George Sand

Le pГ©chГ© de Monsieur Antoine, Tome 1
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Veiller a tous les details du menage etait devenu pour elle plus qu'une
occupation sage et volontaire; on lui en avait fait une loi si serieuse et
si sacree, qu'une matrone romaine eut pu lui etre tout au plus comparee
pour la solennite puerile du labeur domestique.

Elle offrait donc dans sa personne l'etrange anachronisme d'une femme de
nos jours, capable de raisonner et de sentir, mais ayant fait sur elle-meme
l'effort insense de retrograder de quelques milliers d'annees pour se
rendre toute semblable a une de ces femmes de l'antiquite qui mettaient
leur gloire a proclamer l'inferiorite de leur sexe.

Ce qu'il y avait de bizarre et de triste en ceci, c'est qu'elle n'en avait
point la conviction, et qu'elle agissait ainsi, disait-elle tout bas, pour
avoir la paix. Et elle ne l'avait point! Plus elle s'immolait, plus son
maitre s'ennuyait d'elle.

Rien n'efface et ne detruit rapidement l'intelligence comme la soumission
aveugle.

Madame Cardonnet en etait un exemple.

Son cerveau s'etait amoindri dans l'esclavage, et son epoux, ne comprenant
pas que c'etait la l'ouvrage de sa domination, en etait venu a la dedaigner
secretement.

Quelques annees auparavant, Cardonnet avait ete effroyablement jaloux, et
sa femme, quoique usee et fletrie, tremblait encore a l'idee qu'il put lui
supposer une pensee legere. Elle avait pris l'habitude de ne pas entendre
et de ne pas voir, afin de pouvoir dire avec assurance, quand on lui
parlait d'un homme quelconque: "Je ne l'ai pas regarde, je ne sais pas ce
qu'il a dit, je n'ai fait aucune attention a lui." C'est tout au plus si
elle osait examiner et interroger son fils; car, pour son mari, si elle
s'inquietait d'un redoublement de paleur sur son visage ou de severite dans
son regard, il la forcait bien vite a baisser les yeux en lui disant:
"Qu'ai-je donc d'extraordinaire, que vous me contemplez comme si vous ne me
connaissiez pas?" Quelquefois, le soir, il s'apercevait qu'elle avait
pleure, et il redevenait tendre a sa maniere: "Voyons, qu'y a-t-il? la
pauvre petite femme a quelque ennui? Avez-vous envie d'un cachemire?
Voulez-vous que je vous mene promener en voiture? Non? Alors ce sont les
camelias qui ont gele? On vous en fera venir de Paris qui auront une
meilleure sante et qui seront si beaux, que vous ne regretterez pas les
anciens." Et, en effet, il ne manquait pas une occasion de satisfaire, a
quelque prix que ce fut, les gouts innocents de sa compagne. Il exigeait
meme qu'elle fut plus richement paree qu'elle n'en avait le desir. Il
pensait que les femmes sont des enfants qu'il faut recompenser de leur
sagesse par des jouets et des futilites.

"Il est certain, se disait alors madame Cardonnet, que mon mari m'aime
beaucoup et qu'il est rempli d'attentions pour moi. De quoi puis-je me
plaindre et d'ou vient que je me sens toujours triste?"

Elle vit Emile sombre et abattu, et ne sut pas lui arracher le secret de sa
douleur. Elle l'interrogea fastidieusement sur sa sante, et lui conseilla
de se coucher de bonne heure. Elle pressentait bien quelque chose de plus
serieux que les suites d'une insomnie; mais elle se disait qu'il valait
mieux laisser un chagrin s'endormir dans le silence que de l'entretenir par
l'epanchement.

Le soir, Emile, en se promenant a l'entree du village, rencontra Jean
Jappeloup, qui, revenu depuis quelques heures, fetait joyeusement son
arrivee avec plusieurs amis, sur le seuil d'une habitation rustique.

"Eh bien, lui dit le jeune homme en lui tendant la main, vos affaires sont
elles arrangees?...

--Avec la justice, oui, Monsieur; mais pas encore avec la misere. J'ai fait
mes soumissions, j'ai raisonne de mon mieux avec le procureur du roi, il
m'a ecoute avec patience: il m'a bien dit quelques betises en maniere de
sermon; mais ce n'est pas un mauvais homme, et il allait me renvoyer, en
me disant qu'il ferait son possible pour m'epargner les poursuites, lorsque
vos lettres sont arrivees. Il les a lues sans faire semblant de rien; mais
il y a eu egard, car il m'a dit: "Eh bien, tenez-vous en repos, fixez-vous
quelque part, ne braconnez plus, travaillez, et tout s'arrangera." Me voila
donc; mes amis m'ont bien recu, comme vous voyez, puisque deja cette maison
s'ouvre pour me loger en attendant. Mais il faut que je songe au plus
presse, qui est de gagner de quoi me vetir, et, avant la nuit, je vas faire
le tour du village, pour avoir de l'ouvrage chez les braves gens.

--Ecoutez, Jean, lui dit Emile en s'attachant a ses pas: je ne dispose pas
de grandes ressources; mon pere me fait une pension, et je ne sais point
s'il me la continuera, maintenant que je vais vivre pres de lui; mais il me
reste quelques centaines de francs dont je n'ai pas besoin ici, et que je
vous prie d'accepter pour vous vetir et pourvoir a vos premiers besoins.
Vous me ferez beaucoup de peine si vous me refusez. Dans quelques jours,
votre rancune mal fondee contre mon pere sera passee, et vous viendrez lui
demander de l'ouvrage; ou bien, autorisez-moi a lui en demander pour vous:
il vous paiera mieux que vous ne serez paye partout ailleurs, et il se
relachera, j'en suis certain, de la severite de ses premieres conditions;
ainsi ...

--Non, monsieur Emile, repondit le charpentier. Rien de tout cela, ni votre
argent, ni l'ouvrage de votre pere. Je ne sais pas comment M. Cardonnet
vous traite et vous entretient, mais je sais qu'un jeune homme comme vous
est fort gene quand il n'a pas dans sa poche une piece d'or ou d'argent
pour s'en faire honneur dans l'occasion. Vous m'avez rendu assez de
services, je suis content de vous, et, si je trouve l'occasion, vous verrez
que vous n'avez pas tendu la main a un ingrat. Quant a servir votre pere
d'une maniere ou de l'autre, jamais! j'ai failli faire cette sottise, et
Dieu ne l'a pas permis. Je lui pardonne la maniere dont il m'a fait arreter
par Caillaud, c'est une mauvaise action! Mais comme il ne savait peut-etre
pas que ce pauvre garcon est mon filleul, et comme depuis il a ecrit du
bien de moi au procureur du roi pour me faire pardonner, je ne dois plus
penser a ma rancune. D'ailleurs, a cause de vous, maintenant je la mettrais
sous mes pieds. Mais travailler a batir vos usines? Non! vous n'avez pas
besoin de mes bras; vous en trouverez assez d'autres, et vous savez mes
raisons. Ce que vous faites la est mauvais et ruinera bien des gens, si
cela ne ruine pas tout le monde un jour.

