Quant à Pauline, elle fut du commencement à la fin admirable pour
son amie. Elle ne rougit point d'elle un seul instant, et bravant,
avec un courage héroïque en province, le blâme qu'on s'apprêtait à
déverser sur elle, elle prit franchement le parti d'être en public à
l'égard de Laurence ce qu'elle était en particulier. Elle l'accabla
de soins, de prévenances, de respects même; elle plaça elle-même un
tabouret sous ses pieds, elle lui présenta elle-même le plateau de
rafraîchissements; puis elle répondit par un baiser plein d'effusion
à son baiser de remerciement; et quand elle se rassit auprès d'elle,
elle tint sa main enlacée à la sienne toute la soirée sur le bras du
fauteuil.
Ce rôle était beau sans doute, et la présence de Laurence opérait des
miracles, car un tel courage eût épouvanté Pauline si on lui en eût
annoncé la nécessité la veille; et maintenant il lui coûtait si peu
qu'elle s'en étonnait elle-même. Si elle eût pu descendre au fond de
sa conscience, peut-être eût-elle découvert que ce rôle généreux était
le seul qui l'élevât au niveau de Laurence à ses propres yeux. Il est
certain que jusque-là la grâce, la noblesse et l'intelligence de
l'actrice l'avaient déconcertée un peu; mais, depuis qu'elle l'avait
posée auprès d'elle en protégée, Pauline ne s'apercevait plus de cette
supériorité, difficile à accepter de femme à femme aussi bien que
d'homme à homme.
Il est certain que, lorsque les deux amies et la mère aveugle se
retrouvèrent seules ensemble au coin du feu, Pauline fut surprise et
même un peu blessée de voir que Laurence reportait toute sa
reconnaissance sur la vieille femme. Ce fut avec une noble franchise
que l'actrice, baisant la main de madame D... et l'aidant à reprendre
le chemin de sa chambre, lui dit qu'elle sentait tout le prix de ce
qu'elle avait fait et de ce qu'elle avait été pour elle durant cette
petite épreuve. -- Quant à toi, ma Pauline, dit-elle à son amie
lorsqu'elles furent tête à tête, je te fâcherais, si je te faisais le
même remerciement. Tu n'as point de préjugés assez obstinés pour que
ton mépris de la sottise provinciale me semble un grand effort. Je te
connais, tu ne serais plus toi-même si tu n'avais pas trouvé un vrai
plaisir à t'élever de toute ta hauteur au-dessus de ces bégueules.
-- C'est à cause de toi que cela m'est devenu un plaisir, répondit
Pauline un peu déconcertée.
-- Allons donc, rusée! reprit Laurence en l'embrassant, c'est à cause
de vous-même!
Était-ce un instinct d'ingratitude qui faisait parler ainsi l'amie de
Pauline? Non. Laurence était la femme la plus droite avec les autres
et la plus sincère vis-à-vis d'elle-même. Si l'effort de son amie lui
eût paru sublime, elle ne se serait pas crue humiliée de lui montrer
de la reconnaissance; mais elle avait un sentiment si ferme et si
légitime de sa propre dignité, qu'elle croyait le courage de Pauline
aussi naturel, aussi facile que le sien. Elle ne se doutait nullement
de l'angoisse secrète qu'elle excitait dans cette âme troublée. Elle
ne pouvait la deviner; elle ne l'eût pas comprise.
Pauline, ne voulant pas la quitter d'un instant, exigea qu'elle dormît
dans son propre lit. Elle s'était fait arranger un grand canapé où
elle se coucha non loin d'elle, afin de pouvoir causer le plus
longtemps possible. Chaque moment augmentait l'inquiétude de la jeune
recluse, et son désir de comprendre la vie, les jouissances de l'art
et celles de la gloire, celles de l'activité et celles de
l'indépendance. Laurence éludait ses questions. Il lui semblait
imprudent de la part de Pauline de vouloir connaître les avantages
d'une position si différente de la sienne; il lui eût semblé peu
délicat à elle-même de lui en faire un tableau séduisant. Elle
s'efforça de répondre à ses questions par d'autres questions; elle
voulut lui faire dire les joies intimes de sa vie évangélique, et
tourner toute l'exaltation de leur entretien vers cette poésie du
devoir qui lui semblait devoir être le partage d'une âme pieuse et
résignée. Mais Pauline ne répondit que par des réticences. Dans leur
premier entretien de la matinée, elle avait épuisé tout ce que sa
vertu avait d'orgueil et de finesse pour dissimuler sa souffrance. Le
soir, elle ne songeait déjà plus à son rôle. La soif qu'elle éprouvait
de vivre et de s'épanouir, comme une fleur longtemps privée d'air et
de soleil, devenait de plus en plus ardente. Elle l'emporta, et força
Laurence à s'abandonner au plaisir le plus grand qu'elle connût, celui
d'épancher son âme avec confiance et naïveté. Laurence aimait son art,
non-seulement pour lui-même, mais aussi en raison de la liberté et de
l'élévation d'esprit et d'habitudes qu'il lui avait procurées. Elle
s'honorait de nobles amitiés; elle avait connu aussi des affections
passionnées, et, quoiqu'elle eût la délicatesse de n'en point parler à
Pauline, la présence de ces souvenirs encore palpitants donnait à son
éloquence naturelle une énergie pleine de charme et d'entraînement.
Pauline dévorait ses paroles. Elles tombaient dans son coeur et dans
son cerveau comme une pluie de feu; pâle, les cheveux épars, l'oeil
embrasé, le coude appuyé sur son chevet virginal, elle était belle
comme une nymphe antique à la lueur pâle de la lampe qui brûlait entre
les deux lits. Laurence la vit et fut frappée de l'expression de ses
traits. Elle craignit d'en avoir trop dit, et se le reprocha, quoique
pourtant toutes ses paroles eussent été pures comme celles d'une mère
à sa fille. Puis, involontairement, revenant à ses idées théâtrales,
et oubliant tout ce qu'elles venaient de se dire, elle s'écria,
frappée de plus en plus: -- Mon Dieu, que tu es belle, ma chère
enfant! Les classiques qui m'ont voulu enseigner le rôle de Phèdre ne
t'avaient pas vue ainsi. Voici une pose qui est toute l'école moderne;
mais c'est Phèdre tout entière... non pas la Phèdre de Racine
peut-être, mais celle d'Euripide, disant:
Dieux! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts!...
Si je ne te dis pas cela en grec, ajouta Laurence en étouffant un
léger bâillement, c'est que je ne sais pas le grec... Je parie que tu
le sais, toi...
