--Oh! non, s'ecria madame Cardonnet, il n'ira pas ce soir: mon cher enfant
ne voudra pas me faire un pareil chagrin. Demain, au jour, si la riviere
est tout a fait rentree dans son lit, a la bonne heure!
--Eh bien, demain, repondit Emile, tres contrarie, mais soumis a sa mere;
car il est bien certain que je dois une visite de remerciement pour
l'affectueuse hospitalite que j'ai recue.
--Vous la devez certainement, dit M. Cardonnet; mais la se borneront,
j'espere, vos relations avec cette famille, qu'il ne me convient pas de
frequenter. Ne faites pas votre visite trop longue: c'est demain soir que
j'ai l'intention de causer avec vous, Emile."
Des la pointe du jour suivant, Emile fit seller son cheval avant que ses
parents fussent leves, et franchissant la riviere encore troublee et
courroucee, il prit au galop la route de Chateaubrun.
VIII.
GILBERTE.
La matinee etait superbe et le soleil se levait lorsque Emile se trouva en
face de Chateaubrun. Cette ruine, qui lui etait apparue si formidable a la
lueur des eclairs, avait maintenant un aspect d'elegance et de splendeur
qui triomphait du temps et de la devastation. Les rayons du matin lui
envoyaient un reflet blanc rose, et la vegetation dont elle etait couverte
s'epanouissait coquettement comme une parure digne d'etre le linceul
virginal d'un si beau monument.
De fait il est peu d'entrees de chateaux aussi seigneurialement disposees
et aussi fierement situees que celle de Chateaubrun. L'edifice carre qui
contient la porte et le peristyle en ogive est d'une belle coupe; la pierre
de taille employee pour cette voute et pour les encadrements de la herse
est d'une blancheur inalterable. La facade se deploie sur un tertre gazonne
et plante, mais bien assis sur le roc et tombant en precipice sur un
ruisseau torrentueux. Les arbres, les rochers et les pelouses qui s'en vont
en desordre sur ces plans brusquement inclines ont une grace naturelle que
les creations de l'art n'eussent jamais pu surpasser. Sur l'autre face la
vue est plus etendue et plus grandiose: la Creuse, traversee par deux
ecluses en biais, forme, au milieu des saules et des prairies, deux
cascades molles et doucement melodieuses sur cette belle riviere, tantot si
calme, tantot si furieuse dans son cours, partout limpide comme le cristal,
et partout bordee de ravissants paysages et de ruines pittoresques. Du haut
de la grande tour du chateau on la voit s'enfoncer en mille detours dans
des profondeurs escarpees, et fuir comme une trainee de vif-argent sur la
verdure sombre et parmi les roches couvertes de bruyere rose.
Lorsque Emile eut franchi le pont qui traverse de vastes fosses, combles en
partie, et dont les revers etaient remplis d'herbe touffue et de ronces en
fleurs, il admira la proprete que l'ecoulement des pluies d'orage avait
naguere redonnee a cette vaste terrasse naturelle et a tous les abords de
la ruine. Tous les platras avaient ete entraines ainsi que tous les
fragments de bois epars, et l'on eut dit que quelque fee geante avait lave
avec soin les sentiers et les vieux murs, epure les sables et debarrasse le
passage de tout le dechet de demolissement que le chatelain n'aurait
jamais eu le moyen de faire enlever. L'inondation, qui avait gate, souille
et detruit toute la beaute de la nouvelle maison Cardonnet, avait donc
servi a nettoyer et a rajeunir le monument devaste de Chateaubrun. Ses
vieilles murailles inebranlables bravaient les siecles et les orages, et le
poste eleve qu'elles occupaient semblait destine a dominer tous les
ephemeres travaux des nouvelles generations.
Quoi qu'il fut fier comme doivent et peuvent l'etre les descendants de
l'antique bourgeoisie, cette race intelligente, vindicative et tetue, qui a
eu de si grands jours dans l'histoire, et qui serait encore si noble si
elle avait tendu la main au peuple, au lieu de le repousser du pied, Emile
fut frappe de la majeste que cette demeure feodale conservait sous ses
debris, et il eprouva un sentiment de pitie respectueuse en entrant, lui
riche et puissant roturier, dans ce domaine ou l'orgueil d'un nom pouvait
seul lutter encore contre la superiorite reelle de sa position. Cette noble
compassion lui etait d'autant plus facile que rien, dans les sentiments et
les habitudes du chatelain, ne cherchait a la provoquer ni a la repousser.
Calme, insouciant et affectueux, le bon Antoine, occupe a tailler des
arbres fruitiers a l'entree de son jardin, l'accueillit d'un air paternel,
accourut a sa rencontre, et lui dit en souriant:
"Soyez encore une fois le bienvenu, mon cher monsieur Emile; car je sais
qui vous etes maintenant, et je suis content de vous connaitre. Vrai! votre
figure m'a plu des le premier coup d'oeil, et depuis que vous avez detruit
les preventions que l'on tachait de me suggerer contre votre pere, je sens
qu'il me sera doux de vous voir souvent dans mes ruines. Allons, suivez moi
d'abord a l'ecurie, je vous aiderai a attacher votre cheval, car mons
Charasson est occupe a faire des greffes de rosier avec ma fille, et il ne
faut pas deranger la petite d'une si importante occupation. Vous allez,
cette fois, dejeuner avec nous; car nous sommes vos creanciers pour un
repas que nous vous avons vole l'autre jour.
--Je ne viens pas pour vous causer de nouveaux embarras, mon genereux hote,
dit Emile en serrant avec une sympathie irresistible la large main calleuse
du gentilhomme campagnard. Je voulais d'abord vous remercier de vos bontes
pour moi, et puis rencontrer ici un homme qui est votre ami et le mien, et
auquel j'avais donne rendez-vous pour hier soir.
--Je sais, je sais cela, dit M. Antoine en posant un doigt sur ses levres:
il m'a tout dit. Seulement il m'a exagere, comme de coutume, ses griefs
contre votre pere. Mais nous parlerons de cela, et j'ai a vous remercier,
pour mon propre compte, de l'interet que vous lui portez. Il est parti a la
petite pointe du jour, et je ne sais s'il pourra revenir aujourd'hui, car
il est plus traque que jamais; mais je suis sur que, grace a vous, ses
affaires prendront bientot une meilleure tournure. Vous me direz ce que
vous avez definitivement obtenu de monsieur votre pere pour le salut et la
satisfaction de mon pauvre camarade. Je suis charge de vous entendre et de
vous repondre, car j'ai ses pleins pouvoirs pour traiter avec vous de la
pacification; je suis sur que les conditions seront honorables en passant
par votre bouche! Mais rien ne presse au point que vous n'acceptiez pas
notre dejeuner de famille, et je vous declare que je n'entrerai pas en
pourparlers a jeun. Commencons par satisfaire votre cheval, car les animaux
ne savent point demander ce qu'ils desirent, et il faut que les gens
s'occupent d'eux avant de s'occuper d'eux-memes, de peur de les oublier.