"Deja vos digues et vos reservoirs font _patouiller_ tous les petits
moulins au-dessus de vous sur le courant. Deja tous vos amas de pierre et
de terre ont gate les pres d'alentour, quand l'eau a emporte tout cela chez
les voisins. Toujours, voyez-vous, meme contre son gre, le riche fait tort
au pauvre. Je ne veux pas qu'il soit dit que Jean Jappeloup a mis la main a
la ruine de son endroit. Ne m'en parlez plus. Je veux reprendre mon petit
travail, et il ne me manquera pas.

"A present que vos grands travaux absorbent tous mes confreres, personne,
dans le bourg, ne peut plus trouver d'ouvriers. J'heriterai de la clientele
des autres, sauf a la leur rendre quand la votre leur manquera. Car, je
vous vous le dis, votre pere graisse sa roue en payant cher aujourd'hui la
sueur de l'ouvrier; mais il ne pourra pas continuer longtemps sur ce
pied-la, autrement ses depenses l'emporteraient sur ses profits. Un jour
viendra ... un jour qui n'est peut-etre pas loin! ou il fera travailler au
rabais, et alors malheur a ceux qui auront sacrifie leur position a de
belles promesses! Ils seront forces d'en passer par ou votre pere voudra,
et le moment sera venu de rendre gorge.

"Vous ne le croyez pas? Tant mieux pour vous! ca prouve que vous ne serez
pas de moitie dans le mal qui se prepare; mais vous n'empecherez rien.
Bonsoir donc, mon brave enfant! ne parlez pas pour moi a votre pere; je
vous ferais mentir. Le bon Dieu m'a tire de peine; je veux le contenter en
tout maintenant et ne faire que ce que ma conscience ne me reprochera pas.
Pauvre, je serai plus utile aux pauvres que votre pere avec toute sa
richesse. Je batirai pour mes pareils, et ils auront plus de profit a me
payer peu qu'ils n'en auront a gagner gros chez vous. Vous verrez ca,
monsieur Emile, et tout le monde dira que j'avais raison; mais il sera trop
tard pour se repentir d'avoir passe la tete dans le licou!"

Emile ne put vaincre l'obstination du charpentier et rentra chez lui encore
plus triste qu'il n'en etait sorti.

Les predications de cet ouvrier incorruptible lui causaient un vague
effroi.

Il rencontra aux abords de l'usine le secretaire de son pere, M. Galuchet,
un gros jeune homme, tres-capable de faire des chiffres, tres-borne a tous
autres egards.

C'etait l'heure du repos; Galuchet la mettait a profit en pechant des
goujons. C'etait son passe-temps favori; et quand il en avait beaucoup dans
son panier, il les comptait, et les additionnant avec le chiffre de ses
precedentes conquetes, il etait heureux de dire, en retirant sa ligne:

"Voici le sept cent quatre-vingt-deuxieme goujon que j'ai pris avec cet
hamecon-la depuis deux mois. Je suis bien fache de n'avoir pas compte ceux
de l'annee derniere.

Emile s'appuya contre un arbre, pour le regarder pecher. L'attention
flegmatique et la patience puerile de ce garcon le revoltaient. Il ne
concevait pas qu'il put se trouver parfaitement heureux, par la seule
raison qu'il avait des appointements qui le mettaient a l'abri du besoin.
Il essaya de le faire causer, se disant qu'il decouvrirait peut-etre, sous
cette epaisse enveloppe, quelque trait de flamme, quelque motif de
sympathie, qui lui ferait de la societe de ce jeune homme une ressource
morale dans sa detresse. Mais M. Cardonnet choisissait ses fonctionnaires
d'un oeil et d'une main surs. Constant Galuchet etait un cretin; il ne
comprenait rien, il ne savait rien en dehors de l'arithmetique et de la
tenue des livres. Quand il avait fait des chiffres pendant douze heures, il
lui restait a peine assez de raisonnement pour attraper des goujons.

Cependant Emile lui fit dire, par hasard, quelques paroles qui jeterent une
clarte sinistre dans son esprit. Cette machine humaine etait capable de
supputer les profits et les pertes, et d'etablir la balance au bas d'une
feuille de papier. Tout en montrant la plus parfaite ignorance des projets
et des ressources de M. Cardonnet, Constant fit l'observation que la paie
des ouvriers etait exorbitante, et que si, dans deux mois, on ne la
reduisait de moitie, les fonds engages dans l'affaire seraient
insuffisants.

"Mais cela ne peut pas inquieter monsieur votre pere, ajouta-t-il; on paie
l'ouvrier comme on nourrit le cheval a proportion du travail qu'on exige.
Quand on veut doubler l'ouvrage on double le salaire, comme on double
l'avoine. Puis, quand on n'est plus si presse, on baisse et on rationne a
l'avenant.

--Mon pere n'agira pas ainsi, dit Emile: pour des chevaux peut-etre, mais
non pour des hommes.

--Ne dites pas cela, Monsieur, reprit Galuchet; monsieur votre pere est une
forte tete, il ne fera pas de sottises, soyez tranquille."

Et il emporta ses goujons, charme d'avoir rassure le fils sur les
apparentes imprudences du pere.

"Oh! s'il en etait ainsi! pensait Emile en marchant avec agitation au bord
de la riviere; s'il y avait un calcul inhumain, dans cette generosite
momentanee! si Jean avait devine juste! si mon pere, tout en suivant les
doctrines aveugles de la societe, n'avait pas des vertus et des lumieres
superieures a celles des autres speculateurs, pour attenuer les effets
desastreux de son ambition!... Mais, non, c'est impossible! mon pere est
bon, il aime ses semblables ..."

Emile avait pourtant la mort dans l'ame; toute cette activite, toute cette
vie depensee au profit de son avenir, le faisaient reculer de degout et
d'effroi. Il se demandait comment tous ces ouvriers de sa fortune ne le
haissaient pas, et il etait pret a se hair lui-meme pour retablir la
justice.

Un profond ennui pesa encore sur lui le lendemain, mais il vit arriver avec
une sorte de joie le jour qu'il devait consacrer en partie a M. de
Boisguilbault, parce qu'il s'etait promis d'aller, sans rien dire a
personne, passer la journee a Chateaubrun. Au moment ou il montait a
cheval, M. Cardonnet vint lui adresser quelques railleries:

"Tu t'y prends de bonne heure, pour aller a Boisguilbault! il parait que
l'entretien de cet aimable marquis a des charmes pour toi; je ne m'en
serais jamais doute, et je ne sais quel secret tu possedes pour ne pas
t'endormir entre chacune de ses phrases.

