Le cure de Cuzion lui avait prete un Abrege de quelques Peres de l'Eglise,
et la _Vie des Saints_, dont elle avait fait longtemps ses delices; car,
lorsqu'on n'a pas de quoi choisir, on force son esprit a se complaire aux
choses serieuses, en depit de la jeunesse qui vous pousserait a des
occupations moins austeres.
Ces necessites sont parfois salutaires aux bons esprits, et lorsque
Gilberte se plaignait naivement a Emile de son ignorance, il s'etonna au
contraire de la voir si eclairee sur certaines choses de fonds qu'il avait
jugees sur la foi d'autrui sans les approfondir.
L'amour et l'enthousiasme aidant, il ne tarda pas a trouver Gilberte
accomplie, et a la proclamer, en lui-meme, la plus intelligente et la plus
parfaite des creatures humaines; et cela etait relativement vrai.
Le plus grand et le meilleur des etres, c'est celui qui sympathise le plus
avec nous, qui nous comprend le mieux, qui sait le mieux developper et
alimenter ce que nous avons de meilleur dans l'ame; enfin, c'est celui qui
nous ferait l'existence la plus douce et la plus complete, s'il nous etait
donne de fondre entierement la sienne avec la notre.
"Ah! j'ai bien fait de conserver jusqu'ici mon coeur vierge et ma vie pure,
se disait Emile, et je vous remercie, mon Dieu, de m'y avoir aide! car
voici bien veritablement celle qui m'etait destinee, et sans laquelle je
n'aurais fait que vegeter et souffrir."
Tout en causant d'une maniere generale, Gilberte laissa percer son regret
d'etre privee de livres, et Emile devina bien vite que ce regret etait plus
profond qu'on ne voulait le faire connaitre a Janille.
Il pensa avec douleur que, hormis des traites de commerce et d'industrie
speciale, il n'y avait pas un seul volume dans la maison de son pere, et
que, croyant retourner a Poitiers, il y avait laisse le peu d'ouvrages
litteraires qu'il possedait.
Mais Gilberte insinua qu'il y avait une bibliotheque tres etendue a
Boisguilbault.
Jean avait autrefois travaille dans une grande chambre pleine de livres, et
il etait bien regrettable qu'on ne se vit point, car on aurait pu profiter
d'un si utile voisinage.
Ici Janille, qui tricotait toujours en marchant, releva la tete.
"Ca doit etre un tas de vieux bouquins fort ennuyeux, dit elle, et je
serais bien fachee, pour mon compte, d'y mettre le nez; je craindrais que
ca ne me rendit maniaque comme celui qui en fait sa nourriture.
--M. de Boisguilbault lit donc beaucoup? demanda Gilberte; sans doute il
est fort instruit.
--Et a quoi cela lui a-t-il servi de tant lire et de devenir si savant? Il
n'en a jamais fait part a personne, et ca n'a reussi a le rendre ni aimant,
ni aimable."
Janille ne voulant pas s'exposer plus longtemps a parler d'un homme qu'elle
haissait, sans pouvoir ou sans vouloir dire pourquoi, fit quelques pas dans
le preau vers ses chevres, comme pour les empecher de brouter une vigne qui
tapissait l'entree du pavillon carre.
Emile profita de cet instant pour dire a Gilberte que s'il y avait, en
effet, tant de livres a Boisguilbault, elle en aurait bientot a discretion,
dut-il les emprunter a la derobee.
Gilberte ne put le remercier que par un sourire, n'osant y joindre un
regard: elle commencait a se sentir embarrassee avec lui lorsque Janille
n'etait pas entre eux.
"Ah ca! dit Janille en se rapprochant, M. Antoine ne se presse guere de
revenir. Je le connais: il babille a cette heure! Il a rencontre d'anciens
amis; il les regale sous la ramee; il oublie l'heure et depense son argent!
Et puis, si quelque pleurard demande a emprunter dix ou quinze francs, pour
acheter une mauvaise chevre, ou quelques paires d'oies maigres, il va se
laisser aller! Il donnerait bien tout ce qu'il a sur lui, s'il n'avait pas
peur d'etre gronde en rentrant. Ah mais! il a emmene six moutons, et s'il
n'en rapporte que cinq dans sa bourse, comme ca arrive trop souvent, gare a
ma mie Janille; il n'ira plus sans moi a la foire! Tenez, voila quatre
heures qui sonnent a l'horloge (grace a M. Emile qui l'a si bien fait
parler), et je gage que ton pere est tout au plus en route pour revenir.
--Quatre heures! s'ecria Emile, c'est juste l'heure ou M. de Boisguilbault
se met a table. Je n'ai pas un instant a perdre.
--Partez donc vite, dit Gilberte, car il ne faut pas l'indisposer contre
nous plus qu'il ne l'est deja.
--Et qu'est-ce que cela nous fait qu'il nous en veuille? dit Janille.
Allons, vous voulez donc partir absolument sans voir M. Antoine?
--Il le faut a mon grand regret!
--Ou est ce bandit de Charasson? cria Janille. Je gage qu'il dort dans un
coin, et qu'il ne songe pas a vous amener votre cheval! Oh! quand monsieur
est absent, Sylvain disparait. Ici, mechant drole, ou etes-vous cache?
--Que ne pouvez-vous me munir d'un charme! dit Emile a Gilberte, tandis que
Janille cherchait Sylvain et l'appelait d'une voix plus retentissante que
reellement courroucee. Je m'en vais, comme un chevalier errant, penetrer
dans l'antre du vieux magicien pour essayer de lui ravir ses secrets et les
paroles qui doivent mettre fin a vos peines.
--Tenez, dit Gilberte en riant, et detachant une fleur de sa ceinture,
voici la plus belle rose de mon jardin: il y aura peut etre dans son parfum
une vertu salutaire pour endormir la prudence et adoucir la ferocite de son
ennemi. Laissez-la sur sa table, tachez de la lui faire admirer et
respirer. Il est horticulteur et n'a peut-etre pas, dans son grand
parterre, un aussi bel echantillon que ce produit de mes greffes de l'an
passe. Si j'etais une chatelaine de ce bon temps que regrette Janille, je
saurais peut-etre faire une conjuration pour attacher un pouvoir magique a
cette fleur. Mais, pauvre fille, je ne sais que prier Dieu, et je lui
demande de repandre la grace dans ce coeur farouche, comme il a fait
descendre la rosee pour ouvrir ce bouton de rose.
--Serai-je donc vraiment force de lui laisser mon talisman? dit Emile en
cachant la rose dans son sein; et ne dois-je pas le garder pour qu'il me
serve une autre fois?"
Le ton dont il fit cette demande et l'emotion repandue sur son visage
causerent a Gilberte un instant de surprise ingenue.
