George Sand

Le pГ©chГ© de Monsieur Antoine, Tome 1
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OEUVRES DE GEORGE SAND


LE PECHE DE M. ANTOINE I




NOTICE


J'ai ecrit _le Peche de monsieur Antoine_ a la campagne, dans une phase de
calme exterieur et interieur, comme il s'en rencontre peu dans la vie des
individus. C'etait en 1845, epoque ou la critique de la societe reelle et
le reve d'une societe ideale atteignirent dans la presse un degre de
liberte de developpement comparable a celui du XVIIIe siecle. On croira
peut-etre avec peine, un jour, le petit fait tres-caracteristique que je
vais signaler.

Pour etre libre, a cette epoque, de soutenir directement ou indirectement
les theses les plus hardies contre le vice de l'organisation sociale, et de
s'abandonner aux esperances les plus vives du sentiment philosophique, il
n'etait guere possible de s'adresser aux journaux de l'opposition. Les plus
avances n'avaient malheureusement pas assez de lecteurs pour donner une
publicite satisfaisante a l'idee qu'on tenait a emettre. Les plus moderes
nourrissaient une profonde aversion pour le socialisme, et, dans le courant
des dix dernieres annees de la monarchie de Louis-Philippe, un de ces
journaux de l'opposition reformiste, le plus important par son anciennete
et le nombre de ses abonnes, me fit plusieurs fois l'honneur de me demander
un roman-feuilleton, toujours a la condition qu'il ne s'y trouverait aucune
espece de tendance socialiste.

Cela etait bien difficile, impossible peut-etre, a un esprit preoccupe des
souffrances et des besoins de son siecle. Avec plus ou moins de detours
habiles, avec plus ou moins d'effusion et d'entrainement, il n'est guere
d'artiste un peu serieux qui ne se soit laisse impressionner dans son
oeuvre par les menaces du present ou les promesses de l'avenir. C'etait,
d'ailleurs, le temps de dire tout ce qu'on pensait, tout ce qu'on croyait.
On le devait, parce qu'on le pouvait. La guerre sociale ne paraissant pas
imminente, la monarchie, ne faisant aucune concession aux besoins du
peuple, semblait de force a braver plus longtemps qu'elle ne l'a fait le
courant des idees.

Ces idees dont ne s'epouvantaient encore qu'un petit nombre d'esprits
conservateurs, n'avaient encore reellement germe que dans un petit nombre
d'esprits attentifs et laborieux. Le pouvoir, du moment qu'elles ne
revetaient aucune application d'actualite politique, s'inquietait assez peu
des theories, et laissait chacun faire la sienne, emettre son reve,
construire innocemment la cite future au coin de son feu, dans le jardin de
son imagination.

Les journaux conservateurs devenaient donc l'asile des romans socialistes.
Eugene Sue publia les siens dans _les Debats_ et dans _le Constitutionnel_.
Je publiai les miens dans _le Constitutionnel_, et dans _l'Epoque_. A peu
pres dans le meme temps, _le National_ courait sus avec ardeur aux
ecrivains socialistes dans son feuilleton, et les accablait d'injures
tres-acres ou de moqueries fort spirituelles.

_L'Epoque_, journal qui vecut peu, mais, qui debuta par rencherir sur tous
les journaux conservateurs et absolutistes du moment, fut donc le cadre ou
j'eus la liberte absolue de publier un roman socialiste. Sur tous les murs
de Paris on afficha en grosses lettres: _Lisez l'Epoque! Lisez le Peche de
monsieur Antoine!_

L'annee suivante, comme nous errions dans les landes de Crozant et dans les
ruines de Chateaubrun, theatre agreste ou s'etait plu ma fiction, un
Parisien de nos amis criait facetieusement aux pasteurs a demi sauvages de
ces solitudes _Avez-vous lu l'Epoque? Avez-vous lu le Peche de monsieur
Antoine?_ Et, en les voyant fuir epouvantes de ces incomprehensibles
paroles, il nous disait en riant: "Comme on voit bien que les romans
socialistes montent la tete aux habitants des campagnes!..."

Une vieille femme, assez belle diseuse, vint a Chateaubrun me faire une
scene de reproches, parce que j'avais fait sur elle et sur son maitre un
livre _plein de menteries_. Elle croyait que j'avais voulu mettre en scene
le proprietaire du chateau et elle-meme. Elle avait entendu parler du
livre. On lui avait dit qu'il n'y avait _pas un mot de vrai_. Il fut
impossible de lui faire comprendre ce que c'est qu'un roman, et cependant
elle en faisait aussi, car elle nous raconta l'assassinat de Louis XVI et
de Marie-Antoinette _poignardes dans leur carrosse par la populace de
Paris_. Ceux qui accusent les ecrits socialistes d'incendier les esprits,
devraient se rappeler qu'ils ont oublie d'apprendre a lire aux paysans.

Renierai-je, maintenant que les masses s'agitent, le communisme de M. de
Boisguilbault, personnage tres-excentrique, et cependant pas tout a fait
imaginaire, de mon roman? Dieu m'en garde, surtout apres que, sur tous les
tons, on a accuse les socialistes de precher le partage des proprietes.

L'idee diametralement contraire, celle de communaute par association,
devrait etre la moins dangereuse de toutes aux yeux des conservateurs,
puisque c'est malheureusement la moins comprise et la moins admise par les
masses. Elle est surtout antipathique dans la campagne et n'y sera
realisable que par l'initiative d'un gouvernement fort, ou par une
renovation philosophique, religieuse et chretienne, ouvrage des siecles
peut-etre!

Des essais d'associations ouvrieres ont ete cependant tentes dans la
portion la plus instruite, la plus morale, la plus patiente du peuple
industriel des grandes villes. Les gouvernements eclaires, quelle que soit
leur devise, protegeront toujours ces associations, parce qu'elles offrent
un asile a la pensee veritablement sociale et religieuse de l'avenir.
Imparfaites a leur naissance probablement, elles se completeront avec le
temps, et quand il sera bien prouve qu'elles ne detruisent pas, mais
conservent, au contraire, le respect de la famille et de la propriete,
elles entraineront insensiblement toutes les classes dans une reciprocite
et une solidarite d'interets et de devouements, seule voie de salut ouverte
a la societe future!

    GEORGE SAND.

       *       *       *       *       *




I

EGUZON.


