George Sand

Le pГ©chГ© de Monsieur Antoine, Tome 1
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Les cahots epouvantables qu'on recevait dans une voiture si mal suspendue
n'inquietaient nullement Gilberte et son pere, habitues a ne pas se donner
toutes leurs aises, et a ne se laisser arreter par aucun temps ni aucun
chemin.

Emile les devancait a cheval, pour les avertir et les aider a mettre pied a
terre, quand la route etait trop dangereuse. Puis, quand on se retrouvait
sur le sable doux des landes, il passait derriere eux pour causer et
surtout pour regarder Gilberte.

Jamais elegant du bois de Boulogne, en plongeant du regard dans la caleche
brillante de sa triomphante maitresse, n'a ete si ravi et si fier que ne
l'etait Emile, en suivant la belle campagnarde qu'il adorait, dans les
vagues sentiers de ce desert, a la clarte des premieres etoiles.

Que lui importait qu'elle fut assise sur une espece de brancard traine par
une haridelle, ou dans un carrosse superbe? qu'elle fut vetue de moire et
de velours, ou d'une petite indienne fanee? Elle avait des gants dechires
qui laissaient voir le bout de ses doigts roses, appuyes sur le dossier de
la voiture. Pour menager son echarpe des dimanches, elle l'avait pliee et
mise sur ses genoux. Sa belle taille svelte et souple n'en ressortait que
mieux. Le vent tiede du soir semblait caresser avec ardeur sa nuque blanche
comme l'albatre. Le souffle d'Emile se melait a la brise, et il etait
attache la comme l'esclave derriere le char du vainqueur.

Il y eut un moment ou, grace au peu de precaution de Sylvain, la brouette
s'arreta tout court et faillit heurter la tete du cheval d'Emile.

Monsieur Sacripant avait mis une patte sur le marchepied, pour avertir
qu'il etait fatigue et qu'on eut a le prendre en voiture. M. Antoine
descendit pour le saisir par la peau du cou et le jeter sur le tablier du
boguet, car le pauvre animal n'avait plus les jarrets assez souples pour
s'elancer si haut.

Pendant ce temps-la, Gilberte caressait les naseaux de _Corbeau_ et
passait sa petite main dans les flots de sa noire criniere. Emile sentit
battre son coeur comme si un courant magnetique lui apportait ces caresses.
Il faillit faire, sur le bonheur de _Corbeau_, quelque reflexion aussi
ingenue que celle dont Galuchet eut ete capable en pareil cas; mais il se
contenta d'etre bete en silence. On est si heureux quand, avec de l'esprit,
on se sent pris de cette betise-la!

Il faisait tout a fait sombre quand ils arriverent a Fresselines. Les
arbres et les rochers ne presentaient plus que des masses noires d'ou
sortait le grondement majestueux et solennel de la riviere.

Une fatigue delicieuse et la fraicheur de la nuit jetaient Emile et
Gilberte dans une sorte d'assoupissement delicieux. Ils avaient devant eux
tout le lendemain, tout un siecle de bonheur.

L'auberge ou l'on s'arreta, et qui etait la meilleure du hameau, n'avait
que deux lits dans deux chambres separees. On decida que Gilberte aurait la
meilleure, que M. Antoine s'arrangerait de l'autre avec Emile, en prenant
chacun un matelas. Mais quand on en fut a verifier le mobilier, il se
trouva qu'il n'y avait qu'un matelas dans chaque lit, et Emile se fit un
plaisir d'enfant de coucher sur la paille de la grange.

Cet arrangement, qui menacait Charasson d'un sort pareil, sembla beaucoup
contrarier le page de Chateaubrun. Ce jeune gars aimait ses aises, surtout
en voyage.

Habitue a suivre son maitre dans toutes ses courses, il se dedommageait de
l'austerite a laquelle le condamnait Janille a Chateaubrun, en mangeant et
dormant dehors a discretion.

M. Antoine, tout en le persiflant avec une rude gaiete, lui passait toutes
ses fantaisies, et se faisait son esclave tout en lui parlant comme a un
negre. Ainsi, tandis que Sylvain faisait mine de panser le cheval et
d'atteler la voiture, c'etait bien vraiment son maitre qui maniait
l'etrille et soulevait le brancard.

Si l'enfant s'endormait en conduisant, Antoine se frottait les yeux,
ramassait les guides, et luttait contre le sommeil plutot que de reveiller
son page.

S'il n'y avait qu'une portion de viande a souper: "Vous partagerez les os
avec monsieur Sacripant," disait M. Antoine a Charasson, qui couvait des
yeux cette victuaille; mais sans trop s'en rendre compte, le bonhomme
rongeait les os et laissait le meilleur morceau a Sylvain. Aussi le ruse
gamin connaissait les allures de son maitre, et plus il etait menace de
jeuner, de veiller et de travailler, plus il comptait sur sa bonne etoile.

Cependant, lorsqu'il vit que M. Antoine ne donnait nulle attention a son
coucher, et qu'Emile se contentait de la creche, il commenca, en servant le
souper, a bailler, a tirer ses bras, et a dire que la route avait ete
longue, que ce maudit pays etait au bout du monde, et qu'il avait bien cru
n'y arriver jamais.

Antoine fit la sourde oreille, et bien que le souper fut peu delicat, il
mangea de grand appetit.

"Voila comme j'aime a voyager, disait-il en choquant a chaque instant son
verre contre celui d'Emile, par suite de l'habitude qu'il avait prise avec
Jean Jappeloup: c'est quand j'ai toutes mes aises et toutes mes affections
avec moi. Ne me parlez pas d'aller au loin, dans une chaise de poste ou sur
un navire, courir seul tristement apres la fortune. Il fait bon a jouir du
peu qu'on a, en parcourant un beau pays ou l'on connait tous les passants
par leur nom, toutes les maisons, tous les arbres, toutes les ornieres!
Voyez si je ne suis pas ici comme chez moi? Si j'avais Jean et Janille au
bout de la table, je me croirais a Chateaubrun, car j'ai ma fille d'abord
et un de mes meilleurs amis; et puis mon chien, et meme M. Charasson, qui
est content comme un roi de voir le monde et d'etre heberge selon son
merite.

--Ca vous plait a dire, Monsieur, reprit Charasson, qui, au lieu de servir,
etait assis au coin de la cheminee; cette auberge-ci est abominable et l'on
y couche avec les chiens.

--Eh bien, vaurien que vous etes, n'est-ce pas trop bon pour vous? reprit
M. Antoine en faisant sa grosse voix; vous etes bien heureux qu'on ne vous
envoie pas percher avec les poules! Comment diable, Sybarite, vous avez de
la paille; et vous craignez de mourir de faim pendant la nuit?

--Faites excuse, Monsieur, la paille ici c'est du foin, et le foin fait mal
a la tete.