Elle le regarda d'un air incertain, ne pouvant pas encore comprendre le
prix qu'il attachait a la fleur detachee de son sein.
Elle essaya de sourire comme a une plaisanterie, puis elle se sentit
rougir, et Janille reparaissant, elle ne repondit rien.
Emile, enivre d'amour, descendit avec une audacieuse rapidite le sentier
dangereux de la colline. Quand il fut au bas, il osa se retourner, et vit
Gilberte, qui, de sa terrasse plantee de rosiers, le suivait des yeux, bien
qu'elle eut les mains occupees, en apparence, a tailler ses plantes
favorites.
Elle n'etait pas mise avec recherche, a coup sur, ce jour-la plus que les
autres. Sa robe etait propre; comme tout ce qui avait passe par les mains
scrupuleuses de Janille; mais elle avait ete si souvent lavee et repassee
que, de lilas, elle etait devenue d'une teinte indefinissable, comme celles
que prennent les hortensias au moment de se fletrir.
Sa splendide chevelure blonde, rebelle aux torsades qu'on lui imposait,
s'echappait de cette contrainte, et formait comme une aureole d'or autour
de sa tete.
Une chemisette bien blanche et bien serree encadrait son beau cou et
laissait deviner le contour elegant de ses epaules. Emile la trouva
resplendissante, aux rayons du soleil qui tombaient d'aplomb sur elle, sans
qu'elle songeat a s'en preserver. Le hale n'avait pu fletrir une si riche
carnation, et elle paraissait d'autant plus fraiche que sa toilette etait
plus pale et plus effacee.
D'ailleurs, l'imagination d'un amoureux de vingt ans est trop riche pour
s'embarrasser d'un peu plus ou moins de parure. Cette petite robe fanee
prit aux yeux d'Emile une teinte plus riche que toutes les etoffes de
l'Orient, et il se demanda pourquoi les peintres de la renaissance
n'avaient jamais su vetir aussi magnifiquement leurs riantes madones et
leurs saintes triomphantes.
Il resta cloue a sa place quelques instants, ne pouvant s'eloigner; et,
sans l'ardeur de son cheval qui rongeait le frein et frappait du pied, il
eut completement oublie que M. de Boisguilbault avait encore une heure a
l'attendre.
Il avait fallu faire plusieurs detours pour arriver au bas de cette
colline, et cependant la distance verticale n'etait pas assez grande pour
que les deux jeunes gens ne se vissent pas fort bien.
Gilberte reconnut l'irresolution du cavalier, qui ne pouvait se resoudre a
la perdre de vue; elle rentra sous les buissons de roses pour s'y cacher;
mais elle le regarda encore longtemps a travers les branches.
Janille avait ete sur le sentier oppose a la rencontre de son maitre. Ce
ne fut qu'en entendant la voix de son pere que Gilberte s'arracha au charme
qui la retenait. C'etait la premiere fois qu'elle se laissait devancer par
Janille pour le recevoir et le debarrasser de sa gibeciere et de son baton.
A mesure qu'il se rapprochait de Boisguilbault, Emile faisait son plan et
le refaisait cent fois pour attaquer la forteresse ou ce personnage
incomprehensible se tenait retranche.
Entraine par son esprit romanesque, il croyait pressentir la destinee de
Gilberte, et la sienne par consequent, ecrites en chiffres mysterieux dans
quelque recoin ignore de ce vieux manoir, dont il voyait les hautes
murailles grises se dresser devant lui.
Grande, morne, triste et fermee comme son vieux seigneur, cette residence
isolee semblait defier l'audace de la curiosite. Mais Emile etait stimule
desormais par une volonte passionnee. Confident et mandataire de Gilberte,
il pressait contre ses levres la rose deja fletrie, et se disait qu'il
aurait le courage et l'habilete necessaires pour triompher de tous les
obstacles.
Il trouva M. de Boisguilbault, seul sur son perron, inoccupe et impassible
comme a l'ordinaire. Il se hata de s'excuser du retard apporte au diner du
vieux gentilhomme, en pretendant qu'il avait perdu son chemin, et que, ne
connaissant pas encore le pays, il avait mis pres de deux heures a se
retrouver.
M. de Boisguilbault ne lui fit point de questions sur l'itineraire qu'il
avait suivi; on eut dit qu'il craignait d'entendre prononcer le nom de
Chateaubrun: mais par un raffinement de politesse, il assura qu'il ne
savait point l'heure, et qu'il n'avait point songe a s'impatienter.
Cependant, il avait ressenti quelque agitation, comme Emile s'en apercut
bientot a certaines paroles embarrassees, et le jeune homme crut
comprendre, qu'au milieu du profond ennui de son isolement, la
susceptibilite du marquis eut vivement souffert d'un manque de parole.
Le diner fut excellent et servi avec une ponctualite minutieuse par le
vieux domestique. C'etait le seul serviteur visible du chateau. Les autres,
enfouis dans la cuisine, qui etait situee dans un caveau, ne paraissaient
point. Il semblait qu'il y eut a cet egard une sorte de consigne, et que
leur doyen eut seul le don de ne pas choquer les regards du maitre.
Ce vieillard etait infirme, mais il etait si bien habitue a son service que
le marquis n'avait presque jamais rien a lui dire, et quand, par hasard, il
ne devinait pas ses volontes, il lui suffisait d'un signe pour les
comprendre.
Cette surdite paraissait servir le laconisme de M. de Boisguilbault, et
peut-etre aussi n'etait-il pas fache d'avoir pres de lui un homme dont la
vue affaiblie ne pouvait plus chercher a lire dans sa physionomie: c'etait
une machine plus qu'un serviteur qu'il avait a ses cotes, et qui, prives
par ses infirmites du pouvoir de communiquer avec la pensee de ses
semblables, en avait perdu le desir et le besoin.
On concevait aisement que ces deux vieillards fussent seuls capables de
vivre ensemble, sans songer a s'ennuyer l'un de l'autre, tant il y avait en
eux peu de vie apparente.
Le service ne se faisait pas vite, mais avec ordre. Les deux convives
resterent deux heures a table. Emile remarqua que son hote mangeait a
peine, et seulement pour l'exciter a gouter tous les plats, qui etaient
recherches et succulents.
Les vins furent exquis, et le vieux Martin presentait horizontalement, sans
leur imprimer la moindre secousse, des bouteilles couvertes d'une antique
et venerable poussiere.
Le marquis mouillait a peine ses levres, et faisait signe a son vieux
serviteur de remplir le verre d'Emile qui, habitue a une grande sobriete,
s'observait pour ne pas laisser sa raison succomber a tant d'experiences
reiterees sur les nombreux echantillons de cette cave seigneuriale.