--Mon pere, si c'est la une maniere de me faire savoir que ma demarche vous
deplait, dit Emile en faisant avec depit le mouvement de descendre de
cheval, je suis pret a y renoncer, bien que j'aie accepte une invitation
pour aujourd'hui.

--Moi! reprit l'industriel, il m'est absolument indifferent que tu
t'ennuies la ou ailleurs. Puisque la maison paternelle est celle ou tu te
deplais le plus, je desire que celle des nobles personnages que tu
frequentes te dedommage un peu."

En toute autre circonstance, Emile eut retarde son depart, pour montrer ou
du moins pour faire croire que le reproche n'etait pas merite; mais il
commencait a comprendre que la tactique de son pere etait de le railler
quand il voulait le faire parler; et comme il sentait un attrait invincible
le pousser vers Chateaubrun, il resolut de ne pas se laisser surprendre.

Quoique rien au monde ne lui fut plus sensible que la moquerie des etres
qu'il aimait, il fit un effort pour affecter de la prendre cette fois en
bonne part.

"Je me promets tant de plaisir, en effet, chez M. de Boisguilbault, dit-il,
que je vais prendre le plus long pour m'y rendre, et que mon ecole
buissonniere sera probablement de cinq ou six lieues, a moins que vous
n'ayez besoin de moi, mon pere, auquel cas je vous sacrifierais volontiers
les delices d'une promenade en plein soleil dans des chemins a pic."

Mais M. Cardonnet ne fut pas dupe de son stratageme, et il lui repondit
avec un regard clair et penetrant:

"Va ou le demon de la jeunesse te pousse! je ne m'en inquiete pas, et pour
cause.

--Eh bien, se dit Emile en prenant le galop, si vous ne vous en inquietez
pas, je ne m'inquieterai pas davantage de vos menaces!"

Et, sentant malgre lui le feu de la colere bouillonner dans son sein, il
fournit une course violente pour se calmer.

"Mon Dieu, pensait-il peu de moments apres, pardonnez-moi ces mouvements de
depit que je ne puis reprimer. Vous savez pourtant que mon coeur est plein
d'amour, et qu'il ne demande qu'a respecter et a cherir ce pere qui prend a
tache de refouler tous ses elans et de glacer toutes ses tendresses."

Soit hesitation, soit prudence, il fit un assez long detour avant de se
diriger sur Chateaubrun; et quand, du haut d'une colline, il se vit
tres-eloigne des ruines qui se dessinaient a l'horizon, il sentit un si vif
regret du temps perdu, qu'il mit les eperons dans le ventre de son cheval
pour y arriver plus vite.

Il y arriva en effet du cote de la Creuse en moins d'une demi-heure,
presque a vol d'oiseau, apres avoir mis cent fois sa vie en peril a
franchir les fosses et a galoper sur le bord des precipices. Un desir
violent, dont il ne voulait pourtant pas se rendre compte, lui donnait des
ailes.

"Je ne l'aime pas, se disait-il, je la connais a peine, je ne peux pas
l'aimer! D'ailleurs, je l'aimerais en vain! Ce n'est pas _elle_ qui
m'attire plus que son excellent pere, son chateau romantique, son entourage
de repos, de bonheur et d'insouciance; j'ai besoin de voir des gens heureux
pour oublier que je ne le suis pas, que je ne le serai jamais!"

Il rencontra Sylvain Charasson, occupe a tendre une vergee dans la Creuse.
L'enfant courut vers lui d'un air joyeux et empresse:

"Vous ne trouverez pas M. Antoine, lui dit-il; il est alle vendre six
moutons a la foire; mais mademoiselle Janille est a la maison, et
mademoiselle Gilberte aussi.

--Crois-tu que je ne les derangerai pas?

--Oh! du tout, du tout, monsieur Emile; elles seront bien contentes de vous
voir, car elles parlent bien souvent de vous a diner avec M. Antoine. Elles
disent qu'elles font grand cas de vous.

--Prends donc mon cheval, dit Emile: j'irai plus vite a pied.

--Oui, oui, reprit l'enfant. Tenez, la, derriere l'ancienne terrasse. Vous
attraperez la breche, vous sauterez un peu, et vous serez dans la cour.
C'est le chemin _au Jean_."

Emile sauta sur l'herbe qui amortit le bruit, et approcha du pavillon
carre, sans avoir effraye les deux chevres qui semblaient deja le
connaitre.

Monsieur Sacripant, qui n'etait pas plus fier que son maitre et ne
dedaignait pas de faire, au besoin, l'office de chien de berger, quoiqu'il
appartint a la race plus noble des chasseurs, avait conduit les moutons a
la foire.

Au moment d'entrer, Emile s'apercut que le coeur lui battait si fort,
emotion qu'il attribua a son ascension rapide sur le flanc du rocher, qu'il
s'arreta un peu pour se remettre et faire convenablement son entree. Il
entendait dans l'interieur le bruit d'un rouet, et jamais aucune musique
n'avait retenti plus agreablement a son oreille. Puis le sifflement sourd
du petit instrument de travail s'arreta, et il reconnut la voix de Gilberte
qui disait:

"Eh bien, c'est vrai, Janille, je ne m'amuse pas les jours ou mon pere est
absent. Si je n'etais pas avec toi, je m'ennuierais peut-etre tout a fait.

--Travaille, ma fille, travaille, repondit Janille: c'est le moyen de ne
jamais s'ennuyer.

--Mais je travaille et je ne m'amuse pourtant pas. Je sais bien qu'il n'y a
pas de necessite a s'amuser; mais moi, je m'amuse toujours, je suis
toujours prete a rire et a sauter, quand mon pere est avec nous. Conviens,
petite mere, que s'il nous fallait vivre longtemps separees de lui, nous
perdrions toute notre gaiete et tout notre bonheur! Oh! vivre sans mon
pere, ce serait impossible! j'aimerais autant mourir tout de suite.

--Eh bien, voila de jolies idees! reprit Janille; a quoi diantre allez-vous
penser, petite tete? Ton pere est encore jeune et bien portant, grace a
Dieu! d'ou te vient donc cette folie depuis deux ou trois jours?

--Comment, depuis deux ou trois jours?

--Mais oui, depuis trois ou quatre jours, meme! il t'est arrive plusieurs
fois de te tourmenter de ce que nous deviendrions si, ce qu'a Dieu ne
plaise, nous perdions ton bon pere.

--Si nous le perdions! s'ecria Gilberte. Oh! ne dis pas un mot pareil, cela
fait fremir; et je n'y ai jamais pense. Oh! non, je ne pourrais pas penser
a cela!

--En bien, ne voila-t-il pas que vous etes tout en larmes? Fi!
Mademoiselle! voulez-vous faire pleurer aussi votre mere Janille? oui-da,
M. Antoine serait content s'il vous voyait les yeux rouges en rentrant! Il
serait capable de pleurer aussi, le cher homme! Allons, tu n'as pas assez
promene aujourd'hui, mon enfant, serre ta laine, et allons faire manger nos
poules. Ca te distraira de voir les jolis perdreaux que ta petite Blanche a
couves."