--S'il en est ainsi, vous coucherez sur le carreau, au pied de mon lit,
pour vous apprendre a murmurer. Vous vous tenez comme un bossu, ce lit
orthopedique vous fera grand bien. Allez preparer le lit de votre maitre,
et montez la couverture du cheval pour monsieur Sacripant."

Emile se demandait quelle serait la fin de cette plaisanterie que M.
Antoine soutint gravement jusqu'au bout, et, lorsque Gilberte se fut
retiree dans sa chambre, il suivit M. Antoine dans la sienne, pour savoir
s'il saurait persuader a son page de se contenter de la paille.

Le chatelain se divertit a se faire servir comme un homme de qualite. "Ca,
disait-il, qu'on me tire mes bottes, qu'on me presente mon foulard, et
qu'on eteigne les lumieres. Vous allez vous etendre sur ces briques, et
gare a vous, si vous avez le malheur de ronfler! Bonsoir, Emile, allez vous
coucher; vous ne serez pas afflige de la societe de ce drole, qui vous
empecherait de dormir. Il dormira par terre, lui, en punition de ses
plaintes ridicules."

Au bout de deux heures de sommeil, Emile fut eveille en sursaut par la
chute d'un gros corps qui se laissait tomber sur la paille a cote de lui.
"Ce n'est rien, c'est moi, dit M. Antoine; ne vous derangez pas. J'ai voulu
partager mon lit avec ce vaurien; mais monsieur, sous pretexte qu'il
grandit, a des inquietudes dans les jambes, et j'ai recu tant de coups de
pied, que je lui cede la place. Qu'il dorme dans un lit, puisqu'il y tient
si fort! quant a moi, je serai beaucoup mieux ici."

Tel fut le chatiment exemplaire que subit a Fresselines le page de
Chateaubrun.




XXII.

INTRIGUE.


Nous laisserons Emile oublier le rendez-vous que lui avait donne Janille,
et courir par monts et par vaux avec l'objet de ses pensees. C'est a
l'usine Cardonnet que nous irons reprendre le fil des evenements qui
enlacent sa destinee.

M. Cardonnet commencait a prendre serieusement ombrage des continuelles
absences d'Emile, et a se dire que le moment viendrait bientot de
surveiller et de regler ses demarches. "Le voila distrait de son
socialisme, se disait-il; il est temps qu'il se prenne a quelque realite
utile. Le raisonnement aura peu d'effet sur un esprit aussi porte a
l'ergotage. Il parait que ce dada est a l'ecurie pour quelque temps, ne
l'en faisons point sortir; mais voyons si, par la pratique, on ne peut pas
remplacer les theories. A cet age, on est mene par des instincts plus que
par des idees, bien qu'on s'imagine fierement le contraire; enchainons-le
d'abord au travail materiel, et qu'il s'y prete, malgre lui s'il le faut.
Il est trop laborieux et trop intelligent pour ne pas faire bien ce qu'il
se verra force de faire. Peu a peu l'occupation quelconque que je lui aurai
creee deviendra un besoin pour lui. N'en a-t-il pas toujours ete ainsi?
Meme en etudiant le droit qu'il abhorrait, n'apprenait-il pas le droit? Eh
bien, qu'il acheve son droit, quand meme il devrait le hair de plus en plus
et retomber dans les aberrations qui m'ont inquiete. Je sais maintenant
qu'il ne faudra pas beaucoup de temps, ni une coquette fort habile, pour le
debarrasser de l'enduit pedagogique des jeunes ecoles."

Mais on etait en pleines vacances, et M. Cardonnet n'avait pas de motifs
immediats pour renvoyer Emile a Poitiers. D'ailleurs, il esperait beaucoup
de son sejour a Gargilesse; car, insensiblement, Emile acceptait sans
repugnance les occupations que, de temps en temps, son pere lui tracait, et
paraissait ne plus se preoccuper du but qu'il avait tant combattu. Tout
travail accompli par Emile, l'etait avec superiorite, et M. Cardonnet se
flattait de le debarrasser de l'amour quand il voudrait, sans lui voir
perdre cette soumission et cette capacite dont il recueillait parfois les
fruits.

Rien n'etait plus contraire aux intentions de madame Cardonnet que de faire
remarquer a son mari la conduite singuliere d'Emile. Si elle eut pu deviner
le bonheur que goutait son fils a s'absenter ainsi, et le secret de ce
bonheur, elle l'eut aide a sauver les apparences, et se fut faite sa
complice avec plus de tendresse encore que de prudence. Mais elle
s'imaginait que le ton souvent froid et railleur de M. Cardonnet etait la
seule cause du malaise qu'eprouvait Emile dans la maison paternelle, et,
s'en prenant secretement a son maitre, elle souffrait amerement de jouir si
peu de la societe de son fils. Lorsque Galuchet rentra, annoncant que M.
Emile ne reviendrait que le lendemain ou le surlendemain au soir, elle ne
put retenir ses larmes, et dit a demi voix: "Le voila qui decouche a
present! Il ne veut plus meme dormir ici: il y est donc bien malheureux!

--Eh bien, ne voila-t-il pas un beau sujet de douleurs? dit M. Cardonnet en
haussant les epaules. Votre fils est-il une demoiselle, pour que vous soyez
effrayee de le voir passer une nuit dehors? Si vous commencez ainsi, vous
n'etes pas au bout de vos peines; car ce n'est que le debut des petites
escapades que peut se permettre un jeune homme.

"Constant, dit-il a son secretaire lorsqu'il fut seul avec lui, quelles
sont les personnes en compagnie desquelles vous avez rencontre mon fils?

--Ah! Monsieur, repondit Galuchet, une compagnie fort agreable! M. Antoine
de Chateaubrun, qui est un bon vivant, un gros rejoui, tout a fait honnete
dans ses manieres; et sa fille, une femme superbe, faite au tour, et d'une
mine on ne peut plus avenante.

--Je vois que vous etes connaisseur, Galuchet, et que vous n'avez rien
perdu des appas de la demoiselle.

--Dame! Monsieur, on a des yeux et on s'en sert, dit Galuchet avec un gros
rire de contentement, car il etait bien rare que son patron lui fit
l'honneur de causer avec lui sur un sujet etranger a ses fonctions.

--Et c'est sans doute avec ces personnes-la que mon fils continue ses
excursions romantiques?

--Je le pense, Monsieur; car je l'ai vu de loin passer a cheval, comme il
s'en allait avec elles.

--Avez-vous ete quelquefois a Chateaubrun, Galuchet?

--Oui, Monsieur. J'y ai ete une fois que les maitres etaient absents, et si
j'avais su que je n'y trouverais que la vieille servante, je n'aurais pas
ete si sot.

--Pourquoi?

--Parce que j'aurais sans doute vu le chateau gratis, au lieu que cette
sorciere, apres m'avoir promene dans son taudis, m'a bien demande cinquante
centimes, Monsieur, pour le prix de sa complaisance! C'est indigne de
ranconner les gens pour leur montrer une pareille ruine!

