--J'attache peu d'importance a ses paroles, repondit le jeune etranger. Je
m'etonne seulement, monsieur le comte, qu'un homme que vous honorez de
votre estime ternisse a plaisir la reputation d'un autre homme, sans avoir
le moindre fait a alleguer contre lui et sans rien connaitre de ses
antecedents. J'ai deja demande a votre commensal des renseignements sur ce
M. Cardonnet qu'il parait hair personnellement, et il a refuse de
s'expliquer. Je vous en fais juge: peut-on etablir une opinion loyale sur
des imputations gratuites, et, si vous ou moi en prenions une defavorable a
M. Cardonnet, votre hote n'aurait-il pas commis une mauvaise action?
--Vous parlez selon mon coeur et selon ma pensee, jeune homme, repondit
M. Antoine. Toi, ajouta-t-il en se tournant vers son commensal rustique, et
frappant sur la table d'une maniere courroucee, tandis qu'il lui adressait
un regard ou l'affection et la bonte triomphaient du mecontentement, tu as
tort, et tu vas tout de suite nous dire ce que tu reproches audit
Cardonnet, afin qu'on puisse juger si tes griefs ont quelque valeur.
Autrement, nous te tiendrons pour un esprit chagrin et une mauvaise langue.
--Je n'ai rien a dire que ce que tout le monde sait, repliqua le paysan
d'un air calme, et sans paraitre intimide de la mercuriale. On voit les
choses, et chacun les juge comme il l'entend; mais puisque ce jeune homme
ne connait pas M. Cardonnet, ajouta-t-il en jetant un regard penetrant sur
le voyageur, et puisqu'il desire tant savoir quel particulier ce peut etre,
dites-le-lui vous-meme, monsieur Antoine, et quand vous aurez etabli les
faits, moi j'en ferai le detail; j'en dirai la cause et la fin, et monsieur
jugera tout seul, a moins qu'il n'ait quelque meilleure raison que les
miennes pour ne pas dire ce qu'il en pense.
--Eh bien, accorde? dit M. Antoine, qui ne faisait pas autant d'attention
que son compagnon a l'agitation croissante du jeune homme. Je dirai les
choses comme elles sont, et si je me trompe, je permets a la mere Janille,
qui a la memoire et la precision d'un almanach, de me contredire et de
m'interrompre. Quant a vous, petit drole, dit-il en s'adressant a son page
en blouse et en sabots, tachez de ne pas me plonger ainsi dans le blanc des
yeux quand je vous parle. Votre regard fixe me donne le vertige, et votre
bouche ouverte me fait l'effet d'un puits ou je vais tomber. Eh bien,
qu'est-ce? vous riez? Apprenez qu'un garnement de votre age ne doit pas se
permettre de rire devant son maitre. Mettez-vous dermoi et tenez-vous aussi
decemment que _monsieur_."
En disant cela, il designait son chien, et il avait l'air si serieux et la
voix si haute en plaisantant de la sorte; que le voyageur se demanda s'il
n'etait point sujet a des fantaisies de domination seigneuriale tout a fait
disparates avec sa bonhomie ordinaire. Mais il lui suffit de regarder la
figure de l'enfant pour se convaincre que ce n'etait qu'un jeu dont
celui-ci avait l'habitude, car il se placa gaiement a cote du chien et se
mit a jouer avec lui sans aucun sentiment d'humeur ou de honte.
Cependant, comme les manieres de M. Antoine avaient une originalite qui ne
se comprenait pas bien du premier coup, le voyageur crut qu'il commencait,
a force de boire, a battre la campagne, et il resolut de ne pas attacher la
moindre importance a ce qu'il allait dire. Mais il etait bien rare que le
chatelain perdit la tete, meme apres qu'il avait perdu les jambes, et il
n'etait retombe dans son passe-temps favori de goguenarder en jouant ceux
qui l'entouraient, que pour detourner l'impression penible que ce debat
venait de faire naitre entre ses convives.
"Monsieur," dit-il en s'adressant a son hote ...
Mais aussitot il fut interrompu par son chien qui, ayant aussi l'habitude
de la plaisanterie, s'attribua l'interpellation, et vint lui pousser le
coude en gambadant aussi agreablement que son age pouvait le lui permettre.
"Eh bien, _monsieur_! reprit-il en lui faisant de gros yeux, qu'est-ce a
dire? Depuis quand etes-vous aussi mal eleve qu'une personne naturelle?
Allez bien vite vous rendormir, et qu'il ne vous arrive plus de me faire
repandre du vin sur la nappe, ou vous aurez affaire a dame Janille.--Vous
saurez donc, jeune homme, poursuivit M. Antoine, que l'an dernier, par un
beau jour de printemps ...
--Pardon, Monsieur, dit Janille, nous n'etions encore qu'au 19 mars, donc
c'etait l'hiver.
--C'etait bien la peine de chicaner pour deux jours de difference! Ce qu'il
y a de certain, c'est qu'il faisait un temps magnifique, une chaleur comme
au mois de juin, et meme de la secheresse.
--C'est la vraie verite, s'ecria le groom rustique: a preuve que je ne
pouvais plus faire boire le _chevau_ de monsieur a la petite fontaine.
--Cela ne fait rien a l'affaire, reprit M. Antoine en frappant du pied;
petit, retenez votre langue. Vous parlerez quand vous serez appele en
temoignage; vous pouvez ouvrir vos oreilles, afin de vous former l'esprit
et le coeur, s'il y a lieu.--Je disais donc que, par un beau temps, je
revenais d'une foire, et j'allais tranquillement a pied, lorsque je
rencontrai un grand homme, beau de visage, quoiqu'il ne soit guere plus
jeune que moi, et que ses yeux noirs, sa figure pale et meme jaune lui
donnent l'air un peu dur et farouche. Il etait en cabriolet et descendait
une pente rapide, herissee de pierres sur champ, comme les arrangeaient nos
peres, et cet homme pressait le pas de son cheval, sans paraitre se douter
du danger. Je ne pus me defendre de l'avertir. "Monsieur, lui dis-je, de
memoire d'homme, jamais voiture a quatre, a trois ou a deux roues, n'a
descendu ce chemin. Je crois l'entreprise sinon impossible, du moins de
nature a vous casser le cou, et si vous voulez prendre un chemin plus long,
mais plus sur, je vais vous l'indiquer.
"--Grand merci, me repondit-il d'un air tant soit peu rogue; ce chemin me
parait suffisamment, praticable, et je vous reponds que mon cheval s'en
tirera.
"--Cela vous regarde, repris-je, et ce que j'en ai fait n'etait que par
pure humanite.
"--Je vous en remercie Monsieur, et puisque vous etes si obligeant, je veux
m'acquitter envers vous. Vous etes a pied, vous suivez la meme route que
moi; si vous voulez monter dans ma voiture, vous arriverez plus vite au bas
du vallon, et j'aurai l'agrement de votre compagnie."
