George Sand

Le pГ©chГ© de Monsieur Antoine, Tome 1
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"--Pourquoi m'as-tu amene ici, Janille? fit-il avec un gros soupir. Je
savais bien qu'on avait detruit mon pauvre vieux nid de famille; j'avais vu
cela de loin, mais je n'avais jamais voulu entrer dans l'interieur et
regarder de pres ces degats. Je ne tenais pas a ce chateau par orgueil,
mais je l'aimais pour y avoir passe mes jeunes annees, pour y avoir ete
heureux, pour y avoir vu mourir mes parents. Si quelqu'un l'eut achete pour
l'habiter, si je le voyais debout et en bon entretien, je serais a demi
console, car on aime les choses comme on doit aimer les personnes, un peu
plus pour elles-memes que pour soi. Quel plaisir peux-tu trouver a me
montrer ce que la bande noire a fait de la maison de mes peres?

"--Monsieur, repondis-je, il fallait pourtant bien venir constater le
dommage, pour savoir combien nous avons a depenser, et comment nous allons
nous y prendre pour le reparer. Figurez-vous que, par une mauvaise nuit,
l'orage a detruit votre domaine; avec le caractere que je vous connais, au
lieu de vous lamenter, vous vous mettriez de suite a l'oeuvre pour le
relever.

"--Mais ta comparaison ne rime a rien, fit M. Antoine. Je n'ai pas de quoi
reparer ce chateau, et quand je l'aurais, je n'en serais pas plus avance,
puisque cette carcasse meme ne m'appartient plus.

"--Un petit moment, fis-je, combien vous en a-t-on demande lorsque vous
avez offert de racheter seulement la maison et le petit lot de terre qui y
reste annexe, le verger, le jardin, la colline et le petit pre au bord de
l'eau?--Je ne demandais pas cela serieusement, Janille, mais seulement pour
voir a quel bas prix etait tombee une si riche demeure. On me fit dix mille
francs ce qui en restait, et je me retirai, sachant que dix mille francs et
moi ne passerions jamais par la meme porte.

"--Eh bien, Monsieur, repris-je, il ne s'agit plus de dix mille francs,
mais de quatre mille seulement a l'heure qu'il est. On pensait que vous ne
pourriez pas y tenir, et que vous depenseriez le capital qui vous reste a
vous reintegrer dans les debris de votre seigneurie. Voila pourquoi on
portait a dix mille francs un bien qui n'en vaut pas la moitie et qui ne
peut convenir qu'a vous seul; mais depuis qu'on vous y a vu renoncer, on a
ete plus modeste. J'ai fait agir en dessous main, a votre insu et sous un
nom etranger. Dites-moi oui, et demain vous serez seigneur de Chateaubrun.

"--Et a quoi cela me servirait-il, ma bonne Janille? dit monsieur: que
ferais-je de ce tas de pierres et de ces trois ou quatre pans de mur sans
portes ni fenetres?

"Je fis alors observer a monsieur que le pavillon carre etait encore fort
sain, que les voutes etaient bien conservees, l'interieur des chambres
parfaitement sec, et qu'il ne s'agissait que de le couvrir en tuiles, d'en
refaire la menuiserie et de le meubler simplement, depense qu'on pouvait
porter a cinq cents francs tout au plus. La-dessus monsieur se recria:--Ne
me donne pas de ces idees-la, Janille, dit-il: c'est vouloir me degouter de
ma condition presente et me jeter dans les illusions. Je n'ai ni dix, ni
cinq, ni quatre mille francs, et pour les economiser il me faudrait encore
dix ans de privations. Mieux vaut rester comme nous sommes.

"--Et qui vous dit, Monsieur, repris-je alors, que vous n'ayez pas six
mille francs et meme six mille cinq cents francs! Savez-vous ce que vous
avez? Je gage que vous n'en savez rien?"

Ici, M. Antoine interrompit Janille. "Il est vrai, dit-il, que je n'en
savais rien, que je n'en sais rien encore, et que je ne pourrai jamais
savoir comment, avec une rente de douze cents livres, payant depuis six ans
l'education de ma fille a Paris, et vivant a Gargilesse, en ouvrier, il est
vrai, mais fort proprement, dans une petite maison que Janille dirigeait
elle-meme ... Ajoutons encore que, tout en tenant les cordons de la bourse,
elle me permettait de depenser deux ou trois francs le dimanche avec mes
amis ... Non, non, je ne comprendrai jamais comment j'aurais pu avoir six
mille francs d'economies! Comme c'est tout a fait impossible, je suis force
d'expliquer ce miracle a M. Emile Cardonnet, a moins qu'il ne l'ait deja
devine.

--Oui, monsieur le comte, je le devine, repondit Emile; mademoiselle
Janille avait fait des economies a votre service, lorsque vous etiez riche,
ou bien elle avait quelque argent par devers elle, et c'est elle ...

--Non, Monsieur, repondit Janille vivement, cela n'est point; vous oubliez
que, comme ouvrier charpentier, monsieur gagnait de quoi vivre, et vous
devez bien penser que la pension de mademoiselle n'etait pas des plus
cheres de Paris, quoique ce fut une bonne pension, je m'en flatte.

--Allons, dit Gilberte en l'embrassant, tu mens avec aplomb, mere Janille;
mais tu n'empecheras jamais mon pere et moi de croire que Chateaubrun a ete
rachete de tes deniers, qu'il t'appartient en realite, et que, bien que tu
aies acquis cela sous notre nom, nous ne soyons ici chez toi.

--Du tout, du tout. Mademoiselle, repondit la noble Janille, cette
singuliere petite femme qui aimait a se vanter a tout propos et a faire
l'entendue sur toutes choses, mais qui, pour conserver a ses maitres la
dignite de leur position, dont elle etait plus jalouse qu'eux-memes, niait
energiquement la plus belle action de sa vie,--du tout, vous dis-je, je n'y
suis pour rien. Est-ce ma faute si votre papa ne sait pas compter jusqu'a
cinq, et si vous avez la meme insouciance que lui? Oui-da! vous connaissez
bien le compte de vos recettes et de vos depenses, tous les deux! Qu'on
vous laisse faire, et nous verrons comment vous vous en tirerez! Je vous
dis que vous etes ici chez vous, et que si je puis me vanter d'une chose,
c'est d'avoir mis assez d'ordre et d'economie dans vos affaires, pour que
monsieur se soit trouve un beau matin plus riche qu'il ne pensait.

"La-dessus, ajouta Janille, je reprends et j'acheve notre histoire pour M.
Emile. Nous rachetames le chateau. Jean Jappeloup et M. Antoine refirent
eux-memes toute la charpente et toute la menuiserie de ce pavillon, et
pendant qu'ils achevaient leur ouvrage, qui ne dura guere que six mois,
j'allai a Paris chercher notre fille, heureuse et fiere de l'amener dans le
chateau de ses ancetres, qu'elle se souvenait a peine d'avoir habite dans
ses premieres annees, la pauvre enfant! Depuis ce temps-la, nous vivons
fort heureux, et quand j'entends M. Antoine se plaindre de quelque chose,
je ne puis me defendre de le blamer, car enfin quel homme a jamais ete plus
favorise que lui?

