George Sand

Le pГ©chГ© de Monsieur Antoine, Tome 1
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Mais ce n'etait la que la consequence de ses principes, qui lui
defendaient, comme un crime de lese-science, de maltraiter les chevaux. Peu
a peu il apaisa sa monture sans la chatier, et, la faisant marcher dans sa
grande cour nue et sablee comme un manege, il l'essaya dans toutes ses
allures, et lui fit executer avec une facilite extraordinaire les divers
mouvements et changements de pied qu'il aurait pu exiger d'un cheval
dresse. _Corbeau_ parut se soumettre sans efforts; mais lorsque le marquis
le rendit a Emile, ses naseaux enflammes et sa croupe luisante de sueur
revelaient la mysterieuse contrainte que cette main ferme et ces longues
jambes inflexibles lui avaient fait subir.

"Je ne le croyais pas si savant! dit Emile en maniere d'eloge au marquis.

--C'est un animal fort intelligent," repondit celui-ci avec modestie.

Lorsque Emile fut remonte a cheval, _Corbeau_ se cabra et bondit avec
fureur, comme pour se venger sur un cavalier moins experimente de
l'ennuyeuse lecon qu'il avait prise.

"Voila un _mort_ singulier! se disait Emile en descendant rapidement le
chemin qui le ramenait aupres de Jean Jappeloup, et en pensant a ce marquis
asthmatique, qui se troublait devant un enfant et domptait un cheval
fougueux. Est-ce que cette face cadaverique et cette voix eteinte
appartiendraient a un caractere de fer?"

Il trouva le charpentier rempli d'impatience et d'inquietude, et quand il
lui eut rendu compte de la conference: "C'est bien; je vous remercie, et je
vous confie mes interets, dit-il. Mais il faut aussi qu'on s'aide
soi-meme, et c'est ce que je vais faire. Pendant que vous allez ecrire aux
autorites, je vais les trouver, moi. Vos ecritures prendront du temps, et
je ne dormirai pas que je n'aie embrasse mes amis de Gargilesse en plein
jour au sortir de vepres, sous le porche de notre eglise. Je pars pour la
ville ...

--Et si on vous arrete en chemin?

--On n'arrete pas sur les chemin que je connais, et que les gendarmes ne
connaissent pas. J'arriverai de nuit; je me glisserai dans la cuisine du
procureur du roi. Sa servante est ma niece. J'ai bonne langue, je
m'expliquerai; je dirai mes raisons, et demain, avant le soir, je rentrerai
tete levee dans mon village."

Sans attendre la reponse d'Emile, le charpentier partit comme un trait, et
disparut dans les broussailles.




XII.

DIPLOMATIE INDUSTRIELLE.


Lorsque Emile annonca a son pere que le charpentier avait trouve un
liberateur, et qu'il lui eut rendu compte de l'emploi de sa journee, M.
Cardonnet devint soucieux, et garda pendant quelques instants un silence
aussi problematique que les pauses et les soupirs de M. de Boisguilbault.
Mais la froideur apparente de ces deux hommes ne pouvait etablir entre eux
aucune ressemblance de caractere. Elle etait toute d'instinct, d'habitude
et d'impuissance chez le marquis, au lieu qu'elle avait ete acquise par
l'industriel a grand renfort de volonte. Chez le premier, elle provenait de
la lenteur et de l'embarras de la pensee: chez l'autre, au contraire, elle
servait de voile et de frein a l'activite de pensees trop impetueuses.
Enfin, elle etait jouee chez M. Cardonnet. C'etait une dignite d'emprunt,
un role pour imposer aux autres hommes; et, pendant qu'il paraissait se
contenir ainsi, il calculait tumultueusement les effets et les moyens de sa
colere pres d'eclater. Aussi lorsque l'irresolution chagrine de M. de
Boisguilbault aboutissait a quelques monosyllabes mysterieux, le calme
trompeur de M. Cardonnet couvait un orage dont il retardait a son gre
l'explosion, mais qui s'exhalait tot ou tard en paroles nettes et
significatives. On eut pu dire que la vie de l'un s'alimentait par ses
manifestations puissantes, tandis que celle de l'autre s'epuisait en
emotions refoulees.

M. Cardonnet savait fort bien que son fils n'etait pas facile a persuader,
et que l'intimider par la violence ou la menace etait impossible. Il
s'etait trop souvent heurte a ce caractere energique, il avait trop eprouve
sa force de resistance, quoique ce n'eut ete jusqu'alors que dans les
petites occasions offertes au jeune age, pour ne pas savoir qu'il fallait
avant tout lui inspirer un respect fonde. Il ne commettait donc guere de
fautes en sa presence, et s'observait, au contraire, avec un soin extreme.

"Eh bien, mon pere, etes-vous donc fache de ce qui arrive d'heureux a ce
pauvre Jean? dit Emile, et me blamez-vous d'avoir couru au-devant des
bonnes intentions de son sauveur? Je me suis fait fort de votre concours,
et il faudra bien que ce mefiant charpentier apprenne a vous connaitre, a
vous respecter, et meme a vous aimer.

--Tout cela, dit M. Cardonnet, ce sont des paroles. Il faut de suite ecrire
pour lui. Mon secretaire est occupe, mais je presume que tu voudras bien
prendre quelquefois sa place dans les occasions delicates.

--Oh! de tout mon coeur, s'ecria Emile.

--Ecris donc, je vais te dicter."

Et M. Cardonnet redigea plusieurs lettres remplies de zele, de sollicitude
pour le delinquant, et tournees avec un rare esprit de convenance et de
dignite. Il allait jusqu'a offrir aussi sa caution pour Jean Jappeloup, au
cas, chose impossible pourtant, disait-il, ou M. de Boisguilbault, qui
avait prevenu ses intentions, se desisterait de sa parole. Quand ces
lettres furent signees et fermees, il dit a Emile de les faire partir de
suite par un expres, et il ajouta:

"Maintenant j'ai fait ta volonte; j'ai interrompu mes occupations pour que
ton protege n'eut pas a souffrir du moindre retard. Je retourne a mes
travaux. Nous dinerons dans une heure, et tu tiendras ensuite compagnie a
ta mere, que tu as un peu delaissee tout le jour. Mais ce soir, quand les
ouvriers auront fini leur tache, j'espere que tu seras tout a moi, et que
je pourrai t'entretenir de choses serieuses.

--Mon pere, je suis a vous ce soir et toute ma vie, vous le savez bien,"
dit Emile en l'embrassant.

M. Cardonnet s'applaudit de n'avoir pas cede a un premier mouvement
d'humeur; il venait de ressaisir tout son ascendant sur Emile. Le soir,
lorsque l'usine etant fermee, les ouvriers furent congedies, il se rendit
dans une partie de son jardin que l'inondation n'avait pu atteindre, et se
promena longtemps seul, reflechissant a ce qu'il allait dire a cet enfant
difficile a manier, et ne voulant pas le faire appeler avant de se sentir
parfaitement maitre de lui-meme.