--Tout cela est exact, dit Janille; c'est absolument comme ca que vous nous
l'avez raconte le soir meme, a telle enseigne que vous nous avez dit que ce
monsieur avait une grande redingote bleue.
--Faites excuse, mam'selle Janille, dit l'enfant, monsieur a dit noir.
--Bleue, vous dis-je, monsieur l'avise!
--Non, mere Janille, noire.
--Bleue, j'en reponds!
--Noire, j'en pourrais jurer.
--Allons, flanquez-moi la paix, elle etait verte! s'ecria M. Antoine. Mere
Janille, ne m'interrompez pas davantage; et toi, mauvais garnement, va-t'en
voir a la cuisine si j'y suis, ou mets ta langue dans ta poche: choisis.
--Monsieur, j'aime mieux ecouter, je ne dirai plus rien.
--Or donc, reprit le chatelain, je restai un petit moment partage entre la
crainte de me rompre les os en acceptant, et celle de passer pour poltron
en refusant. Apres tout, me dis-je, ce quidam n'a point l'air d'un fou, et
il ne parait avoir aucune raison d'exposer sa vie. Il a sans doute un
merveilleux cheval et une excellente _brouette_. Je m'installai a ses
cotes, et nous commencames a descendre au grand trot ce precipice, sans que
le cheval fit un seul faux pas, et sans que le maitre perdit un instant sa
resolution et son sang-froid. Il me parlait de choses et d'autres, me
faisait beaucoup de questions sur le pays; et j'avoue que je repondais un
peu a tort et a travers, car je n'etais pas absolument rassure. "C'est
bien, lui dis-je quand nous fumes arrives sans accident au bord de la
Gargilesse; nous avons descendu le casse-cou, mais nous ne traverserons
pas l'eau ici; elle est aussi basse que possible, mais encore n'est-elle
pas gueable en cet endroit: il faut remonter un peu sur la gauche.
"--Vous appelez cela de l'eau? dit-il en haussant les epaules; quant a moi,
je n'y vois que des pierres et des joncs. Allons donc! se detourner pour un
ruisseau a sec!
"--Comme vous voudrez," lui dis-je un peu mortifie. Son audace meprisante
me taquinait; je savais qu'il allait donner tout droit dans un gouffre, et
pourtant, comme je ne suis pas d'un naturel pusillanime, et qu'il me
repugnait d'etre traite comme tel, je refusai l'offre qu'il fit de me
laisser descendre. J'aurais voulu, pour le punir, qu'il eut enfin
l'occasion d'avoir une belle peur, eusse-je du boire un coup dans la
riviere, quoique je n'aime pas l'eau.
"Je n'eus ni cette satisfaction, ni cette mortification: le cabriolet ne
chavira point. Au beau milieu de la riviere, qui s'est creuse un lit en
biseau dans cet endroit-la, le cheval en eut jusqu'aux nasaux; la voiture
fut soulevee par le courant. Le monsieur a redingote verte (car elle etait
verte, Janille), fouetta la bete; la bete perdit pied, deriva, nagea, et,
comme par miracle, nous fit bondir sur la rive, sans autre mal qu'un bain
de pieds moins que tiede. Je n'avais pas perdu la tete, je sais nager tout
comme un autre, mais mon compagnon m'avoua ensuite qu'il n'en savait pas
plus long a cet egard qu'une poutre; et pourtant il n'avait ni bronche, ni
jure, ni change de couleur. Voila, pense-je, un solide compere, et son
aplomb ne me deplait pas, bien que sa tranquillite ait quelque chose de
meprisant comme le rire du diable.
"--Si vous allez a Gargilesse, j'y passe aussi, lui dis-je, et nous pouvons
continuer de faire route ensemble.
"--Soit, reprit-il. Qu'est-ce que Gargilesse?
"--Vous n'y allez donc pas?
"--Je ne vais nulle part aujourd'hui, dit-il, et je suis pret a aller
partout."
"Je ne suis pas superstitieux, Monsieur, et pourtant les histoires de ma
nourrice me revinrent a l'esprit je ne sais comment, et j'eus un instant de
sotte mefiance, comme si je m'etais trouve en cabriolet cote a cote avec
Satan. Je regardais de travers cet etrange personnage qui, n'ayant aucun
but, s'en allait ainsi a travers monts et rivieres pour le seul plaisir de
s'exposer ou de m'exposer avec lui, moi, nigaud, qui m'etais laisse
persuader de monter dans sa brouette infernale.
"Voyant que je ne disais mot, il crut devoir me rassurer.
"--Ma maniere de courir le pays vous etonne, me dit-il, sachez donc que j'y
viens avec le dessein de tenter un etablissement dans le lieu qui me
paraitra le plus convenable. J'ai des fonds a placer, que ce soit pour moi
ou pour d'autres, peu vous importe sans doute; mais enfin vous pouvez
m'aider par vos indications a atteindre mon but.
"--Fort bien, lui dis-je, tout a fait rassure en voyant qu'il parlait
raisonnablement; mais, pour vous donner des conseils, il me faudrait savoir
d'abord quelle espece d'etablissement vous pretendez faire.
"--Il suffira, dit-il, eludant ma question, que vous repondiez a tout ce
que je vous demanderai. Par exemple, quelle est, au maximum, la force de
ce petit cours d'eau que nous venons de traverser, depuis ce meme endroit
jusqu'a son debouche dans la Creuse?
"--Elle est fort irreguliere; vous venez de la voir au minimum; mais ses
crues sont frequentes et terribles; et si vous voulez voir le moulin
principal, ancienne propriete de la communaute religieuse de Gargilesse,
vous vous convaincrez des ravages de ce torrent, des continuelles avaries
qu'eprouve cette pauvre vieille usine, et de la folie qu'il y aurait a
faire la de grandes depenses.
"--Mais avec de grandes depenses, Monsieur, on enchaine les forces
dereglees de la nature! Ou la pauvre usine rustique succombe, l'usine
solide et puissante triomphe!
"--C'est vrai, repris-je; dans toute riviere, les gros poissons mangent les
petits."
"Il ne releva point cette reflexion et continua a me promener et
m'interroger. Moi, complaisant par devoir et un peu flaneur par nature, je
le conduisis de tous cotes. Nous entrames dans plusieurs moulins, il causa
avec les meuniers, examina toutes choses avec attention, et revint a
Gargilesse, ou il s'entretint avec le maire et les principaux de l'endroit,
avec lesquels il desira que je le misse tout de suite en relations. Il
accepta le repas que lui offrit le cure, se laissa choyer sans facon et
faisant entendre qu'il etait en position de rendre encore plus de services
aux gens qu'il n'en recevrait d'eux. Il parlait peu, et ecoutait beaucoup
et s'enquerait de tout, meme des choses qui paraissaient fort etrangeres
aux affaires: par exemple, si les gens du pays etaient devots sinceres ou
seulement superstitieux; si les bourgeois aimaient leurs aises ou s'ils les
sacrifiaient a l'economie; si l'opinion etait liberale ou democratique; de
quelles gens le conseil general du departement etait compose; que sais-je?