--Mais je ne me plains jamais de rien, repondit M. Antoine, et ton reproche
est injuste.

--Oh! vous avez quelquefois l'air de vouloir dire que vous ne faites pas
aussi bonne figure ici que par le passe, et en cela vous avez tort. Voyons,
etiez-vous plus riche quand vous aviez trente mille livres de rente? On
vous volait, on vous pillait, et vous n'en saviez rien. Aujourd'hui vous
avez le necessaire et vous ne pouvez pas craindre les filous; on sait que
vous ne cachez pas des rouleaux de louis dans votre paillasse. Vous aviez
dix domestiques; tous plus gourmands, plus ivrognes et plus paresseux les
uns que les autres; des domestiques de Paris, c'est tout dire! Aujourd'hui,
vous avez M. Sylvain Charasson, un paresseux et un gourmand aussi, j'en
conviens (et en disant ces mots, Janille eleva la voix, afin que Sylvain
les entendit de la cuisine); puis elle ajouta plus bas:

"Mais ses betises vous font rire, et quand il casse quelque chose, vous
n'etes pas fache de n'etre pas le plus maladroit de la maison. Vous aviez
dix chevaux, toujours mal tenus, et hors de service par le manque de soins;
vous avez aujourd'hui votre vieille Lanterne, la meilleure bete qu'il y ait
au monde, toujours propre, courageuse, et sobre, il faut la voir! elle
mange des feuilles seches et des ajoncs comme une vraie chevre.
Parlerons-nous des chevres? ou en trouverons-nous de plus jolies? Deux
vraies biches, excellentes en lait; et qui vous rejouissent par leurs
jolies cabrioles, en grimpant sur les ruines pour votre comedie du soir!...
Parlerons-nous de la cave? Vous en aviez une bien garnie, mais ou vos
coquins de laquais baptisaient le vin a plaisir, et vous ne buviez que
leurs restes. A present, vous buvez votre petit clairet du pays, que vous
avez toujours aime, et qui est sain et rafraichissant. Quand je m'en mele
surtout, il est clair comme de l'eau de roche et ne vous echauffe point
l'estomac. Et les habits, n'en etes-vous pas content? Autrefois vous aviez
une garde-robe qui se mangeait aux vers, et vos gilets passaient de mode
avant que vous les eussiez portes; car vous n'avez jamais aime la toilette.
Aujourd'hui vous n'avez que ce qu'il vous faut pour avoir frais en ete,
chaud en hiver; le tailleur du village vous prend la taille a ravir, et ne
vous gene point dans les entournures. Allons, Monsieur, convenez que tout
est pour le mieux, que jamais vous n'avez eu moins de souci, et que vous
etes le plus heureux des hommes; car je n'ai point parle de l'avantage
d'avoir une fille charmante, qui se trouve heureuse avec vous ...

--Et une Janille incomparable qui n'est occupee que du bonheur des autres!
s'ecria M. Antoine avec un attendrissement mele de gaiete. Eh bien! tu as
raison, Janille, et j'en etais persuade d'avance. Vive Dieu! tu me fais
injure d'en douter, car je sens que je suis en effet l'enfant gate de la
Providence, et, sauf un secret ennui que tu sais bien, et dont tu as bien
fait de ne pas me parler, il ne me manque absolument rien! Tiens, je bois a
ta sante, Janille! tu as parle comme un livre! A votre sante aussi,
monsieur Emile! Vous etes riche et jeune, vous etes instruit et bien
pensant, vous n'avez donc rien a envier aux autres; mais je vous souhaite
une aussi douce vieillesse que la mienne et d'aussi tendres affections dans
le coeur!--Mais c'est assez parler de nous, ajouta M. Antoine, en posant
son verre sur la table, et il ne faut pas oublier nos autres amis. Parlons
du meilleur de tous apres Janille; parlons de mon vieux Jean Jappeloup et
de ses affaires.

--Oui, parlons-en! s'ecria une voix forte qui fit tressaillir tout le
monde; et, en se retournant, M. Antoine vit Jean Jappeloup sur le seuil de
la porte.

--Quoi! Jean en plein jour! s'ecria le chatelain stupefait.

--Oui, j'arrive en plein jour, et par la grande porte encore! repondit le
charpentier en s'essuyant le front. Oh! ai-je couru! Donnez-moi vite un
verre de vin, mere Janille, car je suis etrangle de chaleur.

--Pauvre Jean! s'ecria Gilberte eu courant vers la porte pour la fermer; tu
as donc ete encore poursuivi? Il faut songer a te cacher. Peut-etre qu'on
va venir te relancer ici?

--Non, non, dit Jean; non, ma bonne fille, laissez les portes ouvertes, on
ne me suit pas. Je vous apporte une bonne nouvelle, et c'est pour cela que
je me suis tant hate. Je suis libre, je suis heureux, je suis sauve!

--Mon Dieu! s'ecria Gilberte en prenant dans ses belles mains la tete
poudreuse du vieux paysan, ma priere a donc ete exaucee! J'ai tant prie
pour toi cette nuit!

--Chere ame du ciel, tu m'as porte bonheur, repondit Jean qui ne pouvait
suffire aux caresses et aux questions d'Antoine et de Janille.

--Mais dis-nous donc qui t'a rendu la liberte et le repos? reprit Gilberte
lorsque le charpentier eut avale un grand verre de piquette.

--Oh! c'est quelqu'un dont vous ne vous doutez guere, qui me sert de
caution tout de suite, et qui va me payer mes amendes. Voyons, je vous le
donne en cent!

--C'est peut-etre le cure de Cuzion? dit Janille; c'est un si brave homme,
quoique ses sermons soient un peu embrouilles! mais il n'est pas assez
riche!

--Et vous, Gilberte, reprit Jean, qui pensez-vous que ce soit?

--Je nommerais la soeur de ce bon cure, madame Rose, qui a un si grand
coeur ... mais elle n'est pas plus riche que son frere.

--Oui-da! ce ne serait pas possible! Et vous, monsieur Antoine?

--Je m'y perds, repliqua le chatelain. Dis donc vite, tu nous fais languir.

--Et moi, dit Emile, je gage avoir devine; je parie pour mon pere! car j'ai
cause avec lui, et je sais qu'il voulait ...

--Pardon, jeune homme, dit le charpentier, en l'interrompant; je ne sais
pas ce que votre pere voulait; mais je sais bien ce que je n'aurais jamais
voulu, moi! C'eut ete de lui devoir quelque chose, de recevoir un service
de celui qui commencait par me faire fourrer en prison pour me forcer a
accepter ses pretendus bienfaits et ses dures conditions. Merci! je vous
estime, vous ... mais votre pere ... n'en parlons plus, n'en parlons jamais
ensemble. Allons, vous autres, vous n'avez donc pas devine? Eh bien, que
diriez-vous si l'on vous parlait de M. de Boisguilbault?"

