pour rattraper sa fille.

Tous deux etaient en grand danger, lorsque Emile les devanca a la course,
saisit au vol le chapeau fugitif, et, en le replacant sur la tete
d'Antoine, serra a son tour ce tendre pere dans ses bras.

"Eh! vive Dieu! s'ecria Antoine, en les ramenant d'autorite sur une
plate-forme moins dangereuse, vous me faites bien fete tous deux, mais vous
me faites encore plus de peur! Ah ca, vous avez donc rencontre par la la
chevre du Diable, qui fait courir et sauter comme des fous ceux qu'elle
ensorcelle avec son regard? Est-ce l'air de ces montagnes qui te rend si
folle, petite fille? Allons, tant mieux, mais pourtant ne t'expose pas
comme cela. Quelles couleurs! quel oeil brillant! Je vois qu'il faut te
mener souvent promener, et que tu ne fais pas assez d'exercice a la maison.
Ces jours-ci, elle m'inquietait, savez-vous, Emile? Elle ne mangeait plus,
elle lisait trop, et je me proposais de jeter tous vos livres par la
fenetre, si cela eut continue. Heureusement il n'y parait point
aujourd'hui, et puisqu'il en est ainsi, j'ai envie de la mener jusqu'a
Saint-Germain-Beaupre. C'est beau a voir, nous y passerons la journee de
demain, et si vous voulez venir avec nous, nous nous amuserons on ne peut
mieux. Allons Emile, qu'en dites-vous? qu'importe que nous allions a
Argenton un jour plus tard? n'est-ce pas Gilberte? Et quand nous n'y
passerions qu'un jour?

--Et quand nous n'irions pas du tout! dit Gilberte en sautant de joie;
allons a Saint-Germain, mon pere, je n'y ai jamais ete; oh! la bonne idee!

--Nous sommes sur le chemin, reprit M. de Chateaubrun, et pourtant il nous
faut aller coucher a Fresselines; car ici il n'y a pas a y songer. Au
reste, Fresselines et Confolens valent la peine d'etre vus. Les chemins ne
sont pas beaux: il faudra nous mettre en route avant la nuit. Monsieur
Charasson, allez donner l'avoine a cette pauvre _Lanterne_, qui aime assez
les voyages, puisque ce sont les seules occasions pour elle de se regaler;
vous reconduirez cet ane a ceux qui nous l'ont prete, la-haut a Vitra, et
puis vous irez nous attendre avec la brouette et le cheval de M. Emile, de
l'autre cote de la riviere. Nous y serons dans deux heures.

--Et moi, dit Emile, je vais ecrire un mot au crayon pour ma mere, afin
qu'elle n'ait point a s'inquieter de mon absence, et je trouverai bien un
enfant pour lui porter ma lettre.

--Envoyer si loin un de ces petits sauvages? ce ne sera pas facile. Eh!
vrai Dieu! nous sommes servis a point, car voici quelqu'un de chez vous, si
je ne me trompe!"

Emile, en se retournant, vit Constant Galuchet, le secretaire de son pere,
qui venait de jeter son habit sur l'herbe, et qui, apres avoir enveloppe sa
tete d'un mouchoir de poche, se mettait en devoir d'amorcer sa ligne.

"Quoi! Constant, vous venez pecher des goujons jusqu'ici? lui dit Emile.

--Oh! non, vraiment, Monsieur, repondit Galuchet d'un air grave: je nourris
l'espoir de prendre ici une truite!

--Mais vous comptez retourner ce soir a Gargilesse?

--Bien certainement, Monsieur. Monsieur votre pere n'ayant pas besoin de
moi aujourd'hui, m'a permis de disposer de la journee tout entiere; mais
des que j'aurai pris ma truite, s'il plait a Dieu, je quitterai ce vilain
endroit.

--Et si vous ne prenez rien?

--Je maudirai encore plus l'idee que j'ai eue de venir si loin pour voir
une pareille masure. Quelle horreur, Monsieur! Peut-on voir un plus triste
pays et un chateau en plus mauvais etat? Croyez donc, apres cela, les
voyageurs qui vous disent que c'est superbe, et qu'on ne peut pas vivre aux
bords de la Creuse sans avoir vu Crozant! A moins qu'il n'y ait du poisson
dans cette riviere, je veux etre pendu si l'on m'y rattrape. Mais je n'y
crois pas a leur riviere; cette eau transparente est detestable pour pecher
a la ligne, et ce bruit continuel vous casse la tete. J'en ai la migraine.

--Je vois que vous avez fait une promenade peu agreable, dit Gilberte, qui
voyait pour la premiere fois la ridicule figure de Galuchet, et a qui ses
dedains prosaiques donnaient une forte envie de rire. Cependant ces ruines
font un grand effet, convenez en; elles sont singulieres au moins!
Etes-vous monte jusqu'a la grande tour?

--Dieu m'en preserve, Mademoiselle! repondit Galuchet, flatte de
l'interpellation de Gilberte, qu'il regardait de toute la largeur de ses
yeux ronds, remarquablement ecartes, et separes par un petit bouquet de
sourcils fauves assez bizarre. Je vois d'ici l'interieur de la baraque,
puisqu'elle est tout a jour comme un reverbere, et je ne crois pas que cela
vaille la peine de se casser le cou."