Quand la nuit vint, il prit un guide pour aller coucher au Pin, et je ne le
revis plus que trois jours apres. Il passa devant Chateaubrun et s'arreta a
ma porte, pour me remercier, disait-il, de l'obligeance que je lui avais
montree; mais, dans le fait, je crois, pour me faire encore des
questions.--Je reviendrai dans un mois, me dit-il en prenant conge de moi,
et je crois que je me deciderai pour Gargilesse. C'est un centre, le lieu
me plait, et j'ai dans l'idee que votre petit ruisseau, que vous faites si
mechant, ne sera pas bien difficile a reduire. J'aurai moins de depenses
pour le gouverner que je n'en aurais sur la Creuse; et, d'ailleurs,
l'espece de petit danger que nous avons couru en le traversant et que nous
avons surmonte me fait croire que ma destinee est de vaincre en ce lieu.
"La-dessus cet homme me quitta. C'etait M. Cardonnet.
"Moins de trois semaines apres, il revint avec un mecanicien anglais et
plusieurs ouvriers de la meme partie; et, depuis ce temps, il n'a cesse de
remuer de la terre, du fer et de la pierre a Gargilesse. Acharne a son
oeuvre, il est leve avant le jour, et couche le dernier. Tel temps qu'il
fasse il est dans la vase jusqu'aux genoux, ne perdant pas de l'oeil un
mouvement de ses ouvriers, sachant le pourquoi et le comment de toutes
choses, et menant de front la construction d'une vaste usine, d'une maison
d'habitation avec jardin et dependances, de batiments d'exploitation, de
hangars, de digues, ponts et chaussees, enfin un etablissement magnifique.
Durant son absence, les gens d'affaires avaient traite pour lui de
l'acquisition du local, sans qu'il parut s'en meler. Il a achete cher;
aussi a-t-on cru tout d'abord qu'il n'entendait rien aux affaires et qu'il
venait _se couler_ ici. On s'est moque de lui encore plus, quand il a
augmente le prix de la journee des ouvriers; et quand, pour amener le
conseil municipal a lui laisser diriger comme il l'entendrait le cours de
la riviere, il s'est engage a faire une route qui lui a coute enormement;
on a dit: cet homme est fou; l'ardeur de ses projets le ruinera. Mais, en
definitive, je le crois aussi sage qu'un autre, et je gage qu'il reussira a
bien placer sa demeure et son argent. La riviere l'a beaucoup contrarie
l'automne dernier, mais, par fortune, elle a ete fort tranquille ce
printemps, et il aura le temps d'achever ses travaux avant le retour des
pluies, si nous n'avons pas d'orages extraordinaires durant le cours de
l'ete. Il fait les choses en grand et y met plus d'argent qu'il n'est
besoin, c'est la verite; mais s'il a la passion d'achever vite ce qu'il a
une fois entrepris, et qu'il ait le moyen et la volonte de payer cher la
sueur du pauvre travailleur, ou est le mal. Il me semble que c'est un grand
bien, au contraire, et qu'au lieu de taxer cet homme de cerveau brule,
comme font les uns, et de speculateur sournois, comme font les autres, on
devrait le remercier d'avoir apporte a notre pays les bienfaits de
l'activite industrielle. J'ai dit! que la partie adverse s'explique a son
tour."
IV.
LA VISION.
Avant que le paysan, qui continuait a ronger son pain d'un air soucieux, se
fut prepare a repondre, le jeune homme dit avec effusion a M. Antoine qu'il
le remerciait de son recit et de la loyaute de son interpretation. Sans
avouer qu'il tenait de pres ou de loin a M. Cardonnet, il se montra touche
de la maniere dont le comte de Chateaubrun jugeait son caractere, et il
ajouta:
"Oui, Monsieur, je crois qu'en cherchant le bon cote des choses on est plus
souvent dans le vrai qu'en faisant le contraire. Un speculateur effrene
montrerait de la parcimonie dans les details de son entreprise, et c'est
alors qu'on serait en droit de suspecter sa moralite. Mais quand on voit un
homme actif et intelligent retribuer largement le travail ...
--Un instant, s'il vous plait, interrompit le paysan; vous etes de braves
gens et de bons coeurs, je veux le croire de ce jeune monsieur, comme j'en
suis sur de votre part, monsieur Antoine. Mais, sans vous offenser, je vous
dirai que vous n'y voyez pas plus loin que le bout de votre nez.
Ecoutez-moi. Je suppose que j'ai beaucoup d'argent a placer, avec
l'intention, non pas d'en tirer seulement un interet honnete et
raisonnable, comme c'est permis a tout le monde, mais de doubler et de
tripler mon capital en peu d'annees. Je ne serai pas si sot que de dire mon
intention aux gens que je suis force de ruiner. Je commencerai donc par les
amadouer, par me montrer genereux, et, pour oter les mefiances, par me
faire passer, au besoin, pour prodigue et sans cervelle. Cela fait, je
tiens mes dupes; j'ai sacrifie cent mille francs, je suppose, a ces petites
amorces. Cent mille francs, c'est beaucoup dire pour le pays! et, pour moi,
si j'ai plusieurs millions, ce n'est que le pot-de-vin de mon affaire. Tout
le monde m'aime, bien que quelques-uns se moquent de ma simplicite; le plus
grand nombre me plaint et m'estime. Personne ne se sauvegarde. Le temps
marche vite, et mon cerveau encore plus; j'ai jete la nasse, tous les
poissons y mordent. D'abord les petits, le fretin qui est avale sans qu'on
s'en apercoive, ensuite les gros, jusqu'a ce que tout y passe!
--Et que veux-tu dire avec toutes tes metaphores? dit M. Antoine en
haussant les epaules. Si tu continues a parler par figures, je vais
m'endormir. Allons, depeche, il se fait tard.
