Mais le charme des paroles captiva Pauline encore plus que la veille.
Toutes ces insinuantes flatteries que la femme du monde la plus bornée
sait apprécier à leur valeur, tombaient dans l'âme aride et flétrie de
la pauvre recluse comme une pluie bienfaisante. Son orgueil, trop
longtemps privé de satisfactions légitimes, s'épanouissait au souffle
dangereux de la séduction, et quelle séduction déplorable! celle d'un
homme parfaitement froid, qui méprisait sa crédulité, et qui voulait
en faire un marchepied pour s'élever jusqu'à Laurence.
V.
La première personne qui s'aperçut de l'amour insensé de Pauline fut
madame S... Elle avait pressenti et deviné, avec l'instinct du génie
maternel, le projet et la tactique de Montgenays. Elle n'avait jamais
été dupe de son indifférence simulée, et s'était toujours tenue en
méfiance de lui, ce qui faisait dire à Montgenays que madame S...
était, comme toutes les mères d'artiste, une femme bornée, maussade,
fâcheuse au développement de sa fille. Lorsqu'il fit la cour à
Pauline, madame S..., emportée par sa sollicitude, craignit que cette
ruse n'eût une sorte de succès, et que Laurence ne se sentît piquée
d'avoir passé inaperçue devant les yeux d'un homme à la mode. Elle
n'eût pas dû croire Laurence accessible à ce petit sentiment; mais
madame S..., au milieu de sa sagesse vraiment supérieure, avait de ces
enfantillages de mère qui s'effraie hors de raison au moindre danger.
Elle craignit le moment où Laurence ouvrirait les yeux sur l'intrigue
entamée par Montgenays, et, au lieu d'appeler la raison et la
tendresse de sa fille au secours de Pauline, elle essaya seule de
détromper celle-ci et de l'éclairer sur son imprudence.
Mais, quoiqu'elle y mît de l'affection et de la délicatesse, elle fut
fort mal accueillie. Pauline était enivrée; on lui eût arraché la vie
plutôt que la présomption d'être adorée. La manière un peu aigre dont
elle repoussa les avertissements de madame S... donnèrent un peu
d'amertume à celle-ci. Il y eut quelques paroles échangées où perçait
d'une part le sentiment de l'infériorité de Pauline, de l'autre
l'orgueil du triomphe remporté sur Laurence. Effrayée de ce qui lui
était échappé, Pauline le confia à Montgenays, qui, plein de joie,
s'imagina que madame S... avait été en ceci la confidente et l'écho du
dépit de sa fille. Il crut toucher à son but, et, comme un joueur qui
double son enjeu, il redoubla d'attentions et d'assiduités auprès de
Pauline. Déjà il avait osé lui faire ce lâche mensonge d'un amour
qu'il n'éprouvait pas. Elle avait feint de n'y pas croire; mais elle
n'y croyait que trop, l'infortunée! Quoiqu'elle se fût défendue avec
courage, Montgenays n'en était pas moins sûr d'avoir bouleversé
profondément tout son être moral. Il dédaignait le reste de sa
victoire, et attendait, pour la remporter ou l'abandonner, que
Laurence se prononçât pour ou contre.
Absorbée par ses études et forcée de passer presque toutes ses
journées au théâtre, le matin pour les répétitions, le soir pour les
représentations, Laurence ne pouvait suivre les progrès que Montgenays
faisait dans l'estime de Pauline. Elle fut frappée, un soir, de
l'émotion avec laquelle la jeune fille entendit Lavallée, le vieux
comédien, homme d'esprit, qui avait servi de patron et pour ainsi dire
de répondant à Laurence lors de ses débuts, juger sévèrement le
caractère et l'esprit de Montgenays. Il le déclara vulgaire entre tous
les hommes vulgaires; et, comme Laurence défendait au moins les
qualités de son coeur, Lavallée s'écria: -- Quant à moi, je sais bien
que je serai contredit ici par tout le monde, car tout le monde lui
veut du bien. Et savez-vous pourquoi tout le monde l'aime? c'est qu'il
n'est pas méchant. -- Il me semble que c'est quelque chose, dit
Pauline avec intention et en lançant un regard plein d'amertume au
vieil artiste, qui était pourtant le meilleur des hommes et qui ne
prit rien pour lui de l'allusion. -- C'est moins que rien,
répondit-il; car il n'est pas bon, et voilà pourquoi je ne l'aime pas,
si vous voulez le savoir. On n'a jamais rien à espérer et l'on a tout
à craindre d'un homme qui n'est ni bon ni méchant.