"Est-ce la votre ordinaire, monsieur le marquis? lui demanda-t-il
emerveille de la coquetterie d'un tel repas pour deux personnes.
--Je ... je n'en sais rien, repondit le marquis; je ne m'en mele pas, c'est
Martin qui dirige mon interieur. Je n'ai jamais d'appetit; et ne m'apercois
pas de ce que je mange. Trouvez-vous que ce soit bon?
--Parfait; et si j'avais souvent l'honneur d'etre admis a votre table, je
prierais Martin de me traiter moins splendidement, car je craindrais de
devenir gourmet.
--Pourquoi non? c'est une jouissance comme une autre. Heureux ceux qui en
ont beaucoup!
--Mais il en est de plus nobles et de moins dispendieuses, reprit Emile;
tant de gens manquent du necessaire que j'aurais honte de me faire un
besoin du superflu.
--Vous avez raison, dit M. de Boisguilbault, avec son soupir accoutume. Eh
bien, je dirai a Martin de vous servir plus simplement une autre fois. Il a
juge qu'a votre age on avait grand appetit; mais il me semble que vous
mangez comme quelqu'un qui a fini de grandir. Quel age avez-vous?
--Vingt et un ans.
--Je vous aurais cru moins jeune.
--D'apres ma figure?
--Non, d'apres vos idees.
--Je voudrais que mon pere entendit votre opinion, monsieur le marquis, et
qu'il voulut bien s'en penetrer, repondit Emile en souriant; car il me
traite toujours comme un enfant.
--Quel homme est-ce que votre pere? dit M. de Boisguilbault avec une
ingenuite de preoccupation qui otait a cette question ce qu'elle eut pu
avoir d'impertinent au premier abord.
--Mon pere, repondit Emile, est pour moi un ami dont je desire l'estime et
dont je redoute le blame. C'est ce que je puis dire de mieux pour vous
peindre un caractere energique, severe et juste.
--J'ai oui dire qu'il etait fort capable, fort riche, et jaloux de son
influence. Ce n'est pas un mal s'il s'en sert bien.
--Et quel est, suivant vous, monsieur le marquis, le meilleur usage qu'il
en puisse faire?
--Ah! ce serait bien long a dire! repondit le marquis en soupirant; vous
devez savoir cela aussi bien que moi."
Et, entraine un instant par la confiance qu'Emile lui avait temoignee a
dessein, pour provoquer la sienne, il retomba dans sa torpeur, comme s'il
eut craint de faire un effort pour en sortir.
"Il faut absolument rompre cette glace seculaire, pensa Emile. Ce n'est
peut-etre pas si difficile qu'on le croit. Peut-etre serai-je le premier
qui l'ait essaye!"
Et tout en gardant, comme il le devait, le silence sur les craintes que lui
inspirait l'ambition de son pere, ou sur la lutte penible de leurs opinions
respectives, il parla avec abandon et chaleur de ses croyances, de ses
sympathies, et meme de ses reves pour l'avenir de la famille humaine.
Il pensa bien que le marquis allait le prendre pour un fou, et il se plut
a provoquer des contradictions qui lui permettraient enfin de penetrer dans
cette ame mysterieuse.
"Que ne puis-je amener une explosion de dedain ou d'indignation! se
disait-il; c'est alors que je verrais le fort et le faible de la place."
Et, sans s'en douter, il suivait avec le marquis la meme tactique que son
pere avait suivie naguere avec lui; il affectait de fronder et de demolir
tout ce qu'il supposait devoir etre plus ou moins sacre aux yeux du vieux
legitimiste; "la noblesse aussi bien que l'argent, la grande propriete, la
puissance des individus, l'esclavage des masses, le catholicisme
jesuitique, le pretendu droit divin, l'inegalite des droits et des
jouissances, base des societes constituees, la domination de l'homme sur la
femme, consideree comme marchandise dans le contrat de mariage, et comme
propriete dans le contrat de la morale publique; enfin, toutes ces lois
paiennes que l'Evangile n'a pu detruire dans les institutions, et que la
politique de l'Eglise a consacrees."
M. de Boisguilbault paraissait ecouter mieux qu'a l'ordinaire; ses grands
yeux bleus s'etaient arrondis comme si, a defaut du vin qu'il ne buvait
pas, la surprise d'une telle declaration des droits de l'homme l'eut jete
dans une stupeur accablante.
Emile regardait son verre, rempli d'un tokai de cent ans, et se promettait
d'y avoir recours pour se donner _du montant_, si la chaleur naturelle de
son jeune enthousiasme ne suffisait pas a conjurer l'avalanche de neige
pres de rouler sur lui.
Mais il n'eut pas besoin de ce topique, et, soit que la neige eut trop
durci pour se detacher du glacier, soit qu'en ayant l'air d'ecouter, M. de
Boisguilbault n'eut rien entendu, la temeraire profession de foi de
l'enfant du siecle ne fut pas interrompue et s'acheva dans le plus profond
silence.
"Eh bien, monsieur le marquis, dit Emile, etonne de cette tolerance
apathique, acceptez-vous donc mes opinions, ou vous semblent-elles indignes
d'etre combattues?"
M. de Boisguilbault ne repondit pas; un pale sourire erra sur ses levres,
qui firent le mouvement de repondre et ne laisserent echapper que le soupir
problematique. Mais il posa la main sur celle d'Emile, et il sembla a ce
dernier qu'une moiteur froide donnait cette fois quelque symptome de vie a
cette main de pierre.
Enfin il se leva et dit:
"Nous allons prendre le cafe dans mon parc."
Et, apres une pause, il ajouta, comme s'il achevait tout haut une phrase
commencee tout bas:
"Car je suis completement de votre avis.
--Vraiment? s'ecria Emile en passant resolument son bras sous celui du
grand seigneur.
--Et pourquoi donc pas? reprit celui-ci tranquillement.
--C'est-a-dire que toutes ces choses vous sont indifferentes?
--Plut a Dieu!" repondit M. de Boisguilbault avec un soupir plus accentue
que les autres.
XVII.
DEGEL.
Emile n'avait encore admire le parc de Boisguilbault que par-dessus les
haies et a travers les grilles. Il fut encore plus frappe de la beaute de
ce lieu de plaisance, de la vigueur des plantes et de leur heureuse
disposition.
La nature avait fait beaucoup, mais l'art l'avait secondee avec une grande
intelligence. Le terrain en pente offrait mille incidents pittoresques, et
une source abondante, s'echappant du milieu des rochers, courait dans tous
les sens, entretenant la fraicheur sous ces magnifiques ombrages.
Le fond et le revers du ravin, qui appartenaient aussi au marquis, etaient
couverts d'une vegetation serree qui cachait une partie des murs et des
buissons de cloture, si bien que, de toutes les hauteurs menagees pour
jouir de la vue d'un immense et splendide paysage, on pouvait croire que le
parc s'etendait jusqu'a l'horizon.