La fatigue fievreuse qui suit une journee de surveillance et de
commandement, le spectacle de devastation qu'il avait encore sous les yeux,
et peut-etre aussi l'etat de l'atmosphere, n'etaient pas tres-propres a
calmer l'irritation nerveuse habituelle chez M. Cardonnet. La temperature
avait eprouve une revolution trop soudaine et trop violente pour n'etre pas
encore insolite et relachee. L'air tiede etait charge de vapeurs, comme au
mois de novembre, quoiqu'on fut en plein ete. Mais ce n'etaient pas les
brouillards frais et transparents de l'automne, c'etait plutot une fumee
suffocante qui s'exhalait de la terre. L'allee ou l'industriel marchait a
grands pas etait bordee, d'un cote, de buissons de rosiers et d'autres
fleurs splendides. De l'autre ce n'etaient que debris, planches charriees
et entassees en desordre, enormes cailloux roules par les eaux; et depuis
cette limite ou s'etait arretee l'inondation, jusqu'au lit de la riviere,
plusieurs arpents de jardin, couverts d'une vase noire rayee de sables
rouges, offraient l'aspect de quelque foret d'Amerique ravagee et entrainee
a demi par les debordements de l'Ohio ou du Missouri. Les jeunes arbres
renverses pele-mele entre-croisaient leurs troncs et leurs branches dans
des flaques d'eau stagnantes, qui ne pouvaient s'ecouler sous ces digues
fortuites. De belles plantes fletries et souillees faisaient de vains
efforts pour se relever, et restaient couchees dans la boue, tandis que,
chez quelques autres, la vegetation, satisfaite de l'humidite, avait fait
deja eclore, sur des rameaux a demi brises, des fleurs superbes et
triomphantes. Leur senteur delicieuse combattait l'odeur saumatre des
terres limoneuses, et lorsqu'une faible brise soulevait la brume, ces
parfums et ces puanteurs etranges passaient alternativement. Une nuee de
grenouilles, qui semblaient etre tombees avec la pluie, croassaient dans
les roseaux d'une maniere epouvantable; et le bruit de l'usine, qu'il
n'etait pas encore possible d'arreter, et dont les rouages se fatiguaient
en pure perte, causait a M. Cardonnet une impatience febrile. Cependant le
rossignol chantait dans les bocages restes debout, et saluait la pleine
lune avec l'insouciance d'un amant ou d'un artiste. C'etait pourtant un
melange de bonheur et de consternation, de laideur et de beaute, comme si
la puissante nature se fut moquee de pertes ruineuses pour les hommes,
legeres pour elle qui n'avait besoin que d'une journee de soleil et d'une
nuit de fraicheur pour les reparer.

Malgre les efforts de Cardonnet pour concentrer sa reflexion sur ses
interets de famille, il etait a chaque instant trouble et distrait par le
souci de ses interets pecuniaires. "Maudit ruisseau pensait-il, en fixant
malgre lui ses regards sur le torrent qui roulait fier et moqueur a ses
pieds, quand donc renonceras-tu a une lutte impossible? Je saurai bien
t'enchainer et te contenir. Encore de la pierre, encore du fer, et tu
couleras captif dans les limites que ma main veut te tracer. Oh! je saurai
regler ta force insensee, prevoir tes caprices, stimuler tes langueurs et
briser tes coleres. Le genie de l'homme doit rester ici vainqueur des
aveugles revoltes de la nature. Vingt ouvriers de plus, et tu sentiras le
frein. De l'argent, et toujours de l'argent! Il faut une bien petite
montagne de ce metal pour arreter des montagnes d'eau. Tout est dans la
question de temps et d'opportunite. Il faut que mes produits arrivent au
jour marque, pour compenser mes depenses. Un mois d'indifference et de
defaillance perdrait tout. Le credit est un abime qu'il faut creuser sans
hesitation, parce qu'au fond est le tresor du benefice. Creusons encore!
creusons toujours! Sot et lache est celui qui s'arrete en chemin et qui
laisse ses avances et ses projets s'engloutir dans le vide. Non, non,
torrent perfide, terreurs de femmes, pronostics menteurs des envieux, vous
ne m'intimiderez pas, vous ne me ferez pas renoncer a mon oeuvre, quand j'y
ai fait tant de sacrifices, quand la sueur de tant d'hommes a deja coule en
vain, quand mon cerveau a deja depense tant d'efforts et mon intelligence
enfante tant de prodiges! Ou cette eau roulera mon cadavre dans la fange,
ou elle portera docilement les tresors de mon industrie!"

Et dans la tension penible de sa volonte, M. Cardonnet frappait du pied le
rivage avec une sorte d'enthousiasme furieux.

Cependant il en revint a penser que de son propre sein etait sorti un
obstacle plus effrayant pour l'avenir que le torrent et les tempetes. Son
fils pouvait tout contrarier ou du moins tout detruire en un jour. Quelles
que soient l'aprete et la personnalite jalouse de l'homme, il ne peut
jamais se satisfaire en travaillant pour lui seul, et il n'est point de
capitaliste qui ne vive dans l'avenir par les liens de la famille.
Cardonnet sentait au fond de ses entrailles un amour sauvage pour son fils.
Oh! s'il avait pu refondre cette ame rebelle, et identifier Emile a sa
propre existence! Quel orgueil, quelle securite n'eut-il pas goutes? Mais
cet entant, qui avait des facultes eminentes pour tout ce qui n'etait pas
le voeu de son pere, semblait avoir concu pour la richesse un mepris
systematique, et il fallait trouver un joint, un point vulnerable pour
faire entrer en lui cette passion terrible. Cardonnet savait bien quelles
cordes il fallait faire vibrer; mais pourrait-il contrarier et changer
assez la nature de son propre esprit et de son propre talent, pour ne
produire aucune dissonance? L'instrument etait a la fois delicat et
puissant. La moindre faute d'harmonie dans le systeme qu'il fallait exposer
trouverait un juge attentif et perspicace.

Enfin il fallait que Cardonnet, cet homme a la fois violent et habile, mais
en qui les habitudes de domination l'emportaient sur celles de la ruse, se
livrat a lui-meme un combat terrible, etouffat toute emotion emportee, et
parlat le langage d'une conviction qui n'etait pas tout a fait la sienne.
Enfin, se sentant plus calme et se croyant suffisamment prepare, il fit
appeler Emile et retourna attendre a la meme place ou il avait ete plonge
dans une longue et penible meditation.