Ce nom, qu'Emile n'entendait pas pour la premiere fois, car on l'avait
prononce deja a Gargilesse devant lui, comme celui d'un des plus riches
proprietaires des environs, fit sur les habitants de Chateaubrun l'effet
d'un choc electrique: Gilberte tressaillit; Antoine et Janille se
regarderent et ne purent dire un mot.

"Ca vous etonne un peu? reprit le charpentier.

--Ca me parait impossible, repondit Janille. Vous moquez-vous? M. de
Boisguilbault, notre ennemi a tous?

--Pourquoi parler ainsi? dit M. Antoine. Ce gentilhomme n'est l'ennemi
volontaire de personne; il a toujours fait le bien, jamais le mal.

--Moi, j'etais bien sure, dit Gilberte, qu'il etait capable d'une bonne
action! Quand je te le disais, chere petite mere: c'est un homme
malheureux; cela se voit sur sa figure; mais ...

--Mais vous ne le connaissez pas, dit Janille, et vous n'en pouvez rien
dire. Voyons, Jean, expliquez-nous par quel miracle vous avez pu approcher
de cet homme si froid, si fier et si sec?

--Le hasard ou plutot le bon Dieu a tout fait, repondit le charpentier. Je
traversais le petit bois, qui longe son parc, et qui, dans cet endroit-la,
n'en est separe que par une haie et un petit fosse. Je jetais un coup
d'oeil par dessus le buisson pour voir comme c'etait beau et propre, bien
venu et bien tenu la-dedans. Je pensais un peu tristement que j'avais ete
dans ce parc et dans ce chateau comme chez moi; que j'y avais travaille
pendant vingt ans, et que j'avais meme eu de l'amitie pour M. le marquis,
quoiqu'il n'ait jamais ete bien aimable ... Mais enfin il avait ses jours
de bonte dans ce temps-la; et pourtant, depuis une autre vingtaine
d'annees, je n'avais pas mis le pied chez lui, et je n'aurais pas ose lui
demander un asile, apres ce qui s'est passe entre lui et moi.

"Comme je pensai a tout cela, voila que j'entends le trot de deux chevaux,
et presque aussitot j'apercois deux gendarmes qui viennent droit sur moi.
Ils ne m'avaient pas encore vu; mais si je traversais leur chemin, ils ne
pouvaient manquer de me voir, et ils connaissent si bien ma figure! Je
n'avais pas le temps de la reflexion. Je m'enfonce dans la haie, je la
traverse comme un renard, et je me trouve dans le parc de Boisguilbault, ou
je me couche tranquillement le long de la cloture, pendant que mes bons
gendarmes passent leur chemin sans seulement tourner la tete de mon cote.
Quand ils sont un peu loin, je me leve et je me dispose a sortir comme
j'etais venu, lorsque tout d'un coup je me sens frapper sur l'epaule, et,
en me retournant, je me trouve nez a nez avec M. de Boisguilbault, qui me
dit avec sa figure triste et sa voix d'enterrement: "Que fais-tu ici?

"--Ma foi, vous le voyez, monsieur le marquis, je me cache.

"--Et pourquoi te cacher?

"--Parce qu'il y a des gendarmes a deux pas d'ici.

"--Tu as donc fait un crime?

"--Oui, j'ai pris deux lapins et tue un lievre.

"La-dessus, comme je voyais qu'il ne me ferait pas beaucoup d'autres
questions, je me mets vite a lui raconter mes mesaventures, en aussi peu de
mots que possible, car vous savez que c'est un homme qui a toujours dans
l'esprit quelque autre chose que celle dont on l'occupe. On ne sait point
s'il vous entend: il a toujours l'air de ne pas se soucier de vous ecouter.
Il y a bien des annees que je ne l'avais vu de pres, puisqu'il vit renferme
dans son parc comme une taupe dans son trou, et que je n'ai plus acces chez
lui. Il m'a paru bien vieilli, bien affaibli, quoiqu'il soit encore droit
comme un peuplier; mais il est si maigre, qu'on verrait le jour a travers,
et sa barbe est blanche comme celle d'une vieille chevre; ca me faisait de
la peine, et pourtant j'etais encore plus contrarie de voir que, pendant
que je lui parlais, il s'en allait coupant devant lui toutes les mauvaises
herbes de son allee, avec cette petite sarclette qu'il tient toujours dans
sa main. Je le suivais pas a pas, parlant toujours, racontant mes peines,
non pas pour mendier ses secours, je n'y songeais pas, mais pour voir s'il
avait encore un peu d'amitie pour moi.

"Enfin, il se retourne de mon cote et me dit sans me regarder: "Et pourquoi
n'as-tu pas demande une caution a quelque personne riche de ton village?

"--Diable! que je lui reponds, il n'y en a guere dans Gargilesse, de
personnes riches.

"--N'y a-t-il pas un M. Cardonnet etabli depuis peu?

"--Oui, mais il est maire, et c'est lui qui veut me faire arreter.

"Il resta au moins trois minutes sans rien dire; je crus qu'il avait oublie
que j'etais la, et j'allais partir, quand il me dit: "Pourquoi n'es-tu pas
venu me trouver?

"--Dame! que je fis, vous savez bien pourquoi.

"--Non!

"--Comment, non? Est-ce que vous ne vous souvenez pas qu'apres m'avoir
employe longtemps et ne m'avoir jamais fait de reproches (il me semble que
je n'en meritais point), vous m'avez appele dans votre cabinet un beau
matin, et que vous m'avez dit: "Voila le compte de tes dernieres journees,
va-t'en!" Et comme je vous demandais quel jour il fallait revenir, vous
m'avez dit _jamais!_ et, comme j'etais mecontent de cette facon d'agir, et
que je vous demandais en quoi j'avais demerite aupres de vous, vous m'avez
montre la porte du bout du doigt, sans daigner desserrer les levres. Il y a
environ vingt ans de ca, et il se peut que vous l'ayez oublie. Mais moi, je
l'ai toujours sur le coeur, et je trouve que vous avez ete bien dur et bien
injuste envers un pauvre ouvrier, qui travaillait de son mieux et qui
n'etait pas plus maladroit qu'un autre. J'ai cru d'abord que vous aviez une
lubie et que vous en reviendriez; mais j'ai eu beau attendre, vous ne
m'avez jamais fait redemander. J'etais trop fier pour venir queter votre
ouvrage; je n'en manquais pas ailleurs, j'en ai toujours eu a discretion;
et si je n'etais pas force, a l'heure qu'il est, de me cacher dans les
bois, je ne serais pas a court de pratiques; mais ce qui m'a blesse,
voyez-vous, c'est d'avoir ete chasse comme un chien, pis que cela, comme un
paresseux ou un voleur, et sans qu'on daignat me mettre a meme de me
justifier. J'ai pense que j'avais quelque ennemi dans votre maison, et
qu'on vous avait fait de faux rapports. Mais je n'ai jamais devine qui ce
pouvait, etre, car je ne me suis jamais connu d'autres ennemis que les
gardes champetres et les gabelous. J'ai garde le silence; je ne me suis pas
plaint de vous, mais je vous ai plaint d'etre credule pour le mal, et comme
je vous aimais un peu, ca m'a chagrine de vous trouver des torts.

