La terre, le ciel, la loi de Dieu, la destinee, le monde, c'etait son
amour; et pourvu qu'il vit Gilberte et qu'il lut son sort dans ses yeux,
peu lui importait que l'univers s'ecroulat autour de lui.
Il ne pouvait plus ouvrir un livre ni soutenir une discussion. Quand il
s'etait fatigue a courir sur tous les sentiers qui conduisaient vers
l'objet aime, il s'assoupissait aupres de sa mere, ou lui lisait les
journaux sans comprendre un mot de ce que prononcait sa bouche; et quand il
se retrouvait seul dans sa chambre, il se couchait bien vite pour eteindre
sa lumiere, et n'avoir plus le spectacle des objets exterieurs.
Alors les tenebres s'illuminaient du feu interieur qui l'animait, et sa
vision radieuse venait se placer devant lui. Dans cette extase, il n'avait
plus le sentiment du sommeil ou de la veille. Il revait les yeux ouverts,
il voyait les yeux fermes.
Un mot d'affection enjouee, un sourire de Gilberte, sa robe qui l'avait
effleure en passant, un brin d'herbe qu'elle avait brise, et dont il
s'etait empare, c'en etait bien assez pour l'occuper toute la nuit; et le
jour avait a peine paru, qu'il courait preparer son cheval lui-meme afin de
partir plus vite. Il oubliait de manger, et ne s'etonnait meme pas de vivre
ainsi de la rosee du matin et de la brise qui soufflait de Chateaubrun.
Il n'osait pas y aller tous les jours, quoiqu'il l'eut pu sans que M.
Antoine le recut moins bien. Mais il y a dans la passion une pudeur
craintive qui s'effraie du bonheur au moment de le saisir. Il errait alors
dans toutes les directions, et se cachait dans les bois pour regarder les
ruines de Chateaubrun a travers les branches, comme s'il eut craint d'etre
surpris en flagrant delit d'adoration.
Le soir, quand Jean Jappeloup avait fini sa journee, comme il n'avait pas
encore de quoi payer un loyer, qu'il ne voulait pas gener ses amis, et que
les nuits etaient chaudes et sereines, il se retirait dans une petite
chapelle abandonnee, sur les hauteurs qui forment le centre du village, et,
avant de s'etendre sur la paille dont il s'etait fait un lit, il allait
dire sa priere dans la jolie eglise de Gargilesse.
Il descendait par preference dans la crypte romaine qui porte encore les
traces de curieuses fresques du XVe siecle. De la fenetre elegante de ce
souterrain, on domine encore des murailles de rochers et les vertes ravines
ou coule la Gargilesse.
Le charpentier avait ete prive trop longtemps a son gre de la vue de son
cher _endroit_, et il interrompait souvent sa priere paisible et reveuse
pour regarder le paysage, toujours demi-priant, demi-revant, plonge dans
cet etat particulier de l'ame que connaissent les gens simples, les
paysans, surtout apres la fatigue du jour.
C'est alors qu'Emile, lorsqu'il avait dine et promene quelque temps avec sa
mere, venait chercher le charpentier, admirer avec lui ce joli monument et
causer ensuite sur le sommet de la colline, de tout ce dont on ne parlait
point dans la maison Cardonnet, c'est-a-dire de Chateaubrun, de M. Antoine,
de Janille, et, finalement, de Gilberte.
Il y avait quelqu'un qui aimait Gilberte presque autant qu'Emile, quoique
ce fut d'un tout autre amour: c'etait Jean.
Il ne la considerait pas precisement comme sa fille, car il se melait a son
sentiment paternel une sorte de respect pour une nature si choisie, et une
maniere de rude enthousiasme qu'il n'eut point eu pour ses propres enfants.
Mais il etait vain de sa beaute, de sa bonte, de sa raison et de son
courage, comme un homme qui sait le prix de ces dons, et qui sent vivement
l'honneur d'une noble amitie.
La familiarite avec laquelle il s'exprimait sur son compte, retranchant le
titre de mademoiselle, selon son habitude d'appeler chacun par son nom,
n'otait rien a la veneration instinctive qu'il avait pour elle, et les
oreilles d'Emile n'en etaient point blessees quoique, pour son compte, il
n'eut pas ose en faire autant.
Le jeune homme se plaisait a entendre raconter les jeux et les gentillesses
de l'enfance de Gilberte, ses elans de bonte, ses attentions genereuses et
delicates pour l'ami vagabond qui, sans asile, eut manque de tout.
"Quand je courais par la montagne, tout dernierement, disait Jappeloup,
j'etais quelquefois serre de si pres, que je n'osais sortir d'un trou de
rocher ou du faite d'un arbre bien branchu ou je m'etais cache le matin.
"La faim se faisait sentir alors, et un soir que je n'en pouvais plus de
faiblesse et de fatigue, je tournais la montagne, me disant avec souci
qu'il y avait bien loin de la a Chateaubrun, et que, si j'etais rencontre
en chemin par les gendarmes, je n'aurais pas la force de courir; mais voila
que j'apercois sur le chemin une petite charrette avec quelques bottes de
paille, et, tout a cote, Gilberte qui me faisait signe.
"Elle etait venue jusque la avec Sylvain Charasson, me cherchant de tous
cotes, et guettant comme une petite caille au coin d'un buisson. Alors je
me suis couche et cache dans la paille; Gilberte s'est assise aupres de
moi, et Sylvain nous a ramenes a Chateaubrun, ou j'ai fait mon entree sous
le nez des gendarmes qui m'epiaient a deux pas de la.
"Une autre fois nous etions convenus que Sylvain m'apporterait a manger
dans le creux d'un vieux saule, a une lieue environ de Chateaubrun; il
faisait un mauvais temps, une pluie battante, et je me doutais que le
drole, qui aime ses aises, ferait semblant de m'oublier ou mangerait mon
diner en route.
"Cependant j'y passai a l'heure dite, et je trouvai le petit panier bien
rempli et bien abrite. Et puis devinez ce que j'apercus aupres du saule?
"La trace d'un pied mignon sur le sable mouille, et j'ai pu suivre ce
pauvre petit pied sur le terrain d'alentour ou il avait enfonce plus d'une
fois jusqu'au dessus de la cheville.
"Cette chere enfant s'etait mouillee, crottee, fatiguee, ne voulant se fier
qu'a elle-meme du soin d'assister son vieux ami.
"Et puis encore un autre jour, elle vit les limiers qui marchaient droit
sur une vieille ruine, ou, me croyant bien en surete, je faisais
tranquillement un somme en plein midi. Il faisait cruellement chaud ce
jour-la! c'etait le meme jour ou vous etes arrive dans le pays. Eh bien,
Gilberte prit le sentier de traverse, sentier bien dur et bien dangereux,
ou les cavaliers n'auraient pu la suivre, et arriva un quart d'heure avant
eux, toute rouge, toute essoufflee, pour me reveiller et me dire de gagner
au large.