--Je croyais que le vieux Antoine avait fait faire quelques reparations
depuis que je n'y suis entre?

--Quelles reparations, Monsieur? cela fait pitie! Ils ont rebati un coin
grand comme la main, et ils n'ont pas seulement eu le moyen de faire coller
des papiers dans leurs chambres. Le maitre n'est pas moitie si bien loge
que je suis chez vous. C'est triste, la dedans! Des tas de pierres dans la
cour a se casser les jambes, des orties, des ronces, pas de porte a une
grande arcade qui ressemble a l'entree du chateau de Vincennes, et qui
serait assez jolie si on y donnait une couche de badigeon; mais le reste
est dans un etat! Pas un mur qui tienne, pas un escalier qui ne remue, des
crevasses a s'y fourrer tout entier, du lierre qu'on ne se donne pas
seulement la peine d'arracher: ce ne serait pas bien difficile, pourtant!
et des chambres qui n'ont ni plancher, ni plafond! Ma foi, les gens de ce
pays-ci sont de vrais Gascons de vous vanter leurs vieux chateaux, et de
vous envoyer courir dans des chemins perdus, pour trouver quoi? des
decombres et des chardons! En verite Crozant est une fameuse mystification,
et Chateaubrun ne vaut guere mieux que Crozant!

--Vous n'etes donc pas charme non plus de Crozant? Mon fils pourtant
paraissait beaucoup s'y plaire, je parie?

--M. Emile pouvait bien s'y plaire, donnant le bras a un si beau brin de
fille! A sa place, je ne me serais pas trop plaint du pays; mais moi, qui
esperais y prendre des truites, et qui n'y ai pas seulement attrape un
goujon, je ne suis pas fort content de ma promenade, d'autant plus que
vingt kilometres pour aller et autant pour revenir, ca fait quatre
myriametres a pied.

--Vous etes fatigue, Galuchet?

--Oui, Monsieur, tres-fatigue, tres-mecontent! on ne m'y reprendra plus,
dans leur forteresse des rois maures."

Et, satisfait de la plaisanterie qu'il avait faite le matin, Galuchet
repeta complaisamment et avec un sourire narquois:

"Ces rois-la devaient faire de droles de pistolets! sans doute qu'ils
portaient des sabots et mangeaient avec leurs doigts.

--Vous, avez beaucoup d'esprit ce soir, Galuchet, repondit M. Cardonnet,
sans, daigner sourire; mais si vous en aviez davantage, epris comme vous
voila, vous trouveriez quelque pretexte pour aller rendre, de temps en
temps, visite au vieux Chateaubrun.

--Je n'ai pas, besoin de pretextes, Monsieur, repondit Galuchet d'un ton
important. Je le connais beaucoup; il m'a souvent invite a aller pecher,
dans sa riviere, et encore aujourd'hui, il m'a sollicite de dejeuner avec
lui un dimanche.

--Eh bien! pourquoi n'iriez-vous pas? Je vous permettrais bien une petite
recreation de temps en temps.

--Monsieur, vous etes trop honnete: si je ne vous suis pas necessaire,
j'irai dimanche prochain, car j'aime beaucoup la peche.

--Galuchet, mon ami, vous etes un imbecile.

--Comment, Monsieur? dit Galuchet deconcerte.

--Je vous dis, mon cher, reprit tranquillement Cardonnet, que vous etes un
imbecile. Vous ne pensez qu'a prendre des goujons quand vous pourriez faire
la cour a une jolie fille.

--Oh! pour cela, Monsieur, je ne dis pas! dit Galuchet et en se grattant
l'oreille d'un air agreable: j'aimerais assez la fille, vrai! c'est un
bijou! des yeux bleus comme ca, des cheveux blonds qui ont, je parie, un
metre cinquante centimetres de longueur, des dents superbes et un petit air
malin. J'en serais bien amoureux, si je voulais!

--Et pourquoi ne voulez-vous pas?

--Ah dame! si j'avais seulement la propriete de dix mille francs, je
pourrais bien lui plaire! mais quand on n'a rien, on ne peut pas plaire a
une fille qui n'a rien.

--Vos appointements egalent peut-etre son revenu?

--Mais c'est de l'eventuel, et la vieille Janille qui passe pour sa mere
(ce qui me repugnerait un peu, j'en conviens, de devenir le gendre d'une
servante), la vieille Janille voudrait certainement un petit fonds pour
commencer l'etablissement.

--Et vous pensez que dix mille francs suffiraient?

--Je n'en sais rien; mais il me semble que ces gens-la n'ont pas le droit
d'avoir une grande ambition. Leur masure ne vaut pas quatre mille francs;
la montagne, le jardin et un bout de pre qui est la, au bord de l'eau, tout
rempli de joncs, le verger ou les arbres fruitiers ne sont bons qu'a faire
du feu, tout cela reuni ne doit pas rapporter cent francs de rente. On dit
que M. Antoine a un petit capital place sur l'Etat. Cela ne doit pas etre
grand'chose, a voir la vie qu'ils menent. Mais enfin, s'il y avait la un
millier de francs de rente assure, je m'arrangerais bien de la fille. Elle
me plait, et je suis en age de m'etablir.

--M. Antoine a douze cents francs de rente, je le sais.

--Reversibles sur la tete de sa fille, Monsieur?

--J'en suis certain.

--Mais bien qu'il l'ait reconnue, c'est une fille naturelle, et elle n'a
droit qu'a la moitie.

--Eh bien, des a present vous pourriez donc pretendre a elle?

--Merci, Monsieur! Et avec quoi vivre? elever des enfants?

--Sans doute! il vous faudrait un petit capital. On pourrait vous trouver
ca, Galuchet, si votre bonheur en dependait absolument.

--Monsieur, je ne sais comment repondre a vos civilites, mais ...

--Mais quoi? allons, ne vous grattez pas tant l'oreille, et repondez.

--Monsieur, je n'ose pas.

--Pourquoi donc? est-ce que nous ne causons pas de bonne amitie?

--J'en suis sensiblement touche, reprit Galuchet, mais ...

--Mais enfin, vous m'impatientez. Parlez donc!

--Eh bien, Monsieur, quand vous devriez encore me traiter d'imbecile, je
vous dirai mon sentiment. C'est que M. Emile fait la cour a cette
demoiselle.

--Vous croyez? dit M. Cardonnet feignant la surprise.

--Si monsieur n'en a pas connaissance, je serais fache d'occasionner du
desagrement entre lui et son fils.

--C'est donc un bruit qui court?

--Je ne sais pas si on en parle, je ne m'arrete guere a ecouter les propos;
mais moi, j'ai tres bien remarque que M. Emile allait fort souvent a
Chateaubrun.

--Qu'est-ce que cela prouve?

--C'est comme monsieur voudra, et cela m'est fort egal. C'etait seulement
pour dire que si j'avais quelque idee d'epouser une demoiselle, je ne
serais pas bien aise d'arriver en second.