"Eh bien, mon pere, dit le jeune homme, en prenant sa main avec tendresse
et tres emu, car il sentait approcher le moment ou il saurait ce qui devait
l'emporter dans son coeur, ou de l'amour filial ou de la terreur et du
blame, me voici bien dispose a recevoir avec respect les confidences que
vous m'avez promises. J'ai vingt et un ans, et je me sens devenir un homme.
Vous avez bien tarde a m'emanciper de la loi du silence et de la confiance
aveugle: mon coeur s'est soumis tant qu'il a pu, mais ma raison commence a
parler bien haut, et j'attends votre voix paternelle pour les mettre
d'accord. Vous allez le faire, je n'en doute pas, et m'ouvrir les portes de
la vie; car jusqu'ici je n'ai fait que rever, attendre et chercher. J'ai
flotte dans des doutes etranges, et j'ai deja bien souffert sans oser vous
le dire. A present vous me guerirez, vous me donnerez la clef de ce
labyrinthe ou je m'egare; vous me tracerez, vers l'avenir, une route que
j'aimerai a suivre. Heureux et fier si j'y peux marcher avec vous!

--Mon enfant, repondit M. Cardonnet, un peu trouble de ce debut plein
d'effusion, tu as pris _la-bas_, l'habitude d'un langage emphatique que je
ne peux pas imiter. Ces manieres de dire sont mauvaises, en ce que l'esprit
s'echauffe et s'exalte, puis bientot s'egare, dans un exercice de
sensibilite exageree. Je sais que tu m'aimes et que tu crois en moi. Tu
sais que je te cheris uniquement, et que ton avenir est mon seul but, ma
seule pensee. Parlons donc raisonnablement, froidement, s'il est possible.
Recapitulons d'abord un peu ta courte et heureuse existence. Tu es ne dans
l'aisance, et, comme je travaillais assidument, la richesse est venue se
placer sous tes pas, si vite et si naturellement en apparence, que tu ne
t'en es guere apercu. Chaque annee augmentait la puissance d'extension de
ta carriere future, et tu etais a peine sorti de l'enfance que j'avais
songe a ta vieillesse et a l'avenir de tes enfants. Tu montrais
d'heureuses dispositions; mais ce n'etait encore que pour des arts futiles,
des choses d'agrement, le dessin, la musique, la poesie ... J'ai du
combattre et j'ai combattu le developpement de ces instincts d'artiste,
quand j'ai vu qu'ils menacaient d'envahir des facultes plus necessaires et
plus serieuses.

"En creant ta fortune, je creais tes devoirs. Les beaux arts sont la
benediction et la richesse du pauvre; mais la richesse exige des forces
mieux trempees pour supporter le poids des obligations qu'elle impose. Je
me suis interroge moi-meme; j'ai vu ce qui avait manque a mon education, et
j'ai pense que nous devions nous completer l'un par l'autre, puisque nous
etions, par la loi du sang, solidaires de la meme entreprise. J'avais
l'intelligence des theories industrielles auxquelles je me suis voue; mais,
n'ayant pas ete rompu a la pratique d'assez bonne heure, n'ayant pas etudie
la specialite de ma vocation, n'arrivant que par l'instinct et une sorte de
divination aux solutions de la geometrie et de la mecanique, j'etais expose
a faire des fautes, a m'engager dans de fausses voies, a me laisser egarer
par mes reves ou ceux des autres, enfin a perdre, outre des sommes
d'argent, des jours, des semaines, des annees, le temps enfin, qui est le
plus precieux de tous les capitaux. J'ai donc voulu que tu fusses instruit
dans ces sciences au sortir du college, et tu t'es astreint, malgre ton
jeune age, a des travaux ardus. Mais ton esprit a voulu bientot prendre un
essor qui t'eloignait de mon but.

"L'etude des sciences exactes te conduisait, malgre moi, malgre toi-meme, a
la passion des sciences naturelles, et, prenant des chemins de rencontre,
tu ne songeais qu'a l'astronomie et aux reveries des mondes ou nous ne
pouvons penetrer. Apres une lutte ou je ne fus pas le plus fort, je te fis
abandonner ces sciences, faute de pouvoir te ramener a une saine et utile
application; et renoncant a faire de toi un mecanicien, je cherchai en quoi
tu pourrais m'etre utile. Quand je dis m'etre utile, j'imagine que tu ne te
meprends pas sur le sens des mots. Ma fortune etant la tienne, je devais te
former pour cette oeuvre qui bientot aura probablement use ma vie a ton
profit; c'est dans l'ordre. Je suis heureux de faire mon devoir, et j'y
persisterai malgre toi, s'il le faut. Mais la raison et l'amour paternel ne
devaient-ils pas me pousser a te rendre propre, sinon au developpement, du
moins a la conservation et a la defense de cette fortune? L'ignorance ou
j'etais de la legislation m'avait mis cent fois a la merci des conseils
ignares ou perfides; j'avais ete la proie de ces parasites de la chicane,
qui, n'ayant ni vrai savoir, ni saine intelligence des affaires, exigent
une soumission aveugle de leurs clients, et compromettent leurs plus graves
interets par sottise, entetement, presomption, fausse tactique, vaines
subtilites et le reste. Je me suis dit alors qu'avec une intelligence
claire et prompte comme la tienne, tu pouvais, en peu d'annees, apprendre
le droit, et te faire une assez juste idee des details de la procedure,
pour n'avoir jamais besoin d'autre guide, d'autre conseil, d'autre
confident, surtout, que toi-meme. Je n'ai jamais voulu faire de toi un
rheteur, un avocat, un comedien de cour d'assises; mais je t'ai demande de
prendre tes inscriptions et de passer tes examens ... Tu me l'avais promis!

--Eh bien, mon pere, me suis-je revolte, ai je manque a ma parole? dit
Emile, surpris d'entendre M. Cardonnet parler avec un mepris superbe et
quasi insolent de ces professions, dont il avait essaye de faire ressortir
l'honneur et l'eclat, lorsqu'il s'etait agi de decider son fils a les
etudier.

--Emile, reprit l'industriel, je ne veux pas te faire de reproches; mais tu
as une maniere passive et apathique de te resigner, cent fois pire que la
resistance. Si j'avais pu prevoir que tu perdrais ton temps, j'aurais vite
songe a quelque autre chose; car, je te l'ai dit, le temps est le capital
des capitaux, et voila deux annees de ton existence qui n'ont rien produit
pour le developpement de tes moyens, et par consequent pour ton avenir.

--Je me flatte pourtant du contraire, dit Emile en souriant avec un melange
de douceur et de fierte, et je puis vous assurer, mon pere, que j'ai
beaucoup travaille, beaucoup lu, beaucoup pense, je n'ose pas dire beaucoup
acquis, durant mon sejour a Poitiers.