Ici, Janille! apportez votre tablier plein d'avoine, car cette noble bete a
l'habitude d'en manger tous les jours, j'en suis certain, et je veux
qu'elle hennisse en signe d'amitie toutes les fois qu'elle passera devant
ma porte; je veux meme qu'elle y entre malgre son maitre, s'il m'oublie."
Janille, malgre l'economie parcimonieuse qui presidait a toutes ses
actions, apporta sans hesiter un peu d'avoine qu'elle tenait en reserve
pour les grandes occasions. Elle trouvait bien que c'etait une superfluite;
mais, pour l'honneur de la maison de son maitre, elle eut vendu son dernier
casaquin, et cette fois elle se disait avec une malice genereuse que le
present qu'Emile lui avait fait a leur derniere entrevue, et celui qu'il ne
manquerait pas de lui faire encore, seraient plus que suffisants pour
nourrir splendidement son cheval, chaque fois qu'il lui plairait de
revenir.
"Mange, mon garcon, mange," dit-elle en caressant le cheval d'un air
qu'elle s'efforcait de rendre male et delure; puis, faisant un bouchon de
paille, elle se mit en devoir de lui frotter les flancs.
"Laissez, dame Janille, s'ecria Emile en lui otant la paille des mains. Je
ferai moi-meme cet office.
--Croyez-vous donc que je ne m'en acquitterai pas aussi bien qu'un homme?
dit la petite bonne femme omni-competente. Soyez tranquille, Monsieur, je
suis aussi bonne a l'ecurie qu'au garde-manger et a la lingerie; et si je
ne faisais pas ma visite au ratelier et a la sellerie tous les jours, ce
n'est pas ce petit evapore de _jockey_ qui tiendrait convenablement la
jument de monsieur le comte. Voyez comme elle est propre et grasse, cette
pauvre Lanterne! Elle n'est pas belle, Monsieur, mais elle est bonne; c'est
comme tout ce qu'il y a ici, excepte ma fille qui est l'une et l'autre.
--Votre fille! dit Emile frappe d'un souvenir qui otait quelque poesie a
l'image de mademoiselle de Chateaubrun. Vous avez donc une fille ici? Je
ne l'ai pas encore vue.
--Fi donc! Monsieur! que dites-vous la? s'ecria Janille, dont les joues
pales et luisantes se couvrirent d'une rougeur de prude, tandis que M.
Antoine souriait avec quelque embarras. Vous ignorez apparemment que je
suis demoiselle.
--Pardonnez-moi, reprit Emile, je suis si nouveau dans le pays, que je peux
faire beaucoup de meprises ridicules. Je vous croyais mariee ou veuve.
--Il est vrai qu'a mon age je pourrais avoir enterre plusieurs maris, dit
Janille; car les occasions ne m'ont pas manque. Mais j'ai toujours eu de
l'aversion pour le mariage, parce que j'aime a faire a ma volonte. Quand je
dis _notre fille_, c'est par amitie pour une enfant que j'ai quasi vue
naitre, puisque je l'ai eue chez moi en sevrage, et monsieur le comte me
permet de traiter sa fille comme si elle m'appartenait, ce qui n'ote rien
au respect que je lui dois. Mais si vous aviez vu mademoiselle, vous auriez
remarque qu'elle ne me ressemble pas plus que vous, et qu'elle n'a que du
sang noble dans les veines. Jour de Dieu! si j'avais une pareille fille, ou
donc l'aurais-je prise? j'en serais si fiere, que je le dirais a tout le
monde, quand meme cela ferait mal parler de moi. He! he! vous riez!
monsieur Antoine? riez tant que vous voudrez: j'ai quinze ans de plus que
vous, et les mauvaises langues n'ont rien a dire sur mon compte.
--Comment donc, Janille! personne, que je sache, ne songe a cela, dit M. de
Chateaubrun en affectant un air de gaiete. Ce serait me faire beaucoup trop
d'honneur, et je ne suis pas assez fat pour m'en vanter. Quant a ma fille,
tu as bien le droit de l'appeler comme tu voudras: car tu as ete pour elle
plus qu'une mere s'il est possible!"
Et, en disant ces derniers mots d'un ton serieux et penetre, le chatelain
eut tout a coup dans les yeux et dans la voix comme un nuage et un accent
de tristesse profonde. Mais la duree d'un sentiment chagrin etait
incompatible avec son caractere, et il reprit aussitot sa serenite
habituelle.
"Allez appreter le dejeuner, jeune folle, dit-il avec enjouement a son
petit majordome femelle; moi j'ai encore deux arbres a tailler, et M. Emile
va venir me tenir compagnie."
Le jardin de Chateaubrun avait ete vaste et magnifique comme le reste;
mais, vendu en grande partie avec le parc qui avait ete converti en champ
de ble, il n'occupait plus que l'espace de quelques arpents. La partie la
plus voisine du chateau etait belle de desordre et de vegetation; l'herbe
et les arbres d'agrement, livres a leur croissance vagabonde, laissaient
apercevoir ca et la quelques marches d'escalier et quelques debris de murs,
qui avaient ete des kiosques et des labyrinthes au temps de Louis XV. La,
sans doute, des statues mythologiques, des vases, des jets d'eau, des
pavillons soi-disant rustiques, avaient rappele jadis en petit
l'ornementation coquette et manieree des maisons royales. Mais tout cela
n'etait plus que debris informes, couverts de pampre et de lierre, plus
beaux peut-etre pour les yeux d'un poete et d'un artiste qu'ils ne
l'avaient ete au temps de leur splendeur.
Sur un plan plus eleve et borde d'une haie d'epines, pour enfermer les deux
chevres qui paissaient en liberte dans l'ancien jardin, s'etendait le
verger, couvert d'arbres venerables, dont les branches noueuses et tortues,
echappant a la contrainte de la taille en quenouille et en espalier,
affectaient des formes bizarres et fantastiques. C'etait un entrecroisement
d'hydres et de dragons monstrueux qui se tordaient sous les pieds et sur la
tete, si bien qu'il etait difficile d'y penetrer sans se heurter contre
d'enormes racines ou sans laisser son chapeau dans les branches.
"Voila de vieux serviteurs, dit M. Antoine en frayant un passage a Emile
parmi ces ancetres du verger; ils ne produisent plus guere que tous les
cinq ou six ans; mais alors, quels fruits magnifiques et succulents sortent
de cette vieille seve lente et genereuse! Quand j'ai rachete _ma terre_,
tout le monde me conseillait d'abattre ces souches antiques; ma fille a
demande grace pour elles a cause de leur beaute, et bien m'en a pris de
suivre son conseil, car cela fait un bel ombrage, et pour peu que
quelques-unes produisent dans l'annee sur la quantite, nous nous trouvons
suffisamment approvisionnes de fruits. Voyez quel gros pommier! Il a du
voir naitre mon pere, et je gage bien qu'il verra naitre mes
petits-enfants. Ne serait-ce pas un meurtre d'abattre un tel patriarche?