--Ce que je dis est bien clair, reprit le paysan. Une fois que j'ai ruine
toutes les petites industries qui me faisaient concurrence, je deviens un
seigneur plus puissant que ne l'etaient vos peres avant la revolution,
monsieur Antoine! Je gouverne au-dessus des lois, et, tandis que pour la
moindre peccadille je fais coffrer un pauvre diable, je me permets tout ce
qui me plait et m'accommode. Je prends le bien d'un chacun (filles et
femmes par-dessus le marche, si c'est mon gout), je suis le maitre des
affaires et des subsistances de tout un departement. Par mon talent, j'ai
mis les denrees un peu au rabais; mais, quand tout est dans mes mains,
j'eleve les prix a ma guise, et des que je peux le faire sans danger,
j'accapare et j'affame. Et puis, c'est peu de chose que tuer la
concurrence: je deviens bientot le maitre de l'argent qui est la clef de
tout. Je fais la banque en dessous main, en petit et en grand; je rends
tant de services, que je suis le creancier de tout le monde, et que tout le
monde m'appartient. On s'apercoit qu'on ne m'aime plus, mais on voit qu'il
faut me craindre, et les plus puissants eux-memes me menagent, tandis que
les petits tremblent et soupirent autour de moi. Cependant, comme j'ai de
l'esprit et de la science, je fais le grand de temps a autre. Je sauve
quelques familles, je concours a quelque etablissement de charite. C'est
une maniere de graisser la roue de ma fortune, qui n'en court que plus
vite: car on en revient a m'aimer un peu. Je ne passe plus pour bon et
niais, mais pour juste et grand. Depuis le prefet du departement jusqu'au
cure du village, et depuis le cure jusqu'au mendiant, tout est dans le
creux de ma main; mais tout le pays souffre et nul n'en voit la cause.
Aucune autre fortune que la mienne ne s'elevera, et toute petite condition
sera amoindrie, parce que j'aurai tari toutes les sources d'aisance,
j'aurai fait rencherir les denrees necessaires et baisser les denrees du
superflu, au contraire de ce qui devrait etre. Le marchand s'en trouvera
mal et le consommateur aussi. Moi, je m'en trouverai bien, puisque je
serai, par ma richesse, la seule ressource des uns et des autres. Et l'on
dira enfin: Que se passe-t-il donc? les petits fournisseurs sont a
decouvert, et les petits acheteurs sont a sec. Nous avons plus de jolies
maisons et plus de beaux habits sous les yeux que par le passe, et tout
cela coute, dit-on, moins cher; mais nous n'avons plus le sou dans la
poche. On nous a donne une fievre de paraitre, et les dettes nous rongent.
Ce n'est pas pourtant M. Cardonnet qui a voulu tout cela, car il fait du
bien, et, sans lui, nous serions tous perdus. Depechons-nous de servir M.
Cardonnet: qu'il soit maire, qu'il soit prefet, qu'il soit depute,
ministre, roi, si c'est possible, et le pays est sauve!
"Voila, Messieurs, comme je me ferais porter sur le dos des autres si
j'etais M. Cardonnet, et comment je suis sur que M. Cardonnet compte faire.
A present, dites que j'ai tort de le voir d'un mauvais oeil, que je suis
un prophete de malheur, et qu'il n'arrivera rien de ce que j'annonce. Dieu
vous fasse dire vrai! mais, moi, je sens la grele venir de loin; et il n'y
a qu'un espoir qui me soutienne: c'est que la riviere sera moins sotte que
les gens, qu'elle ne se laissera pas brider par les belles mecaniques qu'on
lui passe aux dents, et qu'un de ces matins, elle donnera aux usines de M.
Cardonnet un coup de reins qui le degoutera de jouer avec elle; et
s'engagera a aller porter ailleurs ses capitaux et leur consequence.
Maintenant, j'ai dit, moi aussi. Si j'ai porte un jugement temeraire, que
Dieu qui m'a entendu me pardonne!"
Le paysan avait parle avec une grande animation. Le feu de la penetration
jaillissait de ses yeux clairs, et un sourire d'indignation douloureuse
errait sur ses levres mobiles. Le voyageur examinait cette figure
accentuee, assombrie par une epaisse barbe grisonnante, fletrie par la
fatigue, les injures de l'air, peut-etre aussi par le chagrin, et, malgre
la souffrance que lui faisait eprouver son langage, il ne pouvait se
defendre de le trouver beau, et d'admirer, dans sa facilite a exprimer
rudement ses pensees, une sorte d'eloquence naturelle empreinte de
franchise et d'amour de la justice: car si ses paroles, dont nous n'avons
pas rendu toute la rusticite, etaient simples et parfois vulgaires, son
geste etait energique, et l'accent de sa voix commandait l'attention. Une
profonde tristesse s'etait emparee des auditeurs, tandis qu'il esquissait
sans art et sans menagement la peinture du riche perseverant et insensible.
Le vin n'avait fait aucun effet sur lui, et chaque fois qu'il levait les
yeux sur le jeune homme, il semblait plonger dans son sein et lui adresser
un severe interrogatoire. M. Antoine, un peu affaisse sous le poids du
breuvage, n'avait pourtant rien perdu de son discours, et, subissant, comme
de coutume, l'ascendant de cette ame plus ferme que la sienne, il laissait
echapper, de temps en temps, un profond soupir.
Quand le paysan se tut:
"Que Dieu, te pardonne, en effet, si tu juges mal, ami, dit-il en elevant
son verre comme une offrande a la Divinite; et si tu devines juste, que la
Providence veuille detourner un tel fleau de la tete des pauvres et des
faibles!
--Monsieur de Chateaubrun, ecoutez-moi, et vous aussi, mon ami, s'ecria le
jeune homme, en prenant de chaque main, les mains de ses hotes: Dieu, qui
entend toutes les paroles des hommes et qui lit leurs sentiments au fond de
leurs coeurs, sait que ces maux ne sont pas a craindre, et que vos
apprehensions ne sont que des chimeres. Je connais l'homme dont vous
parlez, je le connais beaucoup; et quoique sa figure soit froide, son
caractere obstine, son intelligence active et puissante, je vous reponds de
la loyaute de ses intentions et du noble emploi qu'il saura faire de sa
fortune. Il y a quelque chose d'effrayant, j'en conviens, dans la fermete
de sa volonte, et je ne m'etonne pas que son air inflexible vous ait donne
une sorte de vertige, comme si un etre surnaturel etait apparu au milieu de
vos campagnes paisibles; mais cette force d'ame est basee sur des principes
religieux et moraux qui font de lui, sinon le plus doux et le plus affable
des hommes, du moins le plus strictement juste et le plus royalement
genereux.
--Eh bien, tant mieux, nom d'une bombe! repondit le chatelain en choquant
son verre contre celui du paysan. Je bois a sa sante et je suis heureux
d'avoir a estimer un homme, quand j'etais sur le point de le maudire.
Allons, toi, ne fais pas l'entete, et crois ce brave jeune homme qui parle
comme un livre et qui en sait plus long que toi et moi. Puisqu'il te dit
qu'il connait Cardonnet! qu'il le connait beaucoup, la! que veux-tu de
mieux? Il nous repond de lui. Donc, nous pouvons etre tranquilles.
"Sur ce, mes amis, allons nous coucher, ajouta le chatelain, enchante
d'accepter, pour un homme qu'il connaissait peu, la caution d'un homme
qu'il ne connaissait pas du tout, et dont il ne savait pas seulement le
nom; voila onze heures qui sonnent, et c'est une heure indue.