Plusieurs voix s'élevèrent pour défendre Montgenays, et celle de
Laurence par-dessus toutes les autres; seulement elle ne put l'excuser
lorsque Lavallée lui démontra par des preuves que Montgenays n'avait
point d'ami véritable, et qu'on ne lui avait jamais vu aucun de ces
mouvements de vertueuse colère qui trahissent un coeur généreux et
grand. Alors Pauline, ne pouvant se contenir davantage, dit à Laurence
qu'elle méritait plus que personne le reproche de Lavallée, en
laissant accabler un de ses amis les plus sûrs et les plus dévoués
sans indignation et sans douleur. Pauline, en faisant cette sortie
étrange, tremblait et cassait son aiguille de tapisserie; son
agitation fut si marquée qu'il se fit un instant de silence, et tous
les yeux se tournèrent vers elle avec surprise. Elle vit alors son
imprudence, et essaya de la réparer en blâmant d'une manière générale
le train du monde en ces sortes d'affaires. -- C'est une chose bien
triste à étudier dans ce pays, dit-elle, que l'indifférence avec
laquelle on entend déchirer des gens auxquels on ne rougit pourtant
pas, un instant après, de faire bon accueil et de serrer la main. Je
suis une ignorante, moi, une provinciale sans usage; mais je ne peux
m'habituer à cela... Voyons, monsieur Lavallée, c'est à vous de me
donner raison; car me voici précisément dans un de ces mouvements de
vertu brutale dont vous reprochez l'absence à M. Montgenays. -- En
prononçant ces derniers mots, Pauline s'efforçait de sourire à
Laurence pour atténuer l'effet de ce qu'elle avait dit, et elle y
avait réussi pour tout le monde, excepté pour son amie, dont le
regard, plein de sollicitude et de pénétration, surprit une larme au
bord de sa paupière. Lavallée donna raison à Pauline, et ce lui fut
une occasion de débiter avec un remarquable talent une tirade du
_Misanthrope_ sur l'ami du genre humain. Il avait la tradition de
Fleury pour jouer ce rôle, et il l'aimait tellement que, malgré lui,
il s'était identifié avec le caractère d'Alceste plus que sa nature ne
l'exigeait de lui. Ceci arrive souvent aux artistes: leur instinct les
porte à moitié vers un type qu'ils reproduisent avec amour, le succès
qu'ils obtiennent dans cette création fait l'autre moitié de
l'assimilation; et c'est ainsi que l'art, qui est l'expression de la
vie en nous, devient souvent en nous la vie elle-même.
Lorsque Laurence fut seule le soir avec son amie, elle l'interrogea
avec la confiance que donne une véritable affection. Elle fut surprise
de la réserve et de l'espèce de crainte qui régnait dans ses réponses,
et elle finit par s'en inquiéter. -- Écoute, ma chérie, lui dit-elle
en la quittant, toute la peine que tu prends pour me prouver que tu ne
l'aimes pas me fait craindre que tu ne l'aimes réellement. Je ne te
dirai pas que cela m'afflige, car je crois Montgenays digne de ton
estime; mais je ne sais pas s'il t'aime, et je voudrais en être sûre.
Si cela était, il me semble qu'il aurait dû me le dire avant de te le
faire entendre. Je suis ta mère, moi! La connaissance que j'ai du
monde et de ses abîmes me donne le droit et m'impose le devoir de te
guider et de t'éclairer au besoin. Je t'en supplie, n'écoute les
belles paroles d'aucun homme avant de m'avoir consultée; c'est à moi
de lire la première dans le coeur qui s'offrira à toi; car je suis
calme, et je ne crois pas que lorsqu'il s'agira de Pauline, de la
personne que j'aime le plus au monde après ma mère et mes soeurs, on
puisse être habile à me tromper.
Ces tendres paroles blessèrent Pauline jusqu'au fond de l'âme. Il lui
sembla que Laurence voulait s'élever au-dessus d'elle en s'arrogeant
le droit de la diriger. Pauline ne pouvait pas oublier le temps où
Laurence lui semblait perdue et dégradée, et où ses prières
orgueilleuses montaient vers Dieu comme celle du Pharisien, demandant
un peu de pitié pour l'excommuniée rejetée à la porte du temple.
Laurence aussi l'avait gâtée comme on gâte un enfant, par trop de
tendresse et d'engouement naïf. Elle lui avait trop souvent répété
dans ses lettres qu'elle était devant ses yeux comme un ange de
lumière et de pureté dont la céleste image la préserverait de toute
mauvaise pensée. Pauline s'était habituée à poser devant Laurence
comme une madone, et recevoir d'elle désormais un avertissement
maternel lui paraissait un outrage. Elle en fut humiliée et même
courroucée à ne pouvoir dormir. Cependant le lendemain elle vainquit
en elle-même ce mouvement injuste, et la remercia cordialement de sa
tendre inquiétude; mais elle ne put se résoudre à lui avouer ses
sentiments pour Montgenays.
Une fois éveillée, la sollicitude de Laurence ne s'endormit plus. Elle
eut un entretien avec sa mère, lui reprocha un peu de ne pas lui avoir
dit plus tôt ce qu'elle avait cru deviner, et, respectant la méfiance
de Pauline, qu'elle attribuait à un excès de pudeur, elle observa
toutes les démarches de Montgenays. Il ne lui fallut pas beaucoup de
temps pour s'assurer que madame S... avait deviné juste, et, trois
jours après son premier soupçon, elle acquit la certitude qu'elle
cherchait. Elle surprit Pauline et Montgenays au milieu d'un
tête-à-tête fort animé, feignit de ne pas voir le trouble de Pauline,
et, dès le soir même, elle fit venir Montgenays dans son cabinet
d'étude, où elle dit: -- Je vous croyais mon ami, et j'ai pourtant un
manque d'amitié bien grave à vous reprocher, Montgenays. Vous aimez
Pauline, et vous ne me l'avez pas confié. Vous lui faites la cour, et
vous ne m'avez pas demandé de vous y autoriser.
Elle dit ces paroles avec un peu d'émotion, car elle blâmait
sérieusement Montgenays dans son coeur, et la marche mystérieuse qu'il
avait suivie lui causait quelque effroi pour Pauline. Montgenays
désirait pouvoir attribuer ce ton de reproche à un sentiment
personnel. Il se composa un maintien impénétrable, et résolut d'être
sur la défensive jusqu'à ce que Laurence fît éclater le dépit qu'il
lui supposait. Il nia son amour pour Pauline, mais avec une gaucherie
volontaire et avec l'intention d'inquiéter de plus en plus Laurence.