Il est peu de gites aussi maussades en France que la ville d'Eguzon, situee
aux confins de la Marche et du Berry, dans la direction sud-ouest de cette
derniere province. Quatre-vingts a cent maisons, d'apparence plus ou moins
miserable (a l'exception de deux ou trois, dont nous ne nommerons point les
opulents proprietaires, de peur d'attenter a leur modestie), composent les
deux ou trois rues, et ceignent la place de cette bourgade fameuse a dix
lieues a la ronde pour l'esprit procedurier de sa population et la
difficulte de ses abords. Malgre ce dernier inconvenient qui va bientot
disparaitre, grace au trace d'une nouvelle route, Eguzon voit souvent des
voyageurs traverser hardiment les solitudes qui l'environnent, et risquer
leurs carrioles sur son pave terrible. L'unique auberge est situee sur
l'unique place, laquelle est d'autant plus vaste, qu'elle s'ouvre sur la
campagne, comme si elle attendait les constructions nouvelles de futurs
citadins, et cette auberge est parfois forcee, dans la belle saison,
d'inviter les trop nombreux arrivants a s'installer dans les maisons du
voisinage, qui leur sont ouvertes, il faut le dire, avec beaucoup
d'hospitalite. C'est qu'Eguzon est le point central d'une region
pittoresque semee de ruines imposantes, et que, soit qu'on veuille voir
Chateaubrun, Crozant, la Prugne-au-Pot, ou enfin le chateau encore debout
et habite de Saint-Germain, il faut necessairement aller coucher a Eguzon,
afin de partir, des le matin suivant, pour ces differentes excursions.

Il y a quelques annees, par une soiree de juin, lourde et orageuse, les
habitants d'Eguzon ouvrirent de grands yeux en voyant un jeune homme de
bonne mine traverser la place pour sortir de la ville, un peu apres le
coucher du soleil. Le temps menacait, la nuit se faisait plus vite que de
raison, et pourtant le jeune voyageur, apres avoir pris un leger repas a
l'auberge, et s'etre arrete le temps strictement necessaire pour faire
rafraichir son cheval, se dirigeait hardiment vers le nord, sans
s'inquieter des representations de l'aubergiste, et sans paraitre se
soucier des dangers de la route. Personne ne le connaissait; il n'avait
repondu aux questions que par un geste d'impatience, et aux remontrances
que par un sourire. Quand le bruit des fers de sa monture se fut perdu dans
l'eloignement: "Voila, dirent les flaneurs de l'endroit, un garcon qui
connait bien le chemin, ou qui ne le connait pas du tout. Ou il y a passe
cent fois, et sait le nom du moindre caillou, ou bien il ne se doute pas de
ce qui en est, et va se trouver fort en peine.

--C'est un etranger qui n'est pas d'ici, dit judicieusement un homme
capable: il n'a voulu ecouter que sa tete; mais, dans une demi-heure, quand
l'orage eclatera, vous le verrez revenir!

--S'il ne se casse pas le cou auparavant a la descente du pont des Piles!
observa un troisieme.

--Ma foi, firent en choeur les assistants, c'est son affaire! Allons
fermer nos contrevents, de peur que la grele n'endommage nos vitres."

Et l'on entendit par la ville un grand bruit de portes et de fenetres que
l'on se hatait d'_accoter_, tandis que le vent, qui commencait a mugir sur
les bruyeres, devancait de rapidite les servantes essoufflees, et renvoyait
a leur nez les battants de ces lourdes huisseries, ou les ouvriers du pays,
conformement aux traditions de leurs ancetres, n'ont epargne ni le bois de
chene, ni le ferrage. De temps en temps, une voix se faisait entendre d'un
travers de rue a l'autre, et ces propos se croisaient sur le seuil des
habitations: "Tous les votres sont-ils rentres?--_Ah oua!_ j'en ai encore
deux charrois par terre.--Et moi six sur pied!--Moi, ca m'est egal, tout
est engrange." Il s'agissait des foins.

Le voyageur, monte sur un excellent bidet de Brenne, laissait la nuee
derriere lui, et, pressant l'allure, il se flattait de devancer l'orage a
la course; mais a un coude que faisait subitement le chemin, il reconnut
qu'il lui serait impossible de ne pas etre pris en flanc. Il deplia son
manteau, que des courroies tenaient fixe sur sa valise, attacha les
mentonnieres de sa casquette, et donnant de l'eperon a sa monture, il
fournit une nouvelle course, esperant au moins atteindre et franchir, a la
faveur du jour, le passage dangereux qu'on lui avait signale. Mais son
attente fut trompee; le chemin devint si difficile, qu'il lui fallut
prendre le pas et soutenir son cheval avec precaution au milieu des roches
semees sous ses pieds. Lorsqu'il se trouva au sommet du ravin de la Creuse,
la nuee ayant envahi tout le ciel, l'obscurite etait complete, et il ne
pouvait plus juger de la profondeur de l'abime qu'il cotoyait, que par le
bruit sourd et engouffre du torrent.

Temeraire comme on l'est a vingt ans, le jeune homme ne tint compte des
prudentes hesitations de son cheval, et il le forca de se livrer au hasard
d'une pente, que chaque pas du docile animal trouvait plus inegale et plus
rapide. Mais tout a coup il s'arreta, se rejeta en arriere par un vigoureux
coup de reins, et le cavalier, un peu ebranle de la secousse, vit, a la
lueur d'un grand eclair, qu'il etait sur l'extreme versant d'un precipice a
pic, et qu'un pas de plus l'aurait infailliblement entraine au fond de la
Creuse.

La pluie commencait a tomber, et une tourmente furieuse agitait les cimes
des vieux chataigniers qui se trouvaient au niveau de la route. Ce vent
d'ouest poussait precisement l'homme et le cheval vers la riviere, et le
danger devenait si reel, que le voyageur fut force de mettre pied a terre,
afin d'offrir moins de prise au vent, et de mieux diriger sa monture dans
les tenebres. Ce qu'il avait entrevu du site a la lueur de l'eclair lui
avait paru admirable, et d'ailleurs la position ou il se trouvait flattait
ce gout d'aventures qui est propre a la jeunesse.

Un second eclair lui permit de mieux distinguer le paysage, et il profita
d'un troisieme pour familiariser sa vue avec les objets les plus
rapproches. Le chemin ne manquait pas de largeur, mais cette largeur meme
le rendait difficile a suivre. C'etait, une demi-douzaine de vagues
passages marques seulement par les pieds des chevaux et les ornieres,
formant diverses voies entre-croisees comme au hasard sur le versant d'une
colline; et, comme il n'y avait la ni haies, ni fosses, ni trace aucune de
culture, le sol avait livre ses flancs peles a toutes les tentatives
d'escalade qu'il avait pris envie aux passants de faire; chaque saison
voyait ainsi ouvrir une route nouvelle, ou reprendre une ancienne que le
temps et l'abandon avaient raffermie. Entre chacun de ces traces capricieux
s'elevaient des monticules herisses de rochers ou de touffes de bruyeres,
qui offraient la meme apparence dans l'obscurite; et, comme ils
s'enlacaient sur des plans tres-inegaux, il etait difficile de passer de
l'un a l'autre sans friser une chute qui pouvait entrainer dans l'abime
commun; car tous subissaient la pente bien marquee du ravin, non seulement
en avant, mais encore sur le cote, de sorte qu'il fallait a la fois pencher
devant soi et sur la gauche. Aucune de ces voies tortueuses n'etait donc
sure; car depuis l'ete toutes etaient egalement battues, les habitants du
pays les prenant au hasard en plein jour avec insouciance, mais, au milieu
d'une nuit sombre, il n'etait pas indifferent de s'y tromper, et le jeune
homme, plus soigneux des genoux du cheval qu'il aimait que de sa propre
vie, prit le parti de s'approcher d'une roche assez elevee pour les
garantir tous deux de la violence du vent, et de s'arreter la en attendant
que le ciel s'eclaircit un peu. Il s'appuya contre _Corbeau_, et relevant
un coin de son manteau impermeable pour garantir le flanc et la selle de
son compagnon, il tomba dans une reverie romanesque, aussi satisfait
d'entendre hurler la tempete, que les habitants d'Eguzon, s'ils pensaient
encore a lui en cet instant, le supposaient soucieux et desappointe.