--Oh! je sais fort bien ce que tu as lu et appris, Emile! je m'en suis
apercu de reste a tes lettres, quand meme je ne l'aurais pas su par mon
correspondant; et je te declare que toute cette belle science
philosophico-metaphysico-politico-economique est ce qu'il y a, a mon sens,
de plus creux, de plus faux, de plus chimerique et de plus ridicule, pour
ne pas dire de plus dangereux, pour la jeunesse. C'est a tel point que tes
dernieres lettres m'auraient fait pamer de rire comme juge si, comme pere,
je n'en avais eprouve un chagrin mortel; et c'est precisement en voyant que
tu etais monte sur un nouveau dada, et que tu allais encore une fois
prendre ton vol a travers les espaces, que j'ai resolu de te rappeler
aupres de moi, soit pour un temps, soit pour toujours, si je ne reussis pas
a te remettre l'esprit.

--Votre raillerie et votre dedain sont bien cruels, mon pere, et affligent
plus mon coeur qu'ils ne blessent mon amour-propre. Que je ne sois pas
d'accord avec vous, c'est possible: je suis pret a vous entendre refuser
toutes mes croyances; mais que, lorsque pour la premiere fois de ma vie,
j'eprouvais le besoin et j'avais le courage de verser dans votre sein
toutes mes pensees et toutes mes emotions, vous me repoussiez avec
ironie ... c'est bien amer, et cela me fait plus de mal que vous ne pensez.

--Il y a plus d'orgueil que tu ne penses, toi, dans cette douceur puerile.
Ne suis-je, pas ton pere, ton meilleur ami? Ne dois-je pas te faire
entendre la verite quand tu t'abuses et te ramener quand tu t'egares?
Allons! arriere la vanite entre nous! Je fais de ton intelligence plus de
cas que toi-meme, puisque je ne veux pas la laisser se deteriorer par de
mauvais aliments. Ecoute moi, Emile! je sais fort tien que c'est la mode
chez les jeunes gens d'aujourd'hui de se poser en legislateurs, de
philosopher sur toutes choses, de reformer des institutions qui dureront
plus longtemps qu'eux, d'inventer des religions, des societes, une morale
nouvelle. L'imagination se plait a ces chimeres, et elles sont fort
innocentes quand elles ne durent pas trop longtemps. Mais il faut laisser
cela sur les bancs de l'ecole, et avant de la detruire, connaitre et
pratiquer la societe: on s'apercoit bientot qu'elle vaut encore mieux que
nous, et que le plus sage est de s'y soumettre avec adresse et tolerance.
Te voila trop grand garcon pour gaspiller tes desirs et tes reflexions sur
un sujet sans fond. Je desire que tu t'attaches a la vie reelle, positive;
qu'au lieu de t'epuiser en critiques sur les lois qui nous gouvernent, tu
en etudies le sens et l'application. Si cette etude, au contraire, te porte
a un esprit de reaction et de depit contre la verite, il faut l'abandonner,
et aviser a trouver quelque chose d'utile a faire et a quoi tu te sentes
propre. Voyons, nous sommes ici pour nous entendre et pour conclure: pas de
vaines declamations, pas de dithyrambes poetiques, contre le ciel et les
hommes! Pauvres creatures d'un jour, nous n'avons pas de temps a perdre a
interroger notre destinee avant et apres notre courte apparition sur la
terre. Nous ne resoudrons jamais cette enigme. Nous avons pour devoir
religieux de travailler ici-bas sans relache et de nous en aller sans
murmure. Nous devons compte de notre labeur a la generation qui nous
precede et qui nous forme, et a celle qui nous suit et que nous formons.
C'est pourquoi les liens de famille sont sacres, et l'heritage inalienable,
malgre vos belles theories communistes auxquelles je n'ai jamais pu rien
comprendre, parce qu'elles ne sont pas mures, et qu'il faut encore des
siecles au genre humain pour les admettre. Reponds-moi, que veux-tu faire?

--Je n'en sais absolument rien, repondit Emile accable sous l'etroitesse et
la froideur de tant de lieux communs, debites avec une facilite hautaine et
brutale. Vous tranchez si fierement des questions qu'il me faudra peut-etre
toute ma vie pour resoudre, que je ne saurais vous suivre dans cette course
ardente vers un but inconnu. Je suis trop faible et trop borne apparemment
pour trouver dans ma propre activite la recompense ou le motif de tant
d'efforts. Mes gouts ne m'y portent nullement. J'aime le travail de
l'esprit, et j'aimerais celui du corps, si l'un devenait le serviteur de
l'autre pour conquerir les satisfactions du coeur; mais travailler pour
acquerir, et acquerir pour conserver, et pour acquerir encore, jusqu'a ce
que la mort mette un terme a cette soif aveugle, voila ce qui n'a ni sens
ni attrait pour moi. Il n'est en moi aucune faculte que vous puissiez
employer a cet usage; je ne suis pas ne joueur, et les chances passionnees
de la hausse et de la baisse d'une fortune ne me causeront jamais la
moindre emotion.

"Si mes aspirations et mes enthousiasmes sont des chimeres indignes d'un
esprit serieux, s'il n'y a pas une verite eternelle, une raison divine des
choses, un ideal qu'on puisse porter dans l'ame, pour se soutenir et se
diriger a travers les maux et les injustices du present, je n'existe plus,
je ne crois plus a rien; je consens a mourir pour vous, mon pere; mais
vivre et combattre comme vous et avec vous, je n'ai ni coeur, ni bras, ni
tete pour ce genre de travail."

M. Cardonnet se sentit fremir de colere, mais il se contint. Ce n'etait pas
sans dessein qu'il avait provoque si maladroitement l'indignation et la
resistance de son fils. Il avait voulu l'amener a dire toute sa pensee, et
tater, pour ainsi dire, son enthousiasme. Quand il vit, au ton amer et a
l'expression desesperee du jeune homme, que cela etait aussi serieux qu'il
l'avait craint, il resolut de tourner l'obstacle, et de manoeuvrer de
maniere a ressaisir son influence.




XIII.

LA LUTTE.


"Emile, reprit l'industriel avec un calme bien joue, je vois que nous
parlons depuis quelques instants sans nous comprendre, et que, si nous
continuons sur ce ton-la, tu vas me chercher querelle et me traiter comme
si tu etais un jeune saint et moi un vieux paien. A qui en as-tu? J'avais
bien raison, en commencant, de vouloir te mettre en garde contre
l'enthousiasme. Toute cette chaleur de cerveau n'est qu'une effervescence
de jeunesse, et tu ne comprendras plus a mon age, quand tu auras un peu
l'experience et l'habitude du devoir, qu'il soit necessaire de se battre
les flancs pour etre honnete et de faire sonner si haut ses convictions.
Prends garde a l'emphase, qui n'est que le langage de la vanite satisfaite.
Voyons, enfant, crois-tu, par hasard, que la loyaute, la moralite, la bonne
foi dans les engagements, les sentiments d'humanite, la pitie pour les
malheureux, le devouement a son pays, le respect des droits d'autrui, les
vertus de famille et l'amour du prochain, soient des vertus bien rares, et
quasi impossibles dans le temps et le monde ou nous vivons?

