George Sand

Le pГ©chГ© de Monsieur Antoine, Tome 1
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De l'autre cote de l'ile, c'etait bien un autre spectacle de desolation.
Les villageois couraient apres leurs bestiaux, les femmes apres leurs
enfants. Des cris percants porterent surtout l'inquietude d'Emile vers un
point que la vegetation lui cachait; mais bientot il vit paraitre vers le
rivage oppose un homme vigoureux qui emportait un enfant a la nage. Le
courant etait moins fort de ce cote qu'en face de l'usine, et neanmoins le
nageur luttait avec une peine incroyable, et plusieurs fois la vague le
couvrit entierement.

"J'irai a son aide, j'irai! s'ecria Emile emu jusqu'aux larmes, et pret
encore une fois a s'elancer de l'arbre.

--Non, Monsieur, non! cria Charasson en le retenant. Voyez, le voila qui
sort du courant, il est sauve; il ne nage plus, il marche dans la vase.
Pauvre homme, a-t-il eu de la peine! Mais l'enfant n'est pas mort, il
pleure, il crie comme un petit loup-garou. Pauvre innocent, va! ne crie
donc plus, te voila sauve! Et tiens, avisez donc, le diable me tortille si
ce n'est pas le vieux Jean qui l'a tire de l'eau! Oui, Monsieur, oui, c'est
le Jean! En voila un de courage! Ah! voyez a present comme le pere le
remercie, comme la mere lui embrasse les jambes, et pourtant elles ne sont
guere propres, ses pauvres jambes! Ah! Monsieur, le Jean est d'un grand
coeur, et il n y en a pas un pareil dans le monde. S'il nous savait la, il
viendrait nous en retirer, vrai! J'ai envie de l'appeler.

--Gardez-vous-en bien. Nous sommes en surete, et lui s'exposerait encore.
Oui, je vois que c'est un digne homme. Est-il le parent de cet enfant et de
ces gens-la?

--Non, Monsieur, non. C'est les Michaud, c'est des gens et un enfant qui
ne lui sont de rien ni a moi non plus: mais quand il y a du malheur quelque
part, on peut bien etre sur de voir arriver Jean, et la ou personne
n'oserait se risquer il y court, lui, quand meme il n'y a rien de rien, pas
meme un verre de vin a y gagner. Le bon Dieu sait bien pourtant qu'il ne
fait pas bon dans ce pays-ci pour Jean, et que ce n'est guere sa place.

--Court-il donc quelque autre danger a Gargilesse que celui de se noyer
comme tout le monde?"

Sylvain ne repondit pas, et parut se reprocher d'en avoir trop dit.

"Voila l'eau qui baisse un peu, dit-il pour detourner l'attention d'Emile;
dans une couple d'heures, nous pourrons peut-etre repasser par ou nous
sommes venus; car du cote de M. Cardonnet, il y en a pour six heures au
moins."

Cette perspective n'etait pas tres riante; neanmoins Emile, qui ne voulait
a aucun prix effrayer ses parents, s'y resigna de son mieux. Mais un
accident nouveau le fit changer de resolution avant qu'une demi-heure se
fut ecoulee. L'eau se retirait assez vite des points extremes qu'elle avait
envahis; et de l'autre cote du lac qu'elle avait forme entre lui et la
demeure de son pere, il vit passer deux chevaux, l'un entierement nu,
l'autre selle et bride, que des ouvriers conduisaient vers l'habitation.

"Nos betes, Monsieur, dit Sylvain Charasson; oui, Dieu me benisse, nos deux
betes qui se sont sauvees! Ma pauvre jument, je la croyais bien dans la
Creuse a cette heure! Ah! M. Antoine sera-t-il content, quand je lui
ramenerai sa _Lanterne!_ Elle aura bien gagne son avoine, et peut-etre que
Janille ne lui refusera pas un picotin. Et votre noire, Monsieur, vous
voila pas fache de la voir sur terre? Il parait qu'elle sait nager itout?"

Emile s'avisa rapidement de ce qui allait arriver. M. Cardonnet ne
connaissait pas son cheval, a la verite, puisqu'il l'avait achete en route;
mais on ouvrirait la valise, on ne tarderait pas a reconnaitre qu'elle lui
appartenait, et la premiere pensee serait qu'il avait peri. Il se decida
bien vite a se faire voir, et, apres beaucoup d'efforts pour elever sa voix
au-dessus de celle du torrent, qui n'etait guere apaisee, il reussit a
faire savoir aux personnes refugiees sur le toit de l'usine qu'il etait la,
et qu'il etait urgent d'en informer M. et madame Cardonnet. La nouvelle
passa de bouche en bouche par les divers points de refuge aussi vite qu'il
put le desirer, et bientot il vit sa mere a la fenetre, agitant son
mouchoir, et son pere monte en personne sur un radeau avec deux hommes
vigoureux qui se hasardaient vers le courant avec resolution. Emile reussit
a les en detourner, leur criant, non sans beaucoup de paroles perdues et
maintes fois repetees, qu'il etait en surete, qu'il fallait attendre encore
pour venir a lui, et que le plus presse etait de delivrer les ouvriers
prisonniers dans l'usine. Tout se fit comme il le souhaitait, et quand il
n'y eut plus a trembler pour personne, il descendit de l'arbre, se mit a
l'eau jusqu'a la ceinture, et s'avanca a la rencontre du radeau, soulevant
dans ses bras le petit Charasson et l'aidant a ne pas perdre pied. Trois
heures apres le passage de la trombe, Emile et son guide etaient aupres
d'un bon feu, madame Cardonnet couvrait son fils de caresses et de larmes,
et le page de Chateaubrun, choye comme lui-meme, racontait avec emphase le
peril qu'ils avaient surmonte.

Emile adorait sa mere. C'etait encore la plus ardente affection de sa vie.
Il ne l'avait pas vue depuis l'epoque des vacances, qu'ils avaient passees
ensemble a Paris, loin de la contrainte assidue et sechement reprimandeuse
de leur commun maitre, M. Cardonnet. Tous deux souffraient du joug qui
pesait sur eux, et s'entendaient sur ce point sans jamais se l'etre avoue.
Douce, aimante et faible, madame Cardonnet sentait que son fils avait dans
l'esprit une bonne partie de l'energie et de la fermete de son epoux, avec
un coeur genereux et sensible qui lui preparait de grands chagrins, lorsque
ces deux caracteres fortement trempes viendraient a se heurter sur les
points ou leurs sentiments differeraient. Aussi, avait-elle devore tous les
chagrins de sa vie, attentive a n'en jamais rien reveler a ce fils, qui
etait son unique bonheur et sa plus chere consolation. Sans etre bien
penetree du droit que son mari avait de la froisser et de l'opprimer sans
relache, elle avait toujours paru accepter sa situation comme une loi de la
nature et un precepte religieux. L'obeissance passive, prechee ainsi
d'exemple, etait donc devenue une habitude d'instinct chez le jeune Emile,
et s'il en eut ete autrement, il y avait deja longtemps que le raisonnement
l'eut conduit a s'y soustraire. Mais en voyant tout plier au moindre signe
de la volonte paternelle, et sa mere la premiere, il n'avait pas encore
songe que cela put et dut etre autrement. Cependant le poids de
l'atmosphere despotique ou il avait vecu, l'avait, des son enfance, porte a
une sorte de melancolie et de souffrance sans nom, dont il lui arrivait
rarement de rechercher la cause. Il est dans la loi de nature que les
enfants prennent le contre-pied des lecons qui les froissent; aussi Emile
avait-il, de bonne heure, recu des faits exterieurs une impulsion tout
opposee a celle que son pere eut voulu lui donner.