"M. de Boisguilbault avait toujours l'air de ne pas m'entendre; mais quand
j'eus tout dit:

"--De combien est ton amende? dit-il d'un ton d'indifference.

"--Le tout reuni se monte a un millier de francs, plus les frais.

"--Eh bien, va-t'en dire au maire de ton village ... M. Cardonnet, n'est-ce
pas? de m'envoyer une personne de confiance pour que je puisse regler tes
affaires avec l'autorite. Tu lui diras que je ne sors pas, que je suis
d'une mauvaise sante, mais que je le prie d'avoir cette obligeance.

"--Est-ce que vous consentez a me servir de caution?

"--Non, je paie ton amende. Tu peux t'en aller.--Et quand voulez-vous que
je revienne travailler chez vous pour m'acquitter envers vous?--Je n'ai pas
d'ouvrage, ne viens pas.--Vous voulez donc me faire l'aumone?--Non pas,
mais te rendre un tres-petit service qui me coute peu. C'est assez;
laisse-moi.--Et si je ne veux pas l'accepter?--Tu auras tort.--Et vous ne
voulez pas que je vous remercie?--C'est inutile." La-dessus il m'a bel et
bien tourne le dos, et il s'en allait tout de bon, mais je l'ai suivi; et
sachant bien que les longs compliments n'etaient pas de son gout, je lui ai
dit comme ca: "Monsieur de Boisguilbault, une poignee de main, s'il vous
plait!"

--Quoi! tu as ose lui dire cela? s'ecria Janille.

--Eh bien, pourquoi n'aurais-je pas ose? que peut-on dire a un homme de
plus honnete?

--Et qu'a-t-il repondu? qu'a-t-il fait? dit Gilberte.

--Il a pris ma main tout d'un coup sans hesiter, et il l'a serree assez
fort, quoique sa main fut roide et froide comme un glacon.

--Et qu'a-t-il dit? demanda M. Antoine qui avait ecoute ce recit avec une
sorte d'agitation.

--Il a dit _va-t'en_, repondit le charpentier: apparemment que c'est son
mot d'amitie; et il s'est quasi mis a courir pour m'eviter, autant que ses
pauvres longues jambes menues pouvaient le lui permettre. De mon cote, j'ai
couru pour venir vous dire tout cela.

--Et moi, dit Emile, je vais courir vers mon pere pour lui annoncer les
intentions de M. de Boisguilbault, afin qu'il envoie tout de suite
quelqu'un chez lui, selon sa demande.

--Voila qui ne me rassure guere, repondit le charpentier. Votre pere m'en
veut; il faudra bien qu'il reconnaisse que je suis quitte de l'amende, mais
il ne voudra pas me tenir quitte de la prison; car, pour le fait de
vagabondage, on peut me punir et m'enfermer, ne fut-ce que pendant quelques
jours ... et c'est deja trop pour moi.

--Oh! certes, s'ecria Gilberte, jamais Jean ne pourra se soumettre a
l'humiliation d'etre traine en prison par des gendarmes; il fera quelque
nouveau coup de tete. Monsieur Emile, ne souffrez pas qu'il y soit expose;
parlez a monsieur votre pere, priez-le, dites-lui ...

--Oh! Mademoiselle, repondit Emile avec chaleur, ne partagez pas la
mauvaise opinion que Jean a de mon pere: elle est injuste. Je suis certain
que mon pere eut fait ce soir ou demain, pour lui, ce que M. de
Boisguilbault vient de faire. Et quant a le faire poursuivre comme
vagabond, je repondrais sur ma tete que ...

--Si vous en repondez sur votre tete, reprit Jean, que n'allez-vous tout
de suite trouver M. de Boisguilbault? c'est a deux pas d'ici. Quand vous
vous serez entendu avec lui, je serai plus tranquille, car j'ai confiance
en vous, et je vous confesse qu'une seule nuit passee en prison me rendrait
fou. L'enfant du bon Dieu vous l'a dit, ajouta-t-il en designant Gilberte,
et l'enfant me connait!

--J'y vais tout de suite, repondit Emile en se levant, et en jetant a
Gilberte un regard enflamme de zele et de devouement. Voulez-vous me
conduire?

--Partons, dit le charpentier.

--Oui, oui, partez!" s'ecrierent a la fois Gilberte, son pere et Janille.
Emile comprit que Gilberte etait contente de lui, et il courut chercher son
cheval.

Mais comme il descendait le sentier au pas avec le charpentier, M. de
Chateaubrun courut apres lui, et l'arreta pour lui dire d'un air un peu
embarrasse:

"Mon cher enfant, vous etes genereux et delicat, je puis vous confier ...
je dois vous avertir d'une chose ... de peu d'importance peut-etre ... mais
qu'il est necessaire que vous sachiez. C'est que ... pour un motif ou pour
un autre ... enfin, je suis brouille avec M. de Boisguilbault, il est donc
inutile que vous lui parliez de moi ... Evitez de prononcer mon nom devant
lui, et de lui faire savoir que vous sortez de chez moi; cela pourrait lui
causer quelque humeur et refroidir ses bonnes dispositions a l'egard de
notre pauvre Jean."

Emile promit de se taire, et, perdu dans ses pensees, plus occupe de la
belle Gilberte que de son protege et de sa mission, il suivit son guide
dans la direction de Boisguilbault.




XI,

UNE OMBRE.


Cependant, a mesure qu'il approchait du manoir de Boisguilbault, Emile se
demandait a quel homme superieur ou bizarre il allait avoir affaire, et
force lui fut de preter l'oreille aux explications que, dans son bon sens
rustique, le charpentier cherchait a lui donner sur cet enigmatique
personnage. De tout ce qu'Emile put recueillir dans ces renseignements un
peu contradictoires et semes de conjectures, il resulta que le marquis de
Boisguilbault etait immensement riche, nullement cupide, quoiqu'il eut
beaucoup d'ordre; genereux autant que sa sauvagerie et sa nonchalance lui
permettaient d'exercer la bienfaisance, c'est-a-dire secourant tous les
pauvres qui s'adressaient a lui, mais n'allant jamais s'enquerir de leurs
peines et de leurs besoins, et faisant a tous un si froid et si triste
accueil, qu'a moins de motifs imperieux nul n'etait tente de l'approcher.
Ce n'etait pourtant pas un homme dur et insensible, et jamais il ne
repoussait la plainte, ni ne revoquait en doute l'opportunite de l'aumone.
Mais il etait si distrait et paraissait si indifferent a toutes choses, que
le coeur se resserrait et se glacait aupres de lui. Il grondait rarement et
ne punissait jamais. Jappeloup etait presque le seul auquel il eut tenu
rigueur, et la maniere dont il venait de le dedommager faisait penser au
charpentier que s'il eut ete moins fier lui-meme, et s'il se fut presente
plus tot devant le marquis, ce dernier n'aurait eu aucun souvenir du
caprice qui le lui avait fait bannir.