Cette absence de franchise l'inquiéta en effet, mais toujours à cause
de son amie, et sans qu'elle eût seulement la pensée de mêler sa
personnalité à cette intrigue.
Montgenays, tout homme du monde qu'il était, eut la sottise de s'y
tromper; et, au moment où il crut avoir enfin éveillé la colère et la
jalousie de Laurence, il risqua le coup de théâtre qu'il avait
longtemps médité, lui avoua que son amour pour Pauline n'était qu'une
feinte vis-à-vis de lui-même, un effort désespéré, inutile peut-être
pour s'étourdir sur un chagrin profond, pour se guérir d'une passion
malheureuse... Un regard accablant de Laurence l'arrêta au moment où
il allait se perdre et sauver Pauline. Il pensa que le moment n'était
pas venu encore, et réserva son grand effet pour une crise plus
favorable. Pressé par les sévères questions de Laurence, il se
retourna de mille manières, inventa un roman tout en réticences,
protesta qu'il ne se croyait pas aimé de Pauline, et se retira sans
promettre de l'aimer sérieusement, sans consentir à la détromper, sans
rassurer l'amitié de Laurence, et sans pourtant lui donner le droit de
le condamner.
Si Montgenays était assez maladroit pour faire une chose hasardée, il
était assez habile pour la réparer. Il était de ces esprits tortueux
et puérils qui, de combinaison en combinaison, marchent péniblement et
savamment vers un _fiasco_ misérable. Il sut durant plusieurs semaines
tenir Laurence dans une complète incertitude. Elle ne l'avait jamais
soupçonné fat et ne pouvait se résoudre à le croire lâche. Elle voyait
l'amour et la souffrance de Pauline, et désirait tellement son
bonheur, qu'elle n'osait pas la préserver du danger en éloignant
Montgenays. -- Non, il ne m'adressait pas une impudente insinuation,
disait-elle à sa mère, lorsqu'il m'a dit qu'un amour malheureux le
tenait dans l'incertitude. J'ai cru un instant qu'il avait cette
pensée, mais cela serait trop odieux. Je le crois homme d'honneur. Il
m'a toujours témoigné une estime pleine de respect et de délicatesse.
Il ne lui serait pas venu à l'esprit tout d'un coup de se jouer de moi
et d'outrager mon amie en même temps. Il ne me croirait pas si simple
que d'être sa dupe.
-- Je le crois capable de tout, répondait madame S... Demandez à
Lavallée ce qu'il en pense; confiez-lui ce qui se passe: c'est un
homme sûr, pénétrant et dévoué.
-- Je le sais, dit Laurence; mais je ne puis cependant disposer d'un
secret que Pauline refuse de me confier: on n'a pas le droit de trahir
un mystère aussi délicat, quand on l'a surpris volontairement; Pauline
en souffrirait mortellement, et, fière comme elle l'est, ne me le
pardonnerait de sa vie. D'ailleurs Lavallée a des prétentions
exagérées: il déteste Montgenays; il ne saurait le juger avec
impartialité. Voyez quel mal nous allons faire à Pauline si nous nous
trompons! S'il est vrai que Montgenays l'aime (et pourquoi ne
serait-ce pas? elle est si belle, si sage, si intelligente!) nous
tuons son avenir en éloignant d'elle un homme qui peut l'épouser et
lui donner dans le monde un rang qu'à coup sûr elle désire; car elle
souffre de nous devoir son existence, vous le savez bien. Sa position
l'affecte plus qu'elle ne peut l'avouer; elle aspire à l'indépendance,
et la fortune peut seule la lui donner.
-- Et s'il ne l'épouse pas! reprit madame S... Quant à moi, je crois
qu'il n'y songe nullement.
-- Et moi, s'écria Laurence, je ne puis croire qu'un homme comme lui
soit assez infâme ou assez fou pour croire qu'il obtiendra Pauline
autrement.
-- Eh bien, si tu le crois, repartit la mère, essaie de les séparer;
ferme-lui ta porte: ce sera le forcer à se déclarer. Sois sûre que,
s'il l'aime, il saura bien vaincre les obstacles et prouver son amour
par des offres honorables.
-- Mais il a peut-être dit la vérité, reprenait Laurence, en
s'accusant d'un amour mal guéri qui l'empêche encore de se prononcer.
Cela ne se voit-il pas tous les jours? Un homme est quelquefois
incertain des années entières entre deux femmes dont une le retient
par sa coquetterie, tandis que l'autre l'attire par sa douceur et sa
bonté. Il arrive un moment où la mauvaise passion fait place à la
bonne, où l'esprit s'éclaire sur les défauts de l'ingrate maîtresse et
sur les qualités de l'amie généreuse. Aujourd'hui, si nous brusquons
l'incertitude de ce pauvre Montgenays, si nous lui mettons le couteau
sur la gorge et le marché à la main, il va, ne fût-ce que par dépit,
renoncer à Pauline, qui en mourra de chagrin peut-être, et retourner
aux pieds d'une perfide qui brisera ou desséchera son coeur; au lieu
que, si nous conduisons les choses avec un peu de patience et de
délicatesse, chaque jour, en voyant Pauline, en la comparant à l'autre
femme, il reconnaîtra qu'elle seule est digne d'amour, et il arrivera
à la préférer ouvertement. Que pouvons-nous craindre de cette épreuve?