Les consequences de cet antagonisme naturel et inevitable seront
suffisamment developpees par les faits de cette histoire, sans qu'il soit
necessaire de les expliquer ici.

Apres avoir donne a sa mere le temps de se remettre un peu des emotions
qu'elle avait eprouvees, Emile suivit son pere, qui l'appelait pour venir
constater les effets du desastre. M. Cardonnet montrait un calme au-dessus
de tous les revers, et quelque contrariete qu'il put eprouver, il n'en
temoignait rien. Il passa en silence au milieu d'une haie de paysans qui
etaient venus satisfaire leur curiosite et se donner le spectacle de son
malheur, les uns avec indifference, quelques autres avec un interet
sincere, la plupart avec cette satisfaction non avouee mais irresistible
que le pauvre refoule prudemment, mais qu'il eprouve a coup sur, lorsqu'il
voit la colere des elements frapper egalement sur le riche et sur lui. Tous
ces villageois avaient perdu quelque chose a l'inondation, l'un une petite
recolte de foin, l'autre un coin de potager, un troisieme une brebis,
quelques poules ou un tas de fagots; pertes bien minces en realite, mais
aussi graves peut-etre relativement que celles du riche industriel.
Cependant, lorsqu'ils virent le desordre de cette belle propriete naguere
florissante, ils ne purent se defendre d'un mouvement de consternation,
comme si la richesse avait quelque chose de respectable en soi-meme, en
depit de la jalousie qu'elle excite.

M. Cardonnet n'attendit pas que l'eau fut completement retiree pour faire
reprendre le travail. Il envoya courir dans les prairies environnantes a la
recherche des materiaux emportes par le courant. Il arma ses hommes de
pelles et de pioches pour deblayer la vase et les foins entraines qui
obstruaient les abords de l'usine, et quand on put y penetrer, il y entra
le premier, afin de n'avoir point a s'emouvoir en pure perte des
exagerations inspirees aux temoins par la premiere surprise.




VI.

JEAN LE CHARPENTIER.


"Prenez un crayon, Emile, dit l'industriel a son fils, qui le suivait dans
la crainte de quelque danger pour sa personne; ne faites pas d'erreur dans
les chiffres que je vais vous dicter ... Une ... deux ... trois roues
brisees ici ... La cage emportee ... le grand moteur endommage ... trois
mille ... cinq ... sept ou huit ... Prenons le maximum: c'est le plus sur
en affaires ... Ecrivez huit mille francs ... La digue rompue?... c'est
etrange!... Ecrivez quinze mille ... Il faudra la refaire tout entiere en
ciment romain ... Voila un angle qui a flechi ... Ecrivez, Emile ... Emile,
avez-vous ecrit?...?"

Pendant une heure, M. Cardonnet fit ainsi la devis de ses pertes et de ses
prochaines depenses; et quand son fils fut somme d'en dresser le total, il
haussa les epaules d'impatience en voyant que, soit distraction soit defaut
d'habitude, le jeune homme ne s'en acquittait pas aussi rapidement qu'il
l'eut souhaite.

"As-tu fait? dit-il au bout de deux ou trois minutes d'attente contenue.

--Oui, mon pere ... cela monte a quatre-vingt mille francs environ.

--Environ? reprit M. Cardonnet en froncant le sourcil. Qu'est-ce que ce
mot-la?"

Et fixant sur lui des yeux animes par une penetration railleuse:

"Allons, dit-il, je vois que tu es un peu engourdi pour avoir perche sur un
arbre. Moi, j'ai fait mon calcul de tete, et je suis fache d'avoir a te
dire qu'il etait pret avant que tu eusses taille ton crayon. Il y a la pour
quatre-vingt-un mille cinq cents francs de debourses a recommencer.

--C'est beaucoup! dit Emile en s'efforcant de dissimuler son impatience
sous un air serieux.

--C'est plus de violence que je n'en aurais suppose a ce petit cours d'eau,
reprit M. Cardonnet avec autant de calme que s'il eut fait l'expertise d'un
dommage etranger a sa fortune ... mais ca ne sera pas long a reparer. Hola!
du monde ici ... Voila un soliveau engage entre deux grandes roues, et
qu'un reste d'eau fait ballotter ... Otez-moi cela bien vite, ou mes roues
seront cassees."

On s'empressa d'obeir, mais la besogne etait plus difficile qu'elle ne
paraissait. Toute la force de la mecanique tendait a peser sur cet
obstacle, qui la menacait de ne pas rompre le premier. Plusieurs hommes
s'ecorcherent les mains en pure perte.

"Prenez donc garde de vous blesser!" s'ecriait involontairement Emile,
mettant lui-meme la main a l'oeuvre pour alleger leur peine.

Mais M. Cardonnet criait de son cote:

"Tirez! poussez! allons donc, vous avez des bras de filasse!"

La sueur coulait de tous les fronts, et on n'avancait guere.

"Otez-vous tous de la, cria tout a coup une voix qu'Emile reconnut
aussitot, et laissez-moi faire ... je veux en venir a bout tout seul."

Et Jean, arme d'un levier, degagea lestement une pierre a laquelle personne
ne faisait attention. Puis, avec une dexterite merveilleuse, il donna un
mouvement vigoureux au soliveau.

"Doucement, mille diables! cria M. Cardonnet, vous allez tout briser.

--Si je casse quelque chose je le payerai, repondit le paysan avec une
brusquerie enjouee. Maintenant, ici deux bons enfants. Allons, ferme!...
Courage, mon petit Pierre, c'est bien!... Encore un peu, mon vieux
Guillaume!... Oh! les bons compagnons!... Bellement! bellement! que je
retire mon pied, ou tu me l'ecraseras, fils du diable! Ca y
est ... pousse ... n'aie pas peur ... je tiens!..."

Et en moins de deux minutes, Jean, dont la presence et la voix semblaient
electriser les autres ouvriers, degagea la machine du corps etranger qui la
compromettait.

"Suivez-moi, Jean, dit alors M. Cardonnet.

--Pourquoi faire, Monsieur? repliqua le paysan. J'ai assez travaille comme
cela pour aujourd'hui.