-- Le grec! quelle folie! répondit Pauline en s'efforçant de sourire.
Que ferais-je de cela?
-- Oh! moi, si j'avais, comme toi, le temps d'étudier tout, s'écria
Laurence, je voudrais tout savoir!
Il se fit quelques instants de silence. Pauline fit un douloureux
retour sur elle-même; elle se demanda à quoi, en effet, servaient tous
ces merveilleux ouvrages de broderie qui remplissaient ses longues
heures de silence et de solitude, et qui n'occupaient ni sa pensée ni
son coeur. Elle fut effrayée de tant de belles années perdues, et il
lui sembla qu'elle avait fait de ses plus nobles facultés, comme de
son temps le plus précieux, un usage stupide, presque impie. Elle se
releva encore sur son coude, et dit à Laurence: -- Pourquoi donc me
comparais-tu à Phèdre? Sais-tu que c'est là un type affreux? Peux-tu
poétiser le vice et le crime?... -- Laurence ne répondit pas. Fatiguée
de l'insomnie de la nuit précédente, calme d'ailleurs au fond de
l'âme, comme on l'est, malgré tous les orages passagers, lorsqu'on a
trouvé au fond de soi le vrai but et le vrai moyen de son existence,
elle s'était endormie presque en parlant. Ce prompt et paisible
sommeil augmenta l'angoisse et l'amertume de Pauline. Elle est
heureuse, pensa-t-elle... heureuse et contente d'elle-même, sans
effort, sans combats, sans incertitude... Et moi!... Ô mon Dieu! cela
est injuste!
Pauline ne dormit pas de toute la nuit. Le lendemain, Laurence
s'éveilla aussi paisiblement qu'elle s'était endormie, et se montra au
jour fraîche et reposée. Sa femme de chambre arriva avec une jolie
robe blanche qui lui servait de peignoir pendant sa toilette. Tandis
que la soubrette lissait et tressait les magnifiques cheveux noirs de
Laurence, celle-ci repassait le rôle qu'elle devait jouer à Lyon, à
trois jours de là. C'était à son tour d'être belle avec ses cheveux
épars et l'expression tragique. De temps en temps, elle échappait
brusquement aux mains de la femme de chambre, et marchait dans
l'appartement en s'écriant: «Ce n'est pas cela!... je veux le dire
comme je le sens!» Et elle laissait échapper des exclamations, des
phrases de drame; elle cherchait des poses devant le vieux miroir de
Pauline. Le sang-froid de la femme de chambre, habituée à toutes ces
choses, et l'oubli complet où Laurence semblait être de tous les
objets extérieurs, étonnaient au dernier point la jeune provinciale.
Elle ne savait pas si elle devait rire ou s'effrayer de ces airs de
pythonisse; puis elle était frappée de la beauté tragique de Laurence,
comme Laurence l'avait été de la sienne quelques heures auparavant.
Mais elle se disait: Elle fait toutes ces choses de sang-froid, avec
une impétuosité préparée, avec une douleur étudiée. Au fond, elle est
fort tranquille, fort heureuse; et moi, qui devrais avoir le calme de
Dieu sur le front, il se trouve que je ressemble à Phèdre!
Comme elle pensait cela, Laurence lui dit brusquement: -- Je fais tout
ce que je peux pour trouver ta pose d'hier soir quand tu étais là sur
ton coude... je ne peux pas en venir à bout! C'était magnifique.
Allons! c'est trop récent. Je trouverai cela plus tard, par
inspiration! Toute inspiration est une réminiscence, n'est-ce pas,
Pauline? Tu ne te coiffes pas bien, mon enfant; tresse donc tes
cheveux au lieu de les lisser ainsi en bandeau. Tiens, Susette va te
montrer.
Et tandis que la femme de chambre faisait une tresse, Laurence fit
l'autre, et en un instant Pauline se trouva si bien coiffée et si
embellie qu'elle fit un cri de surprise. -- Ah! mon Dieu, quelle
adresse! s'écria-t-elle; je ne me coiffais pas ainsi de peur d'y
perdre trop de temps, et j'en mettais le double.
-- Oh! c'est que nous autres, répondit Laurence, nous sommes forcées
de nous faire belles le plus possible et le plus vite possible.
-- Et à quoi cela me servirait-il, à moi? dit Pauline en laissant
tomber ses coudes sur la toilette, et en se regardant au miroir d'un
air sombre et désolé.
-- Tiens, s'écria Laurence, te voilà encore Phèdre! Reste comme cela,
j'étudie!
Pauline sentit ses yeux se remplir de larmes. Pour que Laurence ne
s'en aperçût pas (et c'est ce que Pauline craignait le plus au monde
en cet instant), elle s'enfuit dans une autre pièce et dévora d'amers
sanglots. Il y avait de la douleur et de la colère dans son âme, mais
elle ne savait pas elle-même pourquoi ces orages s'élevaient en elle.
Le soir, Laurence était partie. Pauline avait pleuré en la voyant
monter en voiture, et, cette fois, c'était de regret; car Laurence
venait de la faire vivre pendant trente-six heures, et elle pensait
avec effroi au lendemain. Elle tomba accablée de fatigue dans son lit,
et s'endormit brisée, désirant ne plus s'éveiller. Lorsqu'elle
s'éveilla, elle jeta un regard de morne épouvante sur ces murailles
qui ne gardaient aucune trace du rêve que Laurence y avait évoqué.
Elle se leva lentement, s'assit machinalement devant son miroir, et
essaya de refaire ses tresses de la veille. Tout à coup, rappelée à la
réalité par le chant de son serin qui s'éveillait dans sa cage,
toujours gai, toujours indifférent à la captivité, Pauline se leva,
ouvrit la cage, puis la fenêtre, et poussa dehors l'oiseau sédentaire,
qui ne voulait pas s'envoler. «Ah! tu n'es pas digne de la liberté!»
dit-elle en le voyant revenir vers elle aussitôt. Elle retourna à sa
toilette, défit ses tresses avec une sorte de rage, et tomba le visage
sur ses mains crispées. Elle resta ainsi jusqu'à l'heure où sa mère
s'éveillait. La fenêtre était restée ouverte, Pauline n'avait pas
senti le froid. Le serin était rentré dans sa cage et chantait de
toutes ses forces.
III.