Emile entendit un baiser maternel de Janille clore ce discours, et comme
ces deux femmes allaient le trouver a la porte, il s'eloigna et toussa un
peu pour les avertir de son arrivee.

"Ah! s'ecria Gilberte, quelqu'un dans la cour! Je me sens toute en joie, je
suis sure que c'est mon pere!"

Et elle s'elanca etourdiment a la rencontre d'Emile, si vite, qu'en se
trouvant avec lui sur le seuil de la porte elle faillit tomber dans ses
bras. Mais quelle que fut sa confusion en reconnaissant sa meprise, elle
fut moindre que le trouble d'Emile; car, dans sa candeur, elle en sortit
par un eclat de rire, tandis qu'a l'idee d'une accolade qui ne lui etait
pas destinee, mais qu'il avait ete bien pres de recevoir, le jeune homme
perdit tout a fait contenance.

Gilberte etait si belle avec ses yeux encore humides de larmes et son rire
enfantin et frais, qu'il en eut comme un eblouissement, et ne se demanda
plus si c'etait le bon Antoine, les belles ruines ou la charmante Gilberte
qu'il s'etait tant hate de revoir.

"Eh bien, eh bien, dit Janille, vous nous avez fait quasi peur; mais soyez
le bienvenu, monsieur Emile, comme dit notre maitre; M. Antoine ne tardera
pas beaucoup a rentrer. En attendant, vous allez vous rafraichir; j'irai
tirer du vin a la cave."

Emile s'y opposa, et, la retenant par sa manche:

"Si vous allez a la cave, j'irai avec vous, dit-il, non pour boire votre
vin; mais pour voir ce caveau que vous m'avez dit si curieux, si profond et
si sombre.

--Vous n'irez pas maintenant, repondit Janille; il y fait trop froid et
vous avez trop chaud. Oui, vous avez chaud! vous etes rouge comme une
fraise. Vous allez vous reposer un brin, et puis, en attendant M. Antoine,
nous vous ferons voir les caveaux, les souterrains, et tout le chateau, que
vous n'avez pas encore bien examine, quoiqu'il en vaille la peine. Ah mais!
il y a des gens qui viennent de bien loin pour le voir; ca nous ennuie bien
un peu, et ma fille s'en va lire dans sa chambre tandis qu'ils sont la;
mais M. Antoine dit qu'on ne peut pas refuser l'entree, surtout a des
voyageurs qui ont fait beaucoup de chemin, et que, quand on est
proprietaire d'un endroit curieux et interessant, on n'a pas le droit
d'empecher les autres d'en jouir."

Janille pretait un peu a son maitre le raisonnement qu'elle lui avait mis
dans l'esprit et dans la bouche. Le fait est qu'elle retirait de
l'exhibition de ses ruines un certain pecule qu'elle employait, comme tout
ce qui lui appartenait, a augmenter secretement le bien-etre de la famille.

Emile, presse d'accepter un rafraichissement quelconque, consentit a
prendre un verre d'eau, et, comme Janille voulut courir elle-meme remplir
sa cruche a la fontaine, il resta seul avec mademoiselle de Chateaubrun.




XV.

L'ESCALIER.


Si un roue peut s'applaudir du hasard inespere qui lui procure un
tete--a-tete avec l'objet de ses entreprises, un jeune homme pur et
sincerement epris se trouve plutot confus, et presque effraye, lorsqu'une
telle bonne fortune lui arrive pour la premiere fois.

Il en fut ainsi d'Emile Cardonnet: le respect que lui inspirait
mademoiselle de Chateaubrun etait si profond, qu'il eut craint de lever les
yeux sur elle en cet instant, et de se montrer, en quoi que ce soit,
indigne de la confiance qu'on lui temoignait.

Gilberte, plus naive encore, n'eprouva point le meme embarras. La pensee
qu'Emile put abuser, meme par une parole legere, de son isolement et de son
inexperience, ne pouvait trouver place dans un esprit aussi noble et aussi
candide que le sien, et sa sainte ignorance la preservait de tout soupcon
de ce genre. Elle rompit donc le silence la premiere, et sa voix ramena,
comme par enchantement, le calme dans le sein agite du jeune visiteur. Il
est des voix si sympathiques et si penetrantes, qu'il suffirait de les
entendre articuler quelques mots, pour prendre en affection, meme sans les
voir, les personnes dont elles expriment le caractere. Celle de Gilberte
etait de ce nombre. On sentait, a l'ecouter parler, rire ou chanter, qu'il
n'y avait jamais eu dans son ame une pensee mauvaise, ou seulement
chagrine.

Ce qui nous touche et nous charme dans le chant des oiseaux, ce n'est pas
tant cette melodie etrangere a nos conventions musicales, et la puissance
extraordinaire de ce timbre flexible, qu'un certain accent d'innocence
primitive, dont rien ne peut donner l'idee dans la langue des hommes. Il
semblait, en ecoutant Gilberte, qu'on put lui appliquer cette comparaison,
et que les choses les plus indifferentes, en passant par sa bouche, eussent
un sens superieur a celui qu'elles exprimaient par elles-memes.

"Nous avons vu notre ami Jean ce matin, dit-elle; il est venu avec le jour,
et il a emporte tous les outils de mon pere, pour commencer sa premiere
journee de travail; car il a deja trouve de l'ouvrage, et nous esperons
bien qu'il n'en manquera pas. Il nous a raconte tout ce que vous aviez fait
et voulu faire pour lui, encore hier soir, et je vous assure, Monsieur,
que, malgre la fierte et peut-etre la rudesse de ses refus, il en est
reconnaissant comme il doit l'etre.

--Ce que j'ai pu faire pour lui est si peu de chose, que je suis honteux
d'en entendre parler, dit Emile. Je suis triste surtout de voir son
obstination le priver de ressources assurees, car il me semble que sa
position est encore bien precaire. Recommencer avec rien, a soixante ans,
toute une vie de travail, et n'avoir ni maisons, ni habits, ni meme les
outils necessaires, c'est effrayant, n'est-ce pas, Mademoiselle?

--Eh bien, je ne m'en effraie pourtant pas, repondit Gilberte. Elevee dans
l'incertain et quasi au jour le jour, j'ai peut-etre pris moi-meme
l'habitude de cette heureuse insouciance de la pauvrete. Ou mon caractere
est fait ainsi naturellement, ou bien l'insouciance de Jean me rassure;
mais il est certain que, dans nos felicitations de ce matin, aucun de nous
n'a ressenti la moindre inquietude. Il faut si peu de chose a Jean pour le
satisfaire! Il a une sobriete et une sante de sauvage. Jamais il ne s'est
mieux porte que pendant deux mois qu'il a vecu dans les bois, marchant tout
le jour et dormant en plein air le plus souvent[1]. Il pretend que sa vue
s'est eclaircie, que sa jeunesse est revenue, et que, si l'ete avait pu
durer toujours, il n'aurait jamais eu besoin de retourner vivre au village.
Mais, au fond du coeur, il a pour son pays natal une tendresse invincible,
et d'ailleurs, l'inaction ne peut lui plaire longtemps. Nous l'avons presse
ce matin de s'etablir chez nous, et d'y vivre comme nous, sans souci du
lendemain.