"Cependant, ajoutait Jean, il y a une autre personne a qui M. de
Boisguilbault en veut encore plus qu'a moi, quoiqu'il n'ait jamais cherche
a lui faire de tort. Mais c'est une brouille a n'en jamais revenir; et
puisque M. Antoine vous en a touche un mot, je puis bien vous dire,
monsieur Emile, que, dans cette circonstance-la, M. de Boisguilbault a fait
penser a beaucoup de gens qu'il avait la cervelle detraquee. Imaginez-vous
qu'apres avoir ete pendant vingt ans l'ami, le conseil, quasi le pere de
son voisin, M. Antoine de Chateaubrun, il lui a, tout d'un coup, tourne le
dos et ferme la porte au nez, sans que personne, pas meme M. Antoine,
puisse dire a propos de quoi ... Du moins le pretexte etait si ridicule,
qu'a moins de le croire fou, on ne peut expliquer cela. C'est pour un delit
de chasse que M. Antoine aurait commis sur les terres du marquis. Et notez
que, depuis qu'il etait au monde, M. Antoine avait toujours chasse chez M.
de Boisguilbault comme chez lui, puisqu'ils etaient camarades et bons amis;
que jamais M. de Boisguilbault, qui, de sa vie, n'a touche un fusil ni tenu
une piece de gibier, n'avait trouve mauvais que ses voisins tuassent le
sien; qu'enfin il n'avait nullement prevenu M. Antoine qu'il lui
interdisait de chasser sur ses terres. Tant il y a que depuis ce temps-la,
c'est-a-dire depuis environ vingt ans, les deux voisins ne se sont pas
revus, qu'ils n'ont pas echange une parole, et que M. de Boisguilbault ne
veut pas souffrir qu'on lui prononce le nom de Chateaubrun. De son cote, M.
Antoine, quoique cela l'affecte plus qu'il ne veut le dire, est obstine a
ne faire aucune demarche et il a l'air de fuir M. de Boisguilbault tout
autant qu'il en est fui. Comme mon renvoi de Boisguilbault date a peu pres
de la meme epoque, je pense que c'est un trop plein de la colere du marquis
qui est retombe sur moi, ou bien que, comme il me savait des lors
tres-attache a M. Antoine, il a craint que je n'eusse la hardiesse de lui
en parler et de blamer son caprice. En cela il ne s'est guere trompe, car
je n'ai pas la langue engourdie, et il est certain que j'aurais fait
entendre mon mot a l'oreille de M. le marquis. Il a voulu prendre les
devants; je ne peux pas expliquer autrement sa durete envers moi.

--Cet homme a-t-il une famille? demanda Emile.

--Nenni, Monsieur. Il avait epouse une fort jolie demoiselle, trop jeune
pour lui, une parente pas riche. Cela ressemblait de sa part a un mariage
d'amour, mais il n'y parut guere a sa conduite; car il n'en fut ni plus
gai, ni plus liant, ni plus aimable. Il ne changea rien a sa maniere de
vivre comme un ours, sauf le respect que je lui dois. M. Antoine continua a
etre a peu pres le seul habitue de la maison, et madame s'y ennuya si bien,
qu'un beau jour elle s'en alla habiter Paris sans que son mari songeat a
l'y suivre ou a la faire revenir aupres de lui. Elle y mourut encore toute
jeune, sans lui avoir donne d'enfants, et depuis ce temps, soit qu'un
chagrin cache lui ait toque la cervelle, soit que le plaisir d'etre seul
l'ait console de tout, il a vecu absolument enferme dans son chateau, sans
aucune compagnie, pas meme celle d'un pauvre chien. Sa famille est a peu
pres eteinte, on ne lui connait pas d'heritiers, pas d'amis; on ne peut
donc presumer qui sera enrichi par sa mort.

--Evidemment, c'est la un monomane, dit Emile.

--Comment dites-vous ca? demanda le charpentier.

--Je veux dire que c'est un esprit frappe d'une idee fixe.

--Oui, je crois bien que vous avez raison, reprit Jean; mais quelle est
cette idee? voila ce que personne ne saurait dire. On ne lui connait qu'un
attachement. C'est ce parc que vous voyez la, qu'il a dessine et plante
lui-meme, et dont il ne sort presque jamais. Je crois meme qu'il y dort
tout debout, en se promenant; car on l'a vu quelquefois marcher a deux
heures du matin dans ses allees, comme un revenant, et cela faisait peur a
ceux qui s'etaient glisses la pour essayer d'y chiper quelques fruits ou
quelques fagots."

Comme il etait arrive en face du parc et que, du sentier eleve qu'il
suivait, Emile pouvait plonger dans l'interieur et en decouvrir une partie,
il fut charme de la beaute de ce lieu de plaisance, de la magnificence des
ombrages, de l'heureuse disposition des massifs, de la fraicheur des gazons
et de la coupe elegante des divers plans, qui s'abaissent mollement
jusqu'aux bords d'une petite riviere, un des rapides affluents de la
Gargilesse. Il pensa que ce ne pouvait pas etre un idiot qui avait cree
cette sorte de paradis terrestre et tire un si heureux parti des beautes de
la nature. Il lui sembla, au contraire, qu'une ame poetique devait avoir
preside a cet arrangement; mais l'aspect du chateau vint bientot donner un
dementi a ces conjectures. On ne pouvait rien voir de plus froid, de plus
laid et de plus deplaisant que le manoir de Boisguilbault. Des reparations
posterieures a sa construction lui avaient enleve une partie de son antique
caractere, et le bon etat d'entretien ou on le maintenait rendait ses
abords encore plus maussades.

Jean s'arreta a l'extremite du parc sur le sentier, et son jeune ami lui
ayant donne quelques-uns de ses meilleurs cigares pour lui faire prendre
patience, celui-ci se dirigea vers la porte du manoir, sur un chemin d'une
proprete desesperante.

Pas une broussaille, pas un rameau de lierre ne lui derobait la nudite de
ces grands murs peints en gris de fer, et le seul accident d'architecture
qui vint frapper ses regards fut un grand ecusson place au-dessus de la
grille, portant les armoiries de Boisguilbault, regrattees et retablies
plus recemment que le reste, peut-etre a l'epoque du retour des Bourbons;
du moins, il y avait une sensible difference entre ce blason et ses lourds
encadrements. Emile en tira cet indice que le marquis etait fort attache a
ses titres et antiques privileges.