--Je vais prendre conge de vous, dit le voyageur, et me retirer, en vous
demandant la permission de venir bientot vous remercier de vos bontes.
--Vous ne partirez pas ce soir, s'ecria M. Antoine, c'est impossible, il
pleut a verse, les chemins sont _perdus_, et on n'y voit pas a ses pieds.
Si vous vous obstinez a partir, je veux ne jamais vous revoir."
Il insista si bien, et l'orage etait tellement dechaine en effet, que force
fut au jeune homme d'accepter l'hospitalite.
Sylvain Charasson, c'etait le nom du page de Chateaubrun, apporta une
lanterne, et M. Antoine, prenant le bras du voyageur, le guida, a travers
les decombres de son manoir, a la recherche d'une chambre.
Le pavillon carre etait occupe a tous les etages par la famille de
Chateaubrun; mais, outre ce petit corps de logis reste debout et
fraichement restaure, il y avait, de l'autre cote du preau, une immense
tour, la plus ancienne, la plus haute, la plus epaisse, la plus impossible
a detruire qui fut dans tout le domaine, les salles superposees qui la
remplissaient etant voutees en pierres encore plus solidement que le
pavillon carre. La bande noire, qui, plusieurs annees auparavant, avait
achete ce chateau pour le demolir, et qui en avait emporte tout le bois et
tout le fer, jusqu'au moindre gond de porte, n'avait pas eu besoin
d'effondrer l'interieur des premiers etages, et M. Antoine en avait fait
nettoyer et clore un, pour les rares occasions on il pouvait exercer
l'hospitalite. C'avait ete pour le bonhomme une grande magnificence que de
faire placer des portes et des fenetres, un lit et quelques chaises dans
cet appartement qui n'etait pas necessaire aux besoins de sa famille. Il
avait fait joyeusement cet effort en disant a Janille: "Ce n'est pas tout
d'etre bien, il faut songer a pouvoir heberger honnetement son prochain."
Et pourtant, lorsque le jeune homme entra dans cet affreux donjon feodal,
et qu'il se trouva comme etouffe dans une geole, son coeur se serra, et il
eut volontiers suivi le paysan, qui allait, par gout et par habitude,
dormir sur la litiere fraiche avec Sylvain Charasson. Mais M. Antoine etait
si fier et si content de pouvoir faire les honneurs d'une _chambre d'amis_,
en depit de sa detresse, que le jeune hote crut devoir accepter pour gite
une des sinistres prisons du moyen age.
Il y avait pourtant bon feu dans la vaste cheminee, et le lit, compose d'un
gros plumetis pose sur un enorme sommier de balle d'avoine, n'etait
nullement a dedaigner. Tout etait pauvre et propre. Le jeune garcon eut
bientot chasse les tristes pensees qui assiegent tout voyageur abrite dans
un lieu semblable, et, malgre les roulements de la foudre, le cri des
oiseaux de nuit, le bruit du vent et de la pluie qui ebranlaient ses
fenetres, tandis que les rats livraient de plus furieux assauts au bois de
sa porte, il ne tarda pas a s'endormir profondement.
Pourtant son sommeil fut agite de reves bizarres, et meme il eut une sorte
de cauchemar aux approches du jour, comme s'il etait impossible de passer
la nuit dans un lieu souille des crimes mysterieux de la feodalite, sans y
etre en proie a des visions penibles. Il lui sembla voir entrer M.
Cardonnet, et, comme il s'efforcait de sauter a bas de son lit, pour courir
a sa rencontre, le fantome lui fit un signe imperieux pour qu'il eut a ne
pas bouger; puis venant a lui d'un air impassible, il lui monta sur la
poitrine sans repondre un seul mot a ses plaintes, et sans temoigner par
aucune expression de son visage de pierre qu'il fut sensible a l'agonie
qu'il lui faisait endurer.
Accable sous ce poids formidable, le dormeur s'agita en vain pendant un
espace de temps qui lui parut un siecle, et il etait saisi du rale de
l'agonie lorsqu'il parvint a se reveiller. Mais, bien que le jour commencat
a poindre, et qu'il vit distinctement l'interieur de la tour, il demeura
tellement sous l'impression de son reve; qu'il croyait encore voir la
figure inflexible devant ses yeux, et sentir le poids d'un corps lourd
comme une montagne d'airain sur la poitrine defaillante et brisee. Il se
leva et fit plusieurs fois le tour de sa chambre avant de se remettre au
lit: car, malgre son dessein de partir de bonne heure, il eprouvait un
accablement invincible. Mais a peine ses yeux se furent-ils refermes que le
spectre reprit sa resolution de l'etouffer, jusqu'a ce que, se sentant pres
d'expirer, le jeune homme s'ecria d'une voix entrecoupee: Mon pere! o mon
pere! que vous ai-je donc fait, et pourquoi avez-vous resolu d'etre le
meurtrier de votre fils?
Le son de sa propre voix le reveilla, et, se voyant de nouveau poursuivi
par l'apparition, il courut ouvrir sa fenetre. Des que la fraicheur de
l'air penetra dans cette piece basse, dont l'atmosphere avait quelque chose
de lethargique, l'hallucination se dissipa, et il s'habilla en toute hate,
afin de fuir un lieu ou il venait d'etre le jouet d'une si cruelle
fantaisie. Mais malgre les efforts qu'il fit pour s'en distraire, il resta
sous le poids d'une sorte d'anxiete douloureuse, et la _chambre d'amis_ de
Chateaubrun lui parut plus sepulcrale que la veille. Le jour gris et sombre
qui se levait lui permit enfin de voir par sa fenetre l'ensemble du
chateau.
Ce n'etait litteralement qu'un amas de ruines, vestiges encore grandioses
d'une demeure seigneuriale, batie a diverses epoques. Le preau, rempli
d'herbes touffues ou le peu de mouvement d'une famille reduite au strict
necessaire avait trace seulement deux ou trois petits sentiers pour
circuler de la grande tour a la petite, et du puits a a la porte
principale, etait borde en face de lui de murailles ecroulees, ou l'on
reconnaissait la base et l'emplacement de plusieurs constructions, et entre
autres d'une chapelle elegante dont le fronton, orne d'une jolie rosace
festonnee de lierre, etait encore debout. Au fond de la cour, dont un grand
puits formait le centre, s'elevait la carcasse demantelee de ce qui avait
ete le corps de logis principal, la veritable habitation des seigneurs de
Chateaubrun depuis le temps de Francois Ier jusqu'a la revolution. Cet
edifice, jadis somptueux, n'etait plus qu'un squelette sans forme, mis a
jour de toutes parts, un pele-mele bizarre que l'ecroulement des
compartiments interieurs faisait paraitre d'une elevation demesuree. Les
tours qui avaient servi de cage aux elegantes spirales d'escaliers, les
grandes salles peintes a fresque, les admirables chambranles de cheminee
sculptes dans la pierre, rien n'avait ete respecte par le marteau du
demolisseur, et quelques vestiges de cette splendeur, qu'on n'avait pu
atteindre pour les detruire, quelques restes de frises richement ornees,
quelques guirlandes de feuillages dues au ciseau des habiles artisans de la
renaissance, jusqu'a des ecussons aux armes de France traversees par le
baton de batardise, tout cela taille dans une belle pierre blanche que le
temps n'avait encore pu ternir, offrait le triste spectacle d'une oeuvre
d'art, sacrifiee sans remords a la brutale loi d'une brusque necessite.