"Voici un lieu enchante, dit Emile, et il suffit de le voir pour etre
certain que vous etes un grand poete.
--Il y a beaucoup de grands poetes de mon espece, repondit le marquis,
c'est-a-dire des gens qui sentent la poesie sans pouvoir la manifester.
--La parole parlee ou ecrite est-elle donc la seule manifestation
interessante? reprit Emile. Le peintre qui interprete grandement la nature
n'est-il pas poete aussi? Et si cela est incontestable, l'artiste qui cree
sur la nature elle-meme, et qui la modifie pour developper toute sa beaute,
n'a-t-il pas produit une grande manifestation poetique?
--Vous arrangez cela pour le mieux," dit M. de Boisguilbault d'un ton de
complaisance paresseuse, qui n'etait pourtant pas sans bienveillance. Mais
Emile aurait mieux aime la discussion que cette adhesion nonchalante a tout
propos, et il craignait d'avoir manque sa principale attaque, "Que
trouverai-je donc pour l'impatienter et le faire sortir de lui-meme? se
disait-il. Il n'est point de siege fameux dans l'histoire qui soit
comparable a celui-ci."
Le cafe etait servi dans un joli chalet suisse, dont l'exactitude et la
proprete charmerent Emile un instant. Mais l'absence d'etres humains et
d'animaux domestiques, dans cette retraite champetre, se fit trop vite
remarquer pour qu'il fut possible d'entretenir la moindre illusion.
Rien n'y manquait pourtant: ni la colline couverte de mousse et plantee de
sapins, ni le filet d'eau cristallin tombant a la porte dans une auge de
pierre, et s'en echappant avec un doux murmure; la maisonnette tout entiere
en bois resineux coquettement decoupe en balustrades, et adossee a des
blocs granitiques, le joli toit a grands rebords, l'interieur meuble a
l'allemande, et jusqu'au service en poterie bleue: tout cela neuf, propre,
brillant, silencieux et desert, ressemblait a un beau joujou de Fribourg
plus qu'a une habitation rustique.
Il n'y avait pas jusqu'aux figures ternes et raides du vieux marquis et de
son vieux majordome qui ne donnassent l'idee de personnages en bois peint,
adaptes la pour completer la ressemblance.
"Vous avez ete en Suisse, monsieur le marquis? lui dit Emile, et ceci est
un souvenir de predilection.
--J'ai peu voyage, repondit M. de Boisguilbault, quoique je fusse parti un
jour avec l'intention de faire le tour du monde. La Suisse se trouva sur
mon chemin; le pays me plut, et je n'allai pas plus loin, me disant que je
me donnerais sans doute beaucoup de peine pour ne rien trouver de mieux.
--Je vois que vous preferez ce pays-ci a tous les autres, et que vous y
etes revenu pour toujours?
--Pour toujours, assurement.
--C'est la Suisse en petit, et si l'imagination y est moins excitee par des
spectacles grandioses, les fatigues et les dangers de la promenade y sont
moindres.
--J'avais d'autres raisons pour me fixer dans ma propriete.
--Est-ce une indiscretion de vous les demander?
--En seriez vous vraiment curieux? dit le marquis avec un sourire
equivoque.
--Curieux! non; je ne le suis pas dans le sens impertinent et ridicule du
mot; mais a mon age, la destinee des autres, la notre propre, est une
enigme, et l'on s'imagine toujours qu'on trouvera dans l'experience et la
sagesse de certains etres un utile enseignement.
--Pourquoi dites-vous de _certains etres_? Ne suis-je pas semblable a tout
le monde?
--Oh! nullement, monsieur le marquis!
--Vous m'etonnez beaucoup, reprit M. de Boisguilbault, absolument du meme
ton dont il avait dit quelques instants auparavant: _Je suis tout a fait de
votre avis_, et il ajouta:--Mettez donc du sucre dans votre cafe.
--Je m'etonne davantage, dit Emile en prenant machinalement du sucre, que
vous ne vous aperceviez pas de ce que votre solitude, votre gravite, et
j'oserai dire aussi votre melancolie, ont de frappant et de solennel pour
un enfant comme moi.
--Est-ce que je vous fais peur? dit M. de Boisguilbault avec un profond
soupir.
--Vous me faites tres peur, monsieur le marquis, je l'avoue franchement;
mais ne prenez pas cette naivete en mauvaise part: car il est tout aussi
certain que je suis pousse a vaincre ce sentiment-la par un sentiment tout
oppose d'irresistible sympathie.
--C'est singulier, dit le marquis, tres singulier; expliquez-moi donc ca.
--C'est bien simple. Comme, a mon age, on va chercher le mot de son propre
avenir dans le present des hommes faits ou dans le passe des hommes murs,
on s'effraie de voir une tristesse invincible, et comme un degout muet et
profond de la vie, sur des fronts austeres.
--Oui, voila pourquoi mon exterieur vous repousse. Ne craignez pas de le
dire. Vous n'etes pas le premier, et je m'y attendais.
--Repousser n'est pas le mot, puisqu'en depit de l'espece de stupeur
magnetique ou vous me jetez, je suis entraine vers vous par un attrait
bizarre.
--Bizarre!... oui, tres bizarre, et c'est vous qui etes le plus excentrique
de nous deux. J'ai ete frappe, des le premier instant ou je vous ai vu, de
ce qu'il y avait en vous de dissemblance aux caracteres des gens que j'ai
connus dans ma jeunesse.
--Et cette impression m'a-t-elle ete defavorable, monsieur le marquis?
--Bien au contraire, repondit M. de Boisguilbault de cette voix sans
inflexion qui ne laissait jamais apprecier la portee de ses reponses.
Martin, ajouta-t-il en se penchant vers son vieux serviteur qui se pliait
en deux pour l'entendre, vous pouvez remporter tout cela. Y a-t-il encore
des ouvriers dans le parc?
--Non, monsieur le marquis, plus personne.
--En ce cas, fermez la porte en vous retirant."
Emile resta seul avec son hote dans la solitude de ce grand parc. Le
marquis lui prit le bras et l'emmena s'asseoir sur les rochers, au-dessus
du chalet, dans une situation admirable.
Le soleil, en s'abaissant sur l'horizon, projetait de grandes ombres des
peupliers, comme un rideau coupe de chaudes clartes, d'un travers a l'autre
des collines. Les horizons violets montaient dans un ciel nuance comme
l'opale, au-dessus d'un ocean de sombre verdure, et les bruits du travail
dans la campagne, en s'affaiblissant peu a peu, laissaient entendre plus
distinctement la voix des torrents et le chant plaintif des tourterelles.