Il sonna longtemps a une vaste grille avant qu'elle s'ouvrit; enfin un
ressort tire de loin la fit rouler sur ses gonds, sans que personne parut,
et le jeune homme etant entre apres avoir attache son cheval dehors, la
grille retomba derriere lui avec un peu de bruit et se ferma comme si une
main invisible l'eut pris au piege. Un sentiment de tristesse, presque
d'effroi, s'empara de lui lorsqu'il se vit comme emprisonne dans une grande
cour nue et sablee, entouree de batiments uniformes, et silencieuse comme
le cimetiere d'un couvent. Quelques ifs tailles en pointe, a l'entree des
portes principales, ajoutaient a la ressemblance. Du reste, pas une fleur,
pas un souffle de plante parfumee, pas une guirlande de vigne aux fenetres,
pas une toile d'araignee aux vitres, pas une vitre felee, pas un bruit
humain, pas meme le chant d'un coq ou l'aboiement d'un chien, pas un
pigeon, pas un brin de mousse sur les tuiles; je crois qu'il n'y avait meme
pas une mouche qui se permit de voler ou de bourdonner dans le preau de
Boisguilbault.

Emile regardait autour de lui, cherchant a qui parler, et ne voyant pas
meme la trace d'un pied sur le sable fraichement ratisse, lorsqu'il
entendit une voix grele et cassee lui crier d'un ton peu engageant: "Que
veut monsieur?"

Apres s'etre retourne plusieurs fois pour voir d'ou partait cette voix,
Emile apercut enfin, a un soupirail de cuisine souterraine, une vieille
tete blanche, bien poudree, avec des yeux clairs et sans regard; et, en
s'approchant, il essaya de se faire entendre. Mais l'oreille du vieux
majordome etait aussi affaiblie que sa vue, et, repondant tout de travers
aux questions du visiteur:

"On ne peut voir le parc que le dimanche, dit-il, prenez la peine de
repasser dimanche."

Emile lui presenta une carte de visite, et le vieillard tirant lentement
ses lunettes de sa poche, sans quitter son soupirail de cave, l'etudia
lentement; apres quoi il disparut, et, reparaissant par une porte situee
au-dessus de son trou: "C'est fort bien, Monsieur, dit-il; monsieur le
marquis m'a ordonne de recevoir la personne qui se presenterait de la part
de M. Cardonnet; M. Cardonnet de Gargilesse, n'est-ce pas?"

Emile repondit par un signe affirmatif.

"C'est a merveille, Monsieur, reprit le vieux serviteur en s'inclinant avec
courtoisie, et paraissant fort satisfait de pouvoir se montrer poli et
hospitalier sans manquer a sa consigne. Monsieur le marquis ne pensait pas
que vous viendriez sitot, il vous attendait tout au plus demain. Il est
dans son parc, _je cours_ l'avertir. Mais auparavant je vais avoir
l'honneur de vous conduire au salon."

En parlant de courir, le vieillard se vantait etrangement: il avait la
demarche et l'agilite d'un centenaire. Il conduisit Emile a l'entree basse
et etroite d'une tourelle d'escalier, et choisissant lentement une clef
dans son trousseau, il le fit monter jusqu'a une autre porte garnie de gros
clous et fermee a clef comme la premiere. Autre clef; et, apres avoir
traverse un long corridor, troisieme clef pour ouvrir les appartements.
Emile fut introduit a travers plusieurs pieces, ou l'obscurite succedant
pour lui au vif eclat du soleil, il se crut dans les tenebres. Enfin, il
penetra dans un vaste salon, et le valet lui avanca un fauteuil, en disant:
"Monsieur desire-t-il que j'ouvre les jalousies?"

Emile lui fit comprendre par signes que c'etait inutile et le vieillard le
laissa seul.

Lorsque ses yeux se furent habitues au jour gris et sombre qui rampait
dans ces appartements, il fut frappe du grand caractere de l'ameublement.
Tout datait du temps de Louis XIII, et l'on eut dit qu'un amateur avait
minutieusement preside au choix des moindres details. Rien n'y manquait;
depuis l'encadrement des glaces jusqu'au moindre clou de la tenture, il n'y
avait pas le moindre ecart de style. Et tout cela etait authentique, a demi
use, propre encore, quoique terne; riche et simple en meme temps. Emile
admira le bon gout et la science de M. de Boisguilbault. Il sut plus tard
que l'absence de mouvement et l'horreur du changement, qui paraissaient
hereditaires dans cette famille, avaient seuls contribue, de pere en fils,
a la conservation merveilleuse de ces richesses, que la mode actuelle
cherche a reunir a grands frais dans les boutiques de _bric-a-brac_,
aujourd'hui les plus somptueuses et les plus interessantes qui soient au
monde.

Mais, au plaisir que le jeune homme trouva a examiner ces raretes, succeda
une impression de froid et de tristesse extraordinaire. Outre l'atmosphere
glacee d'une demeure fermee en tous temps aux rayons genereux du soleil,
outre le silence exterieur, il y avait quelque chose de funebre dans la
regularite du bel arrangement interieur que personne ne troublait jamais,
et dans ce luxe artiste et noble dont personne n'etait appele a jouir. Il
etait evident, a voir ces portes si bien fermees, dont le domestique
gardait les clefs, cette proprete que n'alterait pas le moindre grain de
poussiere, ces lourds rideaux fermes, que jamais le chatelain n'entrait
dans le salon, et que les seuls visiteurs assidus etaient un balai et un
plumeau, Emile songea avec effroi a la vie que la defunte marquise de
Boisguilbault, jeune et belle, avait du mener dans cette maison immobile et
muette depuis des siecles, et il lui pardonna de tout son coeur d'avoir ete
respirer ailleurs avant de mourir. "Qui sait, pensa-t-il, si elle n'avait
pas contracte dans cette tombe une de ces lentes et profondes maladies dont
on ne guerit point quand on en a cherche trop tard le remede?"

Il se confirma dans cette idee, quand la porte s'ouvrit lentement et qu'il
vit paraitre devant lui le chatelain en personne. Sauf l'habit, c'etait la
statue du commandeur descendue de son piedestal: meme demarche compassee,
meme paleur, meme absence de regard, meme face solennelle et petrifiee.