Quand le jeune Cardonnet reporta ses regards sur le petit pavillon habite
desormais par le dernier rejeton d'une illustre et opulente famille, il se
sentit penetre de compassion en songeant qu'il y avait la une jeune fille
dont l'aieule avait eu des pages, des vassaux, des meutes, des chevaux de
luxe, tandis que, desormais, cette heritiere d'une ruine effrayante a voir,
allait peut-etre, comme la princesse Nausicaa, laver elle-meme son linge a
la fontaine.
Au moment ou il faisait cette reflexion, il vit, au dernier etage de la
tour carree, une petite fenetre ronde s'ouvrir doucement, et une tete de
femme, portee par le plus beau cou qui se puisse imaginer, se pencher comme
pour parler a quelqu'un dans le preau. Emile Cardonnet, quoiqu'il appartint
a une generation de myopes, avait la vue excellente, et la distance n'etait
pas assez grande pour ne pas lui permettre de distinguer les traits de
cette gracieuse tete blonde, dont le vent faisait voltiger la chevelure un
peu en desordre. Elle lui parut ce qu'elle etait en effet, une tete d'ange,
paree de toute la fraicheur de la jeunesse, douce et noble en meme temps.
Le son de la voix qui se fit entendre etait plein de charmes, et la
prononciation avait une distinction remarquable.
--Jean, disait-elle, il a donc plu toute la nuit? Voyez comme la cour est
remplie d'eau? De ma fenetre je vois tous les pres comme des etangs.
--C'est un deluge, ma chere enfant, repondit d'en bas le paysan, qui
paraissait l'ami intime de la famille, une vraie trombe d'eau! je ne sais
pas si le gros de la nuee a creve ici ou ailleurs, mais jamais je n'ai vu
la fontaine si remplie.
--Les chemins doivent etre abimes, Jean, et vous ferez bien de rester ici.
Mon pere est-il eveille?
--Pas encore, ma Gilberte, mais la mere Janille est deja sur pied.
--Voulez-vous la prier de monter aupres de moi, mon vieux Jean? J'ai
quelque chose a lui demander.
--J'y cours.
La fenetre se referma sans que la jeune fille eut paru remarquer que celle
du voyageur etait ouverte, et qu'il etait la, occupe a la contempler.
Un instant apres, il etait dans la cour, ou la pluie avait, en effet,
creuse de petits torrents a la place des sentiers, et il trouva dans
l'ecurie Sylvain Charasson, qui, tout en pansant son cheval et celui de M.
Antoine, se livrait a des commentaires sur les effets d'une si mauvaise
nuit, avec le paysan dont Emile Cardonnet savait enfin le prenom. Cet homme
lui avait cause la veille une sorte d'inquietude indefinissable, comme s'il
eut porte en lui quelque chose de mysterieux et de fatal. Il avait remarque
que M. Antoine ne l'avait pas nomme une seule fois, et que, lorsque Janille
avait ete a diverses reprises au moment de le faire, il l'avait avertie du
regard afin qu'elle eut a s'observer. On l'appelait _ami, camarade, vieux,
toi_, et il semblait que son nom fut un secret qu'on ne voulait pas trahir.
Quel etait donc cet homme qui avait l'exterieur et le langage d'un paysan,
et qui, cependant, portait si loin ses sombres previsions, et si haut sa
terrible critique?
Emile s'efforca de lier conversation avec lui, mais ce fut inutile; il
avait pris des manieres plus reservees encore que la veille, et, lorsqu'il
l'interrogea sur les ravages de la tempete, il se contenta de repondre:
"Je vous conseille de ne pas perdre de temps pour vous en aller a
Gargilesse, si vous voulez encore trouver des ponts pour passer l'eau, car,
avant qu'il soit deux heures, il y aura par la une _dribe_ de tous les
diables.
--Qu'entendez-vous par la? je ne comprends pas ce mot.
--Vous ne savez pas ce que c'est qu'une _dribe_? Eh bien, vous le verrez
aujourd'hui, et vous ne l'oublierez jamais. Bonjour, Monsieur, partez
vite, car il y aura du malheur tantot chez votre ami Cardonnet."
Et il s'eloigna sans vouloir ajouter un mot de plus.
Saisi d'un vague effroi, Emile se hata de seller lui-meme son cheval, et,
jetant une piece d'argent a Charasson:
"Mon enfant, lui dit-il, tu diras a ton maitre que je pars sans lui faire
mes adieux, mais que je reviendrai bientot le remercier de ses bontes pour
moi."
Il franchissait le portail, lorsque Janille accourut pour lui barrer le
passage. Elle voulait reveiller M. Antoine; mademoiselle etait en train de
s'habiller; le dejeuner serait pret dans un instant; les chemins etaient
trop mouilles; la pluie allait recommencer. Le jeune homme se deroba, avec
force remerciements, a ses prevenances, et lui fit aussi un cadeau qu'elle
parut accepter avec grand plaisir. Mais il n'avait pas atteint le bas de la
colline, qu'il entendit derriere lui le bruit d'un cheval dont les pieds
larges et solides rasaient le pave en trottant. C'etait Sylvain Charasson,
qui, monte a poil sur la jument de M. Antoine, et ne se servant pas d'autre
bride que d'une corde en licou passee entre les dents de l'animal, le
rejoignait a la hate. "Je vas vous conduire, Monsieur, lui cria-t-il en
passant devant lui; mademoiselle Janille dit que vous _vous_ peririez, ne
connaissant pas les chemins et c'est la vraie verite.
--A la bonne heure, mais prends le plus court, repondit le jeune homme.
--Soyez tranquille, reprit le page rustique," et, jouant des sabots, il mit
au grand trot l'animal enselle, dont le gros ventre nourri de foin, sans
aucun melange d'avoine, contrastait avec des flancs maigres et une encolure
grele.
V.
LA DRIBE.