"Elle en a ete malade, la pauvre chere ame, et ses parents n'en ont rien
su. Voila surtout ce qui me rendait soucieux le soir, quand nous avons
soupe a Chateaubrun, et que Janille nous a dit qu'elle etait couchee. Oh
oui! cette petite-la a toujours ete d'un grand coeur.
"Si le roi de France savait ce qu'elle vaut, il serait trop honore de
l'obtenir en mariage pour le meilleur de ses fils.
"Elle n'etait pas plus grosse que mon poing, qu'on voyait deja que ca
serait joli et aimable comme tout.
"Vous aurez beau chercher dans les grandes dames et dans les plus riches,
mon garcon, jamais vous ne trouverez par la une Gilberte comme celle de
Chateaubrun!"
Emile l'ecoutait avec delices, lui adressait mille questions, et lui
faisait raconter dix fois les memes histoires.
M. Cardonnet ne fut pas longtemps sans decouvrir la cause du changement
survenu chez Emile. Plus de tristesse, plus de reticences penibles, plus de
reproches detournes.
Il semblait qu'Emile n'eut jamais ete en opposition avec lui sur quoi que
ce soit, ou du moins qu'il n'eut jamais remarque que son pere avait
d'autres vues que les siennes.
Il etait redevenu enfant a beaucoup d'egards; il ne soupirait point a tel
ou tel projet d'etudes; il ne voyait plus les choses qui eussent pu blesser
ses principes; il ne revait que belles matinees de soleil, longues
promenades, precipices a franchir, solitudes a explorer; et pourtant il ne
rapportait ni croquis, ni plantes, ni echantillons de mineralogie, comme il
l'eut fait en tout autre temps.
La vie de campagne lui plaisait par-dessus tout, le pays etait le plus beau
du monde, le grand air et l'exercice du cheval lui faisaient un bien
extreme; enfin, tout etait pour le mieux, pourvu qu'on le laissat courir;
et s'il tombait dans la reverie, il en sortait par un sourire qui semblait
dire:
"J'ai en moi de quoi m'occuper, et ce que vous me dites n'est rien aupres
de ce que je pense."
Si, par quelque artifice, M. Cardonnet reussissait a le retenir, il
paraissait brise un instant, et puis tout a coup resigne, comme un homme
qu'il est impossible de deposseder de son fonds de bonheur; il se hatait
d'obeir et se mettait a la tache pour avoir plus tot fini.
"Il y a une jolie fille au fond de tout cela! se dit M. Cardonnet, et
l'amour rend docile cette ame rebelle. C'est fort bon a savoir. La fievre
philosophique et raisonneuse peut donc faire place a une soif de plaisir ou
a des reveries sentimentales! J'etais bien fou de ne pas compter sur la
jeunesse et sur les passions! Laissons souffler cet orage, il emportera
l'obstacle auquel je me serais brise; et quand il sera temps, d'arreter
l'orage, j'y aviserai. Depeche-toi de courir et d'aimer, mon pauvre Emile!
Il en est de toi comme du torrent qui me fait la guerre: tous deux vous
vous soumettrez quand vous sentirez la main du maitre!"
M. Cardonnet n'avait pas la conscience de sa cruaute. Il ne croyait pas a
la force et a la duree de l'amour, et n'attachait pas plus d'importance a
un desespoir de jeune homme qu'a des larmes d'enfant.
S'il eut pense que mademoiselle de Chateaubrun pouvait devenir victime de
son plan d'attente, il s'en fut fait conscience peut-etre. Mais ici
l'esprit de propriete et le _chacun pour soi_ l'empechaient de prevoir le
mal d'autrui.
"C'est l'affaire du vieux Antoine de garder sa fille, pensait-il, si
l'ivrogne s'endort sur ses propres dangers, il a du moins une servante
maitresse qui n'a rien de mieux a faire qu'a mettre, le soir, dans sa poche
la clef du fameux pavillon. On peut, quand il en sera temps, ouvrir les
yeux de la duegne."
Dans cette persuasion, il laissa Emile a peu pres libre de son temps et de
ses demarches. Il se bornait a le railler, et a denigrer amerement la
famille de Chateaubrun dans l'occasion, pour se mettre a l'abri du reproche
d'avoir ouvertement encourage les poursuites de son fils.
Dans son opinion, Antoine de Chateaubrun etait veritablement un pauvre
sire, un homme deconsidere, que la misere avait avili et que l'oisivete
abrutissait.
Il voyait avec un plaisir superbe les anciens maitres de la terre, dechus
ainsi, se refugier dans les bras du peuple, sans oser recourir a la
protection et a la societe des nouveaux riches.
M. de Boisguilbault ne trouvait pas grace devant lui, quoiqu'il fut
difficile de lui reprocher le desordre et le manque de tenue.
La richesse qu'il avait su conserver portait bien plus d'ombrage a
Cardonnet que le nom de Chateaubrun, et s'il avait du mepris pour le comte,
il avait une sorte de haine pour le marquis. Il le declarait bon pour les
Petites-Maisons; et rougissait pour lui, disait-il, de l'emploi stupide
d'une si longue vie et d'une si lourde fortune.
Emile prenait soin de defendre M. de Boisguilbault, sans cependant avouer
qu'il le voyait deux ou trois fois par semaine ...
Il eut craint qu'en lui intimant de rendre ses visites plus rares, son pere
ne lui otat le pretexte qu'il avait aupres des habitants de Chateaubrun
pour aller leur rendre une petite visite en passant.
Il avait besoin surtout de ce pretexte aupres de Gilberte, car il voyait
bien qu'aucune observation ne viendrait de la part de M. Antoine, mais il
craignait que Janille ne fit comprendre a mademoiselle de Chateaubrun qu'il
y allait de sa dignite de tenir a distance un jeune homme trop riche pour
l'epouser, suivant les idees du monde.
Il prevoyait bien que le jour viendrait ou ses assiduites seraient
remarquees.
"Mais alors, se disait-il, peut-etre que je serai aime, et que je pourrai
m'expliquer sur le serieux de mes intentions."
Cette idee le conduisait naturellement a prevoir une opposition violente et
longue de la part de M. Cardonnet; mais alors il s'elevait en lui comme un
bouillonnement d'audace et de volonte; son coeur palpitait comme celui du
guerrier qui s'elance a l'assaut, et qui brule de planter lui-meme son
drapeau sur la breche; il se sentait fremir comme le cheval de combat que
l'odeur de la poudre enivre.