M. de Boisguilbault n'etait guere age que de soixante-dix ans, mais il
avait une de ces organisations qui n'ont plus d'age et qui n'en ont jamais
eu. Il n'avait pas ete mal fait ni d'une laide figure; ses traits etaient
assez reguliers, sa taille etait encore droite et son pas ferme, pourvu
qu'il ne se pressat point. Mais la maigreur avait fait disparaitre toute
apparence de formes, et ses habits paraissaient couvrir un homme de bois.
Sa figure n'etait pas repoussante de dedain, et n'inspirait pas l'aversion;
mais comme elle n'exprimait absolument rien, qu'on eut vainement cherche au
premier abord a y surprendre une pensee ou une emotion en rapport avec les
types connus dans l'humanite, elle faisait peur, et Emile songea
involontairement a ce conte allemand, ou un personnage fort convenable se
presente a la porte du chateau et s'excuse de ne pas pouvoir entrer dans
l'etat ou il est, dans la crainte d'indisposer la compagnie. "Vous me
paraissez pourtant mis fort decemment, lui dit le chatelain hospitalier.
Entrez, je vous prie.--Non, non, reprend l'autre, cela m'est impossible, et
vous m'en feriez des reproches. Veuillez m'entendre ici, sur le seuil de
votre manoir; je vous apporte des nouvelles de l'autre monde.--Qu'est-ce a
dire? Entrez, il pleut et l'orage va eclater.--Regardez-moi donc bien,
reprend le mysterieux visiteur, et reconnaissez que je ne puis, sans
manquer a toutes les lois de la politesse, m'asseoir a votre table. Est-ce
que vous ne voyez pas que je suis mort?" Le chatelain le regarde et
s'apercoit, en effet, qu'il est mort. Il laisse retomber la porte entre lui
et le defunt, et rentre dans la salle du festin, ou il s'evanouit."

Emile ne s'evanouit pas lorsque M. de Boisguilbault le salua; mais si, au
lieu de lui dire: "Pardonnez-moi de vous avoir fait attendre, j'etais dans
mon parc", il lui eut dit: "J'etais en train de me faire enterrer", il
n'eut pas ete trop surpris."

La toilette surannee du marquis ajoutait a sa physionomie de revenant. Il
s'etait mis a la mode une seule fois dans sa vie, le jour de son mariage.
Depuis lors, il n'avait plus songe a changer rien a sa toilette, et il
avait donne pour modele invariable a son tailleur l'habit qu'il venait
d'user, sous pretexte qu'il y etait habitue, et qu'il craignait d'etre gene
par une coupe nouvelle. Il avait donc le costume d'un petit-maitre de
l'Empire, ce qui produisait le plus etrange contraste avec sa figure triste
et fletrie. Un habit vert tres-court, des pantalons de nankin, un jabot
tres-roide, des bottes a coeur, et, pour rester fidele a ses habitudes, une
petite perruque blonde de la nuance de ses anciens cheveux et ramassee en
touffe sur le milieu du front. Des cols empeses montant tres-haut, et
relevant jusqu'aux yeux ses longs favoris blancs comme la neige, donnaient
a sa longue figure la forme d'un triangle. Il etait d'une proprete
scrupuleuse, et pourtant quelques brins de mousse seche sur ses habits
attestaient qu'il ne venait pas de faire toilette expres pour recevoir son
hote, mais qu'il avait coutume de se promener dans la solitude de son parc
avec cette invariable tenue de rigueur.

Il s'assit sans rien dire, salua sans rien dire et regarda Emile sans rien
dire. D'abord le jeune homme fut embarrasse de ce silence, et se demanda
s'il ne devait pas l'attribuer au dedain. Mais, en voyant le marquis
tourner gauchement dans ses doigts une petite branche de chevrefeuille
comme pour se donner une contenance, Emile s'apercut que ce vieillard etait
timide comme un enfant, soit par nature, soit par la longue absence de
relations ou il s'etait systematiquement retranche.

Il se decida donc a prendre la parole, et voulant se rendre agreable a son
hote, afin de le maintenir dans ses bonnes dispositions pour le
charpentier, il n'hesita pas a lui donner du marquis a chaque mot,
s'abandonnant peut-etre en secret a un sentiment ironique pour l'orgueil
nobiliaire du personnage.

Mais cette railleuse deference parut aussi indifferente au marquis que
l'objet de la visite d'Emile. Il repondit par monosyllabes, pour le
remercier de son empressement et lui confirmer qu'il se chargeait de payer
les amendes du delinquant.

"C'est une belle et bonne action que vous faites la, monsieur le marquis,
dit Emile, et votre protege, auquel je m'interesse de tout mon coeur, en
est aussi reconnaissant qu'il en est digne. Sans doute vous ignorez que
dernierement, lors de l'inondation, il s'est jete dans la riviere pour
sauver un enfant, et qu'il y a reussi, en courant de grands dangers.

--Il a sauve un enfant ... a lui? demanda M. de Boisguilbault, qui n'avait
pas paru entendre les paroles d'Emile, tant il avait montre d'indifference
et de preoccupation.

--Non; l'enfant d'un autre, du premier venu: j'ai fait la meme question,
j'ai appris que les parents lui etaient presque etrangers.

--Et il l'a sauve? reprit le marquis apres une minute de silence, pendant
laquelle il semblait qu'un autre monde imaginaire lui eut traverse le
cerveau. C'est fort heureux."

La voix et l'accent du marquis etaient encore plus refroidissants que sa
figure et sa contenance. C'etait une diction lente, des mots qui
paraissaient sortir de ses levres avec un effort extreme, un timbre sans la
moindre inflexion. "Decidement il ne sort pas de chez lui et ne se montre a
personne, parce qu'il sait qu'il est mort", se dit Emile, qui pensait
toujours a sa legende allemande.

"Maintenant, monsieur le marquis, dit-il, aurez-vous la bonte de me dire
pourquoi vous avez desire que mon pere envoyat un expres aupres de vous? Me
voici pour recevoir vos instructions.

--C'est que ... repondit M. de Boisguilbault un peu trouble d'avoir a faire
une reponse directe, et cherchant a rassembler ses idees, c'est que ...
voici. Cet homme, dont vous me parliez, voudrait ne pas aller en prison, et
il faudrait empecher cela. Dites a monsieur votre pere d'empecher cela.

--Cela ne regarde pas du tout mon pere, monsieur le marquis! Il ne
provoquera certainement pas les rigueurs de la justice contre le pauvre
Jean, mais il ne saurait empecher qu'elles aient leur cours.

--Je vous demande pardon, repondit le marquis, il peut parler ou faire
parler aux autorites locales. Il a de l'influence, il doit en avoir.

--Mais pourquoi ne feriez-vous pas ces demarches vous-meme, monsieur le
marquis? Vous etes plus anciennement etabli dans le pays que mon pere, et
si vous croyez a l'influence, vous devez estimer vos privileges plus haut
que les notres.

--Les privileges de naissance ne sont plus de mode, repondit M. de
Boisguilbault sans montrer ni depit, ni regret. Votre pere, comme
industriel, doit etre aujourd'hui plus considere que moi. Et puis je ne
suis plus connu de personne, je suis trop vieux; je ne sais pas meme a qui
m'adresser, j'ai oublie tout cela. Que M. Cardonnet veuille bien s'en
donner la peine, et cet homme ne sera point recherche pour son delit de
vagabondage."