Un an s'était écoulé depuis le passage de Laurence à Saint-Front, et
l'on y parlait encore de la mémorable soirée où la célèbre actrice
avait reparu avec tant d'éclat parmi ses concitoyens; car on se
tromperait grandement si l'on supposait que les préventions de la
province sont difficiles à vaincre. Quoi qu'on dise à cet égard, il
n'est point de séjour où la bienveillance soit plus aisée à conquérir,
de même qu'il n'en est pas où elle soit plus facile à perdre. On dit
ailleurs que le temps est un grand maître; il faut dire en province
que c'est l'ennui qui modifie, qui justifie tout. Le premier choc
d'une nouveauté quelconque contre les habitudes d'une petite ville est
certainement terrible, si l'on y songe la veille; mais le lendemain on
reconnaît que ce n'était rien, et que mille curiosités inquiètes
n'attendaient qu'un premier exemple pour se lancer dans la carrière
des innovations. Je connais certains chefs-lieux de canton où la
première femme qui se permit de galoper sur une selle anglaise fut
traitée de cosaque en jupon, et où, l'année suivante, toutes les dames
de l'endroit voulurent avoir équipage d'amazone jusqu'à la cravache
inclusivement.
À peine Laurence fut-elle partie qu'une prompte et universelle
réaction s'opéra dans les esprits. Chacun voulait justifier
l'empressement qu'il avait mis à la voir en grandissant la réputation
de l'actrice, ou du moins en ouvrant de plus en plus les yeux sur son
mérite réel. Peu à peu on en vint à se disputer l'honneur de lui avoir
parlé le premier, et ceux qui n'avaient pu se résoudre à l'aller voir
prétendirent qu'ils y avaient fortement poussé les autres. Cette
année-là, une diligence fut établie de Saint-Front à Mont-Laurent, et
plusieurs personnages importants de la ville (de ces gens qui
possèdent 15,000 fr. de rentes au soleil, et qui ne se déplacent pas
aisément, parce que, sans eux, à les entendre, le pays retomberait
dans la barbarie), se risquèrent enfin à faire le voyage de la
capitale. Ils revinrent tous remplis de la gloire de Laurence, et
fiers d'avoir pu dire à leurs voisins du balcon ou de la première
galerie, au moment où la salle _croulait_, comme on dit, sous les
applaudissements: -- Monsieur, cette grande actrice a longtemps habité
la ville que j'habite. C'était l'amie intime de ma femme. Elle dînait
quasi tous les jours _à la maison_. Oh! nous avions bien deviné son
talent! Je vous assure que, quand elle nous récitait des vers, nous
nous disions entre nous: «Voilà une jeune personne qui peut aller
loin!» Puis, quand ces personnes furent de retour à Saint-Front, elles
racontèrent avec orgueil qu'elles avaient été rendre leurs devoirs à
la grande actrice, qu'elles avaient dîné à sa table, qu'elles avaient
passé la soirée dans son magnifique salon... Ah! quel salon! quels
meubles! quelles peintures! et quelle société amusante et honorable!
des artistes, des députés; monsieur un tel, le peintre de portraits;
madame une telle, la cantatrice; et puis des glaces, et puis de la
musique... Que sais-je? la tête en tournait à tous ceux qui
entendaient ces beaux récits, et chacun de s'écrier: Je l'avais
toujours dit qu'elle réussirait! Nul autre que moi ne l'avait devinée.
Toutes ces puérilités eurent un seul résultat sérieux, ce fut de
bouleverser l'esprit de la pauvre Pauline, et d'augmenter son ennui
jusqu'au désespoir. Je ne sais si quelques semaines de plus n'eussent
pas empiré son état au point de lui faire négliger sa mère. Mais
celle-ci fit une grave maladie qui ramena Pauline au sentiment de ses
devoirs. Elle recouvra tout à coup sa force morale et physique, et
soigna la triste aveugle avec un admirable dévouement. Son amour et
son zèle ne purent la sauver. Madame D... expira dans ses bras environ
quinze mois après l'époque où Laurence était passée à Saint-Front.
Depuis ce temps, les deux amies avaient entretenu une correspondance
assidue de part et d'autre. Tandis qu'au milieu de sa vie active et
agitée, Laurence aimait à songer à Pauline, à pénétrer en esprit dans
sa paisible et sombre demeure, à s'y reposer du bruit de la foule
auprès du fauteuil de l'aveugle et des géraniums de la fenêtre;
Pauline, effrayée de la monotonie de ses habitudes, éprouvait
l'invincible besoin de secouer cette mort lente qui s'étendait sur
elle, et de s'élancer en rêve dans le tourbillon qui emportait
Laurence. Peu à peu le ton de supériorité morale que, par un noble
orgueil, la jeune provinciale avait gardé dans ses premières lettres
avec la comédienne, fit place à un ton de résignation douloureuse qui,
loin de diminuer l'estime de son amie, la toucha profondément. Enfin
les plaintes s'exhalèrent du coeur de Pauline, et Laurence fut forcée
de se dire, avec une sorte de consternation, que l'exercice de
certaines vertus paralyse l'âme des femmes, au lieu de la fortifier.
-- Qui donc est heureux, demanda-t-elle un soir à sa mère en posant
sur son bureau une lettre qui portait la trace des larmes de Pauline;
et où faut-il aller chercher le repos de l'âme? Celle qui me plaignait
tant au début de ma vie d'artiste se plaint aujourd'hui de sa
réclusion d'une manière déchirante, et me trace un si horrible tableau
des ennuis de la solitude, que je suis presque tentée de me croire
heureuse sous le poids du travail et des émotions.
Lorsque Laurence reçut la nouvelle de la mort de l'aveugle, elle tint
conseil avec sa mère, qui était une personne fort sensée, fort
aimante, et qui avait eu le bon esprit de demeurer la meilleure amie
de sa fille. Elle voulut la détourner d'un projet qu'elle caressait
depuis quelque temps: celui de se charger de l'existence de Pauline en
lui faisant partager la sienne aussitôt qu'elle serait libre. -- Que
deviendra cette pauvre enfant désormais? disait Laurence. Le devoir
qui l'attachait à sa mère est accompli. Aucun mérite religieux ne
viendra plus ennoblir et poétiser sa vie. Cet odieux séjour d'une
petite ville n'est pas fait pour elle. Elle sent vivement toutes
choses, son intelligence cherche à se développer. Qu'elle vienne donc
près de nous; puisqu'elle a besoin de vivre, elle vivra.
-- Oui, elle vivra par les yeux, répondit madame S..., la mère de
Laurence; elle verra les merveilles de l'art, mais son âme n'en sera
que plus inquiète et plus avide.