Il lui arrivait quelquefois, lorsque son pere accablait de sa froide et
profonde colere un de ses subordonnes, de se croiser les bras, et de le
mesurer involontairement des yeux:
"Nous verrons, se disait-il alors en lui-meme, si ces choses m'effraieront,
et si cet ouragan me fera plier, quand on portera la main sur l'arche
sainte de mon amour. O mon pere! vous avez pu me detourner des etudes que
je cherissais, refouler toutes mes aspirations dans mon sein, blesser
impunement mon amour-propre et froisser mes sympathies ... Si vous voulez
le sacrifice de mon intelligence et de mes gouts, eh bien, je me soumettrai
encore; mais celui de mon amour!... Oh! vous avez trop de prudence et de
penetration pour l'essayer, car alors vous verriez que si je suis votre
fils pour vous aimer, je suis aussi votre sang pour vous resister ... Nous
nous briserons l'un contre l'autre, comme deux instruments d'egale force,
et il vous faudrait devenir parricide pour rester vainqueur."
En attendant ce jour terrible qu'Emile s'habituait a contempler, il
laissait le depit secret de son pere s'exhaler en vaines paroles contre le
bon Antoine et sa fidele Janille. Il lui etait meme devenu indifferent
qu'il fit allusion a la naissance equivoque de sa fille.
Il lui importait fort peu qu'elle eut du sang plebeien dans les veines, et
il entendait a peine ce que M. Cardonnet disait la-dessus."
Il lui semblait d'ailleurs que c'eut ete faire injure au pere de Gilberte
que d'essayer de le defendre contre les autres accusations. Il souriait
presque comme un martyr qui recoit une blessure et defie la douleur.
Malgre toute sa force d'esprit, Cardonnet etait donc dans l'erreur, et se
precipitait avec son fils dans l'abime, en se flattant de le retenir
aisement lorsqu'il en aurait touche le bord. Il croyait connaitre le coeur
humain, parce qu'il savait le secret des faiblesses humaines; mais qui ne
sait que le cote faible et miserable des choses et des hommes, ne sait que
la moitie de la verite.
"Je l'ai fait plier en des occasions plus importantes, et une amourette est
bien peu de chose," se disait-il.
Il avait raison en fait d'amourettes: il pouvait s'y connaitre; mais un
grand amour etait pour lui un ideal inaccessible, et il ne prevoyait rien
de ce qu'il peut inspirer de resolutions sublimes ou funestes.
Peu, etre M. de Boisguilbault contribua-t-il aussi un peu pour sa part a
calmer l'ardeur ombrageuse d'Emile a l'endroit des questions sociales;
parfois sa securite glaciale avait impatiente le bouillant jeune homme;
mais le plus souvent, il reconnaissait que ce tranquille prophete avait
raison de subir le present avec patience en vue d'un avenir certain.
Lorsqu'il lui parlait au nom de la logique des idees, souveraine des mondes
et mere des destinees humaines, au lieu de l'irriter, comme il etait arrive
a M. Cardonnet de le faire, en invoquant la fausse et grossiere logique du
fait, il reussissait a l'apaiser et a le convaincre.
Si le contraste de leurs caracteres causait au plus impatient des deux une
sorte de genereux depit, bientot le plus calme reprenait son empire, et
decouvrait cette force cachee qui etait en lui, et qui le rendait, pour
ainsi dire, superieur a lui-meme.
Les railleries de M. Cardonnet avaient vivement froisse Emile, et l'eussent
presque pousse a l'exageration du fanatisme. La haute raison de M. de
Boisguilbault le reconciliait avec lui-meme, et il se sentait fier d'avoir
la sanction d'un vieillard aussi eclaire et aussi rigide dans ses
deductions.
Comme ils etaient grandement d'accord sur le fond des choses, les
discussions ne pouvaient durer longtemps, et comme le communisme etait le
seul sujet qui put faire departir le marquis de son laconisme habituel, il
leur arrivait bien souvent de tomber dans le silence d'une reverie a deux.
Pourtant Emile ne s'ennuyait jamais a Boisguilbault. La beaute du parc, la
bibliotheque, et surtout le plaisir reserve mais certain que le marquis
trouvait a le voir, lui faisaient de ces visites un repos agreable et
precieux, au sortir d'emotions plus ardentes.
Il se creait la, pour lui, sans qu'il y prit garde, un interieur nouveau,
bien plus conforme a ses gouts que l'usine bruyante et la maison
militairement gouvernee de son pere. Chateaubrun eut ete encore plus la
retraite selon son coeur.
La, il aimait tout, sans reserve: les habitants, les ruines et jusqu'aux
plantes et aux animaux domestiques. Mais le bonheur d'y passer sa vie,
c'etait le ciel a escalader; comme il fallait, apres ce reve, retomber sur
la terre, Emile tombait moins bas a Boisguilbault qu'a Gargilesse.
C'etait comme une station entre l'abime et le ciel, les limbes entre le
paradis et le purgatoire. Il s'habituait, tant il y etait bien recu et
jalousement garde, a se croire chez lui. Il s'occupait du parc, rangeait
les livres et prenait des lecons d'equitation dans la grande cour.
Peu a peu le vieux marquis se laissait aller aux douceurs de la societe, et
parfois son sourire ressemblait a un veritable enjouement.
Il ne le savait pas, ou ne voulait pas le dire: mais ce jeune homme lui
devenait necessaire et lui apportait la vie. Pendant des heures entieres il
semblait accepter nonchalamment cette douceur, mais lorsque Emile etait au
moment de partir, il voyait s'alterer insensiblement ce pale visage et le
soupir d'asthme devenait un soupir de tendresse et de regret lorsque le
jeune homme s'elancait sur son cheval impatient de redescendre la colline.
Enfin il devint evident pour Emile lui-meme, qui apprenait chaque jour a
dechiffrer ce livre mysterieux, que l'ame du vieillard etait affectueuse et
sympathique, qu'il avait un regret sourd et continu de s'etre voue a la
solitude, et qu'il avait eu pour s'y determiner d'autres motifs qu'une
disposition maladive.
Il crut que le moment etait venu de sonder cette blessure et d'en proposer
le remede.
Le nom d'Antoine de Chateaubrun, prononce deja maintes fois sans succes, et
qui s'etait perdu sans echo dans le silence du parc, vint sur ses levres,
et s'y attacha plus obstinement. Le marquis fut oblige de l'entendre et d'y
repondre:
"Mon cher Emile, lui dit-il du ton le plus solennel qu'il eut encore pris
avec lui, vous pouvez me faire beaucoup de peine, et, si telle est votre
intention, je vais vous en donner le moyen: c'est de me parler de la
personne que vous venez de nommer.
--Je sais bien, repondit le jeune homme, mais ...
--Vous le savez! dit M. de Boisguilbault; que savez-vous?"
Et, en faisant cette interrogation, il parut si courrouce, et ses yeux
eteints se remplirent d'un feu si sombre, qu'Emile, stupefait, se rappela
ce qui lui avait ete dit a leur premiere entrevue de sa pretendue
irascibilite, quoique ce fut alors d'un ton qui ne lui eut pas permis de
voir la autre chose qu'une vanterie fort plaisante.