Apres ce long discours, M. de Boisguilbault fit un grand soupir comme s'il
eut ete brise de fatigue. Mais Emile avait deja remarque cette etrange
habitude qu'il avait de soupirer, et qui n'etait precisement ni
l'etouffement d'un asthmatique, ni l'expression d'une douleur morale.
C'etait comme un tic nerveux, qui n'alterait pas l'impassibilite de sa
figure, mais dont la frequence reagissait sur les nerfs de l'auditeur et
finissait par produire chez Emile un malaise douloureux.

"Je pense, monsieur le marquis, dit Emile qui etait curieux de le tater un
peu, que vous auriez fort mauvaise opinion d'une societe ou un privilege
quelconque, soit de naissance, soit de fortune, serait l'unique protection
du pauvre ou du faible contre des lois trop rigoureuses, J'aime mieux
croire que la force morale et l'influence sont a celui qui sait le mieux
invoquer les lois de la clemence et de l'humanite.

--En ce cas, Monsieur, agissez a ma place," repondit le marquis.

Il y avait de l'humilite et de l'eloge dans cette reponse laconique, et
pourtant il y avait peut-etre aussi de l'ironie. "Qui sait, se disait
Emile, si ce vieux misanthrope n'est pas un satirique fort cruel? Eh bien,
je me defendrai."

"Je suis pret a faire tout ce qui dependra de moi pour votre protege,
repondit-il; et si j'echoue, ce sera faute de talent, non faute d'activite
et de volonte."

Peut-etre le marquis ne comprit-il pas le reproche; il ne sembla frappe que
d'un mot echappe, pour la seconde fois, a Emile, et il le repeta dans un
acces de reverie un peu hebetee:

"Protege! fit-il en soupirant a sa maniere.

--J'aurais du dire votre oblige, reprit Emile, qui se repentait deja de sa
vivacite et craignait de nuire au charpentier. De quelque nom qu'il vous
plaise que je l'appelle, monsieur le marquis, cet homme est plein de
gratitude pour vos bontes, et s'il eut ose, il m'eut suivi pour vous en
remercier encore."

Une legere rougeur colora instantanement les pommettes de M. de
Boisguilbault, et il repondit d'une voix plus assuree:

"J'espere qu'il me laissera tranquille dorenavant."

Emile fut blesse de ce mouvement, il ne put s'empecher de le faire sentir:

"Si j'etais a sa place, dit-il avec un peu d'emotion, je souffrirais
beaucoup d'etre accable d'un bienfait que mon devouement, ma gratitude et
mon labeur ne pourraient jamais acquitter. Vous seriez encore plus genereux
que vous ne l'etes, monsieur le marquis, si vous permettiez au brave Jean
Jappeloup de vous offrir ses remerciements et ses services.

--Monsieur, dit M. de Boisguilbault en ramassant une epingle qu'il attacha
sur sa manche, soit pour ne pas montrer une sorte de trouble qui s'emparait
de lui, soit par une habitude inveteree d'ordre et d'arrangement, je vous
avertis que je suis irascible ... tres-irascible."

Sa voix etait si calme et sa prononciation si lente en donnant cet avis a
Emile, que celui-ci faillit eclater de rire.

"Pour le coup, pensa-t-il, nous sommes un peu _toques_, comme dit Jean. Si
j'ai eu le malheur de vous deplaire, monsieur le marquis, dit-il en se
levant, je me retire pour ne pas aggraver mes torts, car j'aurais peut-etre
celui de vous demander d'etre parfait, et ce serait votre faute.

--Comment cela? dit le marquis en tortillant sa branche de chevrefeuille
avec une agitation qui semblait ne pas depasser le bout de ses doigts.

--On est exigeant envers ceux qu'on estime, je dirais presque envers ceux
qu'on admire, si je ne craignais d'offenser votre modestie.

--Vous vous en allez donc? dit le marquis apres un moment de silence
problematique et avec un ton plus problematique encore.

--Oui, monsieur le marquis, je vous presente mon respect.

--Pourquoi ne dineriez-vous pas avec moi?

--Cela m'est impossible, repondit Emile, etourdi et effraye d'une semblable
proposition.

--Vous vous ennuieriez trop! reprit le marquis avec un soupir qui, cette
fois, trouva, je ne sais comment, le chemin du coeur d'Emile.

--Monsieur, repondit-il avec une effusion spontanee, je reviendrai diner
avec vous quand vous voudrez.

--Demain! dit M. de Boisguilbault d'un ton accable, qui semblait vouloir
dementir l'empressement de son offre.

--Demain, soit, repondit le jeune homme.

--Oh! non! pas demain, reprit le marquis; c'est lundi, c'est un mauvais
jour pour moi; mais mardi. Est-ce convenu?"

Emile accepta avec beaucoup de grace, mais, au fond de l'ame, il etait deja
consterne a l'idee d'un tete-a-tete de quelques heures avec ce mort, et il
se repentait d'un elan de compassion auquel il n'avait pas su resister.

M. de Boisguilbault, neanmoins, paraissait sortir de sa peur; il voulut
reconduire son hote jusqu'a la grille ou il avait attache son cheval.
"Vous avez la une jolie petite bete, lui dit-il en examinant _Corbeau_ d'un
air de connaisseur. C'est un _brennoux_, bonne race, solide et sobre.
Etes-vous bon cavalier?

--J'ai plus d'habitude et de hardiesse que de science; repondit Emile; je
n'ai pas encore eu le temps d'apprendre l'equitation par principes, mais je
compte le faire des que l'occasion sera favorable.

--C'est un noble et salutaire exercice, reprit le marquis; si vous voulez
venir me voir quelquefois, je mettrai le peu que je sais a votre service."

Emile accepta avec politesse l'offre du marquis; mais il ne put s'empecher
de jeter un coup d'oeil sur le fluet personnage qui se posait devant lui en
professeur.

"Cet animal est-il bien dresse? demanda M. de Boisguilbault en caressant
l'encolure de _Corbeau_.

--Il est docile et genereux, mais c'est d'ailleurs un ignorant comme son
maitre.

--Je n'aime pas beaucoup les animaux, reprit le marquis; pourtant je
m'occupe quelquefois de ceux-la, et je vous ferai voir d'assez beaux
eleves. Voulez-vous me permettre d'essayer les qualites du votre?"

Emile s'empressa de presenter au vieux marquis le flanc de son coursier;
mais, dans la crainte d'un accident, et voyant avec quelle lenteur et
quelle difficulte le vieillard s'enlevait sur l'etrier, il ne put
s'empecher de le prevenir, au risque de lui faire injure, que _Corbeau_
etait un peu vif et chatouilleux,

Le marquis recut cet avis sans orgueil, mais n'en persista pas moins dans
son projet avec une gravite assez comique. Emile tremblait pour son vieux
hote, et _Corbeau_ tressaillait de colere et de crainte sous cette main
etrangere. Il essaya meme d'entrer en revolte, et, a la douceur du marquis
envers cette rebellion, on eut dit qu'il n'etait pas fort tranquille
lui-meme. "La, la, mon petit ami, lui disait-il en le flattant de la main,
ne nous fachons point."
                
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