--Je le concois. Mais il y a peu d'apparence que mon fils fasse
serieusement la cour a une jeune personne qu'il ne voudrait ni ne pourrait
epouser. Mon fils a des sentiments eleves, il ne descendrait jamais a un
mensonge, a de fausses promesses. Si cette fille est honnete, soyez certain
que ses relations avec Emile sont tout a fait innocentes. N'est-ce pas
votre opinion?

--J'aurai la-dessus l'opinion que monsieur voudra.

--C'est etre aussi par trop accommodant! Si vous etiez amoureux de
mademoiselle de Chateaubrun, ne chercheriez-vous pas a vous assurer par
vous-meme de la verite?

--Certainement, Monsieur; mais je n'en suis guere amoureux, pour l'avoir
vue une fois.

--Eh bien, ecoutez, Galuchet; vous pouvez me rendre un service. Ce que vous
venez de m'apprendre me cause un peu plus d'inquietude qu'a vous, et tout
ce que nous venons de dire, par forme de supposition et de plaisanterie,
aura au moins le resultat serieux de m'avoir averti de certains dangers. Je
vous repete que mon fils est trop honnete homme pour seduire une fille sans
fortune et sans experience; mais il pourrait lui arriver, en la voyant
souvent, de prendre pour elle un sentiment un peu trop vif, qui exposerait
l'un et l'autre a des chagrins passagers, mais inutiles. Il me serait bien
facile de couper court a tout cela en eloignant Emile sur-le-champ; mais
cela contrarierait le projet que j'ai de le former a la pratique de mes
occupations, et je regretterais qu'un motif si peu important me forcat a me
separer de lui dans les circonstances presentes. Consentez donc a me
servir. Vous etes sur d'etre bien accueilli a Chateaubrun: allez-y souvent,
aussi souvent que mon fils; faites-vous l'ami de la maison. Le caractere
facile du pere Antoine vous y aidera. Voyez, observez, et rapportez-moi
tout ce qui s'y passe. Si votre presence contrarie mon fils, il sera
demontre que le danger existe; s'il cherche a vous faire econduire, tenez
bon, et posez-vous sans hesitation en pretendant a la main de la
demoiselle.

--Et si l'on m'accepte?

--Tant mieux pour vous!

--C'est selon, Monsieur, jusqu'ou auront ete les choses entre elle et votre
fils.

--Il faudrait que vous fussiez bien simple pour ne pas avoir le temps et
l'adresse de savoir a quoi vous en tenir, puisque vous allez la en
observateur.

--Et si je m'apercois que j'arrive trop tard?

--Vous vous retirerez.

--J'aurai fait la une drole de campagne, et M. Emile m'en voudra.

--Galuchet, je ne demande rien pour rien. Certes, tout cela ne se fera pas
sans quelque ennui et quelque desagrement pour vous; mais il y a une bonne
gratification au bout de tous les sacrifices que je vous demande.

--Ca suffit, Monsieur, et je n'ai plus qu'un mot a dire: c'est que, dans le
cas ou la fille me conviendrait, et si je venais a lui convenir aussi, je
serais trop pauvre, a l'heure qu'il est, pour entrer en menage.

--Nous avons deja prevu ce cas. Je vous aiderais a vous faire une position.
Par exemple, vous vous engageriez a me servir pendant un temps donne, et je
vous ferais une avance de cinq mille francs sur vos honoraires, plus un don
de cinq mille francs, si c'etait necessaire.

--Ce n'est plus une plaisanterie, une supposition, ca? dit Galuchet en se
grattant la tete plus fort que jamais.

--Je ne plaisante pas souvent, vous devez le savoir, et cette fois-ci je ne
plaisante plus du tout.

--C'est entendu, Monsieur; vous avez trop d'honnetetes pour moi. Je vas me
planter en faction a cote de M. Emile, et il sera bien fin si je le perds
de vue!"

"Il sera plus fin que toi, et ce ne sera pas difficile, pensa M. Cardonnet
des que Galuchet se fut retire, mais il suffira qu'il ait un rival de ton
espece pour se sentir bientot humilie de son choix; et si l'on prefere un
lourdaud d'epouseur comme toi a un beau soupirant de rencontre comme lui,
il aura recu une assez bonne lecon. Dans ce cas-la, un petit sacrifice pour
l'etablissement de M. Galuchet ne serait pas la mer a boire, d'autant plus
que cela le retiendrait a mon service et couperait court a l'ambition de me
quitter. Mais c'est la le pis-aller de mon projet, et Galuchet a vingt
chances contre une d'etre mis a la porte dans quelque temps. Jusque-la,
j'aurai eu celui d'aviser a quelque chose de mieux, et j'aurai du moins
reussi a tourmenter Emile, a le desenchanter, a attacher a ses flancs un
ennemi qu'il ne sait guere combattre, l'ennui sous la forme de Constant
Galuchet."

L'idee de Cardonnet ne manquait pas de profondeur, et s'il n'eut pas ete
trop tard ou trop tot pour qu'Emile renoncat a ses illusions, cette idee
eut pu reussir. Une rivalite quelconque stimule les ames vulgaires, mais un
esprit delicat souffre d'une indigne concurrence. Une nature elevee se
degoutera infailliblement de l'etre qui prend plaisir aux hommages de la
sottise; il suffira peut-etre meme que l'objet de son culte les souffre
avec trop de patience, pour qu'il rougisse et s'eloigne. Mais Cardonnet
comptait sans la fierte de Gilberte.

Emile revint de son excursion plus enflamme que jamais, et dans un tel etat
d'enthousiasme et de bonheur, qu'il ne lui paraissait plus possible de ne
pas triompher de tout. La genereuse Gilberte avait puissamment aide a son
illusion en la partageant, et en cela elle s'etait montree, par son
imprevoyance et son abandon de coeur, la digne fille d'Antoine. Emile
aurait pourtant pu se faire quelque reproche de s'etre avance a ce point
aupres d'elle, sans avoir commence par s'assurer du consentement de M.
Cardonnet. C'etait la une terrible imprudence, et meme une coupable
temerite; car, a moins d'un miracle, il pouvait bien compter sur le refus
de son pere. Mais Emile etait dans ce delire d'exaltation ou l'on compte
sur les miracles, et ou l'on se croit presque dieu parce qu'on est aime.

Pourtant il revint a Gargilesse sans avoir fixe le moment ou il declarerait
ses sentiments a sa famille; car Gilberte avait exige qu'il ne brusquerait
rien, et avait recu la promesse qu'il commencerait par disposer peu a peu
l'esprit de ses parents a la tendresse, par une conduite selon leurs voeux.
Ainsi Emile devait reparer une absence qui leur avait, sans doute, cause
quelque souci, en restant aupres d'eux tout le reste de la semaine, et en
travaillant avec assiduite a tout ce qu'il plairait a son pere de lui
tracer. "Vous ne reviendrez chez nous que dimanche prochain, avait dit
Gilberte en le quittant, et alors nous aviserons ensemble au plan de la
semaine suivante." La pauvre enfant sentait le besoin de vivre au jour le
jour, et, comme Emile, elle trouvait une douceur infinie a caresser dans sa
pensee le mystere d'un amour dont eux seuls pouvaient comprendre le charme
et la profondeur.