Les eclairs, en se succedant, lui eurent bientot procure une connaissance
suffisante du pays environnant. Vis-a-vis de lui, le chemin, gravissant la
pente opposee du ravin, se relevait aussi brusquement qu'il s'etait
abaisse, et offrait des difficultes de meme nature. La Creuse, limpide et
forte, coulait sans grand fracas au bas de ce precipice, et se resserrait
avec un mugissement sourd et continu, sous les arches d'un vieux pont qui
paraissait en fort mauvais etat. La vue etait bornee en face par le retour
de l'escarpement; mais, de cote, on decouvrait une verte perspective de
prairies inclinees et bien plantees, au milieu desquelles serpentait la
riviere; et vis-a-vis de notre voyageur, au sommet d'une colline herissee
de roches formidables qu'entrecoupait une riche vegetation, on voyait se
dresser les grandes tours delabrees d'un vaste manoir en ruines. Mais, lors
meme que le jeune homme aurait eu la pensee d'y chercher un asile contre
l'orage, il lui eut ete difficile de trouver le moyen de s'y rendre; car on
n'apercevait aucune trace de communication entre le chateau et la route, et
un autre ravin, avec un torrent qui se deversait dans la Creuse, separait
les deux collines. Ce site etait des plus pittoresques, et le reflet livide
des eclairs lui donnait quelque chose de terrible qu'on y eut vainement
cherche a la clarte du jour. De gigantesques tuyaux de cheminee, mis a nu
par l'ecroulement des toits, s'elancaient vers la nuee lourde qui rampait
sur le chateau, et qu'ils avaient l'air de dechirer. Lorsque le ciel etait
traverse par des lueurs rapides, ces ruines se dessinaient en blanc sur le
fond noir de l'air, et au contraire, lorsque les yeux s'etaient habitues au
retour de l'obscurite, elles presentaient une masse sombre sur un horizon
plus transparent. Une grande etoile, que les nuages semblaient ne pas oser
envahir, brilla longtemps sur le fier donjon, comme une escarboucle sur la
tete d'un geant. Puis enfin elle disparut, et les torrents de pluie qui
redoublaient ne permirent plus au voyageur de rien discerner qu'a travers
un voile epais. En tombant sur les rochers voisins et sur le sol durci par
de recentes chaleurs, l'eau rebondissait comme une ecume blanche, et
parfois on eut dit des flots de poussiere souleves par le vent.

En faisant un mouvement pour abriter davantage son cheval contre le rocher,
le jeune homme s'apercut tout a coup qu'il n'y etait pas seul. Un homme
venait chercher aussi un refuge en cet endroit, ou bien il en avait pris
possession le premier. C'est ce qu'on ne pouvait savoir dans ces
alternatives de clarte eblouissante et de lourdes tenebres. Le cavalier
n'eut pas le temps de bien voir le pieton; il lui sembla vetu miserablement
et n'avoir pas tres-bonne mine. Il paraissait meme vouloir se cacher, en
s'enfoncant le plus possible sous la roche; mais des qu'il eut juge, a une
exclamation du jeune voyageur, qu'il avait ete apercu, il lui adressa sans
hesiter la parole, d'une voix forte et assuree:

"Voila un mauvais temps pour se promener, Monsieur, et si vous etes sage,
vous retournerez coucher a Eguzon.

--Grand merci, l'ami!" repondit le jeune homme en faisant siffler sa forte
cravache a tete plombee, pour faire savoir a son problematique
interlocuteur qu'il etait arme.

Ce dernier comprit fort bien l'avertissement, et y repondit en frappant le
rocher, comme par desoeuvrement, avec un enorme baton de houx qui fit voler
quelques eclats de pierre. L'arme etait bonne et le poignet aussi.

"Vous n'irez pas loin ce soir par un temps pareil, reprit le pieton.

--J'irai aussi loin qu'il me plaira, repondit le cavalier, et je ne
conseillerais a personne d'avoir la fantaisie de me retarder en chemin.

--Est-ce que vous craignez les voleurs, que vous repondez par des menaces a
des honnetetes? Je ne sais pas de quel pays vous venez, mon jeune homme,
mais vous ne savez guere dans quel pays vous etes. Il n'y a, Dieu merci,
chez nous, ni bandits, ni assassins, ni voleurs."

L'accent fier mais franc de l'inconnu inspirait la confiance. Le jeune
homme reprit avec douceur:

"Vous etes donc du pays, mon camarade?

--Oui, Monsieur, j'en suis, et j'en serai toujours.

--Vous avez raison d'y vouloir rester: c'est un beau pays.

--Pas toujours cependant! Dans ce moment-ci, par exemple, il n'y fait pas
trop bon; le temps est bien _en malice_, et il y en aura pour toute la
nuit.

--Vous croyez?

--J'en suis sur. Si vous suivez le vallon de la Creuse, vous aurez l'orage
pour compagnie jusqu'a demain midi, mais je pense bien que vous ne vous
etes pas mis en route si tard sans avoir un abri prochain en vue?

--A vous dire le vrai, je crois que l'endroit ou je vais est plus eloigne
que je ne l'avais pense d'abord. Je me suis imagine qu'on voulait me
retenir a Eguzon, en m'exagerant la distance et les mauvais chemins; mais
je vois, au peu que j'ai fait depuis une heure, que l'on ne m'avait guere
trompe.

--Et, sans etre trop curieux, ou allez-vous?

--A Gargilesse. Combien comptez-vous jusque-la!

--Pas loin, Monsieur, si l'on voyait clair pour se conduire; mais si vous
ne connaissez pas le pays, vous en avez pour toute la nuit: car ce que vous
voyez ici n'est rien en comparaison des casse-cous que vous avez a
descendre pour passer du ravin de la Creuse a celui de la Gargilesse, et
vous y risquez la vie par-dessus le marche.