"Mais repondez donc! reprit M. de Boisguilbault d'une voix moins apre, mais
avec un sourire amer. Si vous savez les causes de mon ressentiment, comment
osez-vous me les rappeler?
--Si elles sont graves, repondit Emile, apparemment je les ignore; car ce
qu'on m'en a dit est si frivole, que je ne peux plus y croire en vous
voyant irrite a ce point contre moi.
--Frivole! frivole!... Et qu'est-ce donc qu'on vous a dit? Soyez sincere,
n'esperez pas me tromper!
--Et quand donc vous ai-je donne le droit de me soupconner d'une bassesse
telle que le mensonge? reprit Emile un peu anime a son tour.
--Monsieur Cardonnet, dit le marquis en prenant le bras du jeune homme
d'une main tremblante comme la feuille pres de se detacher au vent de
l'automne; vous ne voudriez pas vous faire un jeu de ma souffrance, je le
crois. Parlez donc, et dites ce que vous savez, puisqu'il faut que je
l'entende.
--Je sais ce qu'on dit, et rien de plus. On pretend que c'est a propos
d'un chevreuil, que vous avez rompu une amitie de vingt ans. Un de ces
animaux, que vous apprivoisiez pour votre amusement, se serait echappe de
votre garenne, et M. de Chateaubrun l'ayant rencontre a peu de distance de
chez vous, aurait commis l'etourderie de le tuer. C'eut ete une grande
etourderie, il est vrai, puisqu'il n'y a point de chevreuils dans ce
pays-ci, et qu'il devait supposer que celui-la etait un de vos favoris;
mais M. de Chateaubrun a toujours ete fort distrait, et vraiment ce n'est
pas la un defaut qu'on ne puisse pardonner a un ami.
--Et qui vous a raconte cette histoire? Lui, sans doute?
--Il ne s'est jamais explique avec moi ni devant moi: c'est Jean, le
charpentier, encore un homme dont vous ne voulez pas entendre parler,
quoique vous ayez ete genereux envers lui, qui m'a dit n'avoir jamais connu
entre vous deux d'autre motif de mesintelligence.
--Et de qui tenait-il cette belle explication? de la servante de la maison,
sans doute?
--Non, monsieur le marquis. La servante ne parle pas plus de vous que le
maitre. Ce que je viens de vous dire est une histoire accreditee parmi les
paysans.
--Et le fond de l'histoire est vrai, reprit M. de Boisguilbault apres une
longue pause, qui parut le calmer entierement. Pourquoi vous en
etonneriez-vous, Emile? Ne savez-vous pas qu'il ne faut qu'une goutte d'eau
pour faire deborder un lac?
--Et si votre lac d'amertume n'etait rempli que de pareilles gouttes d'eau,
comment ne voulez-vous pas que je m'etonne de votre susceptibilite? Je ne
vois chez M. de Chateaubrun d'autre defaut qu'une sorte d'inertie et
d'irreflexion continuelle. Si c'est une suite de distractions et de
gaucheries qui vous a rendu sa presence insupportable, je ne retrouve pas,
la votre haute sagesse et votre tolerance accoutumees. Je serais donc plus
patient que vous, moi, que vous traitez souvent de volcan en eruption, car
les distractions de M. Antoine me divertissent plus qu'elles ne m'irritent,
et j'y vois une preuve de l'abandon de son ame et de la naivete de son
esprit.
--Emile, Emile, vous ne pouvez pas juger ces choses-la! reprit M. de
Boisguilbault, embarrasse. Je suis fort distrait moi-meme, et je souffre de
mes propres meprises. Celles des autres me sont apparemment
insupportables ... L'affection ne vit, dit-on, que de contrastes. Deux
sourds ou deux aveugles s'ennuient ensemble. Bref, j'etais las de cet
homme-la! ne m'en parlez pas davantage.
--Je ne saurais croire que cette injonction soit serieuse. O mon noble ami,
tournez votre deplaisir contre moi seul, si j'insiste; mais il m'est
impossible de ne pas voir que cette rupture facheuse est un de vos
principaux sujets de tristesse. Vous vous la reprochez au fond de l'ame,
comme une injustice; et qui sait si ce n'est pas l'unique source de votre
misanthropie de fait? Nous tolerons difficilement les autres, quand il y a
au fond de nos pensees quelque chose dont nous ne pouvons nous absoudre
nous-memes. Moi, je crois, et j'ose vous dire que vous seriez console si
vous aviez repare le mal que vous faites depuis si longtemps a un de vos
semblables.
--Le mal que je lui fais? Et quel mal lui ai-je donc fait? Quelle vengeance
ai-je donc exercee contre lui? a qui en ai-je dit du mal? a qui me suis-je
plaint? que savez-vous vous meme de mes sentiments secrets envers lui?
Qu'il se taise, ce malheureux! ou il commettra une grande iniquite en se
plaignant de ma conduite.
--Monsieur le marquis, il ne s'en plaint pas, mais il deplore la perte de
votre amitie. Ce regret trouble son sommeil, et obscurcit parfois la
serenite de son ame douce et resignee. Il ne prononce pas volontiers votre
nom, lui non plus; mais si on le prononce devant lui, il le couvre
d'eloges, et ses yeux se remplissent de larmes. Et puis il y a quelqu'un
aupres de lui qui souffre plus encore de sa douleur que lui-meme; quelqu'un
qui vous respecte, qui vous craint, et qui n'ose pas vous implorer;
quelqu'un pourtant dont l'affection et la reconnaissance seraient un
bienfait dans votre solitude, et un appui dans votre vieillesse ...
--Que voulez-vous dire, Emile? dit le marquis peniblement emu. Est-ce de
vous que vous parlez? Mettez-vous votre amitie pour moi a cette condition?
Ce serait bien cruel de votre part!
--Il n'est pas question de moi ici, repondit Emile. Mon devouement pour
vous est trop profond, et ma sympathie trop involontaire, pour etre mise a
aucun prix. Je vous parle de quelqu'un, qui ne vous connait que par moi,
mais qui vous avait deja devine, et qui rend justice a vos grandes
qualites; d'une personne qui vaut mille fois mieux que moi, et que vous
aimeriez d'une affection paternelle, si vous pouviez la connaitre; en un
mot, je vous parle d'un ange, de mademoiselle Gilberte de Chateaubrun."
A peine Emile avait-il prononce ce nom, dont il esperait comme d'un charme
magique, qu'il vit la figure de son hote se decomposer d'une maniere
effrayante. Les pommettes de ses joues maigres et blemes devinrent
pourpres; ses yeux sortirent de leurs orbites; ses bras et ses jambes
s'agiterent de mouvements convulsifs. Il voulut parler, et begaya des
paroles inintelligibles. Enfin, il reussit a faire entendre ces mots:
"Assez, Monsieur ... c'est assez, c'est trop ... N'ayez jamais le malheur
de me parler de _cette demoiselle!_"
Et, quittant les rochers du parc, ou cette scene se passait, il entra dans
le chalet, dont il tira la porte avec violence derriere lui.