--C'est pourquoi je veux que vous veniez boire un verre de mon meilleur
vin. Venez, vous dis-je, j'ai a vous parler ... Mon fils, allez dire a
votre mere qu'elle fasse servir du malaga sur ma table.

--Votre fils? dit Jean en regardant Emile avec un peu d'emotion. Si c'est
la votre fils, je vous suis, car il m'a l'air d'un bon garcon.

--Oui, mon fils est un bon garcon, Jean, dit M. Cardonnet au paysan,
lorsqu'il le vit accepter un verre plein de la main d'Emile. Et vous aussi,
vous etes un bon garcon, et il est temps que vous le prouviez un peu mieux
que vous ne faites depuis deux mois.

--Monsieur, faites excuse, repondit Jean en regardant autour de lui d'un
air de mefiance; mais je suis trop vieux pour aller a l'ecole, et je ne
suis pas venu ici tout en sueur pour entendre de la morale froide comme du
verglas. A votre sante, monsieur Cardonnet; en vous remerciant, vous, jeune
homme, a qui j'ai fait de la peine hier soir. Vous ne m'en voulez pas?

--Attendez un instant, dit M. Cardonnet: avant de retourner a vos trous de
renard, emportez ce pour-boire.

Et il lui tendit une piece d'or.

"Gardez ca, gardez ca, dit Jean avec humeur, en repoussant la gratification
par un mouvement du coude. Je ne suis pas interesse, vous devez le savoir,
et ce n'est pas pour vous faire plaisir que je viens de travailler avec vos
charpentiers. C'etait tout bonnement pour les empecher de s'echiner en pure
perte. Et puis, on connait le metier, et ca impatiente de voir les gens s'y
prendre tout de travers. J'ai le sang un peu vif, et, malgre moi, je me
suis mele de ce qui ne me regardait pas.

--De meme que vous vous etes trouve ou vous ne deviez pas etre, repondit M.
Cardonnet d'un ton severe, et avec l'intention evidente d'intimider le
hardi paysan. Jean, voici une derniere occasion de nous entendre et de nous
connaitre; profitez-en, ou vous vous en repentirez. Quand je suis arrive
ici, l'annee derniere, j'ai remarque votre activite, votre intelligence,
l'affection que vous portaient tous les ouvriers et tous les habitants de
ce village. J'ai eu sur votre probite les meilleurs renseignements, et j'ai
resolu de vous mettre a la tete de mes travaux de charpente; j'ai offert de
doubler pour vous seul le salaire, soit a la journee, soit a la tache. Vous
m'avez repondu par des billevesees, et comme si vous ne me preniez pas pour
un homme serieux.

--Ce n'est pas ca, Monsieur, faites excuse; je vous ai dit que je n'avais
pas besoin de vos travaux, et que j'en avais dans le bourg plus que je n'en
pouvais faire.

--Defaite et mensonge! Vous etiez tres mal dans vos affaires, et vous y
voila pire que jamais. Poursuivi pour dettes, vous avez ete force de
quitter votre maison, d'abandonner votre atelier, et de vous cacher dans
les montagnes comme un gibier traque par les chasseurs.

--Quand on se mele de raisonner, reprit Jean avec hauteur, il faut dire la
verite. Je ne suis pas poursuivi pour dettes, comme vous l'entendez,
Monsieur. J'ai toujours ete un honnete homme et range, et si je dois un sou
dans le village ou dans les environs, que quelqu'un vienne le dire et lever
la main contre moi. Cherchez, vous ne trouverez personne!

--Il y a pourtant trois mandats d'amener contre vous, et, depuis deux mois,
les gendarmes sont a votre poursuite sans pouvoir vous apprehender.

--Et ils y seront tant que je voudrai. Le grand mal, pas vrai, que ces
braves gendarmes promenent leurs chevaux sur une rive de la Creuse, tandis
que je promene mes jambes sur l'autre! Voila des gens qui sont bien
malades, eux qui sont payes pour prendre l'air et rendre compte de ce
qu'ils ne font pas! Ne les plaignez pas tant, monsieur Cardonnet, c'est le
gouvernement qui les paye, et le gouvernement est assez riche pour que je
lui fasse banqueroute de mille francs ... car c'est la verite que je suis
condamne a payer mille francs ou a aller en prison! Ca vous etonne, vous,
jeune homme, qu'un pauvre diable qui a toujours oblige son prochain, au
lieu de lui nuire, soit poursuivi comme un forcat evade? Vous n'avez pas
encore un mauvais coeur, quoique riche, parce que vous etes jeune. Eh bien,
sachez donc mes fautes. Pour avoir envoye trois bouteilles de vin de ma
vigne a un camarade qui etait malade, j'ai ete pris par les gabelous comme
vendant du vin sans payer les droits, et comme je ne pouvais pas mentir et
m'humilier pour obtenir une transaction, comme je soutenais la verite qui
est que je n'avais pas vendu une goutte de vin, et que, par consequent, je
ne pouvais pas etre puni, j'ai ete condamne a payer ce qu'ils appellent le
minimum, cinq cents francs d'amende. Excusez, le minimum! cinq cents
francs, le prix de mon travail de l'annee pour un cadeau de trois
bouteilles de vin! Sans compter que mon pauvre confrere, qui les avait
recues, a ete condamne aussi, et c'est ce qui m'a mis le plus en colere.
Et comme je ne pouvais pas payer une pareille somme, on a tout saisi, tout
pille, tout vendu chez moi, jusqu'a mes outils de charpentier. Alors, a
quoi bon payer patente pour un metier qui ne peut plus vous nourrir? J'ai
cesse de le faire, et, un jour que je travaillais en journee hors de chez
moi, autre persecution, querelle avec l'adjoint, ou j'ai failli m'oublier
et le frapper. Que devenir? Le pain manquait dans mon bahut; j'ai pris un
fusil et j'ai ete tuer un lievre dans la bruyere. Autrefois, dans ce
pays-ci, le braconnage etait passe a l'etat de coutume et de droit: les
anciens seigneurs n'y regardaient pas de pres, depuis la revolution; ils
braconnaient meme avec nous, quand ca leur faisait plaisir.

--Temoin M. Antoine de Chateaubrun, qui le fait encore, dit M. Cardonnet
d'un ton ironique.

--Pourvu qu'il n'aille pas sur vos terres, qu'est-ce que cela vous fait?
reprit le paysan irrite. Tant il y a que, pour avoir tue un lievre au
fusil, et pris deux lapins au collet, j'ai ete encore pince et condamne a
l'amende et a la prison. Mais je me suis echappe des pattes des gendarmes,
comme ils me conduisaient a l'_auberge_ du gouvernement; et, depuis ce
temps-la, je vis comme je l'entends, sans vouloir aller tendre mon bras a
la chaine.