Emile tint parole; il ne s'absenta pas de la semaine, et se contenta
d'ecrire a M. de Boisguilbault une lettre affectueuse pour le rassurer sur
ses sentiments, au cas ou l'ombrageux vieillard s'alarmerait de ne pas le
voir. Il s'attacha aux pas de son pere, lui demanda meme de l'occupation,
et s'appliqua a la construction de l'usine, comme un homme qui aurait pris
grand interet a la reussite de l'entreprise. Mais comme on ne fait pas
longtemps violence a son propre coeur, il lui fut impossible de pousser au
travail les ouvriers indolents. Rien ne servait a M. Cardonnet de mettre a
la tache les hommes de cette categorie. Ils manquaient de force, et la
concurrence des plus actifs produisait en eux le decouragement au lieu de
l'emulation. La tache etait bien payee; mais comme les travailleurs
voyaient, au mecontentement du maitre, qu'ils ne seraient pas gardes
longtemps, ils voulaient s'assurer tout le profit possible dans le present,
et faisaient de l'economie sur leur nourriture, Quand Emile les voyait
s'asseoir sur une pierre humide, les pieds dans la vase, pour manger un
morceau de pain noir et quelques oignons crus, comme les Hebreux esclaves
employes a la construction des pyramides, il se sentait epris d'une telle
pitie, qu'il eut voulu leur donner son propre sang a boire plutot que de
les abandonner a cette mort lente du travail et de l'abstinence.

Alors il essayait de persuader son pere, puisqu'il ne pouvait sauver ces
existences nombreuses, de leur procurer au moins quelque soulagement
passager, en les nourrissant mieux qu'ils ne se nourrissaient eux-memes, en
leur donnant am moins du vin. Mais M. Cardonnet lui prouvait, avec trop de
raison, que les vignes ayant gele l'annee precedente, on ne pouvait se
procurer du vin dans le pays qu'a un prix tres-eleve, et pour la table des
bourgeois seulement. La ou l'economie generale n'intervient pas, il etait
facile de prouver que l'economie particuliere est impuissante a effectuer
de notables ameliorations, et d'etablir, par l'invincible demonstration des
chiffres, qu'il fallait renoncer a construire ou faire passer le
travailleur par les necessites facheuses de sa condition. M. Cardonnet
faisait son possible pour adoucir le mal, mais ce possible avait de severes
limites. Emile courbait la tete et soupirait; il ne pouvait pas donner a
Gilberte une plus forte preuve d'amour que de se taire.

"Allons, lui disait alors M. Cardonnet, je vois bien que tu ne seras jamais
fort sur l'article de la surveillance; mais quand je ne serai plus de ce
monde, il suffira que tu aies senti la necessite d'avoir un bon surveillant
en ton lieu et place. La partie materielle est la moins poetique. C'est au
point de vue de l'art et de la science, qui sont dans l'industrie comme
dans tout, que tu pourras agir. Viens donc dans mon cabinet, aide-moi a
comprendre ce qui m'echappe, et mets un peu ton genie au service de mon
courage."

Durant cette semaine, Emile eut a lire, a comprendre, a etudier et a
resumer plusieurs ouvrages sur l'hydrostatique. M. Cardonnet, ne pensait
pas avoir precisement besoin de ce travail, mais c'etait une maniere
d'eprouver Emile, et il fut ravi de la rapidite et de la clarte qu'il y
apporta. Une pareille etude ne pouvait causer de degout a un esprit occupe
de theories. Tout ce qui appartient a la science peut avoir dans l'avenir
une bienfaisante application; et quand on n'a pas sous les yeux les
deplorables conditions par lesquelles l'inegalite fait passer les hommes du
present pour l'execution d'un travail quelconque, on peut s'eprendre pour
l'abstraction de la science. M. Cardonnet reconnaissait la haute
intelligence d'Emile, et se disait qu'avec de si eminentes facultes, il
n'etait pas possible de fermer toujours les yeux a ce qu'il appelait
l'evidence.

Le dimanche vint. Il semblait a Emile qu'un siecle se fut ecoule depuis
qu'il n'avait vu ce lieu enchante de Chateaubrun, ou pour lui la nature
etait plus belle, l'air plus suave et la lumiere plus riche qu'en aucun
autre point de l'univers. Il commenca pourtant par Boisguilbault: car il se
souvint que Constant Galuchet devait dejeuner a Chateaubrun, et il espera
que ce lourd personnage serait parti, ou occupe a pecher, quand il y
arriverait; mais il etait loin de prevoir le machiavelisme de M. Constant.
Il le trouva encore attable avec M. Antoine, un peu alourdi par le vin du
cru auquel il n'etait pas habitue, et se dandinant sur sa chaise tout en
disant des lieux communs, tandis que, Gilberte, assise dans la cour,
attendait avec impatience qu'une distraction de Janille lui permit d'aller
guetter sur la terrasse l'arrivee de son amant.

Mais Janille n'avait point de distractions; elle rodait comme un lezard
dans tous les coins des ruines, et elle se trouva juste a point pour
recevoir la moitie du salut qu'Emile adressait a Gilberte. Cependant Emile
vit, du premier coup d'oeil, qu'elle n'avait pas parle.

"En honneur, Monsieur, dit-elle en grasseyant avec plus d'affectation que
de coutume, vous n'etes pas galant, et vous avez failli amener une querelle
de rivalite entre ma fille et moi. Comment, vous me faites esperer que,
dans son absence, vous viendrez me tenir compagnie, vous me donnez meme un
jour pour vous attendre, et au lieu de cela, vous allez vous divertir en
voyage avec mademoiselle, sous pretexte qu'elle a une quarantaine d'annees
de moins! comme si c'etait ma faute, et comme si je n'etais pas aussi leste
pour courir, et aussi gaie pour causer qu'une fille! C'est fort vilain de
votre part, et vous avez bien fait de laisser passer quelques jours sur ma
colere; car si vous fussiez revenu plus tot, vous eussiez ete fort mal
recu.

--Est-ce que M. Antoine ne m'a pas justifie, repondit Emile, en vous disant
combien notre rencontre a Crozant avait ete imprevue, et notre voyage a
Saint-Germain improvise subitement par lui? Pardonnez-moi donc, ma chere
demoiselle Janille, et soyez sure qu'il fallait que je fusse a dix lieues
d'ici pour manquer a votre rendez vous.

--Je sais, je sais, dit Janille d'un ton significatif, que c'est M. Antoine
qui a tout le tort: c'est une tete si legere! mais j'aurais cru que vous
seriez plus raisonnable que lui.