Voila un coignassier qui ne rapporte qu'une douzaine de coings chaque
annee. C'est peu pour sa taille; mais les fruits sont gros comme ma tete et
jaunes comme de l'or pur: et quel parfum, Monsieur! Vous les verrez a
l'automne! Tenez, voila un cerisier qui n'est pas mal garni. Oui-da, les
vieux sont encore bons a quelque chose, que vous en semble? Il ne s'agit
que de savoir tailler les arbres comme il convient. Un horticulteur
systematique vous dirait qu'il faut arreter tout ce developpement des
branches, elaguer, rogner, afin de contraindre la seve a se convertir en
bourgeons. Mais quand on est vieux soi-meme, on a l'experience qui vous
conseille autrement. Quand l'arbre a fruit a vecu cinquante ans sacrifie au
rapport, il faut lui donner de la liberte, et le remettre pour quelques
annees aux soins de la nature. Alors il se fait pour lui une seconde
jeunesse: il pousse en rameaux et en feuillage; cela le repose. Et quand,
au lieu d'un squelette ramasse, il est redevenu par la cime un arbre
veritable, il vous remercie et vous recompense en fructifiant a souhait.
Par exemple, voici une grosse branche qui parait de trop, ajouta-t-il en
ouvrant sa serpette. Eh bien, elle sera respectee: une amputation aussi
considerable epuiserait l'arbre. Dans les vieux corps le sang ne se
renouvelle plus assez vite pour supporter les operations que peut subir la
jeunesse. Il en est de meme pour les vegetaux. Je vais seulement oter le
bois mort, gratter la mousse et rafraichir les extremites. Voyez, c'est
bien simple."
Le serieux naif avec lequel M. de Chateaubrun se plongeait tout entier dans
ces innocentes occupations touchait Emile, et lui offrait a chaque instant
un contraste avec ce qui se passait chez lui, a propos des memes choses.
Tandis qu'un jardinier largement retribue et deux aides, occupes du matin a
la nuit, ne suffisaient pas a rendre assez propre et assez brillant le
jardin de sa mere, tandis qu'elle se tourmentait pour un bouton de rose
avorte ou pour une greffe de contrebande, M. Antoine etait heureux de la
fiere sauvagerie de ses _eleves_, et rien ne lui paraissait plus fecond et
plus genereux que le voeu de la nature. Cet antique verger, avec son gazon
fin et doux, taille par la dent laborieuse de quelques patientes brebis
abandonnees la sans chien et sans berger, avec ses robustes caprices de
vegetation, et les molles ondulations de ses pentes, etait un lieu
splendide ou aucun souci de surveillance jalouse ne venait interrompre la
reverie.
"Maintenant que j'ai fini avec mes arbres, dit M. Antoine en remettant sa
veste qu'il avait accrochee a une branche, allons chercher ma fille pour
dejeuner. Vous n'avez pas encore vu ma fille, je crois? Mais elle vous
connait deja, car elle est initiee a tous les petits secrets de notre
pauvre Jean; et meme, il a tant d'affection pour elle, qu'il prend plus
souvent conseil d'elle que de moi. Marchez devant, _Monsieur_, dit-il a son
chien, allez dire a votre jeune maitresse que l'heure de se mettre a table
est venue. Ah! cela vous rend tout guilleret, vous! Votre appetit vous dit
l'heure aussi bien qu'une montre."
Le chien de M. Antoine repondait egalement au nom de _Monsieur_ qu'on lui
donnait quand on etait content de lui, et a celui de Sacripant, qui etait
son nom veritable, mais qui ne plaisait pas a mademoiselle de Chateaubrun,
et dont son maitre ne se servait plus guere avec lui qu'a la chasse, ou
pour le reprimander gravement, quand il lui arrivait, chose bien rare, de
commettre quelque inconvenance, comme de manger avec gloutonnerie, de
ronfler en dormant, ou d'aboyer lorsqu'au milieu de la nuit Jean arrivait
par-dessus les murs. Le fidele animal sembla comprendre le discours de son
maitre, car il se mit a rire, expression de gaiete tres marquee chez
quelques chiens, et qui donne a leur physionomie un caractere presque
humain d'intelligence et d'urbanite. Puis il courut en avant et disparut en
descendant la pente du cote de la riviere.
En le suivant, M. Antoine fit remarquer a Emile la beaute du site qui se
deployait sous leurs yeux. "Notre Creuse aussi s'est melee de deborder
l'autre jour, dit-il: mais tous les foins du rivage etaient rentres, et
cela grace au conseil de Jean, qui nous avait avertis de ne pas les laisser
trop murir. On le croit ici comme un oracle, et il est de fait qu'il a un
grand esprit d'observation et une memoire prodigieuse. A certains signes
que nul autre ne remarque, a la couleur de l'eau, a celle des nuages, et
surtout a l'influence de la lune dans la premiere quinzaine du printemps,
il peut predire a coup sur le temps qu'il faut esperer ou craindre tout le
long de l'annee. Ce serait un homme tres-precieux pour votre pere, s'il
voulait l'ecouter. Il est bon a tout, et si j'etais dans la position de M.
Cardonnet, rien ne me couterait pour essayer de m'en faire un ami: car
d'en faire un serviteur assidu et discipline, il n'y faut pas songer. C'est
la nature du sauvage, qui meurt quand il s'est soumis. Jean Jappeloup ne
fera jamais rien de bon que de son plein gre; mais qu'on s'empare de son
coeur, qui est le plus grand coeur que Dieu ait forme, et vous verrez
comme, dans les occasions importantes, cet homme-la s'eleve au-dessus de ce
qu'il parait! Que la derive, l'incendie, un sinistre imprevu vienne frapper
l'etablissement de M. Cardonnet, et alors il nous dira si la tete et le
bras de Jean Jappeloup peuvent etre trop payes et trop proteges!"
Emile n'ecouta pas la fin de cet eloge avec l'interet qu'il y aurait donne
en toute autre circonstance, car ses oreilles et sa pensee venaient de
prendre une autre direction: une voix fraiche chantait ou plutot murmurait
a quelque distance un de ces petits airs charmants de melancolie et de
naivete qui sont propres au pays. Et la fille du chatelain, cet enfant du
celibat, dont le nom maternel etait reste un probleme pour tout le
voisinage, parut au detour d'un massif d'eglantiers, belle comme la plus
belle fleur inculte de ces gracieuses solitudes.