Grace aux pentes ardues que dominait Chateaubrun, le jeune homme et son
nouveau guide purent bientot gagner la plaine, sans etre retardes par aucun
torrent considerable. Mais, en passant tres vite aupres d'une petite mare
pleine jusqu'aux bords, l'enfant dit en jetant de cote un regard de
surprise: "La _Font-Margot_ toute pleine! Ca veut dire grand degat dans le
pays creux. Nous _peinerons_ a passer la riviere. Depechons-nous,
Monsieur!". Et il fit prendre le galop a sa monture, qui, malgre sa
mauvaise construction et ses pieds larges et plats, garnis d'une frange de
longs poils trainant jusqu'a terre, se dirigeait a travers les asperites de
ce terrain avec une adresse et une securite remarquables.
Les vastes plaines de cette region forment de grands plateaux coupes de
ravins, qui font de leurs pentes brusques et profondes de veritables
montagnes a descendre et a remonter. Apres une heure de marche environ, nos
voyageurs se trouverent en face du vallon de la Gargilesse, et un site
enchanteur se deploya devant eux. Le village de Gargilesse, bati en pain de
sucre sur une eminence escarpee, et domine par sa jolie eglise et son
ancien monastere, semblait surgir du fond des precipices, et, au fond du
plus accentue de ces abimes, l'enfant montrant a Emile de vastes batiments
tout neufs, et d'une belle apparence: "Tenez, Monsieur, dit-il, voila les
batisses a M. Cardonnet."
C'etait la premiere fois qu'Emile, etudiant en droit a Poitiers, et passant
le temps de ses vacances a Paris, penetrait dans la contree ou son pere
tentait depuis un an un etablissement d'importance. L'aspect de ce lieu lui
sembla admirable, et il sut gre a ses parents d'avoir rencontre un site ou
l'industrie pouvait trouver son compte sans bannir les influences de la
poesie.
Il y avait a marcher encore sur le plateau avant d'en atteindre le versant,
et d'embrasser d'un seul coup d'oeil tous les details du paysage. A mesure
qu'Emile approchait, il y decouvrait de nouvelles beautes, et le
couvent-chateau de Gargilesse, plante fierement sur le roc au-dessus des
usines Cardonnet, semblait etre la comme une decoration etablie a dessein
de couronner l'ensemble. Les flancs du ravin, ou s'engouffrait rapidement
la petite riviere, etaient tapisses d'une vegetation robuste, et le jeune
homme qui, malgre lui, laissait un peu absorber son attention par les
dehors de son nouvel heritage, remarqua avec satisfaction qu'au milieu de
l'abatis necessaire pour l'etablir dans une partie aussi ombragee, on avait
pourtant epargne de magnifiques vieux arbres, qui faisaient le plus bel
ornement de l'habitation.
Cette habitation, situee un peu en arriere de l'usine, etait commode,
elegante, simple dans sa richesse, et des rideaux a la plupart des fenetres
annoncaient qu'elle etait deja occupee. Elle etait entouree d'un beau
jardin releve en terrasse le long du torrent, et l'on distinguait de loin
les vives couleurs des plantes epanouies qui avaient ete substituees comme
par enchantement aux souches de saules et aux flaques d'eau sablonneuses
dont naguere ces rives etaient bordees. Le coeur du jeune homme battit bien
haut, lorsqu'il vit une femme descendre le perron du moderne chateau, et
marcher lentement au milieu de ses fleurs favorites, car c'etait sa mere.
Il etendit les bras et agita sa casquette pour attirer son attention, mas
sans succes. Madame Cardonnet etait absorbee par l'examen de ses travaux
d'horticulture; elle n'attendait son fils que dans la soiree.
Sur une plage plus decouverte, Emile vit les constructions savantes et
compliquees de l'usine, et, au milieu d'un pele-mele de materiaux de toutes
sortes, remuer une cinquantaine d'ouvriers affaires, les uns sciant des
pierres de taille, les autres preparant le mortier, d'autres equarrissant
les poutres, d'autres encore chargeant des charrettes trainees par
d'enormes chevaux. Comme il fallait, de toute necessite, descendre au pas
le chemin rapide, le petit Charasson put prendre la parole.
"Voila une mauvaise descente, pas vrai, Monsieur? Tenez bien la guide a
votre chevau! Ca serait bien de besoin que M. Cardonnet fit un chemin pour
amener les gens de chez nous a son _invention_ (son usine). Voyez, les
belles routes qu'il a faites des autres cotes! et les jolis ponts! tout en
pierres, oui! Avant lui, on se mouillait les pattes en ete pour passer
l'eau, et en hiver on n'y passait mie. C'est un homme que le pays devrait
lui baiser la terre ou ce qu'il marche.
--Vous n'etes donc pas comme votre ami Jean qui dit tant de mal de lui?
--Oh! le Jean, le Jean! il ne faut pas faire grande attention a ce qu'il
chante. C'est un homme qui a des _ennuis_, et qui voit tout en mal depuis
quelque temps, quoiqu'il ne soit pas mechant homme, au contraire. Mais il
n'y a que lui dans le pays qui dise comme ca; tout le monde est grandement
porte pour M. Cardonnet. Il n'est pas chiche, celui-la. Il parle un peu
dur, il echine un peu l'ouvrier, mais dame! il paye, faut voir! et quand on
se creverait a la peine, si on est bien recompense, on doit etre content,
pas vrai, Monsieur?"
Le jeune homme etouffa un soupir. Il ne partageait pas absolument le
systeme de compensations economiques de M. Sylvain Charasson, et il ne
voyait pas bien clairement, quelque envie qu'il eut d'approuver son pere,
que le salaire put remplacer la perte de la sante et de la vie.
"Je m'etonne de ne pas le voir sur le dos de ses ouvriers, ajouta naivement
et sans malice le page de Chateaubrun; car il n'a pas coutume de les
laisser beaucoup souffler. Ah dame! c'est un homme qui s'entend a faire
avancer l'ouvrage! Ce n'est pas comme la mere Janille de chez nous, qui
braille toujours, et qui ne laisse rien faire aux autres. Lui n'a pas l'air
de se remuer, mais on dirait qu'il fait l'ouvrage avec ses yeux. Quand un
ouvrier cause; ou quitte sa pioche pour allumer sa pipe, ou fait tant
seulement un petit bout de _dormille_ sur le midi par _le grand'chaud_:
"C'est bien, qu'il dit sans se facher; tu n'es pas a ton aise ici pour
fumer ou pour dormir, va-t'en chez-toi, tu seras mieux." Et c'est dit. Il
ne l'employe pendant huit jours; et, a la seconde fois, c'est pour un mois,
et a la troisieme, c'est fini a tout jamais."
Emile soupira encore: il retrouvait dans ces details la rigoureuse severite
de son pere; et il lui fallait se reporter vers le but presume de ses
efforts pour en accepter les moyens.
"Au! pardine, le voila bien, s'ecria l'enfant en designant du bras M.