--Oui, mon pere, je le crois fermement.

--Moi, je ne le pense pas. Je suis moins misanthrope a cinquante ans que
toi a vingt et un: j'ai moins mauvaise opinion de mes semblables,
apparemment faute de posseder tes lumieres et la surete de ton coup
d'oeil!...

--Au nom du ciel! ne me raillez pas, mon pere, vous me dechirez le coeur.

--Eh bien, parlons serieusement. Je veux bien supposer avec toi que ces
vertus soient la religion et la regle d'un petit nombre. Me feras-tu au
moins l'honneur de supposer qu'elles ne sont pas absolument inconnues a ton
pere?

--Mon pere, la plupart de vos actions m'ont prouve que faire le bien etait
votre unique ambition. Pourquoi donc vos paroles semblent-elles prendre a
tache de me prouver que vous avez un but moins noble?

--Voila ou j'en veux venir precisement. Tu m'accordes d'avoir une conduite
irreprochable, et pourtant tu te scandalises de m'entendre invoquer le
calme de la raison et les conseils de la saine logique. Dis-moi, que
penserais-tu de ton pere si, a toute heure, tu l'entendais declamer contre
ceux qui n'imitent pas son exemple? Si, se posant en modele, et tout gonfle
de l'amour et de l'admiration de lui-meme, il te fatiguait a tout propos de
son propre eloge et d'anathemes lances au reste du genre humain? Tu
garderais le silence et tu jetterais un voile sur ce ridicule travers;
mais, malgre toi, tu penserais que ton brave homme de pere a une faiblesse
deplorable et que sa vanite nuit a son merite.

--Sans doute, mon pere, j'aime mieux votre reserve et le bon gout de votre
modestie; mais lorsque nous sommes seuls ensemble, et dans les rares et
solennelles occasions ou, comme aujourd'hui, vous daigneriez m'ouvrir
votre coeur, ne serais-je pas bien heureux de vous entendre exalter les
grandes idees et me verser un saint enthousiasme, au lieu de vous voir
denigrer et refouler mes aspirations avec mepris?

--Ce ne sont ni les grandes idees que je meprise, ni tes bons desirs que je
raille. Ce que je repousse et veux etouffer en toi, ce sont les
declamations, et les forfanteries des nouvelles ecoles humanitaires. Je ne
puis souffrir qu'on erige en verites inconnues jusqu'a ce jour des
principes aussi vieux que le monde. Je voudrais que tu aimasses le devoir
avec un calme inebranlable, et te le voir pratiquer avec le silence stoique
de la vraie conviction. Crois-moi, ce n'est pas d'hier que nous connaissons
le bien et le mal, et, pour aimer la justice, je n'ai pas attendu que tu
allasses sucer la manne celeste en fumant des cigares sur le pave de
Poitiers.

--Tout cela peut etre vrai en general, mon pere, dit Emile ranime par
l'ironie obstinee de M. Cardonnet. Il y a de vieux citoyens qui, comme
vous, pratiquent la vertu sans ostentation, et il peut y avoir
d'impertinents ecoliers qui la prechent sans l'aimer et quasi sans la
connaitre. Mais ce dernier trait de satire, je ne saurais le prendre pour
moi, ni pour mes jeunes amis. Je ne crois pas etre autre chose qu'un enfant
et ne me pique d'aucune experience. Au contraire, je viens avec respect et
confiance, rempli seulement de bons instincts et de bonnes intentions, vous
demander la verite, le conseil, l'exemple, l'aide et les moyens. Je n'ai
pour moi que mes jeunes idees et je vous en fais hommage.

"Revolte des effrayantes contradictions que les lois de la societe
connaissent et sanctionnent, je vous supplie de me dire comment vous avez
pu les accepter sans protestations et rester honnete homme. Je m'avoue
faible et ignorant, puisque je n'en apercois pas la possibilite. Dites-le
moi donc enfin, au lieu de me couvrir de sarcasmes glaces. Suis-je coupable
de demander la lumiere? suis-je insolent et fou parce que je veux savoir
les lois de ma conscience et le but de ma vie? Oui, votre caractere est
digne, et votre tenue sage et mesuree; oui, votre coeur est bon et votre
main liberale. Oui, vous secourez le pauvre et vous recompensez son labeur.

"Mais ou allez-vous par ce chemin si droit et si sur? Je trouve que parfois
vous manquez d'indulgence, et votre severite m'a effraye souvent.

"Je me suis toujours dit que vous aviez la vue plus claire et l'esprit plus
prevoyant que les natures tendres et timides, que le mal momentane que vous
faisiez souffrir etait en vue d'un bien durable et d'un talent assure;
aussi, malgre mes repugnances pour les etudes que vous m'imposiez, malgre
mes gouts sacrifies a vos vues cachees, mes desirs souvent froisses et
etouffes en naissant, je me suis impose la loi de vous suivre et de vous
obeir en tout.

"Mais le moment est venu ou il faut que vous m'ouvriez les yeux, si vous
voulez que je puisse accomplir cet effort surhumain; car l'etude du droit
ne satisfait pas ma conscience: je ne concois pas que je puisse jamais
m'engager dans les luttes de la procedure, encore moins que je m'astreigne
comme vous a presser le travail des hommes a mon profit, si je ne vois
clairement ou je vais et quel sacrifice utile a l'humanite j'aurai accompli
au prix de mon bonheur.

--Ton bonheur serait donc de ne rien faire et de vivre les bras croises, a
regarder les astres? Il semble que tout travail t'irrite ou te fatigue,
meme le droit, que tous les jeunes gens apprennent en se jouant?

--Mon pere, vous savez bien le contraire; vous m'avez vu me passionner
pour des etudes plus abstraites, et vous m'avez arrete comme si j'avais
couru a ma perte. Vous savez bien, pourtant, quel etait mon voeu, lorsque
vous me pressiez de chercher une application materielle des sciences que je
preferais. Vous ne vouliez pas que je fusse artiste et poete: peut-etre
aviez-vous raison; mais j'aurais pu etre naturaliste, tout au moins
agriculteur, et vous m'en avez empeche. C'etait pourtant une application
reelle et pratique.

"L'amour de la nature m'entrainait a la vie des champs. Le plaisir infini
que je trouvais a sonder ses lois et ses mysteres, me conduisait
naturellement a penetrer ses forces cachees, et a vouloir les diriger et
les feconder par un travail intelligent.