-- Eh bien! reprit l'actrice, vivre par les yeux lorsqu'on arrive à
comprendre ce qu'on voit, n'est-ce pas vivre par l'intelligence? et
n'est-ce pas de cette vie que Pauline est altérée?
-- Elle le dit, repartit madame S..., elle te trompe, elle se trompe
elle-même. C'est par le coeur qu'elle demande à vivre, la pauvre
fille!
-- Eh bien! s'écria Laurence, son coeur ne trouvera-t-il pas un
aliment dans l'affection du mien? Qui l'aimerait dans sa petite ville
comme je l'aime? Et si l'amitié ne suffit pas à son bonheur,
croyez-vous qu'elle ne trouvera pas autour de nous un homme digne de
son amour?
La bonne madame S... secoua la tête. -- Elle ne voudra pas être aimée
en artiste, dit-elle avec un sourire dont sa fille comprit la
mélancolie.
L'entretien fut repris le lendemain. Une nouvelle lettre de Pauline
annonçait que la modique fortune de sa mère allait être absorbée par
d'anciennes dettes que son père avait laissées, et qu'elle voulait
payer à tout prix et sans retard. La patience des créanciers avait
fait grâce à la vieillesse et aux infirmités de madame D...; mais sa
fille, jeune et capable de travailler pour vivre, n'avait pas droit
aux mêmes égards. On pouvait, sans trop rougir, la dépouiller de son
mince héritage. Pauline ne voulait ni attendre la menace, ni implorer
la pitié; elle renonçait à la succession de ses parents et allait
essayer de monter un petit atelier de broderie.
Ces nouvelles levèrent tous les scrupules de Laurence et imposèrent
silence aux sages prévisions de sa mère. Toutes deux montèrent en
voiture, et huit jours après elles revinrent à Paris avec Pauline.
Ce n'était pas sans quelque embarras que Laurence avait offert à son
amie de l'emmener et de se charger d'elle à jamais. Elle s'attendait
bien à trouver chez elle un reste de préjugés et de dévotion; mais la
vérité est que Pauline n'était pas réellement pieuse. C'était une âme
fière et jalouse de sa propre dignité. Elle trouvait dans le
catholicisme la nuance qui convenait à son caractère, car toutes les
nuances possibles se trouvent dans les religions vieillies; tant de
siècles les ont modifiées, tant d'hommes ont mis la main à l'édifice,
tant d'intelligences, de passions et de vertus y ont apporté leurs
trésors, leurs erreurs ou leurs lumières, que mille doctrines se
trouvent à la fin contenues dans une seule, et mille natures diverses
y peuvent puiser l'excuse ou le stimulant qui leur convient. C'est par
là que ces religions s'élèvent, c'est aussi par là qu'elles
s'écroulent.
Pauline n'était pas douée des instincts de douceur, d'amour et
d'humilité qui caractérisent les natures vraiment évangéliques. Elle
était si peu portée à l'abnégation, qu'elle s'était toujours trouvée
malheureuse, immolée qu'elle était à ses devoirs. Elle avait besoin de
sa propre estime, et peut-être aussi de celle d'autrui, bien plus que
de l'amour de Dieu et du bonheur du prochain. Tandis que Laurence,
moins forte et moins orgueilleuse, se consolait de toute privation et
de tout sacrifice en voyant sourire sa mère, Pauline reprochait à la
sienne, malgré elle et dans le fond de son coeur, cette longue
satisfaction conquise à ses dépens. Ce ne fut donc pas un sentiment
d'austérité religieuse qui la fit hésiter à accepter l'offre de son
amie, ce fut la crainte de n'être pas assez dignement placée auprès
d'elle.
D'abord Laurence ne la comprit pas, et crut que la peur d'être blâmée
par les esprits rigides la retenait encore. Mais ce n'était pas là non
plus le motif de Pauline. L'opinion avait changé autour d'elle;
l'amitié de la grande actrice n'était plus une honte, c'était un
honneur. Il y avait désormais une sorte de gloire à se vanter de son
attention et de son souvenir. La nouvelle apparition qu'elle fit à
Saint-Front fut un triomphe bien supérieur au premier. Elle fut
obligée de se défendre des hommages importuns que chacun aspirait à
lui rendre, et la préférence exclusive qu'elle montrait à Pauline
excita mille jalousies dont Pauline put s'enorgueillir.
Au bout de quelques heures d'entretien, Laurence vit qu'un scrupule de
délicatesse empêchait Pauline d'accepter ses bienfaits. Laurence ne
comprit pas trop cet excès de fierté qui craint d'accepter le poids de
la reconnaissance; mais elle le respecta, et se fit humble jusqu'à la
prière, jusqu'aux larmes, pour vaincre cet orgueil de la pauvreté, qui
serait la plus laide chose du monde si tant d'insolences protectrices
n'étaient là pour le justifier. Pauline devait-elle craindre cette
insolence de la part de Laurence? Non; mais elle ne pouvait s'empêcher
de trembler un peu, et Laurence, quoiqu'un peu blessée de cette
méfiance, se promit et se flatta de la vaincre bientôt. Elle en
triompha du moins momentanément, grâce à cette éloquence du coeur dont
elle avait le don; et Pauline, touchée, curieuse, entraînée, posa un
pied tremblant sur le seuil de cette vie nouvelle, se promettant de
revenir sur ses pas au premier mécompte qu'elle y rencontrerait.
Les premières semaines que Pauline passa à Paris furent calmes et
charmantes. Laurence avait été assez gravement malade pour obtenir, il
y avait déjà deux mois, un congé qu'elle consacrait à des études
consciencieuses. Elle occupait avec sa mère un joli petit hôtel au
milieu de jardins où le bruit de la ville n'arrivait qu'à peine, et où
elle recevait peu de monde. C'était la saison où chacun est à la
campagne, où les théâtres sont peu brillants, où les vrais artistes
aiment à méditer et à se recueillir. Cette jolie maison, simple, mais
décorée avec un goût parfait, ces habitudes élégantes, cette vie
paisible et intelligente que Laurence avait su se faire au milieu d'un
monde d'intrigue et de corruption, donnaient un généreux démenti à
toutes les terreurs que Pauline avait éprouvées autrefois sur le
compte de son amie. Il est vrai que Laurence n'avait pas toujours été
aussi prudente, aussi bien entourée, aussi sagement posée dans sa
propre vie qu'elle l'était désormais. Elle avait acquis à ses dépens
de l'expérience et du discernement, et, quoique bien jeune encore,
elle avait été fort éprouvée par l'ingratitude et la méchanceté. Après
avoir beaucoup souffert, beaucoup pleuré ses illusions et beaucoup
regretté les courageux élans de sa jeunesse, elle s'était résignée à
subir la vie telle qu'elle est faite ici-bas, à ne rien craindre comme
à ne rien provoquer de la part de l'opinion, à sacrifier souvent
l'enivrement des rêves à la douceur de suivre un bon conseil,
l'irritation d'une juste colère à la sainte joie de pardonner. En un
mot, elle commençait à résoudre, dans l'exercice de son art comme dans
sa vie privée, un problème difficile. Elle s'était apaisée sans se
refroidir, elle se contenait sans s'effacer.