XIX.
LE PORTRAIT.
Emile demeura quelques jours sans retourner a Boisguilbault: sa peine etait
profonde. Il s'etait d'abord irrite et depite contre les caprices facheux
et incomprehensibles du marquis. Mais bientot, reflechissant a cet incident
bizarre, il se prit d'une grande compassion pour cette ame malade, qui, au
milieu de conceptions si lucides et d'instincts si affectueux, nourrissait
une sorte de folie desastreuse, certains acces de haine ou de ressentiment,
voisins de l'alienation mentale.
C'etait la seule explication que le jeune homme put se donner a lui-meme de
l'effet violent produit sur son vieux ami par le nom adore de Gilberte. Il
fut si consterne de cette decouverte, qu'il ne se sentit plus le courage de
poursuivre une entreprise desormais inutile, et qu'il resolut d'en faire
part loyalement a mademoiselle de Chateaubrun.
Il s'achemina un soir vers les ruines, avec les sentiments de sa defaite,
et, pour la premiere fois, il arriva triste. Mais l'amour est un magicien
qui, par des faveurs ou des cruautes inattendues, dejoue toutes nos
previsions.
Gilberte etait seule. Certes, Janille n'etait pas loin; mais, comme elle
s'etait ecartee de la maison a la recherche d'une de ses chevres, et qu'on
ne savait pas precisement de quel cote elle pouvait etre, soit qu'on
l'attendit, soit qu'on se mit en route pour aller la rejoindre, on avait
bien vis-a-vis de soi-meme une excuse plausible pour affronter le
tete-a-tete. Gilberte aussi paraissait un peu triste. Elle eut ete fort
embarrassee de dire pourquoi, ni comment il se fit qu'apres avoir passe
cinq minutes avec Emile, elle ne se souvint plus d'avoir eu quelques idees
sombres en l'attendant.
On avait dine depuis longtemps a Chateaubrun: suivant une antique habitude,
on mangeait aux memes heures que les paysans, c'est-a-dire le matin, au
milieu du jour, et apres la fin des travaux, ce qui est logique pour ceux
qui ne font pas de la nuit le jour.
Le soleil etait a son declin lorsque Emile arriva: c'est l'heure ou toutes
choses sont belles, graves et souriantes a la fois. Emile s'imagina que
jusque-la il n'avait pas encore compris la beaute de Gilberte, tant il en
fut frappe: comme si c'etait pour la premiere fois, comme si, depuis six
semaines, il n'avait pas vecu dans une extase de contemplation.
N'importe, il se persuada qu'il n'avait encore apercu que la moitie de ses
cheveux, et la centieme partie de ce que son sourire renfermait de charmes,
ses mouvements de grace, et son regard de tresors inappreciables.
Il avait bien des choses importantes a lui dire, mais il ne se souvenait
plus de rien. Il ne pouvait plus songer qu'a la regarder et a l'ecouter.
Tout ce qu'elle disait etait si frappant, si nouveau pour lui!
Comme elle sentait la richesse de la nature, comme elle lui faisait
comprendre la perfection des moindres details! Si elle lui montrait une
fleur, il y decouvrait des nuances dont il n'avait jamais encore apprecie
la delicatesse ou la splendeur; si elle admirait le ciel, il s'apercevait
que jamais il n'avait vu un si beau ciel. Le paysage qu'elle regardait
prenait un aspect magique, et il ne savait dire autre chose, sinon:
"Oh! oui, comme c'est beau, en effet!... Oh! vous avez raison ... C'est
vrai, comme c'est vrai, ce que vous vous voyez et ce que vous dites la!"
Il y a une delicieuse stupidite dans l'ame des amants: tout signifie, _je
vous aime!_ et l'on chercherait vainement un autre sens a la monotonie de
leur adhesion sur tous les points.
Cependant, quoique plus inexperimentee encore qu'Emile, Gilberte, en
qualite de femme, se rendait un peu plus compte de ce qu'elle eprouvait
elle-meme, tandis qu'Emile aimait comme on respire, sans songer qu'il y a
la, a chaque minute de notre existence, un probleme ou un prodige.
Gilberte s'interrogeait davantage, et se sentait envahir avec plus
d'etonnement. Elle fit bientot un effort pour rompre cette maniere de
causer, ou, a force de ne se rien dire, on se disait beaucoup trop.
Elle parla de M. de Boisguilbault, et force fut a Emile de dire qu'il
n'esperait plus rien. Tout son chagrin se reveilla a cet aveu, et il se
plaignit amerement de la destinee qui lui enlevait la seule occasion d'etre
utile a M. de Chateaubrun et de complaire a Gilberte.
"Eh bien, consolez-vous, dit la jeune fille avec candeur, je ne vous en
aurai pas moins d'obligations: car, grace a votre zele et a votre courage,
j'ai du moins l'esprit en repos sur le point principal. Sachez ce qui me
tourmentait le plus.
"A voir l'obstination hautaine du marquis et l'humilite genereuse de mon
pere, il me venait a l'esprit un doute insupportable. Je me figurais que
mon bon pere pouvait avoir eu, sans le vouloir assurement, quelque tort
grave, et j'avais voulu en surprendre le secret pour me charger de le
reparer. Oh! je l'aurais fait au prix de ma vie! Mais maintenant ...
--Mais maintenant! Eh bien! maintenant, dit M. Antoine en paraissant tout
a coup au detour d'un massif d'arbustes sauvages, et en souriant avec son
air de confiance et de franchise accoutume, que diable racontez-vous la de
si serieux, et qu'est-ce que tu reparerais au prix de ta vie, ma pauvre
petite? Je vois, Emile, qu'elle vous prend pour son confesseur, et qu'elle
s'accuse d'avoir tue une mouche avec trop de colere. Qu'est-ce? allons,
parlez donc! car votre air embarrasse me donne envie de rire. Est-ce que
par hasard on aurait des secrets pour le vieux pere?
--Oh non, mon pere! je n'en aurai jamais, s'ecria Gilberte en jetant son
bras sur l'epaule d'Antoine, et en appuyant, sa joue rose contre son visage
cuivre. Et puisque vous ecoutez aux portes, en plein air, vous allez etre
force d'apprendre ce dont il s'agit. Si vous y trouvez quelque chose a
blamer, songez, que vous en avez perdu le droit, en surprenant ma pensee et
en commentant mes paroles. Tenez, je vais tout lui dire, monsieur Emile!
car il vaut mieux qu'il le sache. Mon bon pere, vous vous affligez de la
rancune injuste de M. de Boisguilbault, a propos d'une misere ...