--Eh bien, l'ami, voulez-vous, pour une honnete recompense, me conduire
jusque-la?

--Nenni, Monsieur, en vous remerciant.

--Le chemin est donc bien dangereux, que vous montrez si peu d'obligeance?

--Le chemin n'est pas dangereux pour moi, qui le connais aussi bien que
vous connaissez peut-etre les rues de Paris; mais quelle raison aurais-je
de passer la nuit a me mouiller pour vous faire plaisir?

--Je n'y tiens pas, et je saurai me passer de votre secours; mais je n'ai
point reclame votre obligeance gratis: je vous ai offert ...

--Suffit! suffit! vous etes riche et je suis pauvre, mais je ne tends pas
encore la main, et j'ai des raisons pour ne pas me faire le serviteur du
premier venu ... Encore si je savais qui vous etes ...

--Vous vous mefiez de moi? dit le jeune homme, dont la curiosite etait
eveillee par le caractere hardi et fier de son compagnon. Pour vous prouver
que la mefiance est un mauvais sentiment, je vais vous payer d'avance.
Combien voulez-vous?

--Pardon, excuse, Monsieur, je ne veux rien; je n'ai ni femme ni enfants,
je n'ai besoin de rien pour le moment: d'ailleurs j'ai un ami, un bon
camarade, dont la maison n'est pas loin, et je profiterai du premier
_eclairci_ pour y aller souper et dormir a couvert. Pourquoi me
priverais-je de cela pour vous? Voyons, dites! est-ce parce que vous avez
un bon cheval et des habits neufs?

--Votre fierte ne me deplait pas, tant s'en faut! Mais je la trouve mal
entendue de repousser un echange de services.

--Je vous ai rendu service de tout mon pouvoir, en vous disant de ne pas
vous risquer la nuit par un temps si noir et des chemins qui, dans une
demi-heure, seront impossibles. Que voulez-vous de plus?

--Rien ... En vous demandant votre assistance, je voulais connaitre le
caractere des gens du pays, et voila tout. Je vois maintenant que leur bon
vouloir pour les etrangers se borne a des paroles.

--Pour les etrangers! s'ecria l'indigene avec un accent de tristesse et de
reproche qui frappa le voyageur. Et n'est-ce pas encore trop pour ceux qui
ne nous ont jamais fait que du mal? Allez, Monsieur, les hommes sont
injustes; mais Dieu voit clair, et il sait bien que le pauvre paysan se
laisse tondre, sans se venger, par les gens savants qui viennent des
grandes villes.

--Les gens des villes ont donc fait bien du mal dans vos campagnes? C'est
un fait que j'ignore et dont je ne suis pas responsable, puisque j'y viens
pour la premiere fois.

--Vous allez a Gargilesse. Sans doute, c'est M. Cardonnet que vous allez
voir? Vous etes, j'en suis sur, son parent ou son ami?

--Qu'est-ce donc que ce M. Cardonnet, a qui vous semblez en vouloir?
demanda le jeune homme apres un instant d'hesitation.

--Suffit, Monsieur, repondit le paysan; si vous ne le connaissez pas, tout
ce que je vous en dirais ne vous interesserait guere, et si vous etes riche
vous n'avez rien a craindre de lui. Ce n'est qu'aux pauvres gens qu'il en
veut.

--Mais enfin, reprit le voyageur avec une sorte d'agitation contenue, j'ai
peut-etre des raisons pour desirer de savoir ce qu'on pense dans le pays de
ce M. Cardonnet. Si vous refusez de motiver la mauvaise opinion que vous
avez de lui, c'est que vous avez contre lui une rancune personnelle peu
honorable pour vous-meme.

--Je n'ai de comptes a rendre a personne, repondit le paysan, et mon
opinion est a moi. Bonsoir, Monsieur. Voila la pluie qui s'arrete un peu.
Je suis fache de ne pouvoir vous offrir un abri; mais je n'en ai pas
d'autre que le chateau que vous voyez la, et qui n'est pas a moi.
Cependant, ajouta-t-il apres avoir fait quelques pas, et en s'arretant
comme s'il se fut repenti de ne pas mieux exercer les devoirs de
l'hospitalite, si le coeur vous disait d'y venir demander le couvert pour
la nuit, je peux vous repondre que vous y seriez bien recu.

--Cette ruine est donc habitee? demanda le voyageur, qui avait a descendre
le ravin pour traverser la Creuse, et qui se mit en marche a cote du
paysan, en soutenant son cheval par la bride.

--C'est une ruine, a la verite, dit son compagnon en etouffant un soupir;
mais quoique je ne sois pas des plus vieux, j'ai vu ce chateau-la debout
bien entier, et si beau, en dehors comme en dedans, qu'un roi n'y eut pas
ete mal loge. Le proprietaire n'y faisait pas de grandes depenses, mais il
n'avait pas besoin d'entretien, tant il etait solide et bien bati; et les
murs etaient si bien decoupes, les pierres des cheminees et des fenetres si
bien travaillees, qu'on n'aurait pu y rien apporter de plus riche que ce
que les macons et les architectes y avaient mis en le construisant. Mais
tout passe, la richesse comme le reste, et le dernier seigneur de
Chateaubrun vient de racheter pour quatre mille francs le chateau de ses
peres.

--Est-il possible qu'une telle masse de pierres, meme dans l'etat ou elle
se trouve, ait aussi peu de valeur?

--Ce qui reste la vaudrait encore beaucoup, si on pouvait l'oter et le
transporter; mais ou trouver dans le pays d'ici des ouvriers et des
machines capables de jeter bas ces vieux murs? Je ne sais pas avec quoi
l'on batissait dans l'ancien temps, mais ce ciment-la est si bien lie,
qu'on dirait que les tours et les grands murs sont faits d'une seule
pierre. Et puis, vous voyez comme ce batiment est plante sur la pointe
d'une montagne, avec des precipices de tous cotes! Quelles voitures et
quels chevaux pourraient charrier de pareils materiaux? A moins que la
colline ne s'ecroule, ils resteront la aussi longtemps que le rocher qui
les porte, et il y a encore assez de voutes pour mettre a l'abri un pauvre
monsieur et une pauvre demoiselle.

--Ce dernier des Chateaubrun a donc une fille? demanda le jeune homme en
s'arretant pour regarder le manoir avec plus d'interet qu'il n'avait encore
fait. Et elle demeure la?

--Oui, oui, elle demeure la, au milieu des gerfauts et des chouettes, et
elle n'en est pas moins jeune et jolie. L'air et l'eau ne manquent pas ici,
et malgre les nouvelles lois contre la liberte de la chasse, on voit encore
quelquefois des lievres et des perdrix sur la table du seigneur de
Chateaubrun. Allons, si vous n'avez pas des affaires qui vous obligent de
risquer votre vie pour arriver avant le jour, venez avec moi, je me charge
de vous faire bien accueillir au chateau. Et quand meme vous y arriveriez
seul et sans recommandation, il suffit que la nuit soit mauvaise, et que
vous ayez la figure d'un chretien, pour que vous soyez bien recu et bien
traite chez M. Antoine de Chateaubrun.