Que Pauline l'aime sérieusement? c'est déjà fait; qu'elle se laisse
égarer par lui? c'est impossible. Il n'est pas homme à le tenter; elle
n'est pas femme à s'y laisser prendre.
Ces raisons ébranlèrent un peu madame S... Elle fit seulement
consentir Laurence à empêcher les tête-à-tête que ses courses et ses
occupations rendaient trop faciles et trop fréquents entre Pauline et
Montgenays. Il fut convenu que Laurence emmènerait souvent son amie
avec elle au théâtre. On devait penser que la difficulté de lui parler
augmenterait l'ardeur de Montgenays, tandis que la liberté de la voir
entretiendrait son admiration.
Mais ce fut la chose la plus difficile du monde que de décider Pauline
à quitter la maison. Elle se renfermait dans un silence pénible pour
Laurence; celle-ci était réduite à jouer avec elle un jeu puéril, en
lui donnant des raisons dont elle ne la croyait point dupe. Elle lui
représentait que sa santé était un peu altérée par les continuels
travaux du ménage; qu'elle avait besoin de mouvement, de distraction.
On lui fit même ordonnancer par un médecin un système de vie moins
sédentaire. Tout échoua contre cette résistance inerte, qui est la
force des caractères froids. Enfin Laurence imagina de demander à son
amie, comme un service, qu'elle vînt l'aider au théâtre à s'habiller
et à changer de costume dans sa loge. La femme de chambre était
maladroite, disait-on; madame S... était souffrante et succombait à la
fatigue de cette vie agitée; Laurence y succombait elle-même. Les
tendres soins d'une amie pouvaient seuls adoucir les corvées
journalières du métier. Pauline, forcée dans ses derniers
retranchements, et poussée d'ailleurs par un reste d'amitié et de
dévouement, céda, mais avec une répugnance secrète. Voir de près
chaque jour les triomphes de Laurence était une souffrance à laquelle
jamais elle n'avait pu s'habituer; et maintenant cette souffrance
devenait plus cuisante. Pauline commençait à pressentir son malheur.
Depuis que Montgenays s'était mis en tête l'espérance de réussir
auprès de l'actrice, il laissait percer par instants, malgré lui, son
dédain pour la provinciale. Pauline ne voulait pas s'éclairer, elle
fermait les yeux à l'évidence avec terreur; mais, en dépit
d'elle-même, la tristesse et la jalousie étaient entrées dans son âme.
VI.
Montgenays vit les précautions que Laurence prenait pour l'éloigner de
Pauline; il vit aussi la sombre tristesse qui s'emparait de cette
jeune fille. Il la pressa de questions; mais comme elle était encore
avec lui sur la défensive, et qu'elle ne voulait plus lui parler qu'à
la dérobée, il ne put rien apprendre de certain. Seulement il remarqua
l'espèce d'autorité que, dans la candeur de son amitié, Laurence ne
craignait pas de s'arroger sur son amie, et il remarqua aussi que
Pauline ne s'y soumettait qu'avec une sorte d'indignation contenue. Il
crut que Laurence commençait à la faire souffrir de sa jalousie; il ne
voulut pas supposer que ses préférences pour une autre pussent laisser
Laurence indifférente et loyale.
Il continua à jouer ce rôle fantasque, décousu avec intention, qui
devait les laisser toutes deux dans l'incertitude. Il affecta de
passer des semaines entières sans paraître devant elles; puis, tout à
coup, il redevenait assidu, se donnait un air inquiet, tourmenté,
montrant de l'humeur lorsqu'il était calme, feignant l'indifférence
lorsqu'on pouvait lui supposer du dépit. Cette irrésolution fatiguait
Laurence et désespérait Pauline. Le caractère de cette dernière
s'aigrissait de jour en jour. Elle se demandait pourquoi Montgenays,
après lui avoir montré tant d'empressement, devenait si nonchalant à
vaincre les obstacles qu'on avait mis entre eux. Elle s'en prenait
secrètement à Laurence de lui avoir préparé ce désenchantement, et ne
voulait pas reconnaître qu'en l'éclairant on lui rendait service.
Lorsqu'elle interrogeait Montgenays, d'un air qu'elle essayait de
rendre calme, sur ses fréquentes absences, il lui répondait, s'il
était seul avec elle, qu'il avait eu des occupations, des affaires
indispensables; mais, si Laurence était présente, il s'excusait sur la
simple fantaisie d'un besoin de solitude ou de distraction. Un jour,
Pauline lui dit devant madame S..., dont la présence assidue lui était
un supplice, qu'il devait avoir une passion dans le grand monde,
puisqu'il était devenu si rare dans la société des artistes.
Montgenays répondit assez brutalement: -- Quand cela serait, je ne
vois pas en quoi une personne aussi grave que vous pourrait
s'intéresser aux folies d'un jeune homme. En cet instant, Laurence
entrait dans le salon. Au premier regard, elle vit un sourire
douloureux et forcé sur le visage de Pauline. La mort était dans son
âme. Laurence s'approcha d'elle et posa la main affectueusement sur
son épaule. Pauline, ramenée à un sentiment de tendresse par une
souffrance qu'en cet instant du moins elle ne pouvait pas imputer à sa
rivale, retourna doucement la tête et effleura de ses lèvres la main
de Laurence. Elle semblait lui demander pardon de l'avoir haïe et
calomniée dans son coeur. Laurence ne comprit ce mouvement qu'à
moitié, et appuya sa main plus fortement, en signe de profonde
sympathie, sur l'épaule de la pauvre enfant. Alors Pauline, dévorant
ses larmes et faisant un nouvel effort: -- J'étais, dit-elle en
crispant de nouveau ses traits pour sourire, en train de reprocher à
_votre ami_ l'abandon où il vous laisse. -- L'oeil scrutateur de
Laurence se porta sur Montgenays. Il prit ce regard de sévère équité
pour un élan de colère féminine, et se rapprochant d'elle: -- Vous en
plaignez-vous, Madame? dit-il avec une expression qui fit tressaillir
Pauline. -- Oui, je m'en plains, répondit Laurence d'un ton plus
sévère encore que son regard. -- Eh bien! cela me console de ce que
j'ai souffert loin de vous, dit Montgenays en lui baisant la main.