--On sait fort bien comment vous vivez, Jean, dit M. Cardonnet. Vous errez
nuit et jour, braconnant en tous lieux et en toute saison, ne couchant
jamais deux nuits de suite au meme endroit, et le plus souvent a la belle
etoile; recevant parfois l'hospitalite a Chateaubrun, dont le chatelain a
ete nourri par votre mere, et que je ne blame pas de vous assister, mais
qui ferait plus sagement, dans vos interets, de vous precher le travail et
une vie reguliere. Allons, Jean, c'est assez de paroles inutiles, et vous
allez m'ecouter. Je prends pitie de votre sort, et je vais vous rendre la
liberte et la securite, en me portant caution pour vous. Vous en serez
quitte pour quelques jours de prison, seulement pour la forme, je paierai
toutes vos amendes, et vous pourrez alors marcher tete levee, est-ce clair?

--Oh! vous avez raison, mon pere, s'ecria Emile, vous etes bon, vous etes
juste. Eh bien, Jean, vous ai-je trompe?

--Il parait que vous vous connaissiez deja, dit M. Cardonnet.

--Oui, mon pere, repondit Emile avec feu, Jean m'a rendu personnellement
service hier soir; et ce qui m'attache a lui encore plus, c'est que je l'ai
vu ce matin exposer sa vie bien serieusement pour retirer de l'eau un
enfant qu'il a sauve. Jean, acceptez les services de mon pere, et que sa
generosite triomphe d'un orgueil mal entendu.

--C'est bien, monsieur Emile, repondit le charpentier, vous aimez votre
pere, c'est bien. Moi aussi, je respectais le mien! Mais voyons, monsieur
Cardonnet, a quelles conditions ferez-vous tout ca pour moi?

--Tu travailleras a mes charpentes, repondit l'industriel. Tu en auras la
direction.

--Travailler pour votre etablissement, qui sera la ruine de tant de gens!

--Non, mais qui fera la fortune de tous mes ouvriers et la tienne.

--Allons, dit Jean ebranle: si ce n'est pas moi qui fais vos charpentes,
d'autres les feront, et je ne pourrai rien empecher. Je travaillerai donc
pour vous, jusqu'a concurrence de mille francs. Mais qui me nourrira
pendant que je vous paierai ma dette au jour le jour?

--Moi, puisque j'augmenterai d'un tiers le produit de ta journee.

--Un tiers, c'est peu, car il faudra que je m'habille. Je suis tout nu.

--Eh bien! je double; ta journee est de trente sous au prix courant du
pays, je te la paie trois francs; tous les jours tu en recevras la moitie,
l'autre moitie etant consacree a t'acquitter envers moi.

--Soit; ce sera long, j'en aurai au moins pour quatre ans.

--Tu te trompes, pour deux ans juste. J'espere bien que dans deux ans je
n'aurai plus rien a batir.

--Comment, Monsieur, je travaillerai donc chez vous tous les jours, tous
les jours de l'annee sans desemparer?

--Excepte le dimanche.

--Oh! le dimanche, je le crois bien! Mais je n'aurai pas un ou deux jours
par semaine que je pourrai passer a ma fantaisie?

--Jean, tu es devenu paresseux, je le vois. Voila deja les fruits du
vagabondage.

--Taisez-vous! dit fierement le charpentier; paresseux vous-meme! Jamais le
Jean n'a ete lache, et ce n'est pas a soixante ans qu'il le deviendra.
Mais, voyez-vous, j'ai une idee pour me decider a prendre votre ouvrage.
C'est celle de me batir une petite maison. Puisqu'on m'a vendu la mienne,
j'aime autant en avoir une neuve, faite par moi tout seul, et a mon gout, a
mon idee. Voila pourquoi je veux au moins un jour par semaine.

--C'est ce que je ne souffrirai pas, repondit l'industriel avec roideur. Tu
n'auras pas de maison, tu n'auras pas d'outils a toi, tu coucheras chez
moi, tu mangeras chez moi, tu ne te serviras que de mes outils, tu ...

--En voila bien assez pour me faire voir que je serai votre propriete et
votre esclave. Merci, Monsieur, il n'y a rien de fait."

Et il se dirigea vers la porte.

Emile trouvait les conditions de son pere bien dures; mais le sort de Jean
allait le devenir bien davantage, s'il les refusait. Il essaya de les faire
transiger.

"Brave Jean, dit-il en le retenant, reflechissez, je vous en conjure. Deux
ans sont bientot passes, et grace aux petites economies que vous pourrez
faire pendant ce temps, d'autant plus, ajouta-t-il en regardant M.
Cardonnet d'un air a la fois suppliant et ferme, que mon pere vous nourrira
en sus du salaire convenu ...

--Vrai? dit Jean emu.

--Accorde, repondit M. Cardonnet.

--Eh bien! Jean, vos vetements sont peu de chose, et ma mere et moi nous
nous ferons un plaisir de remonter votre garde-robe. Vous aurez donc, au
bout de deux ans, mille francs nets; c'est assez pour batir une maison de
garcon a votre usage, puisque vous etes garcon.

--Veuf, Monsieur, dit Jean avec un soupir, et un fils mort au service!

--Au lieu que si tu manges ton salaire chaque semaine, reprit Cardonnet
pere sans s'emouvoir, tu le gaspilleras, et au bout de l'annee, tu n'auras
rien bati et rien conserve.

--Vous prenez trop d'interet a moi: qu'est-ce que ca vous fait?

--Cela me fait que mes travaux, interrompus sans cesse, iront lentement,
que je ne t'aurai jamais sous la main, et que dans deux ans, lorsque tu
viendras m'offrir la prolongation de tes services, je n'aurai plus besoin
de toi. J'aurai ete force de confier ton poste a un autre.

--Vous aurez toujours des travaux d'entretien! Croyez-vous que je veuille
vous faire banqueroute?

--Non, mais j'aimerais mieux ta banqueroute que des retards.

--Ah! que vous etes donc presse de jouir! Eh bien! voyons, vous me
donnerez un seul jour par semaine, et j'aurai des outils a moi.

--Il parait qu'il tient beaucoup a ce jour de liberte, dit Emile;
accordez-le-lui, mon pere.

--Je lui accorde le dimanche.

--Et moi je ne l'accepte que pour me reposer, dit Jean avec indignation; me
prenez-vous pour un paien? Je ne travaille pas le dimanche, Monsieur; ca me
porterait malheur, et je ferais de la mauvaise ouvrage pour vous et pour
moi.

--Eh bien, mon pere vous donnera le lundi ...

--Taisez-vous, Emile, point de lundi! Je n'entends pas cela. Vous ne
connaissez pas cet homme. Intelligent et rempli d'inventions parfois
heureuses, souvent pueriles, il ne s'amuse que quand il peut travailler a
des niaiseries a son usage; il tranche du menuisier, de l'ebeniste, que
sais-je? il est adroit de ses mains; mais quand il s'abandonne a ses
fantaisies, il devient flaneur, distrait et incapable d'un travail serieux.

--Il est artiste, mon pere! dit Emile en souriant avec des larmes dans les
yeux, ayez un peu de pitie pour le genie!"