[FOOTNOTE 1: Il y a une maniere de coucher sainement a la belle etoile,
malgre la fraicheur du climat, qui est bien connue de tous les bouviers,
mais dont probablement peu de nos lecteurs parisiens s'aviseraient. C'est
d'entrer dans un paturage, de faire lever un des boeufs qui y sont couches,
et de s'etendre a sa place. Lorsqu'on se sent refroidir et gagner par
l'humidite, il ne s'agit que de faire lever un autre boeuf. La place
occupee pendant quelques heures par le corps de ces animaux est toujours
parfaitement sechee, et d'une chaleur agreable et salutaire.]

"--Il y a bien assez de place ici, et bien assez de materiaux, lui disait
mon pere, pour que tu te batisses une habitation. J'ai assez de pierres et
de vieux arbres pour te fournir le bois de construction. Je t'aiderai a
elever ta demeure comme tu m'as aide a relever la mienne."

"Mais Jean ne pouvait entendre a cela.

"--Eh bien, disait-il, que ferai-je donc pour tuer le temps, quand vous
m'aurez etabli en seigneur? Je ne peux pas vivre de mes rentes, et je ne
veux pas etre a votre charge pendant trente ans que j'ai peut-etre encore a
exister ... Quand meme vous seriez assez riche pour cela, moi je perirais
d'ennui. C'est bon pour vous, monsieur Antoine, qui avez ete eleve pour ne
rien faire. Quoique vous ne soyez pas faineant, et vous l'avez prouve! il
ne vous en a rien coute de reprendre l'habitude de vivre en _Monsieur_;
mais moi, je ne dois plus ni courir ni chasser: j'aurais donc les bras
croises? Je deviendrais fou au bout de la premiere semaine."

--Ainsi, dit Emile qui pensait a la theorie de son pere sur le travail
incessant et la vieillesse sans repos, Jean n'eprouvera jamais le besoin
d'etre libre, quoiqu'il fasse tant de sacrifices a sa pretendue liberte.

--Mais, dit Gilberte un peu surprise, est-ce que la liberte et l'oisivete
sont la meme chose? Je ne crois pas. Jean aime passionnement le travail, et
toute sa liberte consiste a choisir celui qui lui plait; quand il travaille
pour satisfaire son gout et son invention naturelle, il ne le fait qu'avec
plus d'ardeur.

--Oui, Mademoiselle, vous avez raison! dit Emile avec une melancolie
soudaine, et tout est la. L'homme est ne pour travailler toujours, mais
conformement a ses aptitudes, et dans la mesure du plaisir qu'il y trouve!
Ah! que ne suis-je un habile charpentier! avec quelle joie n'irais je pas
travailler avec Jean Jappeloup, et au profit d'un homme si sage et si
desinteresse!

--Eh bien, Monsieur, dit Janille qui rentrait, portant avec pretention son
amphore de gres sur la tete, pour se donner un air robuste, voila que vous
dites comme M. Antoine. Ne voulait-il pas, ce matin, partir pour Gargilesse
avec Jean, afin de travailler avec lui a la journee, comme autrefois?
Pauvre cher homme! son bon coeur l'emportait jusque-la.

"--Tu m'as fait gagner ma vie assez longtemps, disait-il; je veux t'aider a
gagner la tienne. Tu ne veux pas partager ma table et ma maison: recois au
moins le prix de mon travail, puisque ce sera du superflu pour moi."

"Et M. Antoine le ferait comme il le dit. A son age et avec son rang il
irait encore cogner comme un sourd sur ces grandes pieces de bois!

--Et pourquoi l'en as-tu empeche, mere Janille? dit Gilberte avec emotion.
Pourquoi Jean s'y est-il obstinement refuse? Mon pere ne s'en fut pas plus
mal porte, et ce serait conforme a tous les nobles mouvements de sa vie!
Ah! que ne puis-je, moi aussi, soulever une hache, et me faire l'apprenti
de l'homme qui a si longtemps nourri mon pere, tandis que, sans rien
comprendre a mon existence, j'apprenais a chanter et a dessiner pour vous
obeir! Ah! vraiment, les femmes ne sont bonnes a rien en ce monde!

--Comment, comment, les femmes ne sont bonnes a rien! s'ecria Janille: eh
bien, donc, partons toutes les deux, montons sur les toits, equarrissons
des poutres et enfoncons des chevilles. Vrai, je m'en tirerais encore mieux
que vous, toute vieille et petite que je suis; mais pendant ce temps-la,
votre papa, qui est adroit de ses mains comme une grenouille de sa queue,
filera nos quenouilles et Jean repassera nos bavolets.

--Tu as raison, mere, repondit Gilberte; mon rouet est charge et je n'ai
rien fait d'aujourd'hui. Si nous nous hatons, nous aurons bien de quoi
faire des habits de drap pour Jean avant que l'hiver vienne. Je vais
travailler et reparer le temps perdu; mais il n'en est pas moins vrai que
tu es une aristocrate, toi, qui ne veux pas que mon pere redevienne ouvrier
quand il lui plait.

--Sachez donc la verite, dit Janille d'un air de confidence solennelle: M.
Antoine n'a jamais pu etre un bon ouvrier. Il avait plus de courage que
d'habilete, et si je l'ai laisse travailler, c'etait pour l'empecher de
s'ennuyer et de se decourager. Demandez a Jean s'il n'avait pas deux fois
plus de peine a reparer les erreurs de Monsieur, que s'il eut opere tout
seul? Mais Monsieur avait l'air de faire beaucoup d'ouvrage, ca contentait
les pratiques, et il etait bien paye. Mais il n'en est pas moins vrai que
je n'etais jamais tranquille dans ce temps-la, et que je ne le regrette
pas. Je fremissais toujours que M. Antoine ne s'abattit un bras ou une
jambe en croyant frapper sur une solive, ou qu'il ne se laissat choir du
haut de son echelle, quand, avec ses distractions, il s'installait
la-dessus comme au coin de son feu.

--Tu me fais peur, Janille, dit Gilberte. Oh! en ce cas, tu fais bien de le
degouter par tes railleries de recommencer, et, en cela comme en tout, tu
es notre Providence!"