--Ce gentilhomme est pauvre, a ce qu'il parait, et je me ferais scrupule
d'user de sa bonte d'ame.

--Vous lui ferez plaisir, au contraire. Allons, vous voyez bien que l'orage
va recommencer plus fort que tout a l'heure, et je n'aurais pas la
conscience en repos si je vous laissais ainsi tout seul dans la montagne.
Voyez-vous, il ne faut pas m'en vouloir pour vous avoir refuse mes
services: j'ai mes raisons, que vous ne pouvez pas juger, et que je n'ai
pas besoin de dire; mais je dormirai plus tranquille si vous suivez mon
conseil. D'ailleurs je connais M. Antoine; il me saurait mauvais gre de ne
pas vous avoir retenu et emmene chez lui, et il serait capable de courir
apres vous, ce qui ne serait pas bon pour lui apres souper.

--Et ... vous ne pensez pas que sa fille fut mecontente de voir arriver
ainsi un inconnu?...

--Sa fille est sa fille, c'est-a-dire qu'elle est aussi bonne que lui, si
elle n'est pas meilleure, quoique cela ne paraisse guere possible."

Le jeune homme hesita encore quelque temps; mais, pousse par un attrait
romanesque, et creant deja dans son imagination le portrait de la perle de
beaute qu'il allait trouver derriere ces murailles a l'aspect terrible, il
se dit qu'on ne l'attendait a Gargilesse que le lendemain dans la journee;
qu'en y arrivant au milieu de la nuit, il y derangerait le sommeil de ses
parents; qu'enfin il y avait, a persister dans son projet, une veritable
imprudence dont, a coup sur, sa mere le detournerait, si elle pouvait, a
cette heure, se faire entendre de lui. Touche de toutes les bonnes raisons
qu'on se donne a soi-meme quand le demon de la jeunesse et de la curiosite
s'en mele, il suivit son guide dans la direction du vieux chateau.




II.

LE MANOIR DE CHATEAUBRUN.


Apres avoir peniblement gravi un chemin escarpe, ou plutot un escalier
pratique dans le roc, nos voyageurs arriverent, au bout de vingt minutes, a
l'entree de Chateaubrun. Le vent et la pluie redoublaient, et le jeune
homme n'eut guere le loisir de contempler le vaste portail qui n'offrait a
sa vue, en cet instant, qu'une masse confuse de proportions formidables. Il
remarqua seulement qu'en guise de cloture, la herse seigneuriale etait
remplacee par une barriere de bois, pareille a celles qui ferment les pres
du pays.

"Attendez. Monsieur, lui dit son guide. Je vais passer par la-dessus et
aller chercher la clef; car la vieille Janille ne s'est-elle pas imagine,
depuis quelque temps, de faire placer ici un cadenas, comme s'il y avait
quelque chose a voler chez ses maitres? Au reste, son intention est bonne,
et je ne la blame pas."

Le paysan escalada la barriere fort adroitement, et, en attendant qu'il fut
de retour pour l'introduire, le jeune homme essaya en vain de comprendre
la disposition des masses d'architecture ruinees qu'il apercevait
confusement dans l'interieur de la cour: c'etait l'aspect du chaos.

Peu d'instants apres, il vit venir plusieurs personnes qui ouvrirent
promptement la barriere: l'une prit son cheval, l'autre sa main, une
troisieme portait, en avant, une lanterne dont le secours etait bien
necessaire pour se diriger a travers les decombres et les broussailles qui
obstruaient le passage. Enfin, apres avoir traverse une partie du preau et
plusieurs vastes salles obscures, ouvertes a tous les vents, on se trouva
dans une petite piece oblongue, voutee, et qui avait pu, autrefois, servir
d'office ou de cellier entre les cuisines et les ecuries. Cette piece,
proprement reblanchie, servait desormais de salon et de salle a manger au
seigneur de Chateaubrun. On y avait recemment pratique une petite cheminee
a manteau et a chambranles de bois bien cire et luisant; la vaste plaque de
fonte qui en remplissait tout le foyer, et qui avait ete enlevee a
quelqu'une des grandes cheminees du manoir, ainsi que les gros chenets de
fer poli, renvoyaient splendidement la chaleur et la lumiere du feu dans
cette chambre nue et blanche, qui, avec le secours d'une petite lampe de
fer-blanc, se trouvait ainsi parfaitement eclairee. Une table de
chataignier, qui pouvait, dans les grandes occasions, porter jusqu'a six
couverts, quelques chaises de paille, et un coucou d'Allemagne, achete six
francs a un colporteur, composaient tout l'ameublement de ce salon modeste.
Mais tout cela etait d'une proprete recherchee; la table et les chaises
grossierement travaillees par quelque menuisier de la localite avaient un
eclat qui attestait les services assidus de la serge et de la brosse.
L'atre etait balaye avec soin, le carreau sable a l'anglaise contrairement
aux habitudes du pays, et, dans un pot de gres place sur la cheminee,
s'etalait un enorme bouquet de roses, melees a des fleurs sauvages
cueillies sur les collines d'alentour.

Cet interieur modeste n'avait, au premier coup d'oeil, aucun caractere
_cherche_ dans le genre poetique ou pittoresque; cependant, en l'examinant
mieux, on eut pu voir que, dans cette demeure, comme dans toutes celles de
tous les hommes, le caractere et le gout naturel de la personne creatrice
avaient preside, soit au choix, soit a l'arrangement du local. Le jeune
homme, qui y penetrait pour la premiere fois, et qui s'y trouva seul un
instant, tandis que ses hotes s'occupaient de lui preparer la meilleure
reception possible, se forma bientot une idee assez juste de la situation
d'esprit des habitants de cette retraite. Il etait evident qu'on avait eu
des habitudes d'elegance, et qu'on avait encore des besoins de bien-etre;
que, dans une condition fort precaire, on avait eu le bon sens de proscrire
toute espece de vanite exterieure; enfin qu'on avait choisi, pour point de
reunion, parmi le peu de chambres restees intactes dans ce vaste domaine,
la plus facile a entretenir, a chauffer, a meubler et a eclairer, et que,
par instinct, on avait pourtant donne la preference a une construction
elegante et mignonne. En effet, ce petit coin etait le premier etage d'un
pavillon carre, adjoint, vers la fin de la renaissance, aux antiques
constructions qui defendaient la face principale du preau. L'artiste qui
avait compose cette tourelle angulaire s'etait efforce d'adoucir la
transition de deux styles si differents; il avait rappele pour la forme des
fenetres le systeme defensif des meurtrieres et des ouvertures
d'observation; mais on voyait bien que ces fenetres, petites et rondes,
n'avaient jamais ete destinees a pointer le canon, et qu'elles n'etaient
qu'un ornement pour la vue. Elegamment revetues de briques rouges et de
pierres blanches alternees, elles formaient un joli encadrement a
l'interieur, et diverses niches, ornees de meme, disposees regulierement
entre chaque croisee, rendaient inutiles les papiers, les tentures et meme
les meubles qui eussent charge ces parois sans ajouter a leur aspect
agreable et simple.