Blanche et blonde, agee de dix-huit ou dix-neuf ans, Gilberte de
Chateaubrun avait, dans la physionomie comme dans le caractere, un melange
de raison au-dessus de son age et de gaiete enfantine, que peu de jeunes
filles eussent conserve dans une position comme la sienne; car il lui etait
impossible d'ignorer sa pauvrete, et l'avenir d'isolement et de privations
qui lui etait reserve dans ce siecle de calculs et d'egoisme. Elle ne
paraissait pourtant pas s'en affecter plus que son pere, auquel elle
ressemblait trait pour trait au moral comme au physique, et la plus
touchante serenite regnait dans son regard ferme et bienveillant. Elle
rougit beaucoup en apercevant Emile, mais ce fut plutot l'effet de la
surprise que du trouble; car elle s'avanca et le salua sans gaucherie,
sans cet air contraint et sournoisement pudique qu'on a trop vante chez les
jeunes filles, faute de savoir ce qu'il signifie. Il ne vint pas a la
pensee de Gilberte que le jeune hote de son pere allait la devorer du
regard, et qu'elle dut prendre un air digne pour mettre un frein a l'audace
de ses secrets desirs. Elle le regarda elle-meme, au contraire, pour voir
si sa figure lui etait sympathique autant qu'a son pere, et avec une
perspicacite tres-prompte, elle remarqua qu'il etait tres beau sans en etre
vain le moins du monde, qu'il suivait les modes avec moderation, qu'il
n'etait ni guinde, ni arrogant, ni pretentieux; enfin que sa physionomie
expressive etait pleine de candeur, de courage et de sensibilite.
Satisfaite de cet examen, elle se sentit tout a coup aussi a l'aise que si
un etranger ne s'etait pas trouve entre elle et son pere.
"C'est vrai, dit-elle en achevant la phrase d'introduction de M. de
Chateaubrun, mon pere vous en a voulu, Monsieur, de vous etre enfui l'autre
jour sans avoir voulu dejeuner. Mais moi, j'ai bien compris que vous etiez
impatient de revoir madame votre mere, surtout au milieu de cette
inondation ou chacun pouvait avoir peur pour les siens. Heureusement madame
Cardonnet n'a pas ete trop effrayee, a ce qu'on nous a dit, et vous n'avez
perdu aucun de vos ouvriers?
--Grace a Dieu, personne chez nous, ni dans le village, n'a peri, repondit
Emile.
--Mais il y a eu beaucoup de dommage chez vous?
--C'est le point le moins interessant, Mademoiselle; les pauvres gens ont
bien plus souffert a proportion. Heureusement mon pere a le pouvoir et la
volonte de reparer beaucoup de malheurs.
--On dit surtout ... on dit _aussi_, reprit la jeune fille en rougissant un
peu du mot qui lui etait echappe malgre elle, que madame votre mere est
extremement bonne et charitable. Je parlais d'elle precisement tout a
l'heure avec le petit Sylvain, qu'elle a comble.
--Ma mere est parfaite; dit Emile; mais, en cette occasion, il etait bien
simple qu'elle temoignat de l'amitie a ce pauvre enfant, sans lequel
j'aurais peut-etre peri par imprudence. Je suis impatient de le voir pour
le remercier.
--Le voila, reprit mademoiselle de Chateaubrun en montrant Charasson qui
venait derriere elle, portant un panier et un petit pot de resine. Nous
avons fait plus de cinquante ecussons de greffe, et il y a meme la des
echantillons que Sylvain a ramasses dans le haut de votre jardin. C'etait
le rebut que le jardinier avait jete apres la taille de ses rosiers, et
cela nous donnera encore de belles fleurs, si nos greffes ne sont pas trop
mal faites; vous y regarderez, n'est-ce pas, mon pere? car je n'ai pas
encore beaucoup de science.
--Bah! tu greffes mieux que moi, avec tes petites mains, dit M. Antoine en
portant a ses levres les jolis doigts de sa fille. C'est un ouvrage de
femme qui demande plus d'adresse que nous n'en pouvons avoir. Mais tu
devrais mettre tes gants, ma petite! Ces vilaines epines ne te respecteront
pas.
--Et qu'est-ce que cela fait, mon pere? dit la jeune fille en souriant. Je
ne suis pas une princesse, moi, et j'en suis bien aise. J'en suis plus
libre et plus heureuse."
Emile ne perdit pas un mot de cette derniere reflexion, quoiqu'elle l'eut
faite a demi-voix pour son pere; et que, de son cote, il eut fait quelques
pas au-devant du petit Sylvain pour lui dire bonjour avec amitie.
"Oh! moi, ca va tres bien, repondit le page de Chateaubrun; je n'avais
qu'une crainte, c'est que la jument ne _s'enrhumit_, apres avoir ete si
bien baignee. Mais, par bonheur, elle ne s'en porte que mieux, et moi j'ai
ete bien content d'entrer dans votre joli chateau, de voir vos belles
chambres, les domestiques a votre papa, qui ont des gilets rouges et de
l'or a leurs chapeaux!
--Ah! voila surtout ce qui lui a tourne la tete, dit Gilberte en riant de
tout son coeur, et en decouvrant deux rangs de petites dents blanches et
serrees comme un collier de perles. M. Sylvain, tel que vous le voyez, est
rempli d'ambition: il meprise profondement sa blouse neuve et son chapeau
gris depuis qu'il a vu des laquais galonnes. S'il voit jamais un chasseur
avec un plumet de coq et des epaulettes, il en deviendra fou.
--Pauvre enfant! dit Emile, s'il savait combien son sort est plus libre,
plus honorable et plus heureux que celui des laquais barioles des grandes
villes!
--Il ne se doute pas que la livree soit avilissante, reprit la jeune fille,
et il ignore qu'il est le plus heureux serviteur qui ait jamais existe.
--Je ne me plains pas, repondit Sylvain; tout le monde est bon pour moi,
ici, meme mademoiselle Janille, quoiqu'elle soit un peu _regardante_, et je
ne voudrais pas quitter le pays, puisque j'ai mon pere et ma mere a Cuzion,
tout aupres de la maison! Mais un petit bout de toilette, ca vous refait un
homme!
--Tu voudrais donc etre mieux mis que ton maitre? dit mademoiselle de
Chateaubrun. Regarde mon pere, comme il est simple. Il serait bien
malheureux s'il lui fallait mettre tous les jours un habit noir et des
gants blancs.
--Il est vrai que j'aurais de la peine a en reprendre l'habitude, dit M.
Antoine. Mais entendez-vous Janille, mes enfants? la voila qui s'egosille
apres nous pour que nous allions dejeuner."
_Mes enfants_ etait une locution generale que, dans son humeur
bienveillante, M. Antoine adressait souvent, soit a Janille et a Sylvain
lorsqu'ils etaient ensemble, soit aux paysans de son endroit. Gilberte
rencontra donc avec etonnement le regard rapide et involontaire que le
jeune Cardonnet jeta sur elle. Il avait tressailli, et un sentiment confus
de sympathie, de crainte et de plaisir avait fait battre son coeur en
s'entendant confondre avec la belle Gilberte dans cette paternelle
appellation du chatelain.