M. Cardonnet regarda son fils d'un air de mepris; mais Jean, prenant la
main du jeune homme: "Mon enfant, dit-il avec sa familiarite etrange et
noble, je ne sais pas si tu me rends justice, ou si tu te moques de moi,
mais tu as dit la verite! j'ai trop d'esprit d'invention pour le metier
qu'on veut que je fasse ici. Quand je travaille chez mes amis du village,
chez M. Antoine, chez le cure, chez le maire, ou chez de pauvres gueux
comme moi, ils me disent: "Fais comme tu voudras, invente ca toi-meme, mon
vieux! suis ton idee, ca sera un peu plus long, mais ca sera bien!" Et
c'est alors que je travaille avec plaisir, oui! avec tant de plaisir, que
je ne compte pas les heures, et que j'y mets une partie des nuits. Ca me
fatigue, ca me donne la fievre, ca me tue quelquefois! mais j'aime cela,
vois-tu, mon garcon, comme d'autres aiment le vin. C'est mon amusement, a
moi ... Ah! riez et moquez-vous, monsieur Cardonnet; eh bien, votre
ricanement m'offense, et vous ne m'aurez pas, non, vous ne m'aurez pas,
quand meme les gendarmes seraient la, et qu'il irait de la guillotine. Me
vendre a vous corps et ame pendant deux ans! Ne faire que ce qui vous
plaira, vous voir inventer, et n'avoir pas mon avis! car si vous me
connaissez, je vous connais aussi: je sais comment vous etes, et qu'il ne
se remue pas une cheville chez vous sans que vous l'ayez mesuree. Je serais
donc un manoeuvre, travaillant a la corvee comme defunt mon pere
travaillait pour les abbes de Gargilesse? Non, Dieu me punisse! je ne
vendrai pas mon ame a un travail aussi ennuyeux et aussi bete. Encore si
vous donniez mon jour de recreation et de dedommagement, pour contenter mes
anciennes pratiques et moi-meme! mais rien!

--Non, rien, dit M. Cardonnet irrite; car l'amour-propre d'artiste
commencait a etre en jeu de part et d'autre. Va-t'en, je ne veux pas de
toi; prends ce napoleon, et va te faire pendre ailleurs.

--On ne pond plus, Monsieur, repondit Jean en jetant la piece d'or par
terre, et quand meme ca se ferait encore, je ne serais pas le premier
honnete homme qui aurait passe par les mains du bourreau.

--Emile, dit M. Cardonnet des qu'il fut sorti, faites monter ici le garde
champetre, cet homme qui est la sur le perron avec une petite fourche de
fer a la main.

--Mon Dieu! que voulez-vous faire? dit Emile effraye.

--Ramener cet homme a la raison, a la bonne conduite, au travail, a la
securite, au bonheur. Quand il aura passe une nuit en prison, il sera plus
traitable, et il me benira un jour de l'avoir delivre de son demon
interieur.

--Mais, mon pere, attenter a la liberte individuelle ... Vous ne le pouvez
pas ...

--Je suis maire depuis ce matin, et mon devoir est de faire saisir les
vagabonds. Obeissez, Emile, ou j'y vais moi-meme."

Emile hesitait encore. M. Cardonnet, incapable de supporter l'ombre de la
resistance, le poussa brusquement de devant la porte et alla, en sa qualite
de premier magistrat du lieu, donner ordre au garde champetre d'arreter
Jean Jappeloup, natif de Gargilesse, charpentier de profession, et
actuellement sans domicile avoue.

Cette mission repugnait beaucoup au fonctionnaire rustique, et M. Cardonnet
lut son hesitation sur sa figure. "Caillaud, dit l'industriel d'un ton
absolu, ta destitution avant huit jours, ou vingt francs de
recompense!--Suffit, Monsieur, repondit Caillaud." Et brandissant sa pique,
il partit d'un pas degage.

Il rejoignit le fugitif a deux portees de fusil du village, ce qui ne fut
pas difficile, car ce dernier s'en allait lentement, la tete penchee sur sa
poitrine et absorbe dans une meditation douloureuse. "Sans ma mauvaise
tete, se disait-il, je serais a present sur le chemin du repos et du
bien-etre, au lieu qu'il me faut reprendre le collier de misere, errer
comme un loup a travers les ronces et les rochers, etre souvent a charge a
ce pauvre Antoine, qui est bon, qui m'accueille toujours bien, mais qui est
pauvre et qui me donne plus de pain et de vin que je ne peux prendre dans
mes lacets de perdrix et de lievres pour sa table ... Et puis, ce qui me
fend le coeur, c'est de quitter pour toujours ce pauvre cher village ou je
suis ne, ou j'ai passe toute ma vie, ou j'ai tous mes amis et ou je ne peux
plus entrer que comme un chien affame qui brave un coup de fusil pour avoir
un morceau de pain. Ils sont tous bons pour moi, pourtant, les gens d'ici;
et, sans la crainte des gendarmes, ils me donneraient asile!"

En revant ainsi Jean entendit la cloche qui sonnait l'_angelus_ du soir, et
des larmes involontaires coulerent sur ses joues basanees, "Non,
pensa-t-il, il n'y a pas a dix lieues a la ronde une seule cloche qui ait
une aussi jolie sonnerie que celle de Gargilesse!" Un merle chanta aupres
de lui dans l'aubepine du buisson, "Tu es bien heureux, toi, lui dit-il,
parlant tout haut dans sa reverie, tu peux nicher la, voler dans tous ces
jardins que je connais si bien, et te nourrir des fruits de tout le monde,
sans qu'on te dresse proces-verbal.

--Proces-verbal, c'est ca, dit une voix derriere lui, je vous arrete au nom
de la loi!"

Et Caillaud lui mit la main au collet.




VII.

L'ARRESTATION.


"Toi? toi! Caillaud! dit le charpentier stupefait, avec le meme accent que
dut avoir Cesar en se sentant frappe par Brutus.

--Oui, moi-meme, garde champetre. Au nom de la loi! cria Caillaud de toutes
ses forces pour etre entendu aux environs, s'il se trouvait la quelque
temoin; et il ajouta tout bas:--Echappez-vous, pere Jean. Allons,
repoussez-moi, et jouez des jambes.

--Que je fasse de la resistance pour mieux embrouiller mes affaires? Non,
Caillaud, ca serait pire pour moi. Mais comment as-tu pu te decider a faire
l'office de gendarme, pour arreter l'ami de ta famille, ton parrain,
malheureux?

--Aussi, je ne vous arrete pas, mon parrain, dit Caillaud a voix basse ...
Allons, suivez-moi, ou j'appelle main-forte! cria-t-il de tous ses
poumons ... Allons donc! reprit-il a la sourdine, filez, pere Jean; faites
mine de me donner un renfoncement, je vas me laisser tomber par terre.

--Non, mon pauvre Caillaud, ca te ferait perdre ton emploi, ou tout au
moins tu passerais pour un capon et une poule mouillee. Puisque tu as eu le
coeur d'accepter ta commission, il faut aller jusqu'au bout. Je vois bien
qu'on t'a menace, qu'on t'a force la main; ca m'etonne bien que M. Jarige
ait pu se decider a me faire ce tort-la.