Sur une de ces niches, dont une dalle, bien blanche et luisante comme du
marbre, formait la base, a hauteur d'appui, le voyageur vit un joli petit
rouet rustique avec la quenouille chargee de laine brune; et, en
contemplant cet instrument de travail si leger et si naif il se perdit dans
des reflexions dont il fut tire par le frolement d'un vetement de femme
derriere lui. Il se retourna vivement; mais, aux palpitations qui s'etaient
emparees de son jeune coeur, succeda une grave deception. C'etait une
vieille servante qui venait d'entrer sans bruit, grace au sablon qui
couvrait le sol, et qui se penchait pour jeter dans la cheminee une brassee
de sarment de vigne sauvage.

"Approchez-vous du feu, Monsieur, dit la vieille en grasseyant avec une
sorte d'affectation, et donnez-moi votre casquette et votre manteau, afin
que j'aille les faire secher dans la cuisine. Voila un bon manteau pour la
pluie; je ne sais plus comment on appelle cette etoffe-la, mais j'en ai
deja vu a Paris. Voila qui ferait plaisir d'en voir un pareil sur les
epaules de M. le comte! Mais cela doit couter cher, et d'ailleurs il n'est
pas dit qu'il voulut s'en servir. Il croit qu'il a toujours vingt-cinq ans,
et il pretend que l'eau du ciel n'a jamais enrhume un honnete homme;
pourtant, l'hiver dernier, il a commence a sentir un peu de sciatique ...
Mais ce n'est pas a votre age qu'on craint ces douleurs-la. N'importe,
chauffez-vous les reins; tenez, tournez votre chaise comme cela, vous serez
mieux. Vous etes de Paris, j'en suis sure; je vois cela a votre teint qui
est trop frais pour notre pays; bon pays, Monsieur, mais bien chaud en ete
et bien froid en hiver. Vous me direz que, ce soir, il fait aussi froid que
par une nuit de novembre: c'est la verite, que voulez-vous? c'est l'orage
qui en est cause. Mais cette petite salle est bien bonne, bien facile a
rechauffer, et, dans un moment, vous m'en direz des nouvelles. Avec cela,
nous avons le bonheur que le bois mort ne nous manque pas. Il y a tant de
vieux arbres ici, et rien qu'avec les ronces qui poussent dans la cour, on
peut chauffer le four pendant tout l'hiver. Il est vrai que nous ne faisons
jamais de grosses fournees: M. le comte est un petit mangeur, et sa fille
est comme lui; le petit domestique est le plus vorace de la maison: oh!
pour lui, il lui faut trois livres de pain par jour; mais je lui fais sa
miche a part, et je n'y epargne pas le seigle. C'est assez bon pour lui, et
meme avec un peu de son, ca etoffe le pain, et ca n'est pas mauvais pour la
sante. He! he! ca vous fait rire? et moi aussi. Moi, voyez-vous, j'ai
toujours aime a rire et a causer: l'ouvrage n'en va pas moins vite; car
j'aime la vitesse en tout. M. Antoine est comme moi; quand il a parle, il
faut qu'on marche comme le vent. Aussi nous avons toujours ete d'accord sur
ce point-la. Vous nous excuserez, Monsieur, si on vous fait attendre un
peu. Monsieur est descendu a la cave avec l'homme qui vous a amene, et
l'escalier est si degrade qu'on n'y arrive pas vite; mais c'est une belle
cave, Monsieur; les murs ont plus de dix pieds d'epaisseur, et quand on est
la dedans, c'est si profond sous la terre, qu'on se croit enterre vivant.
Vrai! ca fait un drole d'effet. On dit que, dans le temps, on mettait la
les prisonniers de guerre; a present, nous n'y mettons personne, et notre
vin s'y conserve tres-bien. Ce qui nous retarde aussi, c'est que notre
fille est deja couchee: elle a eu la migraine aujourd'hui, parce qu'elle a
ete au soleil sans chapeau. Elle dit qu'elle veut s'habituer a cela, et
que puisque je me passe bien de chapeau et d'ombrelle, elle peut bien s'en
passer aussi; mais elle se trompe: elle a ete elevee en demoiselle, comme
elle devait l'etre, la pauvre enfant! car, quand je dis, notre fille, ce
n'est pas que je sois la mere a mademoiselle Gilberte; elle ne me ressemble
pas plus que le chardonneret ne ressemble a un moineau franc; mais comme je
l'ai elevee, j'ai toujours garde l'habitude de l'appeler ma fille; elle n'a
jamais voulu souffrir que je cesse de la tutoyer. C'est une enfant si
aimable! Je suis fachee qu'elle soit au lit; mais vous la verrez demain,
car vous ne partirez pas sans dejeuner, on ne le souffrira pas, et elle
m'aidera a vous servir un peu mieux que je ne peux le faire toute seule. Ce
n'est pas pourtant le courage qui me manque, Monsieur, car j'ai de bonnes
jambes; je suis restee mince comme vous voyez, dans ma petite taille, et
vous ne me donneriez jamais l'age que j'ai ... Voyons! quel age me
donneriez-vous bien?"

Le jeune homme croyait que, grace a cette question, il allait pouvoir
placer une parole, un compliment pour remercier et pour entrer en matiere,
car il desirait beaucoup avoir de plus amples details sur mademoiselle
Gilberte; mais la bonne femme n'attendit pas sa reponse, et reprit avec
volubilite:

"J'ai soixante-quatre ans, Monsieur, du moins je les aurai a la Saint-Jean,
et je fais plus d'ouvrage a moi seule que trois jeunesses n'en sauraient
faire. J'ai le sang vif, moi, Monsieur! Je ne suis pas du Berry; je suis
nee en Marche, a plus d'une demi-lieue d'ici; aussi ca se voit et ca se
connait. Ah! vous regardez l'ouvrage de notre fille? Savez-vous que c'est
file aussi egal et aussi menu que la meilleure fileuse de campagne? Elle a
voulu que je lui apprenne a filer la laine: "Tiens, mere, qu'elle m'a dit
(car elle m'appelle toujours comme ca; la pauvre enfant n'a jamais connu
la sienne, et m'a toujours aimee comme si c'etait moi, quoique nous nous
ressemblions a peu pres comme une rose ressemble a une ortie), tiens, mere,
qu'elle a dit, ces broderies, ces dessins, toutes ces niaiseries qu'on m'a
enseignees au couvent, ne serviraient a rien ici. Apprends-moi a filer, a
tricoter et a coudre, afin que je t'aide a faire les vetements de mon
pere...."