C'etait une magnifique soiree, et le jeune Cardonnet, reportant ses yeux
et sa pensee sur les collines lointaines de Chateaubrun, tomba dans une
douce reverie.
Il croyait pouvoir se permettre ce repos de l'ame, avant d'entreprendre de
nouvelles attaques, lorsque, tout a coup, son adversaire fit une sortie
imprevue en rompant le premier le silence:
"Monsieur Cardonnet, dit-il, si ce n'est pas par forme de politesse ou de
plaisanterie que vous m'avez dit avoir une espece de sympathie pour moi, en
depit de l'ennui que je vous cause d'ailleurs, en voici la cause: c'est que
nous professons les memes principes, c'est que nous sommes tous les deux
communistes.
--Serait-il vrai? s'ecria Emile etourdi de cette declaration et croyant
rever. J'ai pense tantot que c'etait vous qui me repondiez precisement par
forme de politesse ou de plaisanterie; mais aurais-je donc reellement le
bonheur de trouver chez vous la sanction de mes desirs et de mes reves?
--Qu'y a-t-il donc la d'etonnant? reprit le marquis avec calme. La verite
ne peut-elle se reveler dans la solitude aussi bien que dans le tumulte, et
n'ai-je pas assez vecu pour arriver a distinguer le bien du mal, le vrai du
faux? Vous me prenez pour un homme tres-positif et tres froid. Il est
possible que je sois ainsi; a mon age, on est trop las de soi-meme pour
aimer a s'examiner; mais, en dehors de notre personnalite, il y a des
realites generales qui sont assez dignes d'interet pour nous distraire de
nos ennuis.
"J'ai eu longtemps les opinions et les prejuges dont on m'avait nourri; mon
indolence s'arrangeait assez bien de n'y pas regarder de trop pres; et puis
j'avais des soucis interieurs qui m'en otaient la pensee. Mais depuis que
la vieillesse m'a delivre de toute pretention au bonheur et de toute
espece de regret ou d'interet particulier, j'ai senti le besoin de me
rendre compte de la vie generale des etres, et, par consequent, du sens des
lois divines appliquees a l'humanite.
"Quelques brochures saint-simoniennes m'etaient arrivees par hasard, je les
lisais par desoeuvrement, ne pensant point encore qu'on put depasser les
hardiesses de Jean-Jacques et de Voltaire, avec lesquelles l'examen m'avait
reconcilie.
"Je voulais connaitre davantage les principes de cette nouvelle ecole, de
la je passai a l'etude de Fourier. J'admis toutes ces choses, mais sans
voir bien clair dans leurs contradictions, et sentant encore quelque
tristesse a voir l'ancien monde s'ecrouler sous le poids de theories
invincibles dans leur systeme de critique, confuses et incompletes dans
leurs principes d'organisation.
"C'est depuis cinq ou six ans seulement que j'ai accepte, avec un parfait
desinteressement et une grande satisfaction d'esprit, le principe d'une
revolution sociale.
"Les tentatives du communisme m'avaient paru d'abord monstrueuses, sur la
foi de ceux qui les combattaient. Je lisais les journaux et les
publications de toutes les ecoles, et je m'egarais lentement dans ce
labyrinthe sans me rebuter de la fatigue.
"Peu a peu l'hypothese communiste se degagea de ses nuages; de bons ecrits
vinrent porter la lumiere dans mon esprit. Je sentis la necessite de me
reporter aux enseignements de l'histoire et a la tradition du genre humain.
"J'avais une bibliotheque assez bien choisie des meilleurs documents et des
plus serieuses productions du passe.
"Mon pere avait aime la lecture, et moi je l'avais haie si longtemps, que
je ne savais pas meme ce qu'il m'avait laisse de precieuses ressources
pour mes vieux jours. Je me remis tout seul a l'ouvrage.
"Je rappris les langues mortes que j'avais oubliees, je lus pour la
premiere fois, dans les sources memes, l'histoire des religions et des
philosophies, et, un jour enfin, les grands hommes, les saints, les
prophetes, les poetes, les martyrs, les heretiques, les savants, les
orthodoxes eclaires, les novateurs, les artistes, les reformateurs de tous
les temps, de tous les pays, de toutes les revolutions et de tous les
cultes m'apparurent d'accord, proclamant, sous toutes les formes, et jusque
par leurs contradictions apparentes, une verite eternelle, une logique
aussi claire que la lumiere du jour: savoir, l'egalite des droits et la
necessite inevitable de l'egalite des jouissances, comme consequence
rigoureuse de la premiere.
"Depuis ce moment, je ne me suis plus etonne que d'une chose, c'est qu'au
temps ou nous vivons, avec tant de ressources, de decouvertes, d'activite,
d'intelligence et de liberte d'opinions, le monde soit encore plonge dans
une si profonde ignorance de la logique des faits et des idees qui le
forcent a se transformer; c'est qu'il y ait tant de pretendus savants et
tant de soi-disant theologiens encourages et entretenus par l'Etat et par
l'Eglise, et qu'aucun d'eux n'ait su employer sa vie a faire le travail
bien simple qui m'a conduit a la certitude; c'est enfin que, tout en se
precipitant vers la catastrophe de sa dissolution, le monde du passe croie
se preserver par la force et la colere de la destinee qui le presse et
l'engloutit, tandis que les inities a la loi de l'avenir n'ont pas encore
assez de calme et de raison pour rire des outrages, et proclamer, tete
levee, qu'ils sont communistes et non autre chose.
"Tenez, monsieur Cardonnet, vous qui parlez de reves et d'utopies avec
l'eloquence de l'enthousiasme, je vous pardonne de vous servir de ces
expressions-la, parce qu'a votre age, la verite passionne, et qu'on s'en
fait un ideal qu'on aime a placer un peu haut et un peu loin, pour avoir le
plaisir de l'atteindre en combattant. Mais je ne peux pas m'emouvoir comme
vous pour cette verite qui me parait, a moi, aussi positive, aussi
evidente, aussi incontestable qu'elle vous semble neuve, hardie et
romanesque.
"C'est chez moi le resultat d'une etude plus approfondie et d'une certitude
mieux assise. Je ne hais pas votre vivacite, mais je ne me ferais pas un
reproche de la combattre un peu pour vous empecher de compromettre la
doctrine par trop de petulance.
"Prenez-y garde: vous etes trop heureusement doue pour devenir jamais
ridicule et vous plairez quand meme aux gens qui vous combattront; mais
craignez qu'en parlant trop vite et a trop de gens rebelles de choses si
graves et aussi respectables, vous ne fassiez naitre en eux des
contradictions systematiques et une defense de mauvaise foi.