--Mais ca n'est plus M. Jarige qui est maire; c'est M. Cardonnet.

--Alors, j'entends, et ca me donne envie de te battre pour t'apprendre a
n'avoir pas donne ta demission tout de suite.

--Vous avez raison, pere Jean, dit Caillaud navre, je m'en vais la donner;
c'est le mieux. Allez vous-en!

--Qu'il s'en aille! et toi ... garde ta place, dit Emile Cardonnet sortant
de derriere un buisson. Tiens, mon camarade, tombe, puisque tu veux tomber,
ajouta-t-il en lui passant adroitement la jambe a la maniere des ecoliers,
et si l'on te demande qui est l'auteur de ce guet-apens, tu diras a mon
pere que c'est son fils.

--Ah! la farce est bonne, dit Caillaud en se frottant le genou, et si votre
papa vous fait mettre en prison, ca ne me regarde pas. Vous m'avez fait
tomber un peu durement, pas moins, et j'aurais autant aime que ca se fut
trouve sur l'herbe. Eh bien! est-il parti ce vieux fou de Jean?

--Pas encore, dit Jean qui avait gravi une eminence, et qui se tenait a
portee de prendre les devants. Merci, monsieur Emile, je n'oublierai pas,
car je me serais soumis a mon sort, si la loi seule s'en etait melee; mais,
depuis que je sais que c'est une trahison de votre pere, j'aimerais mieux
me jeter dans la riviere la tete en avant, que de ceder a un homme si
mechant et si faux. Quant a vous, vous meritiez de sortir d'une meilleure
souche; vous avez du coeur, et aussi longtemps que je vivrai ...

--Va-t'en, repondit Emile en s'approchant de lui, et garde-toi bien de me
parler mal de mon pere. J'ai bien des choses a te dire, moi, mais ce n'est
pas le moment. Veux-tu etre a Chateaubrun demain soir?

--Oui, Monsieur. Prenez des precautions pour ne pas vous faire suivre, et
ne me demandez pas trop haut a la porte. Allons, grace a vous, j'ai encore
les etoiles sur la tete, et je n'en suis pas mecontent."

Il partit comme un trait; et Emile, en se retournant, vit Caillaud couche
tout de son long par terre, comme s'il se fut evanoui.

"Eh bien? qu'y a-t-il? lui demanda le jeune homme effraye; vous aurais-je
blesse reellement? souffrez-vous?

--Ca ne va pas mal, Monsieur, repondit le ruse villageois; mais vous voyez
bien qu'il faut que quelqu'un vienne me relever, pour que j'aie l'air
d'avoir ete battu.

--C'est inutile, je me charge de tout, dit Emile. Leve-toi, et va-t'en dire
a mon pere que je me suis oppose de force ouverte a l'arrestation de Jean.
Je te suis de pres, et le reste est mon affaire.

--Au contraire, Monsieur, passez le premier. Il faut que je m'en aille en
clopant; car si je me mets a courir pour raconter que vous m'avez casse les
deux jambes, et que j'ai supporte ca patiemment, votre papa ne me croira
pas, et je serai destitue.

--Donne-moi le bras, appuie-toi sur moi, et nous arriverons ensemble, dit
Emile.

--C'est ca, Monsieur. Aidez-moi un peu. Pas si vite! Diable! j'ai le corps
tout brise.

--Tout de bon? mais j'en serais desespere, mon camarade.

--Eh non, Monsieur, ca n'est rien du tout: mais c'est comme ca qu'il faut
dire.

--Qu'est-ce que cela signifie? dit severement M. Cardonnet en voyant
arriver le garde champetre appuye sur Emile. Jean a fait de la resistance;
tu t'es laisse assommer comme un imbecile, et le delinquant s'est echappe.

--Faites excuse, Monsieur, le delinquant n'a rien fait, le pauvre homme;
c'est monsieur votre garcon que voila, qui, en passant pres de moi, m'a
pousse, sans le faire expres, et au moment ou je mettais la main, sur mon
homme, _baoun!_ voila que j'ai roule plus de cinquante pieds, la tete en
bas, sur les rochers. Ce pauvre cher monsieur en a eu bien du chagrin, et
il accouru pour m'empecher de tomber dans la riviere, sans quoi j'allais
boire un coup, bien sur! Mais qui a ete bien content? c'est le pere
Jappeloup, qui s'est ensauve pendant que je restais la, tout _essoti_ et ne
pouvant remuer ni pieds ni pattes pour courir apres lui. Si c'etait un
effet de votre bonte de me faire donner un doigt de vin, ca me serait
rudement bon; car je crois bien que j'ai l'estomac decroche."

Emile, en reconnaissant que ce paysan a l'air simple et patelin avait
beaucoup plus d'esprit que lui pour mentir et arranger toutes choses pour
la meilleure fin, hesita s'il n'accepterait pas l'issue qu'il donnait a son
aventure. Mais il lut bien vite dans les yeux percants de son pere que ce
dernier ne se paierait pas d'une assertion tacite, et que, pour le
persuader, il faudrait avoir la meme dose d'effronterie que maitre
Caillaud.

"Quelle est cette sotte et incroyable histoire! dit M. Cardonnet en
froncant le sourcil. Depuis quand mon fils est-il si fort, si brutal, et si
presse de suivre le meme chemin que toi? si tu te tiens si mal sur les
jambes, qu'un coup de coude te fasse trebucher et rouler comme un sac,
c'est que tu es ivre apparemment! Dites la verite, Emile, Jean Jappeloup a
battu cet homme, peut-etre l'a-t-il pousse dans le ravin, et vous, qui
souriez comme un enfant que vous etes, vous avez trouve cela plaisant, et
tout en courant a l'aide du niais que voici, vous avez consenti a prendre
sur votre compte une pretendue inadvertance! C'est cela? n'est-ce pas?

--Non, mon pere, ce n'est pas cela, dit Emile avec resolution. Je suis un
enfant, il est vrai; c'est pour cela qu'il peut entrer un peu de malice
dans ma legerete. Que Caillaud pense ce qu'il voudra de ma maniere de
renverser les gens en passant trop pres d'eux; si je l'ai blesse, je suis
pret a lui en demander excuse et a l'indemniser ... En attendant,
permettez-moi de l'envoyer a votre femme de charge, pour qu'elle lui
administre le cordial qu'il reclame; et quand nous serons seuls, je vous
dirai franchement comment il m'est arrive de faire cette sottise.

--Allez, conduisez-le a l'office, dit M. Cardonnet, et revenez tout de
suite.

--Ah! monsieur Emile, dit Caillaud au jeune homme en descendant a l'office,
je ne vous ai pas vendu, n'allez pas me trahir, au moins!

--Sois tranquille, bois sans perdre l'esprit, repondit le jeune homme, et
sois sur qu'il n'y aura que moi de compromis.