--Ah diantre! tu vas me parler de ca, toi! A quoi bon? Tu sais bien que ce
sujet-la me chagrine! dit M. Antoine, dont la figure enjouee s'altera tout
a coup.
--Il faut bien en parler, puisque c'est pour la derniere fois, reprit
Gilberte. Ce que j'ai a vous en dire vous fera de la peine, et pourtant
cela vous otera, j'en suis sure, un grand poids de dessus le coeur.
"Allons, pere cheri, ne detournez pas la tete, et ne prenez pas l'air
soucieux qui fait tant de mal a votre Gilberte.
"Je sais fort bien que vous ne voulez pas que je prononce devant vous le
nom du marquis; vous dites que cela ne me regarde pas, et que je ne peux
rien comprendre a vos differends. Mais c'est aussi trop me traiter en
petite fille, et je suis bien d'age a deviner un peu vos peines, afin
d'apprendre a vous en consoler.
"Eh bien, je m'informais aupres de M. Cardonnet, qui voit fort souvent M.
de Boisguilbault, et qui a eu part a sa confiance sur des points
importants, des dispositions presentes de ce gentilhomme a notre egard. Je
lui disais que, pour vous oter le chagrin que vous conserviez de l'avoir
involontairement blesse, je donnerais ma vie ... C'est bien la ce que je
disais?
--Et puis? dit M. de Chateaubrun en passant sur ses levres la jolie main de
sa fille, d'un air preoccupe.
--Et puis? reprit-elle, M. Emile avait deja repondu a ce que je voulais
savoir, c'est-a-dire que M. de Boisguilbault nous garde une terrible
rancune; mais qu'il n'y a plus a s'en occuper, parce que cette rancune
n'est fondee sur rien, et que vous n'avez, grace a Dieu, aucun reproche a
vous faire! Au reste, j'en etais bien sure, cher pere; je ne craignais
qu'une de vos distractions. Eh bien, consolez-vous ... quoique pourtant
vous allez vous affecter, j'en suis sure, de l'etat facheux de votre ancien
ami ... M. de Boisguilbault est bien reellement ce qu'il passe pour etre,
et il faut que vous le reconnaissiez comme les autres ... ce pauvre
gentilhomme est fou.
--Fou! s'ecria M. Antoine frappe d'effroi et de douleur, reellement fou?
Vous l'avez entendu divaguer, Emile? Est-ce qu'il souffre beaucoup? est-ce
qu'il se plaint? est-ce que sa folie est constatee par les medecins? Oh!
voila une affreuse nouvelle pour moi!"
Et le bon Antoine, se laissant tomber sur un banc, refoula en vain de gros
soupirs. Sa robuste poitrine semblait se soulever pour se briser.
"O mon Dieu, voyez comme il l'aime encore! s'ecria Gilberte en se jetant a
genoux pres de son pere et le couvrant de caresses. Oh! pardon, pardon, mon
pere! je vous ai fait du mal, j'ai parle trop vite! Mais aidez-moi donc a
le consoler, Emile?"
Emile tressaillit de ce que Gilberte, dans son emotion, oubliait pour la
premiere fois de l'appeler _monsieur_. Il semblait qu'elle le traitat comme
un frere, et, dans un transport d'attendrissement, il s'agenouilla aussi
aupres du bon Antoine, qui paraissait comme menace d'un coup de sang, tant
il etait rouge et oppresse.
"Rassurez-vous, dit Emile, les choses n'en sont pas a ce point, et n'y
viendront jamais, je l'espere. M. de Boisguilbault n'est pas malade, il
jouit de toutes ses facultes; sa monomanie, si l'on peut appeler ainsi
l'eloignement qu'il professe pour votre famille, n'est pas un mal nouveau;
seulement, a voir cette bizarrerie chez un homme si calme et si tolerant a
tous autres egards, j'ai cru longtemps qu'il y avait la des motifs graves,
et je suis force de constater maintenant qu'il n'y en a aucun; que c'est un
trait de folie passagere qu'il oubliera si on ne le reveille plus, et que
vous n'en etes pas le seul objet, puisque d'autres personnes, dont il n'a
jamais eu a se plaindre, et qu'il ne connait pas du tout, lui inspirent le
meme sentiment d'effroi et de repulsion maladive.
--Expliquez-vous donc, dit M. Antoine, qui commencait a respirer. Quelles
sont ces autres personnes?...
--Mais ... Jean d'abord, repondit Emile. Vous savez bien qu'il n'a aucun
motif de craindre sa presence comme il le fait, et que ce brave homme
lui-meme ignore absolument ce qu'il peut jamais avoir eu a lui reprocher.
--Il n'a rien a lui reprocher en effet, ni lui, ni personne, mais je sais
fort bien ce qu'il suppose ... Passons! s'il n'est question que de Jean, le
marquis n'est pas fou le moins du monde, il n'est qu'injuste ou dans
l'erreur sur le compte de notre ami le charpentier. Mais le faire revenir
de cette erreur-la est aussi impossible que de fermer la plaie qui saigne
dans son coeur. Pauvre Boisguilbault! Ah! c'est moi, Gilberte, qui
donnerais volontiers ma vie pour lui procurer l'oubli du passe! N'en
parlons plus.
--Encore un mot pourtant, dit Gilberte, car ce mot vous eclaircira, mon bon
pere. Ce n'est pas seulement a Jean Jappeloup que le marquis en veut si
fort, c'est a moi-meme, a moi qu'il a a peine vue, qui ne lui ai jamais
parle, et, dont, a coup sur, il ne peut avoir a se plaindre en aucune
facon. Pour lui avoir prononce mon nom, avec l'intention de le calmer, M.
Cardonnet, que voici, pour vous le dire, a vu se rallumer toute sa colere.
Il a jete les portes en criant, comme si on lui parlait d'une mortelle
ennemie.
"Malheur a vous, si vous me parlez jamais de cette demoiselle!!"
M. de Chateaubrun baissa la tete et resta quelques instants sans parler. Il
essuya a plusieurs reprises, avec un gros mouchoir a carreaux bleus, son
large front baigne de sueur. Puis enfin il prit la main de Gilberte et
celle d'Emile dans les siennes, et les fit se toucher sans en avoir
conscience, tant il etait occupe d'autre chose que de la possibilite de
leur amour.