Sa mère, dont la raison l'avait quelquefois irritée, mais dont la
bonté la subjuguait toujours, lui avait été une providence. Si elle
n'avait pas été assez forte pour la préserver de quelques erreurs,
elle avait été assez sage pour l'en retirer à temps. Laurence s'était
parfois égarée, et jamais perdue. Madame S... avait su à propos lui
faire le sacrifice apparent de ses principes, et, quoi qu'on en dise,
quoi qu'on en pense, ce sacrifice est le plus sublime que puisse
suggérer l'amour maternel. Honte à la mère qui abandonne sa fille par
la crainte d'être réputée sa complaisante ou sa complice! Madame S...
avait affronté cette horrible accusation, et on ne la lui avait pas
épargnée. Le grand coeur de Laurence l'avait compris, et, désormais
sauvée par elle, arrachée au vertige qui l'avait un instant suspendue
au bord des abîmes, elle eût sacrifié tout, même une passion ardente,
même un espoir légitime, à la crainte d'attirer sur sa mère un outrage
nouveau.
Ce qui se passait à cet égard dans l'âme de ces deux femmes était si
délicat, si exquis et entouré d'un si chaste mystère, que Pauline,
ignorante et inexpérimentée à vingt-cinq ans comme une fille de
quinze, ne pouvait ni le comprendre, ni le pressentir. D'abord, elle
ne songea pas à le pénétrer; elle ne fut frappée que du bonheur et de
l'harmonie parfaite qui régnaient dans cette famille: la mère, la
fille artiste et les deux jeunes soeurs, ses élèves, ses filles aussi,
car elle assurait leur bien-être à la sueur de son noble front, et
consacrait à leur éducation ses plus douces heures de liberté. Leur
intimité, leur enjouement à toutes, faisaient un contraste bien
étrange avec l'espèce de haine et de crainte qui avait cimenté
l'attachement réciproque de Pauline et de sa mère. Pauline en fit la
remarque avec une souffrance intérieure qui n'était pas du remords
(elle avait vaincu cent fois la tentation d'abandonner ses devoirs),
mais qui ressemblait à de la honte. Pouvait-elle ne pas se sentir
humiliée de trouver plus de dévouement et de véritables vertus
domestiques dans la demeure élégante d'une comédienne, qu'elle n'avait
pu en pratiquer au sein de ses austères foyers? Que de pensées
brûlantes lui avaient fait monter la rougeur au front, lorsqu'elle
veillait seule la nuit, à la clarté de sa lampe, dans sa pudique
cellule! et maintenant, elle voyait Laurence couchée sur un divan de
sultane, dans son boudoir d'actrice, lisant tout haut des vers de
Shakspeare à ses petites soeurs attentives et recueillies pendant que
la mère, alerte encore, fraîche et mise avec goût, préparait leur
toilette du lendemain et reposait à la dérobée sur ce beau groupe, si
cher à ses entrailles, un regard de béatitude. Là étaient réunis
l'enthousiasme d'artiste, la bonté, la poésie, l'affection, et
au-dessus planait encore la sagesse, c'est-à-dire le sentiment du beau
moral, le respect de soi-même, le courage du coeur. Pauline pensait
rêver, elle ne pouvait se décider à croire ce qu'elle voyait;
peut-être y répugnait-elle par la crainte de se trouver inférieure à
Laurence.
Malgré ces doutes et ces angoisses secrètes, Pauline fut admirable
dans ses premiers rapports avec de nouvelles existences. Toujours
fière dans son indigence, elle eut la noblesse de savoir se rendre
utile plus que dispendieuse. Elle refusa avec un stoïcisme
extraordinaire chez une jeune provinciale les jolies toilettes que
Laurence lui voulait faire adopter. Elle s'en tint strictement à son
deuil habituel, à sa petite robe noire, à sa petite collerette
blanche, à ses cheveux sans rubans et sans joyaux. Elle s'immisça
volontairement dans le gouvernement de la maison, dont Laurence
n'entendait, comme elle le disait, que la synthèse, et dont le détail
devenait un peu lourd pour la bonne madame S... Elle y apporta des
réformes d'économie, sans en diminuer l'élégance et le confortable.
Puis, reprenant à de certaines heures ses travaux d'aiguille, elle
consacra toutes ses jolies broderies à la toilette des deux petites
filles. Elle se fit encore leur sous-maîtresse et leur répétiteur dans
l'intervalle des leçons de Laurence. Elle aida celle-ci à apprendre
ses rôles en les lui faisant réciter; enfin elle sut se faire une
place à la fois humble et grande au sein de cette famille, et son
juste orgueil fut satisfait de la déférence et de la tendresse qu'elle
reçut en échange.
Cette vie fut sans nuage jusqu'à l'entrée de l'hiver. Tous les jours
Laurence avait à dîner deux ou trois vieux amis; tous les soirs, six à
huit personnes intimes venaient prendre le thé dans son petit salon et
causer agréablement sur les arts, sur la littérature, voire un peu sur
la politique et la philosophie sociale. Ces causeries, pleines de
charme et d'intérêt entre des personnes distinguées, pouvaient
rappeler, pour le bon goût, l'esprit et la politesse, celles qu'on
avait, au siècle dernier, chez mademoiselle Verrière, dans le pavillon
qui fait le coin de la rue Caumartin et du boulevard. Mais elles
avaient plus d'animation véritable; car l'esprit de notre époque est
plus profond, et d'assez graves questions peuvent être agitées, même
entre les deux sexes, sans ridicule et sans pédantisme. Le véritable
esprit des femmes pourra encore consister pendant longtemps à savoir
interroger et écouter; mais il leur est déjà permis de comprendre ce
qu'elles écoutent et de vouloir une réponse sérieuse à ce qu'elles
demandent.