Mademoiselle de Chateaubrun disait encore plus vrai qu'elle ne croyait.
Janille avait ete le bon ange attache a l'existence d'Antoine de
Chateaubrun. Sans sa prudence, sa domination maternelle et la finesse de
son jugement, cet homme excellent n'eut pas traverse la misere sans s'y
amoindrir un peu au moral. Il n'eut pas sauve, du moins, sa dignite
exterieure aussi bien que la candeur de ses instincts genereux. Il eut
peche souvent par trop de resignation et d'abandon de lui-meme. Porte a
l'epanchement et a la prodigalite, il fut devenu intemperant; il eut pris
autant des defauts du peuple que de ses qualites, et peut-etre eut-il fini
par meriter par quelque endroit le dedain que de sottes gens et de vaniteux
parvenus se croyaient en droit d'avoir pour lui, quand meme.

Mais, grace a Janille, qui, sans le contrarier ouvertement, avait toujours
maintenu l'equilibre et ramene la moderation, il etait sorti de l'epreuve
avec honneur, et il n'avait point cesse de meriter l'estime et le respect
des gens sages.

Le bruit du rouet de Gilberte interrompit la conversation, ou du moins la
rendit moins suivie. Elle ne voulait plus s'interrompre qu'elle n'eut fini
sa tache; et pourtant elle y mettait encore plus d'ardeur que le motif
apparent de son activite n'en comportait. Elle pressait Emile de ne pas
s'ennuyer a entendre ce sifflement monotone, et d'aller explorer les ruines
avec Janille; mais, comme Janille aussi voulait achever sa quenouille,
Gilberte se hatait doublement, sans s'en rendre compte, afin d'avoir
termine aussitot qu'elle, et de pouvoir etre de la promenade.

"J'ai honte de mon inaction, dit Emile, qui n'osait pas trop regarder les
beaux bras et les mouvements de la jeune fileuse, de peur de rencontrer les
petits yeux percants de Janille; n'avez-vous donc pas quelque ouvrage a me
donner aussi?

--Et que savez-vous faire? dit Gilberte en souriant.

--Tout ce que sait faire Sylvain Charasson, je m'en flatte, repondit il.

--Je vous enverrais bien arroser mes laitues, dit Janille en riant tout a
fait, mais cela nous priverait de votre compagnie. Si vous remontiez la
pendule qui est arretee?

--Oh! elle est arretee depuis trois jours, dit Gilberte, et je n'ai pu la
faire marcher. Je crois bien qu'il y a quelque chose de casse.

--Eh! c'est mon affaire, s'ecria Emile; j'ai etudie, a mon corps defendant,
il est vrai, un peu de mecanique, et je ne crois pas que ce coucou soit
bien complique.

--Et si vous me cassez tout a fait mon horloge? dit Janille.

--Eh! laissez-la-lui casser, si ca l'amuse, dit Gilberte, avec un air de
bonte ou l'on retrouvait la liberale insouciance de son pere.

--Je demande a la casser, reprit Emile, si tel est son destin, pourvu qu'on
me permette de la remplacer.

--Oh! oui-da! s'il en arrive ainsi, dit Janille, je la veux toute pareille,
ni plus belle ni plus grande; celle-la nous est commode: elle sonne clair
et ne nous casse pas la tete."

Emile se mit a l'oeuvre; il demonta le coucou d'Allemagne, et, l'ayant
examine, il n'y trouva qu'un peu de poussiere a faire disparaitre de
l'interieur. Penche sur la table aupres de Gilberte, il nettoya et retablit
avec soin la machine rustique, tout en echangeant avec les deux femmes
quelques paroles ou l'enjouement amena une sorte de douce familiarite.

On dit qu'on s'epanche et se livre en mangeant ensemble, mais c'est bien
plutot en travaillant ensemble qu'on sent et laisse venir la bienveillante
intimite.

Tous trois l'eprouverent; lorsqu'ils eurent fini leur mutuelle tache, ils
etaient presque membres de la meme famille.

"C'est affaire a vous, dit Janille, en voyant marcher son coucou; et vous
feriez presque un horloger. Ah ca, allons nous promener maintenant; je vas
d'abord allumer ma lanterne pour vous conduire dans les caveaux.

--Monsieur, dit Gilberte lorsque Janille fut sortie, vous avez dit tout a
l'heure que vous comptiez diner chez M. de Boisguilbault: ne puis-je vous
demander quelle impression vous a faite cet homme-la?

--J'aurais de la peine a la definir, repondit Emile. C'est un melange
d'eloignement et de sympathie si etrange, que j'ai besoin de le voir encore
et de l'examiner beaucoup et d'y reflechir encore apres, pour me bien
rendre compte d'un caractere si bizarre. Ne le connaissez-vous pas,
Mademoiselle, et ne pouvez-vous m'aider a le comprendre?

--Je ne le connais pas du tout; je l'ai entrevu une ou deux fois dans ma
vie, quoique nous demeurions bien pres de chez lui, et, d'apres ce que j'en
avais entendu dire, j'avais une grande envie de le regarder; mais il
passait a cheval sur le meme chemin que nous et, du plus loin qu'il nous
apercevait, mon pere et moi, il prenait le grand trot, nous faisait un
salut sans nous regarder, sans paraitre meme savoir qui nous etions, et
disparaissait au plus vite; on eut dit qu'il voulait se cacher dans la
poussiere que soulevaient les pieds de son cheval.

--Quoique si proche voisin, M. de Chateaubrun n'a plus la moindre relation
avec lui?

--Oh! ceci est fort etrange, dit Gilberte en baissant la voix d'un air de
confidence naive; mais je peux bien vous en parler, monsieur Emile, parce
qu'il me semble que vous devez eclaircir quelque chose dans ce mystere. Mon
pere a ete intimement lie dans sa jeunesse avec M. de Boisguilbault. Je
sais cela, bien qu'il n'en parle jamais et que Janille evite de me repondre
quand je l'interroge; mais Jean, qui n'en sait pas plus long que moi sur
les causes de leur rupture, m'a souvent dit qu'il les avait vus
inseparables. C'est ce qui m'a toujours fait penser que M. de Boisguilbault
n'est ni si fier ni si froid qu'il le parait; car l'enjouement et la
vivacite de mon pere n'eussent pu s'accommoder d'un caractere hautain et
d'un coeur sec. Je dois vous confier aussi que j'ai surpris quelques
reflexions echangees entre mon pere et Janille a propos de lui, dans des
moments ou ils croyaient que je ne les entendais pas. Mon pere disait que
le seul malheur irreparable de sa vie etait d'avoir perdu l'amitie de M. de
Boisguilbault, qu'il ne s'en consolerait jamais, et que s'il pouvait donner
un oeil, un bras et une jambe pour la reconquerir, il n'hesiterait pas.
Janille traitait ces plaintes de folies et lui conseillait de ne jamais
faire la moindre demarche, parce qu'elle connaissait bien l'homme, et qu'il
n'oublierait jamais ce qui les avait brouilles.