"Mes enfants, dit-il, vous avez cru me faire du bien, et vous avez augmente
ma peine; je ne vous remercie pas moins de vos bonnes intentions, mais je
veux que vous me donniez tous deux votre parole de ne plus revenir avec
moi, ni entre vous, ni en presence de Janille ou de Jean, ni vous, Emile,
avec M. de Boisguilbault, sur ce sujet-la ... Jamais, jamais,
entendez-vous?" ajouta-t-il du ton le plus solennel et le plus absolu dont
il fut capable; et, s'adressant plus particulierement a Emile, en serrant
avec force sa main contre celle de Gilberte avec un redoublement de
distraction:
"Mou cher monsieur Emile, dit-il avec attendrissement, vous avez ete
emporte a une grave imprudence par votre amitie pour moi. Souvenez-vous que
la premiere fois que vous allates a Boisguilbault, je vous dis: "Ne
prononcez pas mon nom dans cette maison, si vous voulez ne pas nuire a mon
ami Jean!" Eh bien, vous avez fini par me nuire a moi-meme en oubliant ma
recommandation.
"Tout ce que je puis vous dire, c'est que M. de Boisguilbault n'est pas
plus fou qu'aucun de nous trois, et que s'il est injuste envers Jean et
envers ma fille qui sont bien innocents de mes torts, c'est parce que l'on
enveloppe assez naturellement les amis et les proches d'un ennemi dans le
ressentiment qu'il inspire.
"M. de Boisguilbault serait bien cruel de ne pas me pardonner s'il pouvait
lire au fond de mon coeur; mais sa souffrance est trop grande pour le lui
permettre. Respectez donc cette douleur, Emile, et ne traitez pas de fou un
homme dont l'infortune merite les consolations de votre amitie et tous les
egards dont vous etes capable ... Allons! promettez-moi de ne plus
conspirer ensemble pour mon repos: car quelque chose que vous fassiez, ce
sera conspirer contre."
Emile et Gilberte promirent en tremblant, et Antoine leur dit: "C'est bien,
mes enfants, il est des maux incurables et des chatiments qu'il faut savoir
subir en silence. Maintenant, allons voir si Janille a retrouve sa chevre.
J'ai la, dans un panier, des abricots que j'ai ete cueillir pour vous deux;
car j'avais vu Emile monter le sentier, et je tiens a le regaler des
primeurs de mes vieux arbres."
Apres quelques efforts, Antoine reprit son enjouement avec plus de
facilite que Gilberte et qu'Emile lui-meme. Ce dernier n'osait plus faire
de commentaires et de recherches; car tout ce qui tenait a Gilberte lui
etait sacre, et il suffisait qu'Antoine lui eut enjoint de ne plus penser a
cette affaire pour qu'il s'efforcat de l'eloigner de son esprit. Mais il y
avait bien d'autres sujets de trouble dans son coeur, et l'amour y jetait
de telles racines, qu'il tombait dans des distractions pires que celles de
M. de Chateaubrun.
Quand il se retrouva seul sur le chemin de Gargilesse, a l'endroit ou celui
de Boisguilbault vient bifurquer, son cheval, qui aimait et connaissait
egalement l'un et l'autre gites, prit la direction de Boisguilbault.
Emile ne s'en apercut pas d'abord, et quand il s'en apercut, il se dit que
la Providence le voulait ainsi; qu'il avait laisse seul, pendant bien des
jours, le triste vieillard qu'il avait promis d'aimer comme un pere; et
que, dut-il etre mal recu, il fallait, sans differer, aller obtenir son
pardon.
On n'avait pas encore ferme definitivement les grilles du parc lorsqu'il
arriva au bas de la colline. Il y entra et se dirigea vers le chalet,
comptant que s'il n'y trouvait pas le marquis, il l'y verrait arriver des
que la nuit serait close.
Ayant attache _Corbeau_ a la galerie exterieure du rez-de-chaussee, il
frappa doucement a la porte de la chaumiere suisse, et, comme un peu de
vent venait de s'elever avec le coucher du soleil, il lui sembla entendre
quelque bruit dans l'interieur et la voix faible du marquis, qui lui disait
d'entrer. Mais c'etait une pure illusion, car lorsqu'il eut pousse la
porte, il s'apercut que l'interieur etait vide.
Cependant M. de Boisguilbault pouvait etre au fond de l'habitation, dans la
chambre invisible ou il avait coutume de se retirer le soir. Emile toussa,
fit craquer le plancher pour l'avertir de sa presence, bien decide a s'en
aller sans le voir, plutot que de franchir la porte interdite a tout le
monde sans exception.
Comme aucun bruit ne repondit a celui qu'il faisait, il jugea que le
marquis etait encore au chateau, et il allait se diriger de ce cote
lorsqu'un coup de vent fit ouvrir en meme temps avec violence une fenetre
et la porte situee au fond de l'appartement. Il se tourna vers cette porte,
croyant voir arriver par la M. de Boisguilbault; mais personne ne parut, et
Emile distingua l'interieur d'un petit cabinet de travail aussi mal range
que les appartements du chateau l'etaient avec soin.
Il eut craint de commettre une indiscretion en y penetrant, et meme en
examinant de loin les meubles pauvres et grossiers, et le pele-mele de
vieux livres et de paperasses qu'il vit confusement au premier coup d'oeil.
Mais ce qui captiva son attention, en depit de lui-meme, ce fut un portrait
de femme de grandeur naturelle, place au fond de ce reduit, juste en face
de lui, si bien qu'il lui etait impossible de ne pas le voir, outre qu'il
etait difficile de ne pas regarder une peinture si belle et une image si
charmante.
La dame etait vetue a la mode de l'empire; mais un cachemire bleu d'azur
richement brode, et jete en draperie sur ses epaules, cachait ce que la
taille courte eut pu avoir de disgracieux. La coiffure en boucles, dites
naturelles, etait assez heureuse, et les cheveux d'un blond dore
magnifique.
Rien n'etait plus delicat et plus charmant que ce jeune visage; sans doute
c'etait la madame de Boisguilbault, et notre heros s'oubliait a interroger
curieusement la physionomie de cette femme, dont la vie et la mort devaient
avoir eu une si grande influence sur la destinee du solitaire.
Mais il est bien rare qu'un portrait nous donne une idee juste du
caractere de l'original, et, dans la plupart des cas, on peut peut bien
dire que ce qui ressemble le moins a la personne, c'est son image.
Emile s'etait represente la marquise pale et triste; il voyait une belle
elegante, au fier et doux sourire, a la pose noble et triomphante.
Avait-elle ete ainsi avant ou apres son mariage? Ou bien etait-ce une
nature toute differente de ce qu'il avait suppose?
Ce qu'il y avait de certain, c'est qu'il voyait la une figure ravissante,
et que, comme il lui etait impossible de rencontrer l'image de la jeunesse
et de la beaute sans se representer aussitot Gilberte, il se mit a comparer
ces deux types, qui peu a peu lui parurent avoir des affinites.
Le jour baissait rapidement, et, n'osant faire un pas pour se rapprocher du
mysterieux cabinet, Emile ne vit bientot plus la peinture que d'une maniere
vague.