Puis, prenant le sourire de Gilberte pour une approbation de cette mordante
satire, il ajouta d'un ton qu'il crut plaisant et spirituel: "Beau pays, ma
foi! il n'y pousse pas meme du chiendent! Si les rois maures n'etaient pas
mieux loges que ca, je leur en fais mon compliment; ces gens-la avaient un
drole de gout, et ca devait faire de singuliers pistolets! Sans doute
qu'ils portaient des sabots et qu'ils mangeaient avec leurs doigts?

--Ceci est un commentaire historique fort judicieux, dit Emile a Gilberte,
qui mordait le bout de son mouchoir pour ne pas rire tout haut du ton
capable et de la physionomie baroque de M. Galuchet.

--Oh! je vois bien que monsieur est tres moqueur, reprit-elle. Il en a le
droit, il vient de Paris, ou tout le monde a de l'esprit et de belles
manieres, et il se trouve ici parmi les sauvages.

--Je ne peux pas dire ca dans ce moment-ci, repliqua Galuchet, en lancant
un regard assassin a la belle Gilberte, qu'il trouvait fort de son gout;
mais, franchement, le pays est bien un peu arriere. Les gens y sont fort
malpropres. Voyez ces enfants pieds nus et tout dechires! A Paris, tout le
monde a des souliers, et ceux qui n'en ont pas ne sortent pas le dimanche.
J'ai voulu aujourd'hui entrer dans une maison pour demander a manger: il
n'y avait rien que du pain noir dont un chien n'aurait pas voulu, et du
lait de chevre qui sentait le bouc. Ces gens-la n'ont pas de honte de vivre
si chichement!

--Ne serait-ce pas par hasard qu'ils sont trop pauvres pour mieux faire?
dit Gilberte, revoltee du ton aristocratique de M. Galuchet.

--C'est plutot qu'ils sont trop paresseux, repondit-il un peu etourdi de
cette observation qui ne lui etait pas venue.

--Et qu'en savez-vous? reprit Gilberte avec une indignation qu'il ne
comprit pas."

"Cette demoiselle est fort taquine, pensa-t-il, et son petit air resolu me
plait fort. Si je causais longtemps avec elle, je lui ferais bien voir que
je ne suis pas un niais de provincial.

"Eh bien, dit Emile a Gilberte, pendant que Constant cherchait des vers
sous les pierres du rivage, pour amorcer sa ligne, vous venez de voir la
figure d'un parfait imbecile.

--Je crains qu'il ne soit encore plus sot que simple, repondit Gilberte.

--Allons, mes enfants, vous n'etes pas indulgents, observa le bon Antoine.
Ce garcon-la n'est pas beau, j'en conviens, mais il parait que c'est un bon
sujet, et que M. Cardonnet en est fort content. Il est plein d'obligeance,
et deux ou trois fois il m'a offert ses petits services. Il m'avait meme
fait cadeau d'une ligne tres bonne, et comme on n'en trouve point ici:
malheureusement je l'ai perdue avant de rentrer a la maison; a telles
enseignes que Janille m'a gronde ce jour-la presque autant que le jour ou
j'ai perdu mon chapeau. Dites donc, monsieur Galuchet, ajouta-t-il en
elevant la voix, vous m'aviez promis de venir pecher de notre cote, je ne
tourmente pas beaucoup mon poisson; je n'ai pas votre patience, c'est pour
cela que vous en trouverez. Ainsi je compte sur vous un de ces jours; vous
viendrez dejeuner a la maison, et ensuite je vous conduirai aux bons
endroits: le barbillon abonde par la, et c'est un joli coup de ligne.

--Monsieur, vous etes trop honnete, repondit Galuchet; j'irai certainement
un dimanche, puisque vous voulez bien me combler de vos civilites."

Et, enchante d'avoir trouve cette phrase, Galuchet salua le plus
gracieusement qu'il put, et s'eloigna, apres s'etre charge du message
d'Emile pour ses parents.

Gilberte eut quelque envie de quereller un peu son pere pour cet exces de
bienveillance envers un personnage si lourd et si deplaisant; mais elle
etait trop bienveillante elle-meme pour ne pas lui sacrifier bien vite ses
repugnances, et, au bout d'un instant, elle y songea d'autant moins, que ce
jour-la, il lui etait impossible de ressentir une contrariete.

Grace a la disposition de leurs ames, nos amoureux trouverent agreables et
plaisants tous les incidents qui remplirent le reste du voyage. La vieille
jument de M. Antoine, attelee a une sorte de boguet decouvert qu'il avait
bien raison d'appeler sa brouette, fit des merveilles d'adresse et de bon
vouloir, dans les chemins effrayants qu'ils eurent a suivre pour gagner
leur gite.

Ce vehicule avait place pour trois personnes, et Sylvain Charasson,
installe au milieu, conduisait _cranement_ (c'etait son expression) la
pacifique _Lanterne_.
                
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