Le hasard fit que durant toute cette fin d'automne la société intime
de Laurence ne se composa que de femmes ou d'hommes d'un certain âge,
étrangers à toute prétention. Disons, en passant, que ce ne fut pas
seulement le hasard qui fit ce choix, mais le goût que Laurence
éprouvait et manifestait de plus en plus pour les choses et partant
pour les personnes sérieuses. Autour d'une femme remarquable, tout
tend à s'harmoniser et à prendre la teinte de ses pensées et de ses
sentiments. Pauline n'eut donc pas l'occasion de voir une seule
personne qui pût déranger le calme de son esprit; et ce qui fut
étrange, même à ses propres yeux, c'est qu'elle commençait déjà à
trouver cette vie monotone, cette société un peu pâle, et à se
demander si le rêve qu'elle avait fait du _tourbillon_ de Laurence
devait n'avoir pas une plus saisissante réalisation. Elle s'étonna de
retomber dans l'affaissement qu'elle avait si longtemps combattu dans
la solitude; et, pour justifier vis-à-vis d'elle-même cette singulière
inquiétude, elle se persuada qu'elle avait pris dans sa retraite une
tendance au spleen que rien ne pourrait guérir.
Mais les choses ne devaient pas durer ainsi. Quelque répugnance que
l'actrice éprouvât à rentrer dans le bruit du monde, quelque soin
qu'elle prît d'écarter de son intimité tout caractère léger, toute
assiduité dangereuse, l'hiver arriva. Les châteaux cédèrent leurs
hôtes aux salons de Paris, les théâtres ravivèrent leur répertoire, le
public réclama ses artistes privilégiés. Le mouvement, le travail
hâté, l'inquiétude et l'attrait du succès envahirent le paisible
intérieur de Laurence. Il fallut laisser franchir le seuil du
sanctuaire à d'autres hommes qu'aux vieux amis. Des gens de lettres,
des camarades de théâtre, des hommes d'État, en rapport par les
subventions avec les grandes académies dramatiques, les uns
remarquables par le talent, d'autres par la figure et l'élégance,
d'autres encore par le crédit et la fortune, passèrent peu à peu
d'abord, et puis en foule, devant le rideau sans couleur et sans
images où Pauline brûlait de voir le monde de ses rêves se dessiner
enfin à ses yeux. Laurence, habituée à ce cortège de la célébrité, ne
sentit pas son coeur s'émouvoir. Seulement sa vie changea forcément de
cours, ses heures furent plus remplies, son cerveau plus absorbé par
l'étude, ses fibres d'artiste plus excitées par le contact du public.
Sa mère et ses soeurs la suivirent, paisibles et fidèles satellites,
dans son orbe éblouissant. Mais Pauline!... Ici commença enfin à
poindre la vie de son âme, et à s'agiter dans son âme le drame de sa
vie.
IV.
Parmi les jeunes gens qui se posaient en adorateurs de Laurence, il y
avait un certain Montgenays, qui faisait des vers et de la prose pour
son plaisir, mais qui, soit modestie, soit dédain, ne s'avouait point
homme de lettres. Il avait de l'esprit, beaucoup d'usage du monde,
quelque instruction et une sorte de talent. Fils d'un banquier, il
avait hérité d'une fortune considérable, et ne songeait point à
l'augmenter, mais ne se mettait guère en peine d'en faire un usage
plus noble que d'acheter des chevaux, d'avoir des loges aux théâtres,
de bons dîners chez lui, de beaux meubles, des tableaux et des dettes.
Quoique ce ne fût ni un grand esprit ni un grand coeur, il faut dire à
son excuse qu'il était beaucoup moins frivole et moins ignare que ne
le sont pour la plupart les jeunes gens riches de ce temps-ci. C'était
un homme sans principes, mais par convenance ennemi du scandale;
passablement corrompu, mais élégant dans ses moeurs, toutes mauvaises
qu'elles fussent; capable de faire le mal par occasion et non par
goût; sceptique par éducation, par habitude et par ton; porté aux
vices du monde par manque de bons principes et de bons exemples, plus
que par nature et par choix; du reste, critique intelligent, écrivain
pur, causeur agréable, connaisseur et dilettante dans toutes les
branches des beaux-arts, protecteur avec grâce, sachant et faisant un
peu de tout; voyant la meilleure compagnie sans ostentation, et
fréquentant la mauvaise sans effronterie; consacrant une grande partie
de sa fortune, non à secourir les artistes malheureux, mais à recevoir
avec luxe les célébrités. Il était bien venu partout, et partout il
était parfaitement convenable. Il passait pour un grand homme auprès
des ignorants, et pour un homme éclairé chez les gens ordinaires. Les
personnes d'un esprit élevé estimaient sa conversation par comparaison
avec celle des autres riches, et les orgueilleux la toléraient parce
qu'il savait les flatter en les raillant. Enfin, ce Montgenays était
précisément ce que les gens du monde appellent un homme d'esprit; les
artistes, un homme de goût. Pauvre, il eût été confondu dans la foule
des intelligences vulgaires; riche, on devait lui savoir gré de n'être
ni un juif, ni un sot, ni un maniaque.
Il était de ces gens qu'on rencontre partout, que tout le monde
connaît au moins de vue, et qui connaissent chacun par son nom. Il
n'était point de société où il ne fût admis, point de théâtre où il
n'eût ses entrées dans les coulisses et dans le foyer des acteurs,
point d'entreprise où il n'eût quelques capitaux, point
d'administration où il n'eût quelque influence, point de cercle dont
il ne fût un des fondateurs et un des soutiens. Ce n'était pas le
dandysme qui lui avait servi de clef pour pénétrer ainsi à travers le
monde; c'était un certain savoir-faire, plein d'égoïsme, exempt de
passion, mêlé de vanité, et soutenu d'assez d'esprit pour faire
paraître son rôle plus généreux, plus intelligent et plus épris de
l'art qu'il ne l'était en effet.
Sa position l'avait, depuis quelques années déjà, mis en rapport avec
Laurence; mais ce furent d'abord des rapports éloignés, de pure
politesse; et si Montgenays y avait mis parfois de la galanterie,
c'était dans la mesure la plus parfaite et la plus convenable.
Laurence s'était un peu méfiée de lui d'abord, sachant fort bien qu'il
n'est point de société plus funeste à la réputation d'une jeune
actrice que celle de certains hommes du monde. Mais quand elle vit que
Montgenays ne lui faisait pas la cour, qu'il venait chez elle assez
souvent pour manifester quelque prétention, et qu'il n'en manifestait
cependant aucune, elle lui sut gré de cette manière d'être, la prit
pour un témoignage d'estime de très-bon goût; et, craignant de se
montrer prude ou coquette en se tenant sur ses gardes, elle le laissa
pénétrer dans son intimité, en reçut avec confiance mille petits
services insignifiants qu'il lui rendit avec un empressement
respectueux, et ne craignit pas de le nommer parmi ses amis
véritables, lui faisant un grand mérite d'être beau, riche, jeune,
influent, et de n'avoir aucune fatuité.