La peau fraiche et les cheveux dores qui ressortaient encore lui firent
bientot une illusion si forte, qu'il crut avoir devant les yeux le portrait
de Gilberte, et que, quand il n'eut plus dans la vue qu'un brouillard
rempli d'etincelles fugitives, il eut besoin de faire un effort de volonte
pour se rappeler que sa premiere impression, la seule juste en pareil cas,
ne lui avait offert aucun trait precis de ressemblance entre la figure de
madame de Boisguilbault et celle de mademoiselle de Chateaubrun.
Il sortit du chalet, et ne rencontrant personne dans le parc, il se dirigea
vers le chateau.
Le meme silence, la meme solitude regnaient dans la cour. Il monta
l'escalier de la tourelle, sans que Martin vint a sa rencontre, pour
l'annoncer avec ce ton de ceremonie dont il ne se departait jamais, meme
envers l'unique habitue de la maison.
Enfin, il penetra jusque dans le salon, ou les jalousies, fermees jour et
nuit, entretenaient une obscurite profonde; et saisi d'un vague effroi,
comme si fa mort etait entree dans cette maison deja si peu vivante, il
courut vers les autres pieces et trouva enfin M. de Boisguilbault etendu
sur un lit.
Il avait la paleur et l'immobilite d'un cadavre. Les dernieres clartes du
jour jetaient un reflet vague et triste sur cette chambre, et le vieux
Martin, que sa surdite empecha d'entendre l'approche d'Emile, assis au
chevet de son maitre, avait l'apparence d'une statue.
Emile s'elanca vers le lit et saisit la main du marquis. Elle etait
brulante; et les deux vieillards se reveillant, l'un du sommeil de la
fievre, l'autre de la somnolence de la fatigue ou de l'inaction, le jeune
homme s'assura bientot qu'il n'y avait la qu'une indisposition peu grave en
elle-meme. Cependant les ravages que deux jours de malaise avaient produits
sur ce corps debile et use etaient assez inquietants pour l'avenir.
"Ah! vous avez bien fait de venir! dit M. de Boisguilbault en serrant
faiblement la main d'Emile; l'ennui m'eut vite consume si vous m'eussiez
abandonne!"
Et Martin, qui n'avait pas entendu les paroles de son maitre, mais qui
semblait recevoir le contrecoup de ses pensees, repeta d'une voix plus
haute qu'il ne croyait:
"Ah! monsieur Emile, vous avez bien fait de venir! M. le marquis s'ennuyait
beaucoup de ne pas vous voir."
Il raconta ensuite comme quoi l'avant-veille, au moment de se retirer dans
le parc, M. le marquis s'etait senti pris de fievre, et s'etait imagine
_tout tranquillement_ qu'il allait mourir. Il avait voulu se mettre au lit
dans cette meme chambre, ou il n'avait pourtant pas l'habitude de coucher,
et il lui avait donne des instructions comme s'il ne devait plus se
relever. La nuit avait ete assez agitee, et, le lendemain, le marquis avait
dit:
"Je me sens mieux, ce ne sera rien; mais je suis fatigue comme si j'avais
fait une longue route, et j'ai besoin de me reposer quelque temps. Du
silence, Martin; peu de jour, peu de soins et pas de medecin: voila ce que
je t'ordonne. Ne sois pas inquiet."
"Et comme je ne pouvais pas m'empecher d'avoir peur, continua le vieux
familier, M. le marquis m'a dit:
"--Sois tranquille, brave homme, ce ne sera pas encore pour cette fois-ci."
--Est-ce que M. le marquis est sujet a de telles indispositions? demanda
Emile; sont-elles graves? durent-elles longtemps?"
Mais il avait oublie que Martin n'entendait d'autre parler que celui de son
maitre, et, sur un geste de ce dernier, Martin etait deja sorti de
l'appartement.
"J'ai laisse parler ce pauvre sourd, dit M. de Boisguilbault; rien n'eut
servi de l'interrompre. Mais, d'apres son recit, ne me prenez pas pour un
poltron.
"Je ne crains point la mort, Emile; je l'ai beaucoup desiree autrefois:
desormais, je l'attends avec calme. Il y a deja longtemps que je sens ses
approches; mais elle vient lentement, et je mourrai comme j'ai vecu, sans
me presser.
"Je suis sujet a des fievres intermittentes qui m'otent l'appetit et le
sommeil, mais dont personne ne s'apercoit, parce qu'elles me laissent assez
de forces pour le peu qu'il m'en faut.
"Je ne crois pas a la medecine; jusqu'ici, elle n'a trouve le moyen
d'enlever le mal qu'en attaquant la vie dans son principe. Sous quelque
forme que ce soit, c'est de l'empirisme, et j'aime mieux plier sous la main
de Dieu que bondir sous celle d'un homme.
"Cette fois j'ai ete plus accable que de coutume; je me suis senti plus
faible d'esprit, et, je vous l'avouerai sans honte, Emile, j'ai reconnu
que je ne pouvais plus vivre seul.
"Les vieillards sont des enfants pour s'eprendre d'un bonheur nouveau; mais
quand il s'agit de le perdre, ils ne se consolent pas comme les enfants.
Ils redeviennent vieillards, et ils meurent.
"Ne vous embarrassez pas de ce que je vous dis la: c'est la fievre qui me
donne cette expansion. Quand je serai gueri, je ne le dirai plus, je ne le
penserai meme plus; mais je le sentirai toujours a l'etat d'instinct a
travers mon apathie.
"Ne vous croyez pas enchaine pour cela a ma triste vieillesse. Il est fort
indifferent que je vive un an de plus ou de moins, et qu'une main amie
ferme les yeux de celui qui a vecu seul. Mais puisque vous voila revenu,
merci! ne parlons plus de moi, mais de vous. Qu'avez-vous fait durant tous
ces tristes jours?
--J'ai ete triste moi-meme de les passer loin de vous, repondit Emile.
--C'est possible! Telle est la vie, tel est l'homme. Se faire souffrir
soi-meme en faisant souffrir les autres! C'est la une grande preuve de la
solidarite des ames!"
Emile passa deux heures aupres du marquis, et le trouva plus expansif et
plus affectueux qu'il ne l'avait encore ete. Il sentit augmenter son
attachement pour lui et se promit de ne plus le faire souffrir. Et comme,
en le quittant, il s'inquietait de l'avoir laisse parler avec animation:
"Soyez tranquille, lui dit le marquis. Revenez demain, et vous me trouverez
debout. Ce n'est pas cela qui fatigue, c'est l'absence d'expansion qui
desseche et qui tue."
XX.
LA FORTERESSE DE CROZANT.
Le marquis fut a peu pres gueri en effet le lendemain, et dejeuna avec
Emile. Rien ne vint plus troubler cette amitie singuliere d'un vieillard et
d'un tout jeune homme, et grace aux dernieres affirmations de M. de
Chateaubrun, la douloureuse apprehension de la folie ne vint plus troubler
l'attrait qu'Emile trouvait dans la compagnie de M. de Boisguilbault.