Laurence sentit frissonner Pauline. -- Vous avez souffert? dit madame
S..., qui voulait pénétrer dans l'âme de Montgenays; ce n'est pas ce
que vous disiez tout à l'heure. Vous nous parliez de _folies de jeune
homme_ qui vous auraient un peu étourdi sur les chagrins de l'absence.
-- Je me prêtais à la plaisanterie que vous m'adressiez, répondit
Montgenays. Laurence ne s'y fût pas trompée. Elle sait bien qu'il
n'est plus de folies, plus de légèretés de coeur possibles à l'homme
qu'elle honore de son estime. En parlant ainsi, son oeil brillait d'un
feu qui donnait à ses paroles un sens fort opposé à celui d'une
paisible amitié. Pauline épiait tous ses mouvements; elle vit ce
regard, et elle en fut atteinte jusqu'au coeur. Elle pâlit et repoussa
la main de Laurence par un mouvement brusque et hautain. Laurence eut
un moment de surprise. Elle interrogea des yeux sa mère, qui lui
répondit par un signe d'intelligence. Au bout d'un instant, elles
sortirent sous un léger prétexte, et, enlaçant leurs bras l'une à
l'autre, elles firent quelques tours de promenade sur la terrasse du
jardin. Laurence commençait enfin à pénétrer le mystère d'iniquité
dont s'enveloppait le lâche amant de Pauline. -- Ce que je crois
deviner, dit-elle à sa mère avec agitation, me bouleverse. J'en suis
indignée, je n'ose y croire encore. -- Il y a longtemps que j'en ai la
conviction, répondit madame S... Il joue une odieuse comédie; mais ses
prétentions s'élèvent jusqu'à toi, et Pauline est sacrifiée à ses
orgueilleux projets. -- Eh bien! répondit Laurence, je détromperai
Pauline. Pour cela, il me faut une certitude; je le laisserai
s'avancer, et je le dévoilerai quand il se sera pris au piége.
Puisqu'il veut engager avec moi une intrigue de théâtre si vulgaire et
si connue, je le combattrai par les mêmes moyens, et nous verrons
lequel de nous deux sait le mieux jouer la comédie. Je n'aurais jamais
cru qu'il voulût se mettre en concurrence avec moi, lui dont ce n'est
pas la profession.
-- Prends garde, dit madame S..., tu t'en feras un ennemi mortel, et
un ennemi littéraire, qui plus est.
-- Puisqu'il faut toujours avoir des ennemis dans le journalisme,
reprit Laurence, que m'importe un de plus? Mon devoir est de préserver
Pauline, et, pour qu'elle ne souffre pas de l'idée d'une trahison de
ma part, je vais, avant tout, l'avertir de mes desseins.
-- Ce sera le moyen de les faire avorter, répondit madame S... Pauline
est plus engagée avec lui que tu ne penses. Elle souffre, elle aime,
elle est folle. Elle ne veut pas que tu la détrompes. Elle te haïra
quand tu l'auras fait.
-- Eh bien! qu'elle me haïsse s'il le faut, dit Laurence en laissant
échapper quelques larmes; j'aime mieux supporter cette douleur que de
la voir devenir victime d'une infamie.
-- En ce cas, attends-toi à tout; mais, si tu veux réussir, ne
l'avertis pas. Elle préviendrait Montgenays, et tu te compromettrais
avec lui en pure perte.
Laurence écouta les conseils de sa mère. Lorsqu'elle rentra au salon,
Pauline et Montgenays avaient échangé aussi quelques mots qui avaient
rassuré la malheureuse dupe. Pauline était rayonnante; elle embrassa
son amie d'un air où perçaient la haine et l'ironie du triomphe.
Laurence renferma le chagrin mortel qu'elle en ressentit, et comprit
tout à fait le jeu que jouait Montgenays.