Au moment ou le monologue infatigable de la bonne femme commencait a
devenir interessant pour son auditeur fatigue, elle sortit comme elle avait
deja fait plusieurs fois, car elle ne restait pas un moment en place, et
tout en perorant, elle avait couvert la table d'une grosse nappe blanche,
et avait servi les assiettes, les verres et les couteaux; elle avait
rebalaye l'atre, ressuye les chaises et rallume le feu dix fois, reprenant
toujours son soliloque a l'endroit ou elle l'avait laisse. Mais cette fois,
sa voix, qui commencait a grasseyer dans le couloir voisin, fut couverte
par d'autres voix plus accentuees, et le comte de Chateaubrun, accompagne
du paysan qui avait introduit notre voyageur, se presenta enfin a ses
regards, chacun portant deux grands brocs de gres, qu'ils placerent sur la
table. Ce fut alors seulement, que le jeune homme put voir distinctement
les traits de ces deux personnages.

M. de Chateaubrun etait un homme de cinquante ans, de moyenne taille, d'une
belle et noble figure, large d'epaules, avec un cou de taureau, des membres
d'athlete, un teint basane au moins autant que celui de son acolyte, et de
larges mains, durcies, halees, gercees a la chasse, au soleil, au grand
air; mains de braconnier s'il en fut, car le bon seigneur avait trop peu de
terres pour ne pas chasser sur celles des autres.

Il avait la face epanouie, ouverte et souriante; la jambe ferme et la voix
de stentor. Son solide costume de chasseur, propre, quoique rapiece au
coude, sa grosse chemise de toile de chanvre, ses guetres de cuir, sa barbe
grisonnante qui attendait patiemment le dimanche, tout en lui denotait
l'habitude d'une vie rude et sauvage, tandis que son agreable physionomie,
ses manieres rondes et affectueuses, et une aisance qui n'etait pas sans
melange de dignite, rappelaient le gentilhomme courtois et l'homme habitue
a proteger et a assister plutot qu'a l'etre.

Son compagnon le paysan n'etait pas a beaucoup pres aussi propre. L'orage
et les mauvais chemins avaient fort endommage sa blouse et sa chaussure. Si
la barbe du seigneur avait bien sept ou huit jours de date, celle du
villageois en avait bien quatorze ou quinze. Celui-ci etait maigre, osseux,
agile, plus grand de quelques pouces, et quoique sa figure exprimat aussi
la bonte et la cordialite, elle avait, si l'on peut parler ainsi, des
eclairs de malice, de tristesse ou de sauvagerie hautaine. Il etait evident
qu'il avait plus d'intelligence ou qu'il etait plus malheureux que le
seigneur de Chateaubrun.

"Allons, Monsieur, dit le gentilhomme, etes-vous un peu seche? Vous etes le
bienvenu ici, et mon souper est a votre disposition.

--Je suis reconnaissant de votre genereux accueil, repondit le voyageur,
mais je craindrais de manquer a la bienseance si je ne vous faisais savoir
d'abord qui je suis.

--C'est bien, c'est bien, reprit le comte, que nous appellerons desormais
tout simplement M. Antoine, comme on l'appelait generalement dans la
contree; vous me direz cela plus tard, si vous le desirez: quant a moi, je
n'ai pas de questions a vous faire, et je pretends remplir les devoirs de
l'hospitalite sans vous faire decliner vos noms et qualites. Vous etes en
voyage, etranger dans le pays, surpris par une nuit d'enfer a la porte de
ma demeure: voila vos titres et vos droits. Par dessus le marche, vous avez
une agreable figure et un air qui me plait; je crois donc que je serai
recompense de ma confiance par le plaisir d'avoir oblige un brave garcon.
Allons, asseyez-vous, mangez et buvez.

--C'est trop de bontes, et je suis touche de votre maniere franche et
affable d'accueillir les voyageurs. Mais je n'ai besoin de rien, Monsieur,
et c'est bien assez que vous me permettiez d'attendre ici la fin de
l'orage. J'ai soupe a Eguzon il n'y a guere plus d'une heure. Ne faites
donc rien servir pour moi, je vous en conjure.

--Vous avez soupe deja? mais ce n'est pas la une raison! Etes-vous donc de
ces estomacs qui ne peuvent digerer qu'un repas a la fois? A votre age,
j'aurais soupe a toutes les heures de la nuit si j'en avais trouve
l'occasion. Une course a cheval et l'air de la montagne, c'est bien assez
pour renouveler l'appetit. Il est vrai qu'a cinquante ans on a l'estomac
moins complaisant; aussi, moi, pourvu que j'aie un demi-verre de bon vin
avec une croute de pain rassis, je me tiens pour bien traite. Mais ne
faites pas de facons ici. Vous etes venu a point, j'allais me mettre a
table, et ma pauvre _petite_ ayant la migraine aujourd'hui, nous etions
tout tristes, Janille et moi, de manger tete a tete: votre arrivee est donc
une consolation pour nous, ainsi que celle de ce brave garcon, mon ami
d'enfance, que je recois toujours avec plaisir. Allons, toi, assieds-toi la
a mon cote, dit-il en s'adressant au paysan, et vous, mere Janille,
vis-a-vis de moi. Faites les honneurs: car vous savez que j'ai la main
malheureuse, et que quand je me mele de decouper, je taille en deux le rot,
l'assiette, la nappe, voire un peu de la table, et cela vous fache."

Le souper que dame Janille avait etale sur la table d'un air de
complaisance, se composait d'un fromage de chevre, d'un fromage de brebis,
d'une assiettee de noix, d'une assiettee de pruneaux, d'une grosse tourte
de pain bis, et des quatre cruches de vin apportees par le maitre en
personne. Les convives se mirent bien vite a deguster ce repas frugal avec
une satisfaction evidente, a l'exception du voyageur, qui n'avait aucun
appetit, et qui se contentait d'admirer la bonne grace avec laquelle le
digne chatelain le conviait, sans embarras et sans fausse honte, a son
splendide ordinaire. Il y avait dans cette aisance affectueuse et naive
quelque chose de paternel et d'enfantin en meme temps qui gagna le coeur du
jeune homme.