--Et pourquoi, diable, voulez-vous donc vous accuser? ca serait,
pardonnez-moi, une grande betise. Vous ne pensez donc pas qu'il y va de la
prison, pour avoir contrarie et maltraite un fonctionnaire public dans
l'exercice de ses fonctions?

--Cela me regarde; soutiens ton dire, puisque tu as su tres-bien arranger
les choses; moi, j'expliquerai mes intentions comme il me conviendra.

--Tenez, vous, vous avez trop bon coeur, dit Caillaud stupefait; vous
n'aurez jamais la tete de votre pere!

--Eh bien, Emile, dit M. Cardonnet, que son fils trouva marchant avec
agitation dans son cabinet, m'expliquerez-vous cette inconcevable aventure?

--Mon pere, je suis le seul coupable, repondit le jeune homme avec fermete.
Que tout votre mecontentement et tous les resultats de ma faute retombent
sur moi. Je vous atteste sur mon honneur que Jean Jappeloup se laissait
arreter sans la moindre resistance, lorsque j'ai pousse rudement le garde
pour le faire tomber, et cela je l'ai fait expres.

--Fort bien, dit froidement M. Cardonnet qui voulait savoir toute la
verite; et le balourd s'est laisse choir. Il a lache sa prise, et pourtant,
quoiqu'il mente a present, il s'est fort bien apercu que ce n'etait pas une
maladresse, mais un parti pris de votre part?

--Cet homme n'a rien compris a mon action, reprit Emile; il a ete desarme
et renverse par surprise; je crois meme qu'il a ete un peu meurtri en
tombant.

--Et vous lui avez laisse croire que c'etait une distraction de votre part,
j'espere!

--Qu'importe ce que cet homme pense de mes intentions, et ce qui se passe
au fond de sa pensee! Votre magistrature s'arrete au seuil de la
conscience, mon pere, et vous ne pouvez juger que les faits.

--Est-ce mon fils qui me parle de la sorte?

--Non, mon pere, c'est votre administre, le delinquant que vous avez a
juger et a punir. Quand vous m'interrogerez sur mon propre compte, je vous
repondrai comme je le dois. Mais il s'agit ici du pauvre diable qui vit de
son modeste emploi. Il vous est soumis, il vous craint, et si vous lui
ordonnez de me conduire en prison, il est pret a le faire.

--Emile, vous me faites pitie. Laissons la ce garde champetre et ses
contusions. Je lui pardonne, et je vous autorise a lui faire un bon present
pour qu'il se taise, car je ne suis pas d'avis de vous faire debuter dans
ce pays-ci par un scandale ridicule. Mais voudrez-vous bien m'expliquer
pourquoi vous semblez provoquer un drame burlesque en police
correctionnelle? Quelle est cette aventure ou vous jouez le role de don
Quichotte, en prenant Caillaud pour votre Sancho-Panca? Ou alliez-vous si
vite, lorsque vous vous etes trouve present a l'arrestation du charpentier?
Quelle fantaisie vous a prise de soustraire cet homme a la main de la
justice et aux intentions bienveillantes que j'avais a son egard? Etes-vous
devenu fou depuis six mois que nous ne nous sommes vus? Avez-vous fait voeu
de chevalerie, ou avez-vous l'intention de contrarier mes desseins et de me
braver? Repondez serieusement si vous le pouvez, car c'est
tres-serieusement que votre pere vous interroge.

--Mon pere, j'aurais beaucoup de choses a vous repondre, si vous
m'interrogiez sur mes sentiments et mes idees. Mais il s'agit ici d'un
petit fait particulier, et je vous dirai en peu de mots comment les choses
se sont passees. Je courais apres le fugitif, afin de lui faire eviter la
honte et la douleur d'etre arrete; j'esperais devancer Caillaud, et
persuader a Jean de revenir de lui-meme ecouter vos offres et faire ses
soumissions a la loi. Arrive trop tard, et ne pouvant dissuader loyalement
le garde de faire son devoir, je l'en ai empeche en m'exposant seul a la
peine du delit. J'ai agi spontanement, sans premeditation, sans reflexion,
et entraine par un mouvement irresistible de compassion et de douleur. Si
j'ai mal fait, blamez-moi; mais si, par des moyens de douceur, et de
persuasion, je vous ramene Jean de bon gre et avant qu'il soit deux jours,
pardonnez-moi, et avouez que les mauvaises tetes ont parfois d'heureuses
inspirations.

--Emile, dit M. Cardonnet apres s'etre promene en silence pendant quelques
instants, j'aurais de graves reproches a vous faire pour etre entre en
revolte ouverte, je ne dis pas contre la loi municipale a propos de
laquelle je ne ferai point le pedant; mais contre ma volonte. Il y a la de
votre part un immense orgueil et un manque de respect tres-grave envers
l'autorite paternelle. Je ne suis pas dispose a tolerer souvent de pareils
coups de tete, vous devez me connaitre assez pour le savoir, ou vous m'avez
etrangement oublie depuis que nous sommes eloignes l'un de l'autre; mais je
vous epargnerai, pour aujourd'hui, les longues remontrances, vous ne me
paraissez pas dispose a en profiter. D'ailleurs, ce que je vois de votre
conduite et ce que je sais de la situation de votre esprit me prouvent que
nous avons besoin de mettre de l'ordre dans une discussion serieuse sur le
fond meme de vos idees et de la nature de vos projets pour l'avenir. Le
desastre qui m'a frappe aujourd'hui ne me laisse pas le temps de causer
avec vous davantage ce soir. Vous avez eu des emotions dans le cours de
cette journee, et vous devez avoir besoin de repos: allez voir votre mere,
et couchez-vous de bonne heure. Des que l'ordre et le calme seront retablis
dans mon etablissement, je vous dirai pourquoi je vous ai rappele de ce que
vous appeliez votre exil, et ce que j'attends de vous desormais.

--Et jusqu'au moment de cette explication, que je desire vivement, repondit
Emile, car ce sera la premiere fois de ma vie que vous ne m'aurez pas
traite comme un enfant, puis-je esperer, mon pere, que vous ne serez pas
irrite contre moi?

--Quand je te revois apres une longue separation, il me serait difficile
de n'etre pas indulgent, dit M. Cardonnet en lui serrant la main.

--Le pauvre Caillaud ne sera pas destitue? reprit Emile en embrassant son
pere.

--Non, a condition que tu ne te meleras jamais des affaires de la
municipalite.

--Et vous ne ferez pas arreter le pauvre Jean?

--Je n'ai rien a repondre a une telle question; j'ai eu trop de confiance
en vous, Emile, je vois que nous ne pensons pas de meme sur certains
points, et, jusqu'a ce que nous soyons d'accord, je ne m'exposerai pas a
des contestations qui ne conviennent point a mon role de chef de famille.
C'est assez; bonsoir, mon enfant! J'ai a travailler.