IX.
M. ANTOINE.
Cette fois le dejeuner fut un peu plus confortable que de coutume a
Chateaubrun. Janille avait eu le temps de faire quelques preparatifs. Elle
s'etait procure du laitage, du miel, des oeufs, et elle avait bravement
sacrifie deux poulets qui chantaient encore lorsque Emile avait paru sur le
sentier, mais qui, mis tout chauds sur le gril, furent assez tendres.
Le jeune homme avait gagne de l'appetit dans le verger, et il trouva ce
repas excellent. Les eloges qu'il y donna flatterent beaucoup Janille, qui
s'assit comme de coutume en face de son maitre et fit les honneurs de la
table avec une certaine distinction.
Elle fut surtout fort touchee de l'approbation que son hote donna a des
confitures de mures sauvages confectionnees par elle.
"Petite mere, lui dit Gilberte, il faudra envoyer un echantillon de ton
savoir-faire et ta recette a madame Cardonnet, pour qu'elle nous accorde en
echange du plant de fraises ananas.
--Ca ne vaut pas le diable, vos grosses fraises de jardin, repondit
Janille; ca ne sent que l'eau. J'aime bien mieux nos petites fraises de
montagne, si rouges et si parfumees. Cela ne m'empechera pas de donner a
M. Emile un grand pot de mes confitures pour _sa maman_, si elle veut bien
les accepter.
--Ma mere ne voudrait pas vous en priver, ma chere demoiselle Janille,
repondit Emile, touche surtout de la naive generosite de Gilberte, et
comparant dans son coeur les bonnes intentions candides de cette pauvre
famille avec les dedains de la sienne.
--Oh! reprit Gilberte en souriant, cela ne nous privera pas. Nous avons et
nous pouvons recommencer une ample provision de ces fruits. Ils ne sont pas
rares chez nous, et si nous n'y prenions garde, les ronces qui les
produisent perceraient nos murs et pousseraient jusque dans nos chambres.
--Et a qui la faute, dit Janille, si les ronces nous envahissent? N'ai-je
pas voulu les couper toutes? Certainement j'en serais venue a bout sans
l'aide de personne, si on m'eut laissee faire.
--Mais moi, j'ai protege ces pauvres ronces contre toi, chere petite mere!
Elles forment de si belles guirlandes autour de nos ruines, que ce serait
grand dommage de les detruire.
--Je conviens que cela fait un joli effet, reprit Janille, et qu'a dix
lieues a la ronde on ne trouverait pas d'aussi belles ronces, et produisant
des fruits aussi gros!
--Vous l'entendez, monsieur Emile! dit a son tour M. Antoine. Voila Janille
tout entiere. Il n'y a rien de beau, de bon, d'utile et de salutaire qui ne
se trouve a Chateaubrun. C'est une grace d'etat.
--Pardine, Monsieur, plaignez-vous, dit Janille; oui, Je vous le conseille,
plaignez-vous de quelque chose!
--Je ne me plains de rien, repondit le bon gentilhomme: a Dieu ne plaise!
entre ma fille et toi, que pourrais-je desirer pour mon bonheur?
--Oh! oui; vous dites comme cela quand on vous ecoute, mais si on a le dos
tourne, et qu'une petite mouche vous pique, vous prenez des airs de
resignation tout a fait deplaces dans votre position.
--Ma position est ce que Dieu l'a faite! repondit M. Antoine avec une
douceur un peu melancolique. Si ma fille l'accepte sans regret, ce n'est ni
toi, ni moi, qui accuserons la Providence.
--Moi! s'ecria Gilberte; quel regret pourrais-je donc avoir? Dites-le-moi,
cher pere; car, pour moi, je chercherais en vain ce qui me manque et ce que
je puis desirer de mieux sur la terre.
--Et moi je suis de l'avis de mademoiselle, dit Emile, attendri de
l'expression sincere et noblement affectueuse de ce beau visage. Je suis
certain qu'elle est heureuse, parce que ...
--Parce que?... Dites, monsieur Cardonnet! reprit Gilberte avec enjouement,
vous alliez dire pourquoi, et vous vous etes arrete?
--Je serais au desespoir d'avoir l'air de vouloir dire une fadeur, repondit
Emile en rougissant presque autant que la jeune fille; mais je pensais que
quand on avait ces trois richesses, la beaute, la jeunesse et la bonte, on
devait etre heureux, parce qu'on pouvait etre sur d'etre aime.
--Je suis donc encore plus heureuse que vous ne pensez, repondit Gilberte
en mettant une de ses mains dans celle de son pere et l'autre dans celle de
Janille; car je suis aimee sans qu'il soit question de tout cela. Si je
suis belle et bonne, je n'en sais rien; mais je suis sure que, laide et
maussade, mon pere et ma mere m'aimeraient encore quand meme. Mon bonheur
vient donc de leur bonte, de leur tendresse, et non de mon merite.
--On vous permettra pourtant de croire, dit M. Antoine a Emile, tout en
pressant sa fille sur son coeur, qu'il y a un peu de l'un et un peu de
l'autre.
--Ah! monsieur Antoine! qu'avez-vous fait la? s'ecria Janille; voila encore
une de vos distractions!... Vous avez fait une tache avec votre oeuf sur la
marche de Gilberte.
--Ce n'est rien, dit M. Antoine; je vais la laver moi-meme.
--Non pas! non pas! ce serait pire; vous repandriez sur elle toute la
carafe, et vous noieriez ma fille. Viens ici, mon enfant, que j'enleve
cette tache. J'ai horreur des taches, moi! Ne serait-ce pas dommage de
gater cette jolie robe toute neuve?"
Emile regarda pour la premiere fois la toilette de Gilberte. Il n'avait
encore fait attention qu'a sa taille elegante et a la beaute de sa
personne. Elle etait vetue d'un coutil gris tres-frais, mais assez
grossier, avec un petit fichu blanc comme neige, rabattu autour du cou.
Gilberte remarqua cette investigation, et, loin d'en etre humiliee, elle
mit un peu d'orgueil a dire que sa robe lui plaisait, qu'elle etait de
bonne qualite, qu'elle pouvait braver les epines et les ronces, et que,
Janille l'ayant choisie elle-meme, aucune etoffe ne pouvait lui etre plus
agreable a porter.
"Cette robe est charmante, en effet, dit Emile; ma mere en a une toute
pareille."
Ce n'etait pas vrai; Emile, quoique sincere, fit ce petit mensonge sans
s'en apercevoir. Gilberte n'en fut pas dupe, mais elle lui sut gre d'une
intention delicate.