--Je suis fort raisonnable, ma bonne Janille, reprit Emile sur le meme ton,
et la preuve c'est que, malgre mon desir de venir implorer ma grace, j'ai
passe ma semaine aupres de mon pere, occupe a travailler pour lui
complaire.

--Et vous avez fort bien fait, mon garcon; car enfin il est bon que les
jeunes gens soient occupes.

--L'on sera content de moi a l'avenir, dit Emile en regardant Gilberte, et
deja mon pere m'a pardonne le temps perdu. Il est excellent pour moi, et je
reconnaitrai ses bontes en m'astreignant aux plus penibles sacrifices, meme
a celui de vous voir un peu moins souvent desormais, mademoiselle Janille;
grondez-moi donc aujourd'hui, vite, mais pas trop fort, et pardonnez-moi
encore plus vite, puisque, durant quelques semaines, je vais etre
probablement force de venir rarement. J'ai beaucoup de travail a faire, et
le courage me manquerait si je vous savais fachee contre moi.

--Allons, vous etes un bon garcon, et l'on ne peut vous en vouloir, dit
Janille. Je vois, ajouta-t-elle d'un air fin, en baissant la voix, que nous
nous comprenons fort bien sans nous mieux expliquer, et qu'il fait bon
avoir affaire a des gens d'honneur et d'esprit comme vous."

Cette issue aux explications annoncees par Janille soulagea Emile d'une
grande inquietude. Sa situation etait bien assez grave, sans que les
alarmes et les questions de cette fidele gouvernante vinssent la
compliquer. Le conseil que Gilberte lui avait donne de venir plus rarement
et de laisser couler le temps etait donc le plus sage, et, si elle eut ete
une habile diplomate, elle n'eut peut-etre pas mieux agi, cette fois. En
effet, que de mariages disproportionnes a l'endroit de la fortune fussent
devenus possibles, si la femme, par son exigence, son orgueil ou ses
mefiances, n'en eut fait, pour l'homme epris d'elle, un enchainement de
souffrances et d'inquietudes, au milieu duquel le courage et la prudence
lui ont manque pour vaincre les obstacles! Gilberte melait a sa candeur
enfantine, une raison calme et un courage desinteresse. Elle ne regardait
son union avec Emile comme possible que dans plusieurs annees, et elle
sentait dans son amour assez de puissance pour attendre. Ce rude avenir se
presentait a son ame pleine de foi, comme un jour radieux a traverser: et
en cela elle n'etait pas si folle qu'on peut le croire. C'est la foi et non
la prudence qui transporte les montagnes.




XXIII.

LA PIERRE AU DIABLE


Emile avait oublie jusqu'au nom de Constant Galuchet en se retrouvant dans
les murs du cher vieux chateau; et lorsqu'il entra pour saluer M. Antoine,
la sotte figure du commis de son pere lui fit le meme effet qu'une laide
chenille produit tout a coup, sur celui qui s'approche sans mefiance pour
saisir un fruit. Galuchet s'etait prepare a rencontrer Emile de l'air aise
d'un homme qui a pris possession, le premier, d'une place enviee, et qui
veut bien accueillir avec grace les survenants. Pour un peu, il eut fait a
Emile les honneurs du chateau. Mais le regard froid et moqueur du jeune
homme, en repondant a ses saluts familierement empresses, le deconcerta
beaucoup; ce regard semblait lui dire:

"Que faites-vous ici?"

Cependant Galuchet, qui, pensait beaucoup plus a meriter les liberalites de
M. Cardonnet que les bonnes graces de Gilberte, fit un effort sur lui-meme
pour retrouver son aplomb, et sa figure, qui n'etait pourtant pas
l'expression d'un caractere hostile, eut un aspect d'insolence inaccoutumee
on ne peut plus maladroit dans la circonstance.

Emile avait pris son parti sur le vin du cru, et, pour ne pas chagriner M.
de Chateaubrun, il ne refusait plus de lui faire raison on arrivant.
Peut-etre meme, grace au prestige complet qu'il subissait dans le lieu ou
respirait Gilberte, etait-il arrive a trouver cette piquette meilleure que
tous les vins fins de la table de son pere. Mais, cette fois, le breuvage
lui parut amer, lorsque Galuchet, se donnant les airs d'un homme qui daigne
hurler avec les loups, approcha son verre du sien, pour trinquer a la
maniere de M. de Chateaubrun. Il accompagna cette familiarite d'un
mouvement du coude et de l'epaule, desagreablement vulgaire, croyant imiter
joyeusement la patriarcale simplicite d'Antoine.

"Monsieur le comte, dit Emile en affectant de traiter Antoine avec plus de
respect encore que de coutume, je crains que vous n'ayez fait trop boire M.
Constant Galuchet. Voyez donc comme il a les yeux rouges et le regard fixe!
Prenez garde; je vous avertis qu'il a la tete tres-faible.

--La tete faible, monsieur Emile! pourquoi dites-vous que j'ai la tete
faible? repondit Galuchet. Vous ne m'avez jamais vu ivre, que je sache.

--Ce sera donc la premiere fois que j'aurai ce plaisir, si vous continuez a
trinquer de la sorte.

--Cela vous ferait donc plaisir de me voir commettre des inconvenances?

--J'espere que cela n'arrivera pas, si vous suivez mon conseil.

--Eh bien, dit Galuchet en se levant, si M. Antoine veut faire un tour de
promenade, je suis tout pret a offrir mon bras a mademoiselle Gilberte, et
l'on verra si je marche de travers.

--J'aime autant ne pas risquer l'epreuve, repondit Gilberte, qui etait
assise a l'entree du pavillon et caressait monsieur Sacripant.

--Voila donc que vous vous mettez aussi apres moi, mademoiselle Gilberte?
reprit Galuchet en s'approchant d'elle; vous croyez ce que dit M. Emile?

--Ma fille ne se met apres personne, Monsieur, dit Janille, et je ne sais
pas trop pourquoi vous vous occupez de qui ne s'occupe pas de vous.

--Si vous lui defendez de me donner le bras, reprit Galuchet, je n'ai rien
a dire. Il me semble pourtant que ce n'est pas manquer a la civilite
francaise que d'offrir son bras a une demoiselle.

--Ma mere ne me defend pas d'accepter votre bras, Monsieur, dit Gilberte
avec une douceur pleine de dignite; mais je vous remercie de votre
politesse. Je ne suis pas une Parisienne et ne connais guere l'habitude de
prendre un appui pour marcher. D'ailleurs, nos sentiers ne souffrent point
cet usage.

--Vos sentiers ne sont pas pires que ceux de Crozant, et plus ils sont
difficiles, plus on a besoin de s'appuyer les uns sur les autres. J'ai fort
bien vu a Crozant que vous mettiez votre belle main sur l'epaule de M.
Emile pour descendre la montagne; oh! j'ai vu cela, mademoiselle Gilberte,
et j'aurais bien voulu etre a sa place!