--Ne puis-je donc vous aider? vous ne m'avez jamais cru propre a vous
eviter quelque fatigue!

--J'espere que tu le deviendras. Mais tu ne sais pas encore faire une
addition.

--Des chiffres; toujours des chiffres!

--Va donc dormir, c'est moi qui veillerai pour que tu sois riche un jour.

--Eh! ne suis-je pas deja assez riche? pensait Emile en se retirant. Si,
comme mon pere me l'a dit souvent et avec raison, la richesse impose des
devoirs immenses, pourquoi donc user sa vie a se creer ces devoirs, qui
depassent peut-etre nos forces!"

La journee du lendemain fut consacree a reparer un peu le desordre apporte
par l'inondation. M. Cardonnet, malgre la force de son caractere, eprouvait
une profonde contrariete, en constatant a chaque pas une perte imprevue
dans les mille details de son entreprise; ses ouvriers etaient demoralises.
L'eau, qui faisait marcher l'usine, et dont il etait encore impossible de
regler la force, imprimait aux machines un mouvement de rotation
desordonne, augmentant a mesure qu'elle tendait a s'ecouler par dessus les
ecluses. L'industriel etait grave et pensif; il s'irritait secretement
contre le peu de presence d'esprit des hommes qu'il gouvernait, et qui lui
semblaient plus machines que ses machines. Il les avait habitues a une
obeissance passive, aveugle, et il sentait que dans les moments de crise,
ou la volonte d'un seul homme devient insuffisante, les esclaves sont les
plus mauvais serviteurs qui se puissent trouver. Il n'appela pourtant pas
Emile a son aide, et, au contraire, chaque fois que le jeune homme vint lui
offrir ses services, il l'ecarta sous divers pretextes, comme s'il se fut
mefie de lui en effet. Cette maniere de le chatier etait la plus
mortifiante pour un coeur ardent et genereux.

Emile essaya de se consoler aupres de sa mere; mais la bonne madame
Cardonnet manquait totalement de ressort, et l'ennui qu'inspirait a tout le
monde l'accablement de son esprit et l'espece de stupeur dont son ame etait
a jamais frappee se traduisait chez son fils par une invincible melancolie,
lorsqu'elle essayait de le distraire et de l'amuser. Elle aussi le traitait
comme un enfant, et c'etait a force de tendresse qu'elle arrivait au meme
resultat blessant que son mari. N'ayant pas assez de vigueur pour sonder
l'abime qui separait ces deux hommes, et possedant pourtant assez
d'intelligence pour le pressentir, elle en detournait sa pensee avec effroi
et s'efforcait de jouer au bord avec son fils, comme s'il eut ete possible
de l'abuser lui-meme.

Elle le promenait dans sa maison et ses jardins, lui faisant mille
remarques pueriles, et tachant de lui prouver qu'elle n'etait malheureuse
que parce que la riviere avait deborde.

"Si tu etais venu un jour plus tot, lui disait-elle, tu aurais vu comme
tout cela etait beau, propre et bien tenu! Je me faisais une fete de te
servir le cafe dans un joli bosquet de jasmins qui etait la, au bord de la
terrasse; helas! il n'y en a plus trace maintenant: la terre meme a ete
emportee, et l'eau nous a donne en echange cette vilaine vase noire et des
cailloux.

--Consolez-vous, chere mere, repondait Emile, nous vous aurons bientot
rendu tout cela; si les ouvriers de mon pere n'ont pas le temps, je me
ferai votre jardinier. Vous me direz comment c'etait arrange; d'ailleurs,
je l'ai vu: c'a ete comme un beau reve. Du haut de la colline, en face
d'ici, j'ai pu admirer vos jardins enchantes, vos belles fleurs qu'un
instant a ravagees et detruites sous mes yeux; mais ces pertes sont
reparables: ne vous affligez pas, d'autres sont plus a plaindre!

--Et quand je pense que tu as failli etre emporte toi-meme par cette
odieuse riviere que je deteste a present! O mon enfant! je deplore le jour
ou ton pere a eu la fantaisie de se fixer ici. Deja, dans le courant de
l'hiver, nous avions ete inondes plus d'une fois, et il avait ete force de
recommencer tous ses travaux. Cela l'affecte et le mine plus qu'il ne veut
l'avouer. Son caractere s'aigrit, et sa sante finira par en souffrir. Et
tout cela a cause de cette riviere!

--Mais vous, ma mere, croyez-vous que cette habitation toute neuve, cet air
humide, ne soient pas pernicieux pour votre sante?

--Je n'en sais rien, mon enfant. Je me consolais de tout avec mes fleurs,
dans l'esperance de te revoir. Mais te voila, et tu arrives dans un
cloaque, dans une grenouillere, lorsque je me flattais de te voir fumer ton
cigare et lire en marchant sur des tapis de fleurs et de gazon! Oh! la
maudite riviere!"

Quand le soir vint, Emile s'apercut que la journee lui avait paru
demesurement longue, a entendre maudire la riviere par tout le monde et sur
tous les tons. Son pere seul continuait de dire que ce n'etait rien et
qu'une toise de glacis de plus mettrait ce ruisseau a la raison une fois
pour toutes; mais son visage bleme et ses dents serrees en parlant
annoncaient une rage interieure, plus penible avoir que toutes les
exclamations des autres a entendre.

Le diner fut morne et glacial. Vingt fois interrompu, M. Cardonnet se leva
vingt fois de table pour aller donner des ordres; et comme madame Cardonnet
le traitait avec un respect sans bornes, on remportait les plats pour les
tenir chauds, on les rapportait trop cuits: il les trouvait detestables; sa
femme palissait et rougissait tour a tour, allait elle-meme a l'office, se
donnait mille soins, partagee entre le desir d'attendre son mari et de ne
pas faire attendre son fils, qui trouvait qu'on dinait bien mal et bien
longtemps dans ce riche menage.

On sortit de table si tard, et les gues de riviere etaient encore si peu
praticables dans l'obscurite, qu'Emile dut renoncer a se rendre a
Chateaubrun, comme il en avait eu le projet. Il avait raconte comment il y
avait ete accueilli.

"Oh, j'irai leur faire une visite de remerciements! s'etait ecrie madame
Cardonnet. Mais son mari avait ajoute:--Vous pouvez bien vous en dispenser.
Je ne me soucie pas que vous m'attiriez la societe de ce vieil ivrogne, qui
vit de pair a compagnon avec les paysans, et qui se griserait dans ma
cuisine avec mes ouvriers.

--Sa fille est charmante, dit timidement madame Cardonnet.

--Sa fille! reprit le maitre avec hauteur. Quelle fille? celle qu'il a eue
de sa servante?

--Il l'a reconnue.

--Il a bien fait, car la vieille Janille serait fort embarrassee de
reconnaitre le pere de cet enfant-la. Qu'elle soit charmante ou non,
j'espere qu'Emile n'ira pas, ce soir, faire une pareille course. Le temps
est sombre et les chemins sont mauvais.
                
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