Quant a Janille, elle fut visiblement flattee d'avoir eu bon gout, car elle
tenait presque autant a ce merite qu'a la beaute de Gilberte.
"Ma fille n'est pas coquette, dit-elle, mais moi, je le suis pour elle. Et
que diriez-vous, monsieur Antoine, si votre fille n'etait pas gentille et
proprette comme cela convient a son rang dans le monde?
--Nous n'avons rien a demeler avec le monde, ma chere Janille, repondit M.
Antoine, et je ne m'en plains pas. Ne te fais donc pas d'illusions
inutiles.
--Vous avez l'air chagrin en disant cela, monsieur Antoine? Moi, je vous
dis que le rang ne se perd pas; mais voila comme vous etes: vous jetez
toujours le manche apres la cognee!
--Je ne jette rien du tout, reprit le chatelain; j'accepte tout, au
contraire.
--Ah! vous acceptez! dit Janille qui avait toujours besoin de chercher
querelle a quelqu'un, pour entretenir l'activite de sa langue et de sa
pantomime animee. Vous etes bien bon, ma foi, d'accepter un sort comme le
votre! Ne dirait-on pas, a vous entendre, qu'il vous faut beaucoup de
raison et de philosophie pour en venir la? Allons, vous n'etes qu'un
ingrat.
--A qui en as-tu, mauvaise tete? reprit M. Antoine. Je te repete que tout
est bien et que je suis console de tout.
--Console! voyez un peu; console de quoi, s'il vous plait? N'avez-vous pas
toujours ete le plus heureux des hommes?
--Non, pas toujours! Ma vie a ete melee d'amertume comme celle de tous les
hommes; mais pourquoi aurais-je ete mieux traite que tant d'autres qui me
valaient bien?
--Non, les autres ne vous valaient pas, je soutiens cela, moi, comme je
soutiens aussi que vous avez ete en tout temps mieux traite que personne.
Oui, Monsieur, je vous prouverai, quand vous voudrez, que vous etes ne
coiffe.
--Ah! tu me ferais plaisir si tu pouvais le prouver en effet, reprit M.
Antoine en souriant.
--Eh bien, je vous prends au mot, et je commence. M. Cardonnet sera juge
et temoin.
--Laissons-la dire, monsieur Emile, reprit M. Antoine. Nous sommes au
dessert, et rien ne pourrait empecher Janille de babiller a ce moment-la.
Elle va dire mille folies, je vous en previens! Mais elle a de l'entrain et
de l'esprit. On ne s'ennuie pas a l'ecouter,
--D'abord, dit Janille en se rengorgeant, jalouse qu'elle etait de
justifier cet eloge, Monsieur nait comte de Chateaubrun, ce qui n'est pas
un vilain nom ni un mince honneur!
--Cet honneur-la ne signifie pas grand'chose aujourd'hui, dit M. de
Chateaubrun; et quant au nom que m'ont transmis mes ancetres, n'ayant pu
rien faire pour en augmenter l'eclat, je n'ai pas grand merite a le porter.
--Laissez, Monsieur, laissez, repartit Janille. Je sais ou vous voulez en
venir, et j'y viendrai de moi-meme. Laissez-moi dire! Monsieur vient au
monde ici (dans le plus beau pays du monde), et il est nourri par la plus
belle et la plus fraiche villageoise des environs, mon ancienne amie, a
moi, quoique je fusse plus jeune qu'elle de quelques annees, la mere de ce
brave Jean Jappeloup; celui-la est toujours reste devoue a monsieur comme
le pied l'est a la jambe. Il a des peines, maintenant, mais des peines qui
vont sans doute finir!...
--Grace a vous! dit Gilberte en regardant Emile; et, dans ce regard ingenu
et bienveillant, elle le paya du compliment qu'il avait fait a sa beaute et
a sa robe.
--Si tu t'embarques dans tes parentheses accoutumees, dit M. Antoine a
Janille, nous n'en finirons jamais.
--Si fait, Monsieur, reprit Janille. Je vais me resumer, comme dit M. le
cure de Cuzion au commencement de tous ses sermons. Monsieur fut doue d'une
excellente constitution, et, par-dessus le marche, il etait le plus bel
enfant qu'on ait jamais vu. A preuve que lorsqu'il fut devenu un des plus
beaux cavaliers de la province, les dames de toute condition s'en
apercurent tres-bien.
--Passons, passons, Janille, interrompit le chatelain avec un melange de
tristesse dans sa gaiete; il n'y a pas grand'chose a dire la-dessus.
--Soyez tranquille, reprit la petite femme, je ne dirai rien qui ne soit
tres-bon a dire. Monsieur fut eleve a la campagne dans ce vieux chateau,
qui etait grand et riche alors ... et qui est encore tres-habitable
aujourd'hui! Jouant avec les marmots de son age et avec son frere de lait
le petit Jean Jappeloup, cela lui fit une sante excellente. Voyons,
plaignez-vous de votre sante, Monsieur, et dites-nous si vous connaissez un
homme de cinquante ans plus alerte et mieux conserve que vous?
--C'est fort bien; mais tu ne dis pas qu'etant ne dans un temps de trouble
et de revolution, mon education premiere fut fort negligee.
--Pardine, Monsieur, voudriez-vous pas etre ne vingt ans plus tot, et avoir
aujourd'hui soixante-dix ans? Voila une drole d'idee! Vous etes ne fort a
point, puisque vous avez encore, Dieu merci, longtemps a vivre. Quant a
l'education, rien n'y manqua: vous futes mis au college a Bourges, et
monsieur y travailla fort bien.
--Fort mal, au contraire. Je n'avais pas ete habitue au travail de
l'esprit; je m'endormais durant les lecons. Je n'avais pas la memoire
exercee; j'eus plus de peine a apprendre les elements des choses qu'un
autre a completer de bonnes etudes.
--Eh bien donc, vous eutes plus de merite qu'un autre, puisque vous eutes
plus de souci. Et d'ailleurs vous en saviez bien assez pour etre un
gentilhomme. Vous n'etiez pas destine a etre cure ou maitre d'ecole.
Aviez-vous besoin de tant de grec et de latin? Quand vous veniez ici en
vacances, vous etiez un jeune homme accompli; nul n'etait plus adroit que
vous aux exercices du corps: vous faisiez sauter votre balle jusque
par-dessus la grande tour, et lorsque vous appeliez vos chiens, vous aviez
la voix si forte qu'on vous entendait de Cuzion.
--Tout cela ne constitue pas de fort bonnes etudes, dit M. Antoine, riant
de ce panegyrique.
--Quand vous futes en age de quitter les ecoles, c'etait le temps de la
guerre avec les Autrichiens, les Prussiens et les Russiens. Vous vous
battites fort bien, a preuve que vous recutes plusieurs blessures.
--Peu graves, dit M. Antoine.