--Monsieur Galuchet, si vous n'aviez pas bu plus que de raison, dit Emile,
vous ne vous occuperiez pas tant de moi, et je vous prierai de ne pas vous
en occuper du tout.

--Allons! voila-t-il pas que vous vous fachez, vous! dit Galuchet tachant
de prendre un ton de bonne humeur. Tout le monde me brutalise ici, excepte
M. Antoine.

--C'est peut-etre, repondit Emile, que vous vous familiarisez un peu trop
avec tout le monde, _vous!_

--Qu'est-ce qu'il y a? dit Jean Jappeloup en entrant. Est-ce qu'on se
dispute ici? Allons, me voila pour mettre la paix. Bonjour, ma mie Janille;
bonjour, ma Gilberte du bon Dieu; bonjour, mon brave Emile, bonjour,
Antoine, mon maitre!... bonjour, toi, dit-il a Galuchet; je ne te connais
pas, mais c'est egal. Ah! c'est l'homme d'affaires au pere Cardonnet! Eh!
bonjour, vous, mon pauvre monsieur Sacripant; je ne faisais pas attention a
vos honnetetes.

--Eh! vive Dieu! s'ecria Antoine, vaut mieux tard que jamais; mais sais-tu,
Jean, que tu te deranges? Comment, quand on n'a plus qu'un jour par semaine
pour te voir, et Dieu sait que la semaine est longue sans toi! tu arrives
le dimanche a midi?

--Ecoutez, mon maitre ...

--Je ne veux pas que tu m'appelles ton maitre.

--Et si je veux t'appeler comme ca, moi! J'ai ete bien assez longtemps le
tien, et ca m'ennuierait de commander toujours. A present, je veux etre ton
apprenti pour changer un peu. Allons, a boire, Janille, du frais tout de
suite. J'ai chaud! Ce n'est pas que je sois a jeun; ils n'ont pas voulu me
laisser partir apres la messe, ces bons amis de Gargilesse! Il a fallu
aller babiller un peu chez la mere Laroze, et on ne peut pas se dessecher
le gosier a causer sans boire. Mais je suis venu vite, parce que je savais
bien qu'on pensait a moi, ici. Tenez, voyez-vous, ma Gilberte, depuis que
je suis rentre dans l'endroit, il faudrait que le dimanche durat quarante
huit heures pour que je pusse contenter tous les amis qui me font fete!

--Eh bien, mon bon Jean, si vous etes heureux, cela nous console un peu de
vous voir moins souvent, dit Gilberte.

--Heureux, moi? reprit le charpentier: il n'y a personne de plus heureux
que moi sur la terre!

--On le voit bien, dit Janille. Voyez comme il a repris bonne mine depuis
qu'il n'est plus depiste tous les matins comme un vieux lievre! Et puis il
se fait la barbe tous les dimanches, a present, et voila des habits neufs
qui ne sont point mal.

--Et qu'est-ce qui a file la laine de ce joli droguet? reprit Jean: c'est
ma mie Janille avec la fille au bon Dieu! Et qui a donne la laine? les
brebis a mon maitre. Et qui a paye la depense? ca se paye en amitie, ici.
Ce n'est pas vous, bourgeois, qui avez des habits comme ca. Je ne
changerais pas ma veste de bureau pour votre queue de pie en drap noir.

--Je m'arrangerais bien de la fileuse, repondit Galuchet en regardant
Gilberte.

--Toi? dit le charpentier en appliquant avec gaiete sur l'epaule de
Galuchet une tape a ecraser un boeuf; toi! tu aurais des fileuses comme ca?
Ma mie Janille est encore trop jeune pour toi, mon garcon; et, quant a
l'autre, je la tuerais si elle filait pour toi seulement un brin de laine
long comme ton nez."

Galuchet fut fort blesse de cette allusion a son nez camus, et, se frottant
l'epaule:

"Dites donc, paysan, repondit-il, vous avez des manieres _trop touchantes_;
plaisantez avec vos pareils, je ne vous parle pas.

--Comment appelez-vous ce particulier-la? dit Jean a M. Antoine; je ne peux
pas me rappeler son diable de nom!

--Allons! allons! Jean, tu es un peu en train, mon vieux! dit M. Antoine,
ne te mets pas a taquiner M. Galuchet; c'est un honnete jeune homme, et, de
plus, c'est mon hote.

--C'est bien dit, mon maitre! Allons, faisons la paix, monsieur Maljuche.
Voulez-vous une prise de tabac?

--Je n'en use pas, repondit Galuchet avec hauteur. Si M. Antoine veut bien
me le permettre, je quitterai la table.

--A votre aise, jeune homme, a votre aise, dit le chatelain; M. Emile
n'est pas non plus ami des longues seances, et vous pouvez courir un peu.
Janille vous fera voir le chateau, ou si vous aimez mieux descendre a la
riviere, preparez vos lignes; nous irons vous rejoindre tout a l'heure, et
nous vous conduirons ou vous trouverez bonne prise.

--Ah! c'est vrai! dit le charpentier, c'est un preneur d'ablettes! Il ne
fait que ca tous les soirs a Gargilesse, et quand on lui parle, il fait la
grimace parce que ca derange son poisson. Allons, nous irons tout a l'heure
lui faire prendre quelque chose de mieux que son fretin. Ecoutez, monsieur
Maljuche, si je ne vous fais pas emporter un saumon pour votre souper, je
veux changer mon nom pour le votre. Vous n'avez pas besoin de tant vous
presser. La barque doit etre en bon etat, car je lui ai mis une piece au
ventre il n'y a pas longtemps. Nous trouverons bien par la quelque vieux
harpon, et la Pierre au Diable, ou le saumon a coutume de faire un somme au
soleil, n'est pas loin d'ici. Mais il y a du danger par la, et vous n'iriez
pas seul.

--Nous irons tous, dit Gilberte, si Jean mene la barque: c'est une peche
tres amusante et un endroit superbe.

--Oh! si vous venez, mademoiselle Gilberte, j'attendrai votre bon plaisir,
repondit Galuchet.

--Tiens! ne dirait-on pas qu'elle y va pour toi, gratte-papier? Ce gars-la
est effronte comme tout. Sont-ils tous comme ca dans ton pays? Oh! ne
prends pas un air fache et ne me regarde pas par-dessus ton epaule,
vois-tu; car ca ne m'effarouche guere. Si tu veux etre bon enfant, je le
serai aussi; mais si parce que tu es habille de noir comme un notaire, tu
crois pouvoir te lever de table quand j'y reste, tu te trompes beaucoup.
Assis, assis! Maljuche, je n'ai pas fini de boire, et tu vas trinquer avec
moi.

--J'en ai assez, dit Galuchet en resistant; je vous dis que j'en ai
assez!"