Ne voulant pas s'abaisser à donner une espérance positive à ce
misérable, elle imita son air et ses manières, et l'enferma dans un
système de bizarreries mystérieuses. Elle joua tantôt la mélancolie
inquiète d'un amour méconnu, tantôt la gaieté forcée d'une résolution
courageuse. Puis elle semblait retomber dans de profonds
découragements. Incapable d'échanger avec Montgenays un regard
provocant, elle prenait le temps où elle était observée par lui, et où
Pauline avait le dos tourné, pour la suivre des yeux avec l'impatience
d'une feinte jalousie. Enfin, elle fit si bien le personnage d'une
femme au désespoir, mais fière jusqu'à préférer la mort à
l'humiliation d'un refus, que Montgenays transporté oublia son rôle,
et ne songea plus qu'à deviner celui qu'elle avait pris. Sa vanité
l'interprétait suivant ses désirs; mais il n'osait encore se risquer,
car Laurence ne pouvait se décider à provoquer clairement une
déclaration de sa part. Excellente artiste qu'elle était, il lui était
impossible de représenter parfaitement un personnage sans
vraisemblance, et elle disait un jour à Lavallée, que, malgré elle, sa
mère avait mis dans la confidence (il avait d'ailleurs tout deviné de
lui-même): -- J'ai beau faire, je suis mauvaise dans ce rôle. C'est
comme quand je joue une mauvaise pièce, je ne puis me mettre dans la
situation. Il te souvient que, quand nous étions en scène avec ce
pauvre Mélidor, qui disait si tranquillement les choses du monde les
plus passionnées, nous évitions de nous regarder pour ne pas rire. Eh
bien, avec ce Montgenays, c'est absolument de même; quand tu es là et
que mes yeux rencontrent les tiens, je suis au moment d'éclater;
alors, pour me conserver un air triste, il faut que je pense au
malheur de Pauline, et ceci me remet en scène naturellement; mais à
mes dépens, car mon coeur saigne. Ah! je ne savais pas que la comédie
fût plus fatigante à jouer dans le monde que sur les planches!
-- Il faudra que je t'aide, répondit Lavallée; car je vois bien que
seule tu ne viendras jamais à bout de faire tomber son masque.
Repose-toi sur moi du soin de le forcer dans ses derniers
retranchements sans te compromettre sérieusement.
Un soir, Laurence joua Hermione dans la tragédie _d'Andromaque_. Il y
avait longtemps que le public attendait sa rentrée dans cette pièce.
Soit qu'elle l'eût bien étudiée récemment, soit que la vue d'un
auditoire nombreux et brillant l'électrisât plus qu'à l'ordinaire,
soit enfin qu'elle eût besoin de jeter dans ce bel ouvrage toute la
verve et tout l'art qu'elle employait si désagréablement depuis quinze
jours avec Montgenays, elle y fut magnifique, et y eut un succès tel
qu'elle n'en avait point encore obtenu au théâtre. Ce n'était pas tant
le génie que la réputation de Laurence qui la rendait si désirable à
Montgenays. Les jours où elle était fatiguée et où le public se
montrait un peu froid pour elle, il s'endormait plus tranquillement,
dans la pensée qu'il pouvait échouer dans son entreprise; mais,
lorsqu'on la rappelait sur la scène et qu'on lui jetait des couronnes,
il ne dormait point, et passait la nuit à machiner ses plans de
séduction. Ce soir-là, il assistait à la représentation, dans une
petite loge sur le théâtre, avec Pauline, madame S... et Lavallée. Il
était si agité des applaudissements frénétiques que recueillait la
belle tragédienne, qu'il ne songeait pas seulement à la présence de
Pauline. Deux ou trois fois il la froissa avec ses coudes (on sait que
ces loges sont fort étroites) en battant des mains avec emportement.
Il désirait que Laurence le vît, l'entendît par-dessus tout le bruit
de la salle; et Pauline s'étant plainte avec aigreur de ce que son
empressement à applaudir l'empêchait d'entendre les derniers mots de
chaque réplique, il lui dit brutalement: -- Qu'avez-vous besoin
d'entendre? Est ce que vous comprenez cela, vous?
Il y avait des moments où, malgré ses habitudes de diplomatie,
Montgenays ne pouvait réprimer un dédain grossier pour cette
malheureuse fille. Il ne l'aimait point, quelles que fussent sa beauté
et les qualités réelles de son caractère; et il s'indignait en
lui-même de l'aplomb crédule de cette petite bourgeoise, qui croyait
effacer à ses yeux l'éclat de la grande actrice; et lui aussi était
fatigué, dégoûté de son rôle. Quelque méchant qu'on soit, on ne
réussit guère à faire le mal avec plaisir. Si ce n'est le remords,
c'est la honte qui paralyse souvent les ressources de la perversité.
Pauline se sentit défaillir. Elle garda le silence; puis, au bout d'un
instant, elle se plaignit de ne pouvoir supporter la chaleur; elle se
leva et sortit. La bonne madame S..., qui la plaignait sincèrement, la
suivit et la conduisit dans la loge de Laurence, où Pauline tomba sur
le sofa et perdit connaissance. Tandis que madame S... et la femme de
chambre de Laurence la délaçaient et tâchaient de la ranimer,
Montgenays, incapable de songer au mal qu'il lui avait fait,
continuait à admirer et à applaudir la tragédienne. Lorsque l'acte fut
fini, Lavallée s'empara de lui, et, se composant le visage le plus
sincère que jamais l'artifice du comédien ait porté sur la scène:
-- Savez-vous, lui dit-il, que jamais notre Laurence n'a été plus
étonnante qu'aujourd'hui? Son regard, sa voix, ont pris un éclat que
je ne leur connaissais pas. Cela m'inquiète!
-- Comment donc? reprit Montgenays. Craindriez-vous que ce ne fût
l'effet de la fièvre?
-- Sans aucun doute; ceci est une vigueur fébrile, reprit Lavallée. Je
m'y connais; je sais qu'une femme délicate et souffrante comme elle
l'est n'arrive point à de tels effets sans une excitation funeste. Je
gagerais que Laurence est en défaillance durant tout l'entr'acte.
C'est ainsi que cela se passe chez ces femmes dont la passion fait
toute la force.
-- Allons la voir! dit Montgenays en se levant.
-- Non pas, répondit Lavallée en le faisant rasseoir avec une
solennité dont il riait en lui-même. Ceci ne serait guère propre à
calmer ses esprits.