"-Eh bien, disait alors mon pere, j'aimerais mieux une explication, des
reproches; j'aurais mieux aime un duel, alors que nous etions encore a peu
pres d'egale force pour nous mesurer, que ce silence implacable et cette
persistance glacee qui me percent le coeur. Non, Janille, non, je n'en
prendrai jamais mon parti, et si je meurs sans qu'il m'ait serre la main,
je ne mourrai pas content d'avoir vecu."

"Janille essayait de le distraire, et elle en venait a bout, parce que mon
pere est mobile, et trop affectueux pour vouloir affliger les autres de sa
tristesse. Mais vous, monsieur Emile, qui aimez tant vos parents, vous
comprenez bien que ce chagrin secret de mon pere a toujours pese sur mon
ame, depuis le jour ou je l'ai penetre. Aussi, je ne sais pas ce que je
n'entreprendrais pas pour le lui oter. Depuis un an, j'y pense sans cesse,
et vingt fois j'ai reve que j'allais a Boisguilbault, que je me jetais aux
pieds de cet homme severe, et que je lui disais:

"--Mon pere est le meilleur des hommes et le plus fidele de vos amis. Ses
vertus l'ont rendu heureux en depit de sa mauvaise fortune; il n'a qu'un
seul chagrin, mais il est profond, et d'un mot vous pouvez le faire
cesser."

"Mais il me repoussait et me chassait de chez lui avec fureur. Je
m'eveillais tout effrayee, et une nuit que je criai en prononcant son nom,
Janille se releva, et me pressant dans ses bras:

"--Pourquoi penses-tu a ce vilain homme? me dit-elle; il n'a aucun pouvoir
sur toi, et il n'oserait s'attaquer a ton pere."

"J'ai vu par la que Janille le haissait; mais quand il lui arrive de dire
un mot contre lui, mon pere prend chaudement sa defense. Qu'y a-t-il entre
eux? Presque rien, peut-etre. Une susceptibilite puerile, un differend a
propos de chasse, a ce que pretend Jean Jappeloup. Si cela etait certain,
ne serait-il pas possible de les reconcilier? Mon pere, aussi, reve de M.
de Boisguilbault, et quelquefois, lorsqu'il s'assoupit sur sa chaise apres
souper, il prononce son nom avec une angoisse profonde. Monsieur Emile, je
m'en rapporte a votre generosite et a votre prudence pour faire parler,
s'il est possible, M. de Boisguilbault. Je me suis toujours promis de
saisir la premiere occasion qui se presenterait pour tacher de rapprocher
deux hommes qui se sont tant aimes, et si Jean avait pu entrer tout a fait
en grace aupres du marquis, j'aurais espere beaucoup de sa hardiesse et de
son esprit naturel. Mais lui aussi est victime d'une bizarrerie de ce
personnage, et je ne vois que vous qui puissiez venir a mon aide.

--Vous ne doutez pas que ce ne soit desormais ma plus constante
resolution," repondit Emile avec feu. Et comme il entendait revenir Janille
dont les petits sabots resonnaient sur les dalles, il monta sur une chaise
comme pour consolider la pendule, mais en effet pour cacher le trouble
delicieux que faisait naitre en lui la confiance de Gilberte.

Gilberte aussi etait emue; elle avait fait un grand effort de courage pour
ouvrir son coeur a un jeune homme qu'elle connaissait a peine; et elle
m'etait ni assez enfant, ni assez campagnarde, pour ne pas savoir qu'elle
avait agi en dehors des convenances.

Cette loyale fille souffrait deja un peu d'avoir un petit secret pour
Janille; mais elle se rassurait en pensant a la purete de ses intentions,
et il lui etait impossible de croire Emile capable d'en abuser. Pour la
premiere fois de sa vie, elle eut un instinct de ruse feminine en voyant
rentrer sa gouvernante. Elle sentait qu'elle avait le visage en feu, et
elle se baissa comme pour chercher une aiguille qu'elle avait fait tomber a
dessein.

La penetration de Janille fut donc mise en defaut par deux enfants fort peu
habiles a tous autres egards, et l'on entreprit gaiement l'exploration des
souterrains.

Celui qui etait place immediatement au-dessous du pavillon carre donnait
entree a un escalier rapide, qui s'enfoncait a une profondeur effrayante
dans le roc. Janille marchait devant, d'un pas delibere, et avec l'habitude
que lui avaient donnee ses fonctions de _cicerone_ aupres des voyageurs.
Emile la suivait pour frayer le chemin a Gilberte, qui n'etait ni
maladroite ni pusillanime, mais pour laquelle Janille tremblait sans cesse.

"Prends garde, ma petite, lui criait-elle a chaque instant. Monsieur Emile,
retenez-la si elle tombe. Mademoiselle est distraite comme son cher pere:
c'est de famille. Ce sont des enfants qui se seraient tues cent fois, si je
n'avais pas eu toujours l'oeil sur eux."

Emile etait heureux de pouvoir prendre un peu du role de Janille. Il
ecartait les decombres, et, comme l'escalier devenait de plus en plus
difficile et degrade, il se crut autorise a offrir sa main, qui fut refusee
d'abord, et enfin acceptee comme assez necessaire.

Qui peut depeindre la violence et l'ivresse d'un premier amour dans une ame
energique? Emile trembla si fort en recevant la main de Gilberte dans la
sienne, qu'il ne pouvait plus ni parler ni plaisanter arec Janille, ni
repondre a Gilberte, qui plaisantait encore, et qui peu a peu se sentit
toute troublee et ne trouva plus rien a dire.

Ils ne descendirent ainsi qu'une douzaine de marches, mais, pendant cette
minute, le temps s'arreta pour Emile, et, quand il passa toute la nuit
suivante a se la retracer, il lui sembla qu'il avait vecu un siecle.

Sa vie precedente lui apparut des lors comme un songe, et son individualite
fut comme transformee. Se rappelait-il les jours de l'enfance, les annees
du college, les ennuis ou les joies de l'etude, ce n'etait plus l'etre
passif et enchaine qu'il s'etait senti etre jusque-la; c'etait l'amant de
Gilberte qui venait de traverser cette vie, desormais radieuse, eclairee
d'un jour nouveau. Il se voyait petit enfant, il se voyait ecolier
impetueux, puis etudiant reveur et agite; et ces personnages, qui lui
avaient paru differer comme les phases de sa vie, redevenaient a ses yeux
un seul etre, un etre privilegie qui marchait triomphalement vers le jour
ou la main de Gilberte devait se poser dans la sienne.

L'escalier souterrain aboutissait au bas de la colline rocheuse que
couronnait le chateau. C'etait un passage de sortie reserve en cas de
siege, et Janille ne tarissait pas d'eloges sur cette construction
difficile et savante.