"Que diriez-vous d'un jeune pretre qui ferait des sermons en dinant? Vous
trouveriez qu'il compromet la majeste de ses textes. La verite communiste
est tout aussi respectable que la verite evangelique; puisqu'au fond c'est
la meme verite. N'en parlons donc pas a la legere et par maniere de dispute
politique.
"Si vous etes exalte, il faut vous sentir bien maitre de vous-meme pour la
proclamer; si vous etes flegmatique, comme moi, il faut attendre qu'un peu
de confiance et de liberte d'esprit vous vienne pour ouvrir votre coeur aux
hommes sur un pareil sujet.
"Voyez-vous, monsieur Cardonnet, il ne faut pas qu'on dise que ce sont la
des folies, des songes creux, une fievre de declamation ou une extase de
mysticisme. On l'a assez dit, et assez de tetes faibles ont donne le droit
de le dire.
"Nous avons vu le saint-simonisme avoir sa phase de transports et de
visions fievreuses et desordonnees;--cela n'a pas empeche de vivre ce qui
etait viable dans le saint-simonisme.
"Les aberrations de Fourier ne font pas que la partie lucide de son systeme
ne subsiste et ne souffre un examen serieux. La verite triomphe et fait son
chemin, a travers quelque prisme qu'on la regarde et quelque deguisement
qu'on lui prete. Mais il serait pourtant meilleur que, dans le temps de
raison ou nous sommes arrives, les formes ridicules d'un enthousiasme
aveugle disparussent entierement.
"N'est-ce pas votre avis? L'heure n'a-t-elle pas sonne ou les gens serieux
doivent s'emparer de leur veritable domaine, et ou ce qui est prouve aux
yeux de la logique soit professe par les logiciens?
"Qu'importe qu'on dise que c'est inapplicable? De ce que la plupart des
hommes ne connaissent et ne pratiquent encore que l'erreur et le mensonge,
s'ensuit-il que l'homme clairvoyant soit force de suivre les aveugles dans
le precipice?
"On aura beau me demontrer la necessite d'obeir a des lois mauvaises et a
des prejuges coupables si mes actions s'y soumettent par force, mon esprit
n'en sera que plus convaincu de la necessite de protester contre.
"Jesus-Christ etait-il dans l'erreur, parce que, pendant dix-huit siecles
encore, la verite demontree par lui devait germer lentement et ne point
eclore dans les legislations?
"Et maintenant que les problemes souleves par son ideal commencent a
s'eclaircir pour plusieurs d'entre nous, d'ou vient que nous serions taxes
de folie pour voir et pour croire ce qui sera vu et cru de tous dans cent
ans peut-etre?
"Reconnaissez donc qu'il n'est pas besoin d'etre un poete ni un devin pour
etre parfaitement convaincu de ce qu'il vous plait d'appeler des reves
sublimes.
"Oui, la verite est sublime, et sublimes sont aussi les hommes qui la
decouvrent. Mais ceux qui, l'ayant recue et palpee, s'en accommodent comme
d'une tres bonne chose, n'ont veritablement pas le droit de s'enorgueillir;
car si, l'ayant comprise, ils la rejetaient, ils ne seraient rien moins que
des idiots ou des fous."
M. de Boisguilbault parlait ainsi avec une facilite prodigieuse pour lui,
et il eut pu parler longtemps encore sans qu'Emile, frappe de stupeur,
songeat a l'interrompre.
Ce dernier n'aurait jamais cru que ce qu'il appelait sa foi et son ideal
put eclore dans une ame si froide, et il se demandait d'abord s'il n'allait
pas s'en degouter lui-meme, en se voyant solidaire d'un pareil adepte. Mais
peu a peu, malgre la lenteur de sa diction, la monotonie de son accent et
l'immobilite de ses traits, M. de Boisguilbault exerca sur lui un ascendant
extraordinaire.
Cet homme impassible lui apparut comme la loi vivante, comme une voix de la
destinee prononcant ses arrets sur l'abime de l'eternite.
La solitude de ce lieu splendide, la purete du ciel qui, en perdant les
clartes du soleil, semblait elever sa voute bleue toujours plus haut vers
l'empyree, la nuit qui se faisait sous les grands arbres, et le murmure de
cette eau courante, qui semblait, dans sa continuite placide, etre
l'accompagnement naturel de cette voix unie et calme; tout concourait a
plonger Emile dans une emotion profonde, semblable a la mysterieuse terreur
que devait produire sur de jeunes adeptes la reponse de l'oracle dans
l'obscurite des chenes sacres.
"Monsieur de Boisguilbault, dit le jeune homme, vivement penetre de ce
qu'il venait d'entendre, je ne puis mieux me soumettre a vos enseignements
qu'en vous demandant pardon, du fond de mon coeur, de la maniere dont je
vous les ai arraches. J'etais loin de croire que vous eussiez de telles
idees, et j'etais attire vers vous par la curiosite plus que par le
respect. Mais desormais comptez que vous trouverez en moi un devouement
filial, si vous me jugez digne de vous le temoigner.
--Je n'ai jamais eu d'enfants, repondit le marquis en prenant la main
d'Emile dans la sienne, ou il la garda quelques instants; car il sembla
etre ranime, et une sorte de chaleur vitale s'etait communiquee a sa peau
seche et douce. Peut-etre n'etais-je pas digne d'en avoir. Peut-etre les
eusse-je mal eleves! Neanmoins j'ai beaucoup regrette de n'avoir pas ce
bonheur. A present, je suis resigne a mourir tout entier; mais si un peu
d'affection etrangere me vient du dehors, je l'accepterai avec
reconnaissance. Je ne suis pas tres confiant. La solitude rend poltron.
Mais je ferai pour vous quelque effort sur mon caractere, afin que vous
n'ayez pas a souffrir de mes defauts, et surtout de ma maussaderie, qui
fait horreur a tout le monde.
--C'est que le monde ne vous connait pas, reprit Emile; on vous juge bien
different de ce que vous etes. On vous croit orgueilleux et obstinement
attache a la chimere des antiques privileges. Vous avez pris, sans doute,
un soin cruel envers vous meme a ne vous laisser deviner par personne.
--Et pourquoi me serais-je explique? Qu'importe ce qu'on pense de moi,
puisque, dans le milieu ou je vegete, mes vraies opinions paraitraient
encore plus ridicules que celles qu'on me suppose?
"S'il y avait quelque profit, pour la cause que mon esprit a embrassee, a
lui apporter publiquement mon hommage ou mon adhesion, aucune moquerie ne
m'en detournerait: mais cette adhesion, de la part d'un homme aussi peu
aime que je le suis; serait plus nuisible qu'utile au progres de la verite.