--Dieu merci! reprit Janille. Voudriez-vous pas etre ecloppe et marcher sur
des bequilles? Vous avez cueilli le laurier, et vous etes revenu couvert de
gloire, sans trop de contusions.
--Non, non, Janille, fort peu de gloire, je t'assure. Je fis de mon mieux;
mais quoi que tu en dises, j'etais ne quelques annees trop tard; mes
parents avaient trop longtemps combattu mon desir de servir mon pays sous
l'usurpateur, comme ils l'appelaient. J'etais a peine lance dans la
carriere, qu'il me fallut revenir au logis, _trainant l'aile et tirant le
pied_, tout consterne et desespere du desastre de Waterloo.
--Monsieur, je conviens que la chute de l'Empereur ne vous fut pas
avantageuse, et que vous eutes la bonte de vous en chagriner, bien que cet
homme-la ne se fut pas fort bien conduit avec vous. Avec le nom que vous
portiez, il aurait du vous faire general tout de suite, au lieu qu'il ne
fit aucune attention a votre personne.
--Je presume, dit M. de Chateaubrun en riant, qu'il etait distrait de ce
devoir par des affaires plus serieuses et plus necessaires. Enfin, tu
conviens, Janille, que ma carriere militaire fut brisee, et que, grace a ma
belle education, je n'etais pas tres-propre a m'en creer une autre?
--Vous auriez fort bien pu servir les Bourbons, mais vous ne le voulutes
point.
--J'avais les idees de mon temps. Peut-etre les aurais-je encore, si
c'etait a refaire.
--Eh bien, Monsieur, qui pourrait vous en blamer? Ce fut tres-honorable, a
ce qu'on disait alors dans le pays, et vos parents ont ete les seuls a vous
condamner.
--Mes parents furent orgueilleux et durs dans leurs opinions legitimistes.
Tu ne saurais nier qu'ils m'abandonnerent au desastre qui me menacait, et
qu'ils se soucierent fort peu de la perte de ma fortune.
--Vous futes encore plus fier qu'eux, vous ne voulutes jamais les implorer.
--Non, insouciance ou dignite, je ne leur demandai aucun appui.
--Et vous perdites votre fortune dans un grand proces contre la succession
de votre pere, on sait cela. Mais si vous l'avez perdu ce proces, c'est que
vous l'avez bien voulu.
--Et c'est ce que mon pere a fait de plus noble et de plus honorable dans
sa vie, reprit Gilberte avec feu.
--Mes enfants, reprit M. Antoine, il ne faut pas dire que j'ai perdu ce
proces, je ne l'ai pas laisse juger.
--Sans doute, sans doute, dit Janille; car s'il eut ete juge, vous
l'eussiez gagne. Il n'y avait qu'une voix la-dessus.
--Mais mon pere, reconnaissant que le fait n'est pas le droit, dit Gilberte
en s'adressant a Emile avec vivacite, ne voulut pas tirer avantage de sa
position. Il faut que vous sachiez cette histoire, monsieur Cardonnet, car
ce n'est pas mon pere qui songerait a vous la raconter, et vous etes assez
nouveau dans le pays pour ne pas l'avoir apprise encore. Mon grand-pere
avait contracte des dettes d'honneur pendant la minorite de mon pere; il
etait mort sans que les circonstances lui permissent ou lui fissent un
devoir pressant de s'acquitter. Les titres des creanciers n'avaient pas de
valeur suffisante devant la loi; mais mon pere, en se mettant au courant de
ses affaires, en trouva un dans les papiers de mon aieul. Il eut pu
l'aneantir, personne n'en connaissait l'existence. Il le produisit, au
contraire, et vendit tous les biens de la famille pour payer une dette
sacree. Mon, pere m'a elevee dans les principes qui ne me permettent pas de
penser qu'il ait fait autre chose que son devoir; mais beaucoup de gens
riches en ont juge autrement. Quelques-uns l'ont traite de niais et de tete
folle. Je suis bien aise que, quand vous entendrez dire a certains parvenus
que M. Antoine de Chateaubrun s'est ruine par sa faute, ce qui, a leurs
yeux, est peut-etre le plus grand deshonneur possible, vous sachiez a quoi
vous en tenir sur le desordre et la mauvaise tete de mon pere.
--Ah! Mademoiselle, s'ecria Emile domine par son emotion, que vous etes
heureuse d'etre sa fille, et combien je vous envie cette noble pauvrete!
--Ne faites pas de moi un heros, mon cher enfant, dit M. Antoine en
pressant la main d'Emile. Il y a toujours quelque chose de vrai au fond des
jugements portes par les hommes, meme quand ils sont rigoureux et injustes
en grande partie. Il est bien certain que j'ai toujours ete un peu
prodigue, que je n'entends rien a l'economie domestique, aux affaires, et
que j'eus moins de merite qu'un autre a sacrifier ma fortune, puisque j'y
eus moins de regrets."
Cette modeste apologie penetra Emile d'une si vive affection pour M.
Antoine, qu'il se pencha sur la main qui tenait la sienne, et qu'il y porta
ses levres avec un sentiment de veneration ou Gilberte entrait bien pour
quelque chose. Gilberte fut plus emue qu'elle ne s'y attendait de cette
soudaine effusion du jeune homme. Elle sentit une larme au bord de sa
paupiere, baissa les yeux pour la cacher, essaya de prendre un maintien
grave, et, tout a coup emportee par un irresistible mouvement de coeur,
elle faillit tendre aussi la main a son hote; mais elle ne ceda point a cet
elan et elle y donna naivement le change en se levant pour prendre
l'assiette d'Emile et lui en presenter une autre, avec toute la grace et la
simplicite d'une fille de patriarche offrant la cruche aux levres du
voyageur.
Emile fut d'abord surpris de cet acte d'humble sympathie, si peu conforme
aux convenances du monde ou il avait vecu. Puis il le comprit, et son sein
fut tellement agite, qu'il ne put remercier la chatelaine de Chateaubrun,
sa gracieuse servante.
"D'apres tout cela, reprit M. Antoine, qui ne vit rien que de tres-simple
dans l'action de sa fille, il faudra bien que Janille convienne qu'il y a
un peu de malheur dans ma vie; car il y avait quelque temps que ce proces
durait quand je decouvris, au fond d'un vieux meuble abandonne, la
declaration que mon pere avait laissee de sa dette. Jusque-la, je n'avais
pas cru a la bonne foi des creanciers. Le malheur qu'ils avaient eu de
perdre leurs titres etait invraisemblable, je dormais donc sur les deux
oreilles. Ma Gilberte etait nee, et je ne me doutais guere qu'elle etait
reservee a partager avec moi un sort tout a fait precaire. L'existence de
cette chere enfant me rendit le coup un peu plus sensible qu'il ne l'eut
ete a mon imprevoyance naturelle. Me voyant denue de toutes ressources, je
me resolus a travailler pour vivre, et c'est la que j'eus d'abord quelques
moments assez rudes.