"Oui, la etait ma vocation, n'en doutez pas. L'agriculture est en enfance;
le paysan s'epuise aux travaux grossiers de la routine; des terres immenses
sont incultes. La science decuplerait les richesses territoriales et
allegerait la fatigue de l'homme.

"Mes idees sur la societe s'accordaient avec le reve de cet avenir. Je vous
demandais de m'envoyer etudier dans quelque ferme-modele. J'aurais ete
heureux de me faire paysan, de travailler d'esprit et de corps, d'etre en
contact perpetuel avec les hommes et les choses de la nature. Je me serais
instruit avec ardeur, j'aurais creuse plus avant que d'autres peut-etre le
champ des decouvertes! Et, un jour, sur quelque lande deserte et nue
transformee par mes soins, j'aurais fonde une colonie d'hommes libres,
vivant en freres et m'aimant comme un frere.

"C'etait la toute mon ambition, toute ma soif de fortune et de gloire.
Etait-ce donc insense? et pourquoi avez-vous exige que j'allasse apprendre
servilement un code qui ne sera jamais le mien?

--Voila, voila! dit M. Cardonnet en haussant les epaules; voila l'utopie
du frere Emile, frere morave, quaker, neo-chretien, neo-platonicien, que
sais-je? C'est superbe, mais c'est absurde.

--Eh bien, dites donc pourquoi, mon pere; car vous prononcez toujours la
sentence sans la motiver.

--Parce que, melant tes utopies de socialiste a tes speculations creuses de
savant, tu aurais verse des tresors sur la pierre, tu n'aurais fait pousser
ni froment sur le sol sterile, ni hommes capables de vivre en freres sur la
terre commune. Tu aurais depense follement d'une main ce que j'aurais
amasse de l'autre; et a quarante ans, epuise de fantaisies, a bout de genie
et de confiance, degoute de l'imbecillite ou de la perversite de tes
disciples, fou peut-etre, car c'est ainsi que finissent les ames sensibles
et romanesques, lorsqu'elles veulent appliquer leurs reves, tu me serais
revenu accable de ton impuissance, irrite contre l'humanite, et trop vieux
pour reprendre le bon chemin. Au lieu que, si tu m'ecoutes et me suis, nous
marcherons ensemble sur une route droite et sure, et avant qu'il soit dix
ans, nous aurons fait une fortune dont je n'ose te dire le chiffre, tu n'y
croirais pas.

--Admettons que ce ne soit pas un reve, aussi, mon pere, et peu m'importe
jusqu'a present; que ferons-nous de cette fortune?

--Tout ce que tu voudras, tout le bien que tu reveras alors; car je ne suis
pas inquiet pour la raison et la prudence, si tu laisses venir l'experience
de la vie, et murir paisiblement ta cervelle.

--Eh quoi! nous ferons le bien? oui, c'est de cela qu'il faut me parler,
mon pere, et je suis tout oreilles! Quel sera ce bonheur dont nous doterons
les hommes?

--Tu le demandes! Quel mystere divin cherches-tu donc ailleurs que dans les
choses humaines? Nous aurons procure a toute une province les bienfaits de
l'industrie! Et ne sommes-nous pas deja sur la voie? Le travail n'est-il
pas la source et l'aliment du travail? ne faisons-nous pas travailler deja
ici plus d'hommes en un jour que l'agriculture et les petites industries
barbares que je tends a supprimer n'en occupaient dans un mois? Leurs
salaires ne sont-ils pas augmentes? Ne sont-ils pas a meme d'acquerir
l'esprit d'ordre, la prevoyance, la sobriete, toutes les vertus qui leur
manquent? Ou donc sont cachees ces vertus, seul bonheur du pauvre? dans le
travail absorbant, dans la fatigue salutaire et dans le salaire
proportionne. Le bon ouvrier a l'esprit de famille, le respect de la
propriete, la soumission aux lois, l'economie, l'habitude et les tresors de
l'epargne. C'est l'oisivete de tous les mauvais raisonnements qu'elle
engendre qui le perdent. Occupez-le, ecrasez-le de besogne; il est robuste,
il le deviendra davantage; il ne revera plus le bouleversement de la
societe. Il mettra de la regle dans sa conduite, de la proprete dans sa
maison, il y apportera le bien-etre et la securite. Et s'il devient vieux
et infirme, quelque bonne volonte que vous ayez de le secourir, ce ne sera
plus necessaire. Il aura songe lui-meme a l'avenir; il n'aura pas besoin
d'aumones et de protections comme votre ami Jappeloup le vagabond; il sera
veritablement un homme libre. Il n'y a pas d'autre moyen de sauver le
peuple, Emile. Je suis fache de te dire que ce sera plus long a realiser qu
une utopie a concevoir; mais si l'entreprise est rude et longue, elle est
digne d'un philosophe comme toi, et je ne la trouve pas au-dessus des
forces d'un travailleur de mon espece.

--Quoi! c'est la tout l'ideal de l'industrie, dit Emile, ecrase sous cette
conclusion. Le peuple n'a pas d'autre avenir que le travail incessant, au
profit d'une classe qui ne travaillera jamais?

--Telle n'est pas ma pensee, reprit M. Cardonnet, Je hais et meprise les
oisifs: c'est pour cela que je n'aime pas les poetes et les metaphysiciens.
Je veux que tout le monde travaille suivant ses facultes, et mon ideal,
puisque ce mot te plait, ne serait pas eloigne de celui des
saint-simoniens: _A chacun suivant sa capacite_, la recompense
proportionnee au merite. Mais, dans le temps ou nous vivons, l'industrie
n'a pas encore assez pris son essor pour qu'on puisse songer a un systeme
moral de repartition. Il faut voir ce qui est et n'envisager que le
possible. Tout le mouvement du siecle tourne a l'industrie. Que l'industrie
regne donc et triomphe; que tous les hommes travaillent: qui du bras, qui
de la tete; c'est a celui qui a plus de tete que de bras a diriger les
autres; il a le droit et le devoir de faire fortune. Sa richesse devient
sacree, puisqu'elle est destinee a s'accroitre, afin d'accroitre le travail
et le salaire. Que la societe concoure donc, par tous les moyens, a asseoir
la puissance de l'homme capable! sa capacite est un bienfait public; et que
lui-meme s'efforce d'augmenter sans cesse son activite: c'est son devoir
personnel, sa religion, sa philosophie. En somme, il faut etre riche pour
devenir toujours plus riche, vous l'avez dit, Emile, sans comprendre que
vous disiez la plus excellente des verites.

--Ainsi, mon pere, vous ne donnez a l'homme qu'autant qu'il travaille? Mais
comptez-vous donc pour rien celui qui ne peut pas travailler?

--Je trouve, dans la richesse, les moyens de pouvoir secourir l'infirme et
l'idiot.