-- Que voulez-vous dire? s'écria Montgenays.
-- Je ne veux rien dire, répondit le comédien de l'air d'un homme qui
craint de s'être trahi.
Ce jeu dura pendant tout l'entr'acte. Montgenays ne manquait pas de
méfiance, mais il manquait de pénétration. Il avait trop de fatuité
pour voir qu'on le raillait. D'ailleurs, il avait affaire à trop forte
partie, et Lavallée se disait en lui-même: -- Oui-da! tu veux te
frotter à un comédien qui pendant cinquante ans a fait rire et pleurer
le public sans seulement sortir ses mains de ses poches! tu verras!
À la fin de la soirée, Montgenays avait la tête perdue. Lavallée, sans
lui dire une seule fois qu'il était aimé, lui avait fait entendre de
mille manières qu'il l'était passionnément. Aussitôt que Montgenays
s'y laissait prendre ouvertement, il feignait de vouloir le détromper,
mais avec une gaucherie si adroite que le mystifié s'enferrait de plus
en plus. Enfin, durant le cinquième acte, Lavallée alla trouver madame
S... -- Emmenez coucher Pauline, lui dit-il; faites-vous accompagner
de la femme de chambre, et ne la renvoyez à votre fille qu'un quart
d'heure après la fin du spectacle. Il faut que Montgenays ait un
tête-à-tête avec Laurence dans sa loge. Le moment est venu; il est à
nous: je serai là, caché derrière la psyché; je ne quitterai pas votre
fille d'un instant. Allez, et fiez-vous à moi.
Les choses se passèrent comme il l'avait prévu, et le hasard les
seconda encore. Laurence, rentrant dans sa loge, appuyée sur le bras
de Montgenays, et n'y trouvant personne (Lavallée était déjà caché
derrière le rideau qui couvrait les costumes accrochés à la muraille,
et la glace le masquait en outre), demanda où était sa mère et son
amie. Un garçon de théâtre qui passait dans le couloir, et à qui elle
adressa cette question, lui répondit (et cela était malheureusement
vrai) qu'on avait été forcé d'emporter mademoiselle D... qui avait des
convulsions. Laurence ne savait pas la scène que lui ménageait
Lavallée; d'ailleurs elle l'eût oubliée en apprenant cette triste
nouvelle. Son coeur se serra, et, l'idée des souffrances de son amie
se joignant à la fatigue et aux émotions de la soirée, elle tomba sur
son siège et fondit en larmes. C'est alors que l'impertinent
Montgenays, se croyant le maître et le tourment de ces deux femmes,
perdit toute prudence, et risqua la déclaration la plus désordonnée et
la plus froidement délirante qu'il eût faite de sa vie. C'était
Laurence qu'il avait toujours aimée, disait-il; c'était elle seule qui
pouvait l'empêcher de se tuer ou de faire quelque chose de pis, un
suicide moral, un mariage de dépit. Il avait tout tenté pour se guérir
d'une passion qu'il ne croyait pas partagée: il s'était jeté dans le
monde, dans les arts, dans la critique, dans la solitude, dans un
nouvel amour; mais rien n'avait réussi. Pauline était assez belle pour
mériter son admiration; mais, pour sentir autre chose pour elle qu'une
froide estime, il eût fallu ne pas voir sans cesse Laurence à côté
d'elle. Il _savait_ bien qu'il était dédaigné, et dans son désespoir,
ne voulant pas faire le malheur de Pauline en la trompant davantage,
il allait s'éloigner pour jamais!... En annonçant cette humble
résolution, il s'enhardit jusqu'à saisir une main de Laurence, qui la
lui arracha avec horreur. Un instant elle fut transportée d'une telle
indignation qu'elle allait le confondre; mais Lavallée, qui voulait
qu'elle eût des preuves, s'était glissé jusqu'à la porte, qu'il avait
à dessein recouverte d'un pan de rideau jeté là comme par hasard. Il
feignit d'arriver, frappa, toussa et entra brusquement. D'un coup
d'oeil il contint la juste colère de l'actrice, et tandis que
Montgenays le donnait au diable, il parvint à l'emmener, sans lui
laisser le temps de savoir l'effet qu'il avait produit. La femme de
chambre arriva, et, tandis qu'elle rhabillait sa maîtresse, Lavallée
se glissa auprès d'elle et en deux mots l'informa de ce qui s'était
passé. Il lui dit de faire la malade et de ne point recevoir
Montgenays le lendemain; puis il retourna auprès de celui-ci et le
reconduisit chez lui, où il s'installa jusqu'au matin, lui montant
toujours la tête, et s'amusant tout seul, avec un sérieux vraiment
comique, de tous les romans qu'il lui suggérait. Il ne sortit de chez
lui qu'après lui avoir persuadé d'écrire à Laurence; et, à midi, il y
retourna et voulut lire cette lettre que Montgenays, en proie à une
insomnie délirante, avait déjà faite et refaite cent fois. Le comédien
feignit de la trouver trop timide, trop peu explicite.