--Oui, Monsieur, c'est vrai, dit Janille, mais vous vintes a bout de vous
astreindre au travail, et vous eutes bientot repris votre bonne humeur et
votre franche gaiete, avouez-le!
--Grace a toi, brave Janille, car toi, tu ne m'abandonnas point. Nous
allames habiter Gargilesse, avec Jean Jappeloup, et le digne homme me
trouva de l'ouvrage.
--Quoi, dit Emile, vous avez ete ouvrier, monsieur le comte?
--Certainement, mon jeune ami. J'ai ete apprenti charpentier, garcon
charpentier, aide-charpentier au bout de quelques annees, et il n'y a pas
plus de deux ans que vous m'eussiez vu une blouse au dos, une hache sur
l'epaule, allant en journee avec Jappeloup."
--C'est donc pour cela, dit Emile tout trouble, que ... il s'arreta,
n'osant achever.
--C'est pour cela, oui, je vous comprends, repliqua monsieur Antoine, que
vous avez entendu dire: "Le vieux Antoine s'est deconsidere grandement
pendant sa misere; il a vecu avec les ouvriers, on l'a vu rire et boire
avec eux dans les cabarets." Eh bien, cela merite un peu d'explications et
je ne me ferai pas plus tort et plus pur que je ne suis. Dans les idees des
nobles et des gros bourgeois de la province, j'aurais mieux fait sans doute
de demeurer triste et grave, fierement accable sous ma disgrace,
travaillant en silence, soupirant a la derobee, rougissant de toucher un
salaire, moi qui avais eu des salaries sous mes ordres, et ne me melant
point le dimanche a la gaiete des ouvriers qui me permettaient de joindre
mon travail au leur durant la semaine. Eh bien, j'ignore si c'eut ete mieux
ainsi, mais je confesse que cela n'etait pas du tout dans mon caractere. Je
suis fait de telle sorte, qu'il m'est impossible de m'affecter et de
m'effrayer longtemps de quoi que ce soit. J'avais ete eleve avec Jappeloup
et avec d'autres petits paysans de mon age. J'avais traite de pair a
compagnon avec eux dans les jeux de notre enfance. Je n'avais jamais fait,
depuis, le maitre ni le seigneur avec eux. Ils me recurent a bras ouverts
dans ma detresse, et m'offrirent leurs maisons, leur pain, leurs conseils,
leurs outils et leurs pratiques. Comment ne les aurais-je pas aimes?
Comment leur societe eut-elle pu me paraitre indigne de moi? Comment
n'aurais-je pas partage avec eux, le dimanche, le salaire de la semaine?
Bah! loin de la, j'y trouvai tout a coup le plaisir et la joie comme une
recompense de mon travail. Leurs chants, leurs reunions sous la treille ou
se balancait la branche de houx du cabaret, leur honnete familiarite avec
moi, et l'amitie indissoluble de ce cher Jean, mon frere de lait, mon
maitre en charpenterie, mon consolateur, me firent une nouvelle vie que je
ne pus pas m'empecher de trouver fort douce, surtout quand j'eus reussi a
etre assez habile dans la partie pour ne point rester a leur charge.
--Il est certain que vous etiez laborieux, dit Janille, et que, bientot,
vous futes tres-utile au pauvre Jean. Ah! je me souviens de ses coleres
avec vous dans les commencements, car il n'a jamais ete patient, le cher
homme, et vous, vous etiez si maladroit! Vrai, monsieur Emile, vous auriez
ri d'entendre Jean jurer et crier apres monsieur le comte, comme apres un
petit apprenti. Et puis, apres cela, on se reconciliait et on s'embrassait,
que ca donnait envie de pleurer. Mais puisque au lieu de nous quereller
entre nous, comme j'en avais l'intention tout a l'heure, voila que nous
nous sommes mis a vous raconter tout bonnement notre histoire, je vas, moi,
vous dire le reste; car si on laisse faire M. Antoine, il ne me laissera
pas placer une parole.
--Parle, Janille, parle! s'ecria M. Antoine; je te demande pardon de t'en
avoir privee si longtemps!"
X
UNE BONNE ACTION.
"A en croire M. Antoine, dit Janille, nous aurions ete absolument prives de
ressources; mais, s'il en fut ainsi, cela ne dura pas trop longtemps, Au
bout de quelques annees, quand la terre de Chateaubrun eut ete vendue en
detail, les dettes soldees, et toute cette debacle bien liquidee, on
s'apercut qu'il restait encore a monsieur un petit capital, qui, bien
place, pouvait lui assurer douze cents francs de rente. He! he! cela
n'etait point a dedaigner. Mais, avec la bonte et la generosite de
monsieur, cela eut pu aller un peu vite; c'est alors que ma mie Janille,
qui vous parle, reconnut qu'il fallait prendre les renes du gouvernement.
Ce fut elle qui se chargea du placement des fonds, et elle ne s'en acquitta
pas trop mal. Puis, que dit-elle a monsieur? Vous souvenez-vous, Monsieur,
de ce que je vous dis a cette epoque-la?
--Je m'en souviens fort bien, Janille, car tu me parlas sagement. Redis-le
toi-meme.
--Je vous dis: "He! he! monsieur Antoine, voila de quoi vivre en vous
croisant les bras. Mais cela vous ennuierait, vous avez pris gout au
travail, vous etes encore jeune et bien portant: donc, vous pouvez
travailler encore quelques annees. Vous avez une fille, un vrai tresor, qui
annonce autant d'esprit que de beaute; il faut songer a lui faire donner de
l'education. Nous allons la conduire a Paris, la mettre en pension, et
pendant quelques annees vous serez encore charpentier." M. Antoine ne
demandait pas mieux; oh! pour cela il faut lui rendre justice, il ne
plaignait point sa peine; mais il avait pris avec ces bons paysans des
idees un peu trop rustiques a mon gre. Il disait que puisqu'il etait
destine a vivre en ouvrier de campagne, il serait plus sage d'elever sa
fille en vue de sa condition, d'en faire une brave villageoise, de lui
apprendre a lire, a coudre, a filer, a tenir un menage; mais du diantre si
j'entendis de cette oreille-la! Pouvais-je souffrir que mademoiselle de
Chateaubrun derogeat a son rang et ne fut pas elevee comme une noble
demoiselle qu'elle est? Monsieur ceda, et notre Gilberte fut elevee a
Paris, sans que rien fut epargne pour lui donner de l'esprit et des
talents; aussi elle en a profite comme un petit ange, et quand elle eut
environ dix-sept ans, je dis de rechef a monsieur:
"--He! he! monsieur Antoine; voulez-vous venir faire avec moi un petit tour
de promenade du cote de Chateaubrun?" Monsieur se laissa conduire: mais
quand nous fumes au milieu des ruines, monsieur fut pris de tristesse.