La conduite extérieure de Montgenays autorisait cette confiance. Chose
étrange cependant, cette confiance le blessait en même temps qu'elle
le flattait. Soit qu'on le prît pour l'amant ou pour l'ami de
Laurence, son amour-propre était caressé. Mais lorsqu'il se disait
qu'elle le traitait en réalité comme un homme sans conséquence, il en
éprouvait un secret dépit, et il lui passait par l'esprit de s'en
venger quelque jour.
Le fait est qu'il n'était point épris d'elle. Du moins, depuis trois
ans qu'il la voyait de plus en plus intimement, le calme apathique de
son coeur n'en avait reçu aucune atteinte. Il était de ces hommes déjà
blasés par de secrets désordres, qui ne peuvent plus éprouver de
désirs violents que ceux où la vanité est en cause. Lorsqu'il avait
connu Laurence, sa réputation et son talent étaient en marche
ascendante; mais ni l'un ni l'autre n'étaient assez constatés pour
qu'il attachât un grand prix à sa conquête. D'ailleurs, il avait bien
assez d'esprit pour savoir que les avantages du monde n'assurent point
aujourd'hui de succès infaillibles. Il apprit et il vit que Laurence
avait une âme trop élevée pour céder jamais à d'autres entraînements
que ceux du coeur. Il sut en outre que, trop insouciante peut-être de
l'opinion publique alors que son âme était envahie par un sentiment
généreux, elle redoutait néanmoins et repoussait l'imputation d'être
protégée et assistée par un amant. Il s'enquit de son passé, de sa vie
intime: il s'assura que tout autre cadeau que celui d'un bouquet
serait repoussé d'elle comme un sanglant affront; et en même temps que
ces découvertes lui donnèrent de l'estime pour Laurence, elles
éveillèrent en lui la pensée de vaincre cette fierté, parce que cela
était difficile et aurait du retentissement. C'était donc dans ce but
qu'il s'était glissé dans son intimité, mais avec adresse, et pensant
bien que le premier point était de lui ôter toute crainte sur ses
intentions.
Pendant ces trois ans le temps avait marché, et l'occasion de risquer
une tentative ne s'était pas présentée. Le talent de Laurence était
devenu incontestable, sa célébrité avait grandi, son existence était
assurée, et, ce qu'il y avait de plus remarquable, son coeur ne
s'était point donné. Elle vivait repliée sur elle-même, ferme, calme,
triste parfois, mais résolue de ne plus se risquer à la légère sur
l'aile des orages. Peut-être ses réflexions l'avaient-elle rendue plus
difficile, peut-être ne trouvait-elle aucun homme digne de son
choix... Était-ce dédain, était-ce courage? Montgenays se le demandait
avec anxiété. Quelques-uns se persuadaient qu'il était aimé en secret,
et lui demandaient compte, à lui, de son indifférence apparente. Trop
adroit pour se laisser pénétrer, Montgenays répondait que le respect
enchaînerait toujours en lui la pensée d'être autre chose pour
Laurence qu'un ami et un frère. On redisait ces paroles à Laurence, et
on lui demandait si sa fierté ne dispenserait jamais ce pauvre
Montgenays d'une déclaration qu'il n'aurait jamais l'audace de lui
faire. -- Je le crois modeste, répondait-elle, mais pas au point de ne
pas savoir dire qu'il aime, si jamais il vient à aimer. Cette réponse
revenait à Montgenays, et il ne savait s'il devait la prendre pour la
raillerie du dépit ou pour la douceur de l'indifférence. Sa vanité en
était parfois si tourmentée, qu'il était prêt à tout risquer pour le
savoir; mais la crainte de tout gâter et de tout perdre le retenait,
et le temps s'écoulait sans qu'il vît jour à sortir de ce cercle
vicieux où chaque semaine le transportait d'une phase d'espoir à une
phase de découragement, et d'une résolution d'hypocrisie à une
résolution d'impertinence, sans qu'il lui fût jamais possible de
trouver l'heure convenable pour une déclaration qui ne fût pas
insensée, ou pour une retraite qui ne fût pas ridicule. Ce qu'il
craignait le plus au monde, c'était de prêter à rire, lui qui mettait
son amour-propre à jouer un personnage sérieux. La présence de Pauline
lui vint en aide, et la beauté de cette jeune fille sans expérience
lui suggéra de nouveaux plans sans rien changer à son but.
Il imagina de se conformer à une tactique bien vulgaire, mais qui
manque rarement son effet, tant les femmes sont accessibles à une
sotte vanité. Il pensa qu'en feignant une velléité d'amour pour
Pauline il éveillerait chez son amie le désir de la supplanter. Absent
de Paris depuis plusieurs mois, il fit sa rentrée dans le salon de
Laurence un certain soir où Pauline, étonnée, effarouchée de voir le
cercle habituel s'agrandir d'heure en heure, commençait à souffrir du
peu d'ampleur de sa robe noire et de la roideur de sa collerette. Dans
ce cercle, elle remarquait plusieurs actrices toutes jolies ou du
moins attrayantes à force d'art; puis, en se comparant à elles, en se
comparant à Laurence même, elle se disait avec raison que sa beauté
était plus régulière, plus irréprochable, et qu'un peu de toilette
suffirait pour l'établir devant tous les yeux. En passant et repassant
dans le salon, selon sa coutume, pour préparer le thé, veiller à la
clarté des lampes et vaquer à tous ces petits soins qu'elle avait
assumés volontairement sur elle, son mélancolique regard plongeait
dans les glaces, et son petit costume de demi-béguine commençait à la
choquer. Dans un de ces moments-là elle rencontra précisément dans la
glace le regard de Montgenays, qui observait tous ses mouvements. Elle
ne l'avait pas entendu annoncer; elle l'avait rencontré dans
l'antichambre sans le voir lorsqu'il était arrivé. C'était le premier
homme d'une belle figure et d'une véritable élégance qu'elle eût
encore pu remarquer. Elle en fut frappée d'une sorte de terreur; elle
reporta ses yeux sur elle-même avec inquiétude, trouva sa robe
flétrie, ses mains rouges, ses souliers épais, sa démarche gauche.