"Je ne sais pas mentir, et si quelqu'un se fut donne la peine de venir
m'interroger, depuis ces dernieres annees que mon esprit est fixe, il est
probable que je lui eusse dit ce que je viens de vous dire, mais le cercle
de la solitude s'agrandit chaque jour autour de moi, et je n'ai pas le
droit de m'en plaindre.
"Pour plaire, il faut etre aimable, et je ne sais point me rendre tel, Dieu
m'ayant refuse certains dons qui sont impossibles a feindre."
Emile sut trouver des paroles affectueuses et vraies, pour adoucir, autant
qu'il etait en lui, l'amertume secrete qui se cachait sous la resignation
de M. de Boisguilbault.
"Il m'est bien facile de me contenter du present, lui dit le vieillard avec
un triste sourire. J'ai peu d'annees a vivre; quoique je ne sois ni
tres-vieux ni tres-malade, ma vie est usee, je le sens, et chaque jour, mon
sang se refroidit et se congele. Je pourrais me plaindre peut-etre de
n'avoir point eu de joies dans le passe; mais quand le passe a fui devant
nous, qu'importe ce qu'il a ete? ivresse ou desespoir, vigueur ou
faiblesse, tout a disparu comme un songe.
--Mais non pas sans laisser des traces, reprit Emile. Quand meme le
souvenir lui-meme s'effacerait, les emotions douces ou penibles ont depose
en nous leur baume ou leur poison, et notre coeur est calme ou brise, selon
ce qui l'a affecte. Jadis, je crois que vous avez beaucoup souffert,
quoique votre courage ne veuille pas descendre a la plainte, et cette
souffrance, que vous cachez avec trop de fierte peut-etre, augmente mon
respect et ma sympathie pour vous.
--J'ai plus souffert par l'absence du bonheur que par ce qu'on est convenu
d'appeler le malheur meme. Une certaine fierte m'a toujours empeche, j'en
conviens, de chercher un remede dans la sympathie des autres. Il eut fallu
que l'amitie fut venue me chercher, je ne savais pas courir apres elle.
--Mais, alors, l'eussiez-vous acceptee?
--Oh! certainement, dit M. de Boisguilbault toujours d'un ton froid, mais
avec un soupir qui penetra dans le coeur d'Emile.
--Et maintenant, est-ce qu'il est trop tard? dit le jeune homme avec un
profond sentiment de pitie respectueuse.
--Maintenant ... il faudrait pouvoir y croire, reprit le marquis, ou oser
la demander ... et a qui, d'ailleurs?
--Et pourquoi donc pas a celui qui vous ecoute et vous comprend
aujourd'hui? C'est peut-etre le premier depuis bien longtemps!
--Il est vrai!
--Eh bien, meprisez-vous ma jeunesse? Me jugez-vous incapable d'un
sentiment serieux, et craignez-vous de rajeunir en accordant quelque
affection a un enfant?
--Et si j'allais vous vieillir, Emile?
--Eh bien, comme, de mon cote, j'essaierai de vous faire revenir sur vos
pas, ce sera une lutte avantageuse pour tous deux. J'y gagnerai en sagesse,
a coup sur, et peut-etre y trouverez-vous quelque allegement a vos austeres
ennuis. Croyez en moi, monsieur de Boisguilbault: a mon age, on ne sait pas
feindre; si j'ose vous offrir ma respectueuse amitie, c'est que je me sens
capable d'en remplir les devoirs, et d'apprecier les bienfaits de la
votre."
M. de Boisguilbault prit encore la main d'Emile et la serra, cette fois,
bien franchement, sans rien repondre.
A la clarte de la lune qui montait dans le firmament, le jeune homme vit
une grosse larme briller un instant sur la joue fletrie du vieillard et se
perdre dans ses favoris argentes.
Emile avait vaincu; il en etait heureux et fier.
La jeunesse d'aujourd'hui professe un dedain odieux pour la vieillesse, et
notre heros, tout au contraire, mettait un legitime orgueil a triompher de
la reserve et de la mefiance de cet homme malheureux et respectable.
Il se sentait flatte d'apporter quelque consolation a ce patriarche
abandonne, et de reparer envers lui l'oubli ou l'injustice des autres.
Il se promena longtemps avec lui dans son beau parc, et lui fit encore des
questions dont l'ingenuite confiante ne deplut point au marquis.
Il s'etonnait, par exemple, que, riche et independant de tout lien de
famille, M. de Boisguilbault n'eut pas essaye d'aborder la pratique, et de
fonder quelque etablissement d'association.
"Cela me serait impossible, repondit le vieillard. Je n'ai aucune
initiative dans l'esprit et le caractere; ma paresse est invincible, et de
ma vie, je n'ai pu agir sur les autres. J'y serais moins propre que jamais,
d'autant plus qu'il ne s'agirait pas seulement d'avoir un plan
d'organisation simple et applicable au present, il faudrait encore des
formules religieuses et morales, une predication de principes et de
sentiment.
"Je reconnais la necessite du sentiment pour convaincre les ames; mais ceci
n'est pas de mon ressort. Je n'ai pas la faculte de me livrer et de
m'epancher, et mon coeur n'a plus assez de vie pour communiquer l'eloquence
a ma parole.
"Je crois aussi que le temps n'est pas venu ... vous ne le croyez pas,
vous? Eh bien, je ne veux pas vous oter cette conviction; vous etes taille
pour les entreprises difficiles, et puissiez-vous trouver l'occasion
d'agir!
"Quant a moi, j'ai des projets pour plus tard ... pour apres ma mort. Je
vous les dirai peut-etre quelque jour ... Regardez ce beau jardin que j'ai
cree ... ce n'est pas sans intention ... mais je veux vous connaitre mieux
avant de m'expliquer; me le pardonnez-vous?
--Je m'y soumets, et je suis certain d'avance que votre predilection pour
ce paradis terrestre n'est pas une pure manie de proprietaire oisif.
--J'ai pourtant commence par la. Ma maison m'etait devenue antipathique;
rien ne sert la paresse et le degout comme l'ordre immuable, c'est pourquoi
vous avez vu cette maison si bien entretenue et si bien rangee. Mais je ne
tiens a rien de ce qu'elle renferme, et je puis bien vous confier que je
n'y ai pas dormi depuis quinze ans.
"Le chalet ou nous avons pris le cafe est ma veritable demeure. Il y a une
chambre a coucher et un cabinet de travail que je ne vous ai point ouverts,
et ou personne n'est entre depuis qu'ils sont construits, pas meme Martin.
"Ne parlez de cela a personne, la curiosite m'y poursuivrait peut-etre.
Elle assiege deja bien assez le parc le dimanche.
"Les oisifs des environs y restent jusqu'a onze heures du soir, et je n'y
rentre que lorsque la fermeture des grilles les force a se retirer.