Fidele a la loi de generosite qu'il s'etait imposee, M. Antoine ne fit
aucune question a son hote, et meme evita toute reflexion qui eut pu
ressembler a une curiosite deguisee. Le paysan paraissait un peu plus
inquiet, et se tenait sur la reserve. Mais bientot, entraine par l'espece
de causerie generale que M. Antoine et dame Janille avaient entamee, il se
mit a l'aise et laissa remplir son verre si souvent, que le voyageur
commenca a regarder avec etonnement un homme capable de boire ainsi sans
perdre non-seulement l'usage de sa raison, mais encore l'habitude de son
sang-froid et de sa gravite.

Quant au chatelain, ce fut une autre affaire. A peine eut-il bu la moitie
du broc place aupres de lui, qu'il commenca a avoir l'oeil anime; le nez
vermeil et la main peu sure. Cependant il ne deraisonna point, meme apres
que tous les brocs furent vides par lui et son ami le paysan; car Janille,
soit par economie, soit par sobriete naturelle, mit a peine quelques
gouttes de vin dans son eau, et le voyageur, ayant fait un effort heroique
pour avaler la premiere rasade, s'abstint de ce breuvage aigre, trouble et
detestable.

Ces deux campagnards paraissaient pourtant le boire avec delices. Au bout
d'un quart d'heure, Janille, qui ne pouvait vivre sans remuer, quitta la
table, prit son tricot et se mit a travailler au coin du feu, grattant a
chaque instant ses tempes avec son aiguille, sans toutefois deranger les
minces bandeaux de cheveux encore noirs qui depassaient un peu sa coiffe.
Cette vieille, proprette et menue, pouvait avoir ete jolie; son profil
delicat ne manquait pas de distinction, et si elle n'eut ete manieree, et
preoccupee de faire la capable et la gentille, notre voyageur l'eut prise
aussi en affection.

Les autres personnages qui, en l'absence de la _demoiselle_, completaient
l'interieur de M. Antoine etaient, l'un un petit paysan, d'une quinzaine
d'annees, a la mine eveillee, au pied leste, qui remplissait les fonctions
de factotum; l'autre, un vieux chien de chasse, a l'oeil terne, au flanc
maigre, a l'air melancolique et reveur; couche aupres de son maitre, il
s'endormait philosophiquement entre chaque bouchee que celui-ci lui
presentait en l'appelant _monsieur_ d'un air gravement facetieux.




III.

M. CARDONNET.


Il y avait plus d'une heure qu'on etait a table, et M. Antoine ne
paraissait nullement las de la seance. Lui et son ami le paysan faisaient
durer leurs petits fromages et leurs grandes pintes de vin avec cette
majestueuse lenteur qui est presque un art chez le Berrichon. Portant
alternativement leurs couteaux sur ce morceau friand dont l'odeur
aigrelette n'avait rien d'agreable, ils le _debitaient_ en petits morceaux
qu'ils placaient methodiquement sur leurs assiettes de terre, et qu'ils
mangeaient ensuite miette a miette sur leur pain bis. Entre chaque
bouchee, ils avalaient une gorgee de vin du cru, apres avoir choque leurs
verres, en s'adressant chaque fois cet echange de compliments: "_A la
tienne, camarade!--A la votre, monsieur Antoine!_" ou bien: "_Bonne sante
a toi, mon vieux!--A vous pareillement, mon maitre!_"

Au train que prenaient les choses, ce festin pouvait durer toute la nuit,
et le voyageur, qui s'epuisait en efforts pour paraitre boire et manger,
bien qu'il s'en dispensat le plus possible, commencait a lutter peniblement
contre le sommeil, lorsque la conversation, roulant jusqu'alors sur le
temps, sur la recolte des foins, sur le prix des bestiaux et sur les
provins de la vigne, prit peu a peu une direction qui l'interessa
fortement.

"Si ce temps-la continue, disait le paysan, en ecoutant la pluie qui
ruisselait au dehors, les eaux grossiront ce mois-ci comme au mois de mars.
La Gargilesse n'est pas commode, et il pourra y avoir du degat chez M.
Cardonnet.

--Tant pis, dit M. Antoine, ce serait dommage; car il a fait de grands et
beaux travaux sur cette petite riviere.

--Oui, mais la petite riviere s'en moque, reprit le paysan, et je trouve,
moi, que le dommage ne serait pas grand.

--Si fait, si fait! cet homme a deja fait a Gargilesse pour plus de deux
cent mille francs de depenses; et il ne faut qu'un _coup de colere_ de
l'eau, comme on dit chez nous, pour ruiner tout cela.

--Eh bien, ce serait donc un si grand malheur, monsieur Antoine?

--Je ne dis pas que ce fut un malheur irreparable, pour un homme que l'on
dit riche d'un million, reprit le chatelain, dont la candeur s'obstinait a
ne pas comprendre les sentiments hostiles de son commensal a l'endroit de
M. Cardonnet; mais ce serait toujours une perte.

--Et c'est pourquoi je rirais un peu, si un petit coup du sort faisait ce
trou a sa bourse.

--C'est la un mauvais sentiment, mon vieux! Pourquoi en voudrais-tu a cet
etranger? Il ne t'a jamais fait, non plus qu'a moi, ni bien ni mal.

--Il a fait du mal a vous, monsieur Antoine, a moi, a tout le pays. Oui, je
vous dis qu'il en a fait par intention et qu'il en fera tout de bon a tout
le monde. Laissez pousser le bec du livot (la buse), et vous verrez comme
il tombera sur votre poulailler!

--Toujours tes idees fausses, vieux! car tu as des idees fausses, je te
l'ai dit cent fois: tu en veux a cet homme parce qu'il est riche. Est-ce sa
faute?

--Oui, Monsieur, c'est sa faute. Un homme parti peut-etre d'aussi bas que
moi-meme, et qui a fait un pareil chemin, n'est pas un honnete homme.

--Allons donc! que dis-tu la? T'imagines-tu qu'on ne puisse pas faire
fortune sans voler?

--Je n'en sais rien; mais je le crois. Je sais bien que vous etes ne riche
et que vous ne l'etes plus. Je sais bien que je suis ne pauvre et que je le
serai toujours; et m'est avis que si vous etiez parti pour d'autres pays,
sans payer les dettes de votre pere, et que je me fusse mis, de mon cote, a
maquignonner, a tondre et a grappiller sur toutes choses, nous roulerions
carrosse tous les deux, a l'heure qu'il est. Pardon, excuse, si je vous
offense! ajouta d'un ton rude et fier le paysan, en s'adressant au jeune
homme, qui donnait des signes marques d'une emotion penible.

--Monsieur, dit le chatelain, il se peut que vous connaissiez M. Cardonnet,
que vous soyez employe par lui, ou que vous lui ayez quelques obligations.
Je vous prie de ne pas faire attention a ce que dit ce brave villageois.
Il a des idees exagerees sur beaucoup de choses, qu'il ne comprend pas
bien. Au fond, soyez certain qu'il n'est ni haineux, ni jaloux, ni capable
de porter le moindre prejudice a M. Cardonnet.
                
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