--Mais le paresseux?

--J'essaie de le corriger; et, si je ne reussis pas, je l'abandonne aux
lois de repression, vu qu'il ne tarde pas a etre nuisible et a encourir
leur rigueur.

--Dans une societe parfaite, cela pourrait etre juste parce que le
paresseux deviendrait une monstrueuse exception; mais, dans l'exercice
d'une autorite aussi severe que la votre, lorsque vous demandez au
travailleur toute sa force, tout son temps, toute sa pensee, toute sa vie,
oh! que de paresseux seraient chasses et abandonnes.

--Avec les bienfaits de l'industrie, on arriverait dans peu a augmenter
tellement le bien-etre des classes pauvres, qu'il serait facile de fonder
des ecoles presque gratuites, ou leurs enfants apprendraient l'amour du
travail.

--Je crois que vous vous trompez, mon pere; mais quand il serait vrai que
les enrichis songeront a l'education du pauvre, l'amour du travail sans
relache, et sans autre compensation qu'un peu de securite pour la
vieillesse, est si contraire a la nature, qu'on ne l'inspirera jamais a
l'enfance. Quelques natures exceptionnelles, devorees d'activite ou
d'ambition, feront le sacrifice de leur jeunesse; mais quiconque sera
simple, aimant, porte a la reverie, a d'innocents et legitimes plaisirs, et
soumis a ces besoins d'affection et de calme qui sont le bien-etre legitime
de l'espece humaine, fuira cette geole du travail exclusif ou vous voulez
l'enfermer, et preferera encore les hasards de la misere a la securite de
l'esclavage. Ah! mon pere, par votre rude organisation, par votre puissance
infatigable, par votre sobriete stoique et votre habitude de labeur
effrene, vous etes un homme d'exception, et vous concevez une societe faite
a votre image, vous ne vous apercevez pas qu'il ne s'y trouve de place
avantageuse que pour des hommes d'exception. Ah! permettez-moi de vous le
dire, c'est la une utopie plus effrayante que les miennes.

--Eh bien, Emile, puisses-tu l'avoir, cette utopie, dit M. Cardonnet avec
chaleur; elle est une source de force et un stimulant precieux pour cette
societe de reveurs, d'oisifs et d'apathiques ou je me consume
d'impatience. Sois pareil a moi, et si nous trouvions en France, a l'heure
qu'il est, cent hommes semblables a nous, je te reponds que dans cent ans
ce ne seraient plus des exceptions. L'activite est contagieuse,
entrainante, prestigieuse! c'est par elle que Napoleon a domine l'Europe:
il l'eut possedee, si, au lieu d'etre guerrier, il eut ete industriel. Oh!
puisque tu es enthousiaste; sois-le donc a ma maniere! secoue ta langueur
et partage ma fievre! Si nous n'entrainons pas encore l'humanite, nous
aurons ouvert de larges tranchees ou nos descendants la verront se remuer
avec un sainte fureur.

--Non, mon pere, non, jamais; s'ecria Emile epouvante de l'energie terrible
de M. Cardonnet: car ce n'est pas la route de l'humanite. Il n'y a la ni
amour, ni pitie, ni tendresse. L'homme n'est pas ne pour ne connaitre que
la souffrance et n'etendre ses conquetes que sur la matiere. Les conquetes
de l'intelligence dans le domaine des idees, les jouissances et les
delicatesses du coeur, dont vous ne faites que des accessoires bien
gouvernes dans la vie du travailleur, seront toujours le plus noble et le
plus doux besoin de l'homme bien organise. Vous ne voyez donc pas que vous
retranchez tout un cote des intentions et des bienfaits de la Divinite? que
vous ne laissez pas a l'esclavage du travail le temps de respirer et de se
reconnaitre? que l'education dirigee vers le gain ne fera que des machines
brutales, et non des hommes complets? Vous dites que vous concevez un ideal
dans la suite des siecles, qu'un temps peut venir ou chacun sera retribue
suivant sa capacite? Eh bien, cette formule est fausse parce qu'elle est
incomplete, et si l'on n'y ajoute celle-ci: "a chacun suivant ses besoins;"
c'est l'injustice, c'est le droit du plus fort par l'intelligence et par la
volonte, c'est l'aristocratie et le privilege sous d'autres formes.

"O mon pere, au lieu de lutter avec les forts contre les faibles, luttons
avec les faibles contre les forts. Essayons! mais alors ne songeons point a
faire fortune, renoncons a capitaliser pour notre compte. Consentez-y,
puisque j'y consens, moi, pour qui vous travaillez aujourd'hui. Tachons de
nous identifier l'un a l'autre de cette facon, et renoncons au gain
personnel en embrassant le travail. Puisque nous ne pouvons a nous seuls
creer une societe ou tous seraient solidaires les uns les autres, soyons
comme ouvriers de l'avenir, devoues aux faibles et aux incapables d'a
present.

"Si le genie de Napoleon eut ete forme a cette doctrine, peut-etre eut-elle
converti le monde; mais qu'on trouve cent hommes semblables a nous, et que
cette fievre d'acquerir soit un zele divin, que la soif de la charite nous
devore, associons tous nos travailleurs a tous nos benefices, que notre
grande fortune ne soit pas votre propriete et mon heritage, mais la
richesse de quiconque nous aura aides suivant ses moyens et ses forces a la
fonder; que le manoeuvre qui apporte sa pierre soit mis a meme de connaitre
autant de jouissances materielles que vous qui apportez votre genie; qu'il
puisse, lui aussi, habiter une belle maison, respirer un air pur, se
nourrir d'aliments sains, se reposer apres la fatigue, et donner
l'education a ses enfants; que notre recompense ne soit pas dans le vain
luxe dont nous pouvons nous entourer, vous et moi, mais dans la joie
d'avoir fait des heureux, je comprendrai cette ambition et j'en serai
devore. Et alors, mon pere, mon bon pere, votre oeuvre sera benie.

"Cette paresse, cette apathie qui vous irritent et qui ne sont que le
resultat d'une lutte ou quelques-uns triomphent au detriment d'un grand
nombre qui succombe et se decourage, disparaitront d'elles memes par la
force des choses! Alors vous trouverez tant de zele et d'amour autour de
vous, que vous ne serez plus oblige de vous epuiser seul pour stimuler tous
les autres. Comment pourrait-il en etre autrement aujourd'hui, et de quoi
vous plaignez vous?

"Sous la loi de l'egoisme, chacun donne sa force et sa volonte en
proportion de ce qu'il en retire de profits. Belle merveille, que vous, qui
recueillez tout, vous soyez le seul ardent et assidu, tandis que le
salarie, qui ne recueillera chez vous qu'une aumone un peu plus liberale
qu'ailleurs, ne vous apporte qu'un peu plus de son zele.