Cardonnet, dont la haute taille et les vetements sombres se dessinaient sur
l'autre rive. Il regarde l'eau; peut-etre qu'il craint la dribe, quoiqu'il
ait coutume de dire que c'est des betises.
--La dribe, c'est donc la crue de l'eau? demanda Emile, qui commencait a
comprendre le mot _deribe, derive_.
--Oui, Monsieur, c'est comme une _trompe_ (une trombe), qui vient par les
grands orages. Mais l'orage est passe, la dribe n'est pas venue; et je
crois bien que le Jean aura mal prophetise. _Stapendant_, Monsieur, voyez
comme les eaux sont basses! c'est presque a sec depuis hier et c'est
mauvais signe. Passons-vite, ca peut venir d'une minute a l'autre ..."
Ils redoublerent le pas et traverserent facilement a gue un premier bras du
torrent. Mais a un effort que le cheval d'Emile avait fait pour gravir la
marge un peu escarpee de la petite ile, il avait rompu ses sangles, et il
lui fallut mettre pied a terre pour essayer de fixer sa selle. Ce n'etait
pas facile, et dans sa precipitation a rejoindre ses parents, Emile s'y
prit mal; le noeud qu'il venait de faire coula comme il mettait le pied
dans l'etrier, et Charasson fut oblige de couper un bout de la corde qui
lui servait de bride pour consolider cette petite reparation. Tout cela
prit un certain temps, pendant lequel leur attention fut tout a fait
detournee du fleau que Sylvain apprehendait. L'ilot etait couvert d'une
epaisse saulee qui ne leur permettait pas de voir a dix pas autour d'eux.
Tout a coup un mugissement semblable au roulement prolonge du tonnerre se
fit entendre, arrivant de leur cote avec une rapidite extreme. Emile, se
trompant sur la cause de ce bruit, regarda le ciel qui etait serein
au-dessus de sa tete: mais l'enfant devint pale comme la mort: "La dribe!
s'ecria-t-il, la dribe! sauvons nous, Monsieur!".
Ils traverserent l'ile au galop; mais avant qu'ils fussent sortis de la
saulee, des flots d'une eau jaunatre et couverte d'ecume, vinrent a leur
rencontre, et leurs chevaux en avaient deja jusqu'au poitrail, lorsqu'ils
se trouverent en face du torrent gonfle qui se repandait avec fureur sur
les terrains environnants.
Emile voulait tenter le passage; mais son guide s'attachant apres lui:
"Non, Monsieur, non, s'ecria-t-il, il est trop tard. Voyez la force du
torrent, et les poutres qu'il charrie! Il n'y a ni homme ni bete qui
puisse s'en sauver. Laissons les _chevals_, Monsieur, laissons les
_chevals_, peut-etre qu'ils auront l'esprit d'en sortir; mais c'est trop
risquer pour des chretiens. Tenez, au diable! voila la passerelle emportee!
Faites comme moi, Monsieur, faites comme moi, ou vous etes mort!"
Et Charasson, qui avait deja de l'eau jusqu'aux epaules, se mit a grimper
lestement sur un arbre. Emile voyant a la fureur du torrent qui grossissait
d'un pied a chaque seconde, que le courage allait devenir folie, et
songeant a sa mere, se decida a suivre l'exemple du petit paysan.
"Pas celui-la, Monsieur, pas celui-la! cria l'enfant en lui voyant
escalader un tremble. C'est trop faible, ca sera emporte comme une paille.
Venez aupres de moi, pour l'amour du bon Dieu, attrapez-vous a mon arbre!"
Emile reconnaissant la justesse des observations de Sylvain, qui, au milieu
de son epouvante, ne perdait ni sa presence d'esprit, ni le bon desir de
sauver son prochain, courut au vieux chene que l'enfant tenait embrasse, et
parvint bientot a se placer non loin de lui sur une forte branche, a
quelques pieds au-dessus de l'eau. Mais il leur fallut bientot ceder ce
poste a l'element irrite qui montait toujours; et, montant de leur cote de
branche en branche, ils reussirent a s'en preserver.
Lorsque l'inondation eut atteint son dernier degre d'intensite, Emile etait
place assez haut sur l'arbre qui lui servait de refuge pour voir ce qui se
passait dans la vallee. Il se cachait le plus possible dans le feuillage
pour n'etre pas reconnu de l'habitation, et faisait taire Sylvain qui
voulait appeler au secours; car il craignait de mettre ses parents, et
surtout sa mere, dans des transes mortelles, s'ils eussent ete avertis de
sa presence et de sa situation. Il put apercevoir son pere qui, examinant
toujours les effets de la _dribe_, se retirait lentement a mesure que
l'eau montait dans son jardin et envahissait toute l'usine. Il semblait
ceder a regret la place a ce fleau qu'il avait meprise et qu'il affectait
de mepriser encore. Enfin, on le vit distinctement aux fenetres de sa
maison avec madame Cardonnet, tandis que les ouvriers epars s'etaient
enfuis sur la hauteur, abandonnant leurs vestes et les instruments de leur
travail dans la vase. Quelques-uns, surpris par ce deluge aux premiers
etages de l'usine, etaient montes a la hate sur les toits, et si les plus
avises se rejouissaient interieurement de gagner a ce desastre la
prolongation de leurs travaux lucratifs, la plupart s'abandonnaient a un
sentiment naturel de consternation en voyant le resultat de leurs fatigues
perdu ou compromis.
Les pierres, les murs fraichement crepis, les solives recemment taillees,
tout ce qui n'offrait pas une grande resistance flottait au hasard au
milieu des tourbillons d'ecume; les ponts a peine termines s'ecroulaient
separes des chaussees encore fraiches qui ne pouvaient plus les soutenir;
le jardin etait a moitie envahi, et l'on voyait les vitrages de la serre,
les caisses de fleurs et les brouettes de jardinier voguer rapidement et
fuir a travers les arbres.
Tout a coup on entendit de grands cris dans l'usine. Un enorme train de
bois de construction avait ete pousse avec violence contre les oeuvres
vives de la machine principale, et le batiment, violemment ebranle,
semblait pret a s'engloutir. Il y avait au moins douze personnes, tant
hommes que femmes et enfants, sur le faite. Tous criaient et pleuraient.
Emile sentit une sueur froide le gagner. Indifferent aux perils qu'il
courait lui-meme si le chene venait a etre deracine, il s'effrayait du
destin de ces familles qu'il voyait s'agiter dans la detresse. Il fut au
moment de se precipiter dans l'eau pour voler a leur secours; mais il
entendit la voix puissante de son pere qui leur criait de son perron, a
l'aide d'un porte-voix: "Ne bougez pas; le radeau s'acheve; il n'y a pas de
danger ou vous etes." Tel etait l'ascendant du maitre, que l'on se tint
tranquille, et qu'Emile le subit lui meme instinctivement.