Malgre l'egalite absolue dans laquelle elle vivait avec ses maitres et dont
elle n'eut voulu se departir a aucun prix, tant elle avait conscience de
son droit, la petite femme avait des idees etrangement feodales; et, a
force de s'identifier avec les ruines de Chateaubrun, elle en etait venue a
tout admirer dans ce passe dont elle se faisait, a la verite, une idee fort
confuse. Peut-etre aussi croyait-elle devoir rabattre l'orgueil presume de
la richesse bourgeoise, en faisant sonner bien haut devant Emile l'antique
puissance des ancetres de Gilberte.

"Tenez, Monsieur, lui disait-elle en le promenant de geole en geole, voila
ou l'on mettait les gens a la raison. Vous pouvez voir encore ici les
anneaux de fer pour attacher les prisonniers enchaines. Voici un caveau ou
l'on dit que trois rebelles ont ete devores par un serpent enorme. Les
seigneurs d'autrefois en avaient comme cela a leur disposition. Nous vous
ferons voir tantot les oubliettes: c'etait cela qui ne plaisantait pas! Ah!
mais si vous etiez passe par la avant la revolution, vous auriez peut-etre
bien fait le signe de la croix au lieu de rire!

--Heureusement on peut rire ici maintenant, dit Gilberte, et penser a autre
chose qu'a ces abominables legendes. Je remercie le bon Dieu de m'avoir
fait naitre dans un temps ou l'on peut a peine y croire, et j'aime notre
vieux nid, tel que le voila, inoffensif et renverse a jamais. Tu sais bien,
Janille, ce que mon pere dit toujours aux gens de Cuzion, quand ils
viennent lui demander de nos pierres pour se batir des maisons: "Prenez,
mes enfants, prenez, ce sera la premiere fois qu'elles auront servi a
quelque chose de bon!"

--C'est egal, reprit Janille, c'est quelque chose que d'avoir ete les
premiers dans son pays, et les maitres a tout le monde!

--On sent d'autant mieux, dit la jeune fille, le plaisir d'etre l'egal de
tout le monde et de ne plus faire peur a personne.

--Oh! c'est une gloire et un bonheur que j'envie!" s'ecria Emile.




XVI.

LE TALISMAN.


Si l'on eut dit, huit jours auparavant, a Gilberte, qu'un jour allait
arriver ou le calme de son coeur serait agite de commotions etranges, ou le
cercle de ses affections allait non pas seulement s'etendre pour admettre
un inconnu a la suite de son pere, de Janille et du charpentier, mais se
briser soudainement pour placer un nouveau nom au milieu de ces noms
cheris, elle n'eut pu croire a un tel miracle, et elle s'en fut effrayee.

Et pourtant elle sentit vaguement que desormais l'image de ce jeune homme
aux cheveux noirs, a l'oeil de feu, a la taille elancee, allait s'attacher
a tous ses pas et la poursuivre jusque dans son sommeil.

Elle repoussait une telle fatalite, mais sans pouvoir s'y soustraire. Son
ame douce et chaste n'allait point au-devant de l'ivresse qui venait la
chercher; mais elle devait la subir, et elle la subissait deja depuis que
la main d'Emile avait fremi et tremble en touchant la sienne.

Puissance inouie et mysterieuse d'un attrait que rien ne peut conjurer, et
qui dispose de la jeunesse avant qu'elle ait eu le temps de se reconnaitre
et de se preparer a l'attaque ou a la defense!

Un peu excitee par les premieres atteintes de cette flamme secrete,
Gilberte les recut d'abord en jouant. Sa serenite n'en fut pas troublee a
la surface, et tandis qu'Emile etait deja force de se faire violence pour
cacher son emotion, elle souriait encore et parlait librement, en attendant
que le regret de son depart et l'impatience de son retour lui fissent
comprendre que sa presence allait devenir souverainement necessaire.

Janille ne les quitta plus; mais insensiblement leur conversation se porta
sur des sujets ou, malgre sa vive penetration, Janille ne comprenait pas
grand'chose.

Gilberte etait instruite aussi solidement que peut l'etre une jeune fille
elevee dans un pensionnat de Paris, et il est vrai de dire que l'education
des femmes a fait, depuis vingt ans, de notables progres dans la plupart de
ces etablissements. L'instruction, le bon sens et la tenue des femmes
chargees de les diriger ont subi les memes ameliorations, et des hommes de
merite n'ont pas trouve au-dessous d'eux de faire des cours d'histoire, de
litterature et de science elementaire pour cette moitie intelligente et
perspicace du genre humain.

Gilberte avait recu quelques notions de ce qu'on appelle les arts
d'agrement; mais, tout en obeissant en ceci a la volonte de son pere, elle
avait donne plus d'attention au developpement de ses facultes serieuses.

Elle s'etait dit de bonne heure que les beaux arts lui seraient d'une
faible ressource dans une vie pauvre et retiree, que le labeur domestique
lui prendrait trop de temps, et que, destinee au travail des mains, elle
devait former son esprit pour ne pas souffrir du vide de la pensee et du
dereglement de l'imagination.

Une sous-maitresse, femme de merite, dont elle avait fait son amie et la
confidente de son sort precaire, avait ainsi regle l'emploi de ses
facultes, et la jeune fille, penetree de la sagesse de ses conseils, s'y
etait docilement resolue.

Cependant ce plaisir d'apprendre et de retenir les choses de l'esprit avait
cree a l'enfant une certaine souffrance depuis qu'elle etait privee de
livres au milieu des ruines de Chateaubrun. M. Antoine eut fait tous les
sacrifices pour lui en procurer, s'il eut pu se rendre compte de son desir;
mais Gilberte, gui voyait leurs ressources si restreintes, et qui voulait,
avant tout, que le bien-etre de son pere ne souffrit d'aucune privation, se
gardait bien d'en parler.

Janille s'etait dit, une fois pour toutes, que _sa fille_ etait assez
_savante_, et, la jugeant d'apres elle-meme, qui etait encore coquette
d'ajustements au milieu de sa parcimonieuse economie, elle employait ses
petites epargnes a lui procurer de temps en temps une robe d'indienne ou un
bout de dentelle.

Gilberte affectait de recevoir ces petits presents avec un plaisir extreme
pour ne rien diminuer de celui que sa gouvernante mettait a les lui
apporter. Mais elle soupirait tout bas en songeant qu'avec le prix modique
de ces chiffons on eut pu lui donner un bon livre d'histoire ou de poesie.

Elle consacrait ses heures de loisir a relire sans cesse le petit nombre de
ceux qu'elle avait rapportes de sa pension, et elle les savait presque par
coeur.

Une fois ou deux, sans rien dire de son projet, elle avait determine
Janille, qui tenait les cordons de la bourse commune, a lui donner l'argent
destine a une parure nouvelle. Mais alors il s'etait trouve que Jean avait
eu besoin de souliers, ou que de pauvres gens du voisinage avaient manque
de linge pour leurs enfants; et Gilberte avait ete a ce qu'elle appelait
le plus presse, remettant a des jours meilleurs l'acquisition de ses
livres.
                
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