Mais le charpentier l'aurait brise comme une latte, plutot que de lacher
prise; il le forca de retomber sur le banc et d'avaler encore plusieurs
rasades, Galuchet tachant de faire contre fortune bon coeur, et M. Antoine
le protegeant assez mal contre les malices de son compere, quoiqu'il ne
partageat point l'antipathie que sa figure et ses manieres causaient au
reste de sa famille.

Emile avait suivi peu a peu Gilberte et Janille dans le preau, et, malgre
la jalouse surveillance de la petite vieille, il avait reussi a dire a son
amante qu'il avait obei a ses ordres avec zele, et qu'il voyait son pere
assez bien dispose pour pouvoir tenter quelque ouverture la semaine
suivante. Mais Gilberte trouva que ce serait trop hasarder, et l'engagea a
perseverer dans cette vie sedentaire et laborieuse. Le courage leur parut
facile a tous deux. Maintenant qu'Emile etait sur d'etre aime, il se
sentait si heureux, qu'il ne croyait pas pouvoir de longtemps etre exigeant
envers la fortune. Il y avait au fond de son ame un calme divin. Le regard
clair et profond de Gilberte lui disait desormais tant de choses!

Il y a, dans l'aurore du bonheur des amants, un moment d'extase tranquille,
ou l'observateur le plus penetrant aurait bien de la peine a saisir leur
secret a la surface. Le desir de se parler et de se voir a toute heure
semble disparaitre avec l'inquietude de s'entendre. Quand leurs ames sont
liees par un aveu mutuel, les temoins, pas plus que l'absence, ne peuvent
les gener et les separer reellement. Aussi la clairvoyante Janille fut-elle
abusee par leur enjouement paisible et cette prudence qu'on n'a point quand
on souffre ou quand on doute. Le trouble que Janille avait maintes fois
remarque chez le jeune Cardonnet, la subite rougeur de Gilberte a certaines
paroles dont elle seule avait saisi le sens, sa tristesse et son agitation
mal deguisees lorsqu'il tardait a venir, tout cela avait disparu depuis le
voyage a Crozant, et Janille s'emerveillait qu'une circonstance dont elle
avait craint les resultats n'eut apporte qu'un changement favorable.

"Je m'etais donc trompee, se disait-elle; ma fille ne songe point trop a
lui; et lui, s'il y songe, il saura se taire et s'eloigner peu a peu,
plutot que de compromettre notre repos. Allons, il se conduit bien, et ce
serait dommage de lui faire de la peine, puisqu'il m'a comprise a demi-mot
et s'execute de lui-meme."

Si Jean Jappeloup eut ete complice d'Emile pour le venger des pretentions
de Galuchet, il n'eut pas mieux agi; car, pendant plus d'une heure, tandis
que les deux amants erraient avec Janille aux alentours du pavillon, il
employa tantot la calinerie moqueuse, tantot la force ouverte pour le
retenir a table, et le faire boire, bon gre, mal gre. Galuchet perdit
bientot, dans cette epreuve au-dessus de ses forces, le peu de bon sens que
lui avait departi la nature. Il etait fort scandalise d'abord des habitudes
du chatelain, et meprisait profondement celui qu'il eut volontiers appele
son compagnon de debauche. Bref, Galuchet, qui n'avait aucune elevation
dans les sentiments ou dans les idees et qui ne valait pas un cheveu de ces
deux rudes compagnons, se croyait encanaille, et se promettait de faire
valoir aupres de son maitre la tache penible qu'il avait acceptee. Mais a
mesure qu'il trinquait, sa raison s'egarait tout a fait, et ses sentiments
grossiers prenant le dessus sur sa vanite secrete, il se mit a rire, a
frapper la table, a parler haut, a se targuer de mille prouesses et a avoir
si mauvais ton, que Jappeloup, dont l'ame etait aussi delicate que ses
manieres etaient brusques, le prit en pitie, et lui fit une morale severe
d'un air tout a coup serieux et froid.

"Mon garcon, lui dit-il, vous ne savez pas boire; vous etes laid quand
vous riez, et vous etes bete quand vous voulez faire de l'esprit. Si j'ai
un conseil a donner a M. Antoine, c'est de vous faire dejeuner avec un
verre d'eau quand vous viendrez chez lui, car autrement vous tiendriez
devant sa fille des propos qui me forceraient a vous mettre dehors. Vous
avez cru, en nous voyant ici tous gais et sans facon les uns envers les
autres, que nous etions des gens grossiers et qu'il fallait le devenir pour
se mettre a notre niveau. Vous vous etes trompe. Quiconque n'a rien de
mauvais dans le coeur ni de malpropre dans l'esprit, peut se laisser aller;
et quand meme je serais ivre a ne point me tenir debout, je ne craindrais
pas qu'on me fit rougir le lendemain avec mes paroles. Il parait qu'il n'en
est pas de meme pour vous; c'est pourquoi vous faites bien de vous habiller
de noir des pieds a la tete pour faire croire a ceux qui ne vous
connaissent pas que vous etes un monsieur: car s'il y a un paysan ici, ce
n'est pas moi, c'est vous."

Antoine tacha d'adoucir la mercuriale, et Galuchet tacha de se facher. Jean
haussa les epaules et quitta la table pour n'avoir pas a lui donner une
lecon mieux appropriee a l'etat de son intelligence.

Lorsqu'ils sortirent du pavillon, Galuchet marchait encore droit; mais il
avait la tete si lourde et si echauffee, qu'il n'osait plus prononcer un
mot devant Gilberte, de peur de dire une chose pour l'autre.

"Eh bien, dit Gilberte a Jappeloup, allons-nous a la Pierre au Diable? Il y
a plus d'un an que je n'y ai ete: Janille ne veut pas que mon pere m'y
conduise, parce qu'elle dit que c'est trop dangereux et qu'il ne faut pas
la de distraction; mais elle m'y laissera aller avec toi, mon bon Jean!
Voyons, te sens-tu encore la main assez ferme et l'oeil assez sur?

--Moi, moi? dit Jappeloup, je me sens aussi bon pour cette besogne-la que
si j'avais encore vingt-cinq ans.

--Et vous n'etes pas avine? dit Janille en prenant la manche de Jean, et en
se dressant sur la pointe des pieds pour lui regarder dans les yeux.

--Regardez, regardez a votre aise! dit-il. Si vous voulez faire ce que je
vais faire, je declare que je suis gris!" Et il placa sur sa tete une
cruche d'eau que Janille tenait a la main: puis se mit a courir sans la
renverser,

"C'est bien, dit Janille, j'en ferais autant si je voulais, mais c'est fort
inutile, et je suis sure de vous: je vous confie ma fille. Pour moi, je
n'ai pas le temps de vous suivre: et vous, monsieur Emile, vous veillerez
un peu sur le pere, car il est capable de vouloir mettre pied a terre au
beau milieu de l'eau, s'il est en train de rire ou de causer.

--Et qui veillera sur le Maljuche? dit Jappeloup en montrant Galuchet qui
partait en avant avec M. Antoine. Je ne m'en charge pas.
                
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