Elle eût voulu se cacher pour échapper à ce regard qui la suivait
toujours, qui observait son trouble, et qui était assez pénétrant dans
les sentiments d'une donnée vulgaire pour comprendre d'emblée ce qui
se passait en elle. Quelques instants après, elle remarqua que
Montgenays parlait d'elle à Laurence; car, tout en s'entretenant à
voix basse, leurs regards se portaient sur elle. -- Est-ce une
première camériste ou une demoiselle de compagnie que vous avez là?
demandait Montgenays à Laurence, quoiqu'il sût fort bien le roman de
Pauline. -- Ni l'une ni l'autre, répondit Laurence. C'est mon amie de
province dont je vous ai souvent parlé. Comment vous plaît-elle?
-- Montgenays affecta de ne pas répondre d'abord, de regarder fixement
Pauline; puis il dit d'un ton étrange que Laurence ne lui connaissait
pas, car c'était une intonation mise en réserve depuis longtemps pour
faire son effet dans l'occasion: -- Admirablement belle,
délicieusement jolie! -- En vérité! s'écria Laurence toute surprise de
ce mouvement, vous me rendez bien heureuse de me dire cela! Venez, que
je vous présente à elle. -- Et, sans attendre sa réponse, elle le prit
par le bras et l'entraîna jusqu'au bout du salon, où Pauline essayait
de se faire une contenance on rangeant son métier de broderie.
-- Permets-moi, ma chère enfant, lui dit Laurence, de te présenter un
de mes amis que tu ne connais pas encore, et qui depuis longtemps
désire beaucoup te connaître. -- Puis, ayant nommé Montgenays à
Pauline, qui, dans son trouble, n'entendit rien, elle adressa la
parole à un de ses camarades qui entrait; et, changeant de groupe,
elle laissa Montgenays et Pauline face à face, pour ainsi dire tête à
tête, dans le coin du salon.
Jamais Pauline n'avait parlé à un homme aussi bien frisé, cravaté,
chaussé et parfumé. Hélas! on n'imagine pas quel prestige ces minuties
de la vie élégante exercent sur l'imagination d'une fille de province.
Une main blanche, un diamant à la chemise, un soulier verni, une fleur
à la boutonnière, sont des recherches qui ne brillent plus en quelque
sorte dans un salon que par leur absence; mais qu'un commis-voyageur
étale ces séductions inouïes dans une petite ville, et tous les
regards seront attachés sur lui. Je ne veux pas dire que tous les
coeurs voleront au-devant du sien, mais du moins je pense qu'il sera
bien sot s'il n'en accapare pas quelques-uns.
Cet engouement puéril ne dura qu'un instant chez Pauline. Intelligente
et fière, elle eut bientôt secoué ce reste de _provincialité_ mais
elle ne put se défendre de trouver une grande distinction et un grand
charme dans les paroles que Montgenays lui adressa. Elle avait rougi
d'être troublée par le seul extérieur d'un homme. Elle se réconcilia
avec sa première impression en croyant trouver dans l'esprit de cet
homme le même cachet d'élégance dont toute sa personne portait
l'empreinte. Puis cette attention particulière qu'il lui accordait, le
soin qu'il semblait avoir pris de se faire présenter à elle retirée
dans un coin parmi les tasses de Chine et les vases de fleurs, le
plaisir timide qu'il paraissait goûter à la questionner sur ses goûts,
sur ses impressions et ses sympathies, la traitant de prime abord
comme une personne éclairée, capable de tout comprendre et de tout
juger; toutes ces coquetteries de la politesse du monde, dont Pauline
ne connaissait pas la banalité et la perfidie, la réveillèrent de sa
langueur habituelle. Elle s'excusa un instant sur son ignorance de
toutes choses; Montgenays parut prendre cette timidité pour une
admirable modestie ou pour une méfiance dont il se plaignait d'une
façon cafarde. Peu à peu Pauline s'enhardit jusqu'à vouloir montrer
qu'elle aussi avait de l'esprit, du goût, de l'instruction. Le fait
est qu'elle en avait extraordinairement eu égard à son existence
passée, mais qu'au milieu de tous ces artistes brisés à une causerie
étincelante elle ne pouvait éviter de tomber parfois dans le lieu
commun. Quoique sa nature distinguée la préservât de toute expression
triviale, il était facile de voir que son esprit n'était pas encore
sorti tout à fait de l'état de chrysalide. Un homme supérieur à
Montgenays n'en eût été que plus intéressé à ce développement; mais le
vaniteux en conçut un secret mépris pour l'intelligence de Pauline, et
il décida avec lui-même, dès cet instant, qu'elle ne lui servirait
jamais que de jouet, de moyen, de victime, s'il le fallait.
Qui eût pu supposer dans un homme froid et nonchalant en apparence une
résolution si sèche et si cruelle? Personne, à coup sûr. Laurence,
malgré tout son jugement, ne pouvait le soupçonner, et Pauline, moins
que personne, devait en concevoir l'idée.
Lorsque Laurence se rapprocha d'elle, se souvenant avec sollicitude
qu'elle l'avait laissée auprès de Montgenays troublée jusqu'à la
fièvre, confuse jusqu'à l'angoisse, elle fut fort surprise de la
retrouver brillante, enjouée, animée d'une beauté inconnue, et presque
aussi à l'aise que si elle eût passé sa vie dans le monde.
-- Regarde donc ton amie de province, lui dit à l'oreille un vieux
comédien de ses amis; n'est-ce pas merveille de voir comme en un
instant l'esprit vient aux filles?
Laurence fit peu d'attention à cette plaisanterie. Elle ne remarqua
pas non plus, le lendemain, que Montgenays était venu lui rendre
visite une heure trop tôt, car il savait fort bien que Laurence
sortait de la répétition à quatre heures; et depuis trois jusqu'à
quatre heures il l'avait attendue au salon, non pas seul, mais penché
sur le métier de Pauline.
Au grand jour, Pauline l'avait trouvé fort vieux. Quoiqu'il n'eût que
trente ans, son visage portait la flétrissure de quelques excès; l'on
sait que la beauté est inséparable, dans les idées de province, de la
fraîcheur et de la santé. Pauline ne comprenait pas encore, et ceci
faisait son éloge, que les traces de la débauche pussent imprimer au
front une apparence de poésie et de grandeur. Combien d'hommes dans
notre époque de romantisme ont été réputés penseurs et poëtes, rien
que pour avoir l'orbite creusé et le front dévasté avant l'âge!
Combien ont paru hommes de génie qui n'étaient que malades!