"Je me leve fort tard le lundi, afin que les ouvriers aient eu le temps de
faire disparaitre toutes les traces de l'invasion, avant que je les aie
vues. Martin veille a cela.
"Ne m'accusez pas de misanthropie, quoique je merite bien un peu de l'etre.
Tachez plutot d'expliquer cette anomalie d'un homme penetre de la necessite
de la vie en commun, et cependant force par ses instincts de fuir la
presence de ses semblables.
"J'appartiens a cette generation d'egoisme individuel, et ce qui est vice
chez elle est maladie chez moi ... Il y a des causes a cela ... Mais j'aime
mieux ne pas m'en rendre compte; afin de ne point avoir a me les rappeler."
Emile n'osa pas faire de questions directes, quoiqu'il se promit de
decouvrir peu a peu tous les secrets de M. de Boisguilbault; ou du moins
tous ceux ou la famille de Chateaubrun devait se trouver interessee. Mais
il jugea que c'etait bien assez de victoires pour un jour, et qu'avant
d'obtenir toute confiance, il fallait se faire estimer et cherir, s'il
etait possible.
Il voulut obtenir seulement de penetrer dans la bibliotheque; et le marquis
lui promit de la lui ouvrir a leur prochaine entrevue, pour laquelle ils ne
prirent cependant pas de jour. M. de Boisguilbault sentant peut-etre
revenir ses mefiances, voulait voir si Emile reviendrait bientot de
lui-meme.
XVIII.
ORAGE.
A partir de ce jour, Emile ne vecut plus chez ses parents. Il y etait bien
de sa personne la nuit, et durant quelques heures de la journee; mais son
esprit etait plus souvent a Boisguilbault, et son coeur presque toujours a
Chateaubrun.
Il retourna frequemment a Boisguilbault, plus frequemment qu'il n'y eut
ete, peut-etre, sans le voisinage de Chateaubrun et les pretextes que lui
fournissait la premiere visite.
D'abord ce furent des livres a porter, et, quoique le marquis lui eut
permis de puiser a discretion dans sa bibliotheque, il avait soin de ne
les remettre a Gilberte qu'un a un, afin d'avoir toujours un motif pour
paraitre devant elle.
Ni Janille ni M. Antoine ne songerent a s'etonner du plaisir que Gilberte
prenait a la lecture, ni a en surveiller le choix: la premiere, parce
qu'elle ne savait pas lire; le second, parce que la prevoyance n'etait pas
son fait. Mais l'ange gardien de la jeune fille n'etait pas plus soigneux
de la purete de ses pensees que ne le fut Emile.
Son amour enveloppait Gilberte d'un respect inviolable, et la sainte
candeur de cette enfant etait un tresor dont il se fut montre plus jaloux
que son pere, a qui, suivant l'expression de Janille, le bien etait
toujours venu en dormant.
Aussi, avec quelle attention, avant de lui remettre un volume, quel qu'il
fut, histoire, morale, poesie ou roman, il le feuilletait, dans la crainte
qu'il ne s'y trouvat un mot qui put la faire rougir!
Si, dans son ignorance confiante, elle lui demandait a connaitre quelque
livre serieux ou il se souvenait que certains details ne dussent pas etre
mis sous les yeux d'une jeune vierge, il lui repondait qu'il l'avait en
vain cherche dans la collection de Boisguilbault, et qu'il ne s'y trouvait
point.
Une mere n'eut pas mieux agi en pareil cas que ne le fit le jeune amant de
Gilberte; et plus l'incurie affectueuse du pere et de la fille eut
favorise, sans le savoir, des tentatives de corruption, plus Emile se
faisait un devoir cher et sacre de justifier l'abandon de ces ames naives.
Les occasions ou Emile pouvait entretenir Gilberte de ce qui se passait
entre lui et M. de Boisguilbault etaient bien courtes et bien rares, car
Janille ne les quittait presque jamais; et lorsqu'ils etaient avec M.
Antoine, Gilberte s'attachait d'habitude et d'instinct, a tous les pas de
son pere.
Cependant elle sut bientot que l'amitie du jeune Cardonnet et du vieux
marquis avait fait de grands progres, et qu'elle etait fondee sur une
remarquable conformite de principes et d'idees.
Mais Emile lui cachait le plus possible le peu de succes de ses tentatives
de rapprochement entre les deux maisons: nous dirons, en son lieu, quel fut
a cet egard le resultat de ses efforts.
Esperant toujours reussir avec le temps, Emile dissimulait ses frequentes
defaites; et Gilberte, devinant les embarras et la delicatesse de la
mission qu'il avait acceptee, n'insistait guere, crainte de montrer trop
d'empressement et d'exigence.
Et puis, il est vrai de dire que, peu a peu, Gilberte se passionna moins
pour le succes de l'entreprise, tandis que, de son cote, Emile sentait
s'operer en lui une resolution encore plus complete.
L'amour absorbe toute autre pensee; et ces deux jeunes gens, a force de
songer l'un a l'autre, n'eurent bientot plus le loisir de penser a quoi que
ce fut.
Tout leur etre devint sentiment, c'est-a-dire passion, et les heures
s'envolerent dans l'ivresse de se voir, ou se trainerent dans l'attente du
moment qui devait les reunir.
Chose etrange pour M. Cardonnet, qui observait son fils avec soin, et pour
Emile, qui ne se rendait plus compte de ce qui se passait en lui-meme, mais
chose bien naturelle pourtant et bien inevitable! la passion qui avait
absorbe toute cette premiere jeunesse de notre heros, c'est-a-dire le desir
de s'instruire, de connaitre et de prendre part a la vie generale, fit
place a un doux sommeil de l'intelligence et a une sorte d'oubli de ses
theories favorites.
Dans une societe ou tout serait en harmonie, l'amour deviendrait, a coup
sur, un stimulant au patriotisme et au devouement social. Mais lorsque les
intentions hardies et genereuses sont condamnees a une lutte penible avec
les hommes et les choses qui nous entourent, les affections personnelles
nous captivent et nous dominent jusqu'a produire l'engourdissement des
autres facultes.
Le peuple cherche dans l'ivresse du vin l'oubli de ses autres privations,
et l'amant dans celle des regards de sa maitresse trouve comme un philtre
d'oubli pour tout le reste. Emile etait trop jeune pour savoir et vouloir
souffrir, et pourtant il avait deja beaucoup souffert.
Maintenant que le bonheur venait le chercher, comment eut-il pu s'y
soustraire? Avouons-le, sans trop de honte pour ce pauvre enfant, il ne
pensait plus ni aux lois, ni aux faits, ni a l'avenir, ni au passe du
monde, ni aux vices des societes, ni aux moyens de les sauver, ni aux
miseres humaines, ni aux volontes divines, ni au ciel, ni a la terre.