"Vous augmentez le salaire, c'est beau sans doute, et, vous valez mieux que
la plupart de vos concurrents qui voudraient le diminuer; mais vous pouvez
decupler, centupler le zele, faire eclore comme par miracle le feu du
devouement, l'intelligence du coeur dans ces ames engourdies et affaissees,
et vous ne le voudriez pas!

"Et pourquoi donc, mon pere? Ce ne sont pas les jouissances du luxe que
vous aimez, puisque vous ne jouissez de rien, si ce n'est de l'ivresse de
vos projets et de vos conquetes. Eh bien, supprimez le benefice personnel:
vous n'en avez que faire, et moi j'y renonce avec transport. Soyons
seulement les depositaires et les gerants de la conquete commune. Cette
fortune revee, dont vous n'osez pas dire le chiffre, depassera tellement
vos previsions et vos esperances, que bientot vous aurez acquis de quoi
donner a vos travailleurs des jouissances morales, intellectuelles et
physiques, qui en feront des hommes nouveaux, des hommes complets, de vrais
hommes, enfin! car jusqu'ici je n'en vois nulle part. Tout equilibre est
rompu; je ne vois que des fourbes et des brutes, des tyrans et des serfs,
des aigles puissants et voraces, des passereaux stupides et poltrons
destines a leur servir de pature. Nous vivons suivant la loi aveugle de la
nature sauvage; le code de l'instinct farouche qui regit la brute est
encore l'ame de notre pretendue civilisation, et nous osons dire que
l'industrie va sauver le monde sans sortir de cette voie! Non, non, mon
pere, erreur et mensonge que toutes ces declamations de l'economie
politique a l'ordre du jour! Si vous me forcez a etre riche et puissant,
comme vous me l'avez dit tant de fois, et si, en raison de la grossiere
influence de l'argent, les adorateurs de l'argent m'envoient representer
leurs interets aux conseils de la nation, je dirai ce que j'ai dans l'ame;
je parlerai, et je ne parlerai qu'une fois sans doute: car on m'imposera
silence ou l'on me fera sortir de l'enceinte; mais ce que je dirai, on s'en
souviendra; et ceux qui m'auront elu se repentiront de leur choix!"

Cette discussion se prolongea fort avant dans la nuit, et on peut bien
penser qu'Emile ne convertit pas son pere. M. Cardonnet n'etait ni mechant,
ni impie, ni coupable volontairement envers Dieu ou les hommes. Il avait
meme bien reellement certaines vertus pratiques et une grande capacite
speciale. Mais son caractere de fer etait le resultat d'une ame absolument
vide d'ideal.

Il aimait son fils et ne pouvait le comprendre. Il soignait et protegeait
sa femme, mais il n'avait jamais songe qu'a etouffer en elle toute
initiative qui eut pu embarrasser sa marche journaliere. Il eut voulu
pouvoir reduire Emile de la meme facon; mais, reconnaissant que cela etait
impossible, il en eprouva un violent chagrin, et meme ces larmes de depit
mouillerent ses paupieres brulantes dans cette veillee orageuse. Il croyait
sincerement etre dans la logique, dans la seule veritablement admissible et
praticable.

Il se demandait par quelle fatalite il avait pour fils un reveur et un
utopiste, et plus d'une fois il eleva vers le ciel ses bras d'athlete,
demandant avec une angoisse inexprimable, quel crime il avait commis, pour
etre frappe d'un tel malheur.

Emile, epuise de fatigue et de chagrin, finit par avoir pitie de cette ame
blessee et de cet incurable aveuglement.

"Ne parlons donc plus jamais de ces choses-la, mon pere, dit-il en essuyant
aussi des larmes qui prenaient leur source plus avant dans son coeur: nous
ne pouvons nous identifier l'un a l'autre. Je ne puis que continuer a faire
acte de soumission et d'amour filial, sans me preoccuper davantage de
moi-meme et d'un bonheur que je vous sacrifie. Que m'ordonnez-vous?

"Dois-je retourner a Poitiers et y terminer mes etudes jusqu'a ce que je
passe mes examens? Dois-je rester ici et vous servir de secretaire ou de
regisseur? Je fermerai les yeux, et je travaillerai comme une machine tant
qu'il me sera possible! Je me considererai comme votre employe, je serai a
votre service ...

--Et tu ne me regarderas plus comme ton pere? dit M. Cardonnet. Non, Emile,
reste aupres de moi, sois libre, je te donne trois mois, pendant lesquels,
vivant dans le sein de ta famille, loin des declamations des philosophes
imberbes qui t'ont perdu, tu reviendras toi-meme a la raison. Tu es doue
d'un temperament robuste, et le travail absorbant de la pensee t'a
peut-etre trop echauffe le cerveau. Je te considere comme un enfant malade
et te reprends a la campagne pour te guerir. Promene-toi, chasse, monte a
cheval, distrais-toi, en un mot, afin de retablir ton equilibre qui me
parait plus derange que celui de la societe. J'espere que tu adouciras ton
intolerance, en voyant que ton interieur n'est pas un foyer de sceleratesse
et de corruption. Dans quelque temps, peut-etre, tu me diras que les
reveries creuses t'ennuient et que tu sens le besoin de m'aider
volontairement."

Emile courba la tete sans repliquer, et quitta son pere en le pressant
dans ses bras avec un sentiment de douleur profonde. M. Cardonnet, n'ayant
rien trouve de mieux que de temporiser, s'agita longtemps dans son lit, et
finit par s'endormir en se disant, contre son habitude, qu'il fallait
parfois compter sur la Providence plus que sur soi-meme.




XIV.

PREMIER AMOUR.


L'energique Cardonnet, tout entier a ses occupations journalieres, ou assez
maitre de lui-meme pour ne pas laisser voir la moindre trace de sa
souffrance interieure, avait repris des le lendemain sa glaciale dignite.

Emile, accable d'effroi et de tristesse, s'efforcait de sourire a sa mere,
qui s'inquietait de son air distrait et de sa figure alteree. Mais, a force
de timidite, cette femme n'avait plus meme la penetration qui appartient a
son sexe. Toutes ses facultes etaient emoussees, et a quarante ans elle
etait deja octogenaire au moral. Elle aimait pourtant encore son mari, par
suite d'un besoin d'aimer qui n'avait jamais ete satisfait. Elle n'avait
pas de reproche bien formule a lui faire; car il ne l'avait jamais froissee
ni asservie ostensiblement; mais tout elan de coeur ou d'imagination avait
toujours ete refoule en elle par l'ironie et une sorte de pitie
dedaigneuse, et elle s'etait habituee a n'avoir pas une pensee, pas une
volonte en dehors du cercle trace autour d'elle par une main rigide.
                
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