-- Soyez sûr, lui dit-il, que Laurence doutera de vous encore
longtemps; votre fantaisie pour Pauline a dû lui inspirer une
inquiétude que vous aurez de la peine à détruire. Vous savez l'orgueil
des femmes; il faut sacrifier la provinciale, et vous exprimer
clairement sur le peu de cas que vous en faites. Vous pouvez arranger
cela sans manquer à la galanterie. Dites que Pauline est un ange
peut-être, mais qu'une femme comme Laurence est plus qu'un ange; dites
ce que vous savez si bien écrire dans vos nouvelles et dans vos
saynètes. Allez, et surtout ne perdez pas de temps; on ne sait pas ce
qui peut se passer entre ces deux femmes. Laurence est romanesque,
elle a les instincts sublimes d'une reine de tragédie. Un mouvement
généreux, un reste de crainte, peuvent la porter à s'immoler à sa
rivale... Rassurez-la pleinement, et si elle vous aime, comme je le
crois, comme j'en ai la ferme conviction, bien qu'on n'ait jamais
voulu me l'avouer, je vous réponds que la joie du triomphe fera taire
tous les scrupules.
Montgenays hésita, écrivit, déchira la lettre, la recommença...
Lavallée la porta à Laurence.
VII.
Huit jours se passèrent sans que Montgenays pût être reçu chez
Laurence et sans qu'il osât demander compte à Lavallée de ce silence
et de cette consigne, tant il était honteux de l'idée d'avoir fait une
école, et tant il craignait d'en acquérir la certitude.
Pendant qu'elles étaient ainsi enfermées, Pauline et Laurence étaient
en proie aux orages intérieurs. Laurence avait tout fait pour amener
son amie à un épanchement de coeur qu'il lui avait été impossible
d'obtenir. Plus elle cherchait à la dégoûter de Montgenays, plus elle
irritait sa souffrance sans hâter la crise favorable dont elle
espérait son salut. Pauline s'offensait des efforts qu'on faisait pour
lui arracher le secret de son âme. Elle avait vu les ruses de Laurence
pour forcer Montgenays à se trahir, et les avait interprétées comme
Montgenays lui-même. Elle en voulait donc mortellement à son amie
d'avoir essayé et réussi à lui enlever l'amour d'un homme que, jusqu'à
ces derniers temps, elle avait cru sincère. Elle attribuait cette
conduite de Laurence à une odieuse fantaisie suggérée par l'ambition
de voir tous les hommes à ses pieds. Elle a eu besoin, se disait-elle,
d'y attirer même celui qui lui était le plus indifférent, dès qu'elle
l'a vu s'adresser à moi. Je lui suis devenue un objet de mépris et
d'aversion dès qu'elle a pu supposer que j'étais remarquée, fût-ce par
un seul homme, à côté d'elle. De là son indiscrète curiosité et son
espionnage pour deviner ce qui se passait entre lui et moi; de là tous
les efforts qu'elle fait maintenant pour l'empêcher de me voir; de là
enfin l'odieux succès qu'elle a obtenu à force de coquetteries, et le
lâche triomphe qu'elle remporte sur moi en bouleversant un homme
faible que sa gloire éblouit et que ma tristesse ennuie.
Pauline ne voulait pas accuser Montgenays d'un plus grand crime que
celui d'un entraînement involontaire. Trop fière pour persévérer dans
un amour mal récompensé, elle ne souffrait déjà plus que de
l'humiliation d'être délaissée, mais cette douleur était la plus
grande qu'elle pût ressentir. Elle n'était pas douée d'une âme tendre,
et la colère faisait plus de ravages en elle que le regret. Elle avait
d'assez nobles instincts pour agir et penser noblement au sein même
des erreurs où l'entraînait l'orgueil blessé. Ainsi elle croyait
Laurence odieuse à son égard; et dans cette pensée, qui par elle-même
était une déplorable ingratitude, elle n'avait pourtant ni le
sentiment ni la volonté d'être ingrate. Elle se consolait en s'élevant
dans son esprit au-dessus de sa rivale et en se promettant de lui
laisser le champ libre, sans bassesse et sans ressentiment. Qu'elle
soit satisfaite, se disait-elle, qu'elle triomphe, je le veux bien. Je
me résigne à lui servir de trophée, pourvu qu'elle soit forcée un jour
de me rendre justice, d'admirer ma grandeur d'âme, d'apprécier mon
inaltérable dévouement, et de rougir de ses perfidies! Montgenays
ouvrira les yeux aussi, et saura quelle femme il a sacrifiée à l'éclat
d'un nom. Il s'en repentira, et il sera trop tard; je serai vengée par
l'éclat de ma vertu.
Il est des âmes qui ne manquent pas d'élévation, mais de bonté. On
aurait tort de confondre dans le même arrêt celles qui font le mal par
besoin et celles qui le font malgré elles, croyant ne pas s'écarter de
la justice. Ces dernières sont les plus malheureuses: elles vont
toujours cherchant un idéal qu'elles ne peuvent trouver; car il
n'existe pas sur la terre, et elles n'ont point en elles ce fonds de
tendresse et d'amour qui fait accepter l'imperfection de l'être
humain. On peut dire de ces personnes qu'elles sont affectueuses et
bonnes seulement quand elles rêvent.
Pauline avait un sens très-droit et un véritable amour de la justice;
mais entre la théorie et la pratique il y avait comme un voile qui
couvrait son discernement: c'était cet amour-propre immense, que rien
n'avait jamais contenu, que tout, au contraire, avait contribué à
développer. Sa beauté, son esprit, sa belle conduite envers sa mère,
la pureté de ses moeurs et de ses pensées, étaient sans cesse là
devant elle comme des trésors lentement amassés dont on devait sans
cesse lui rappeler la valeur pour l'empêcher d'envier ceux d'autrui;
car elle voulait être quelque chose, et plus elle affectait de se
rejeter dans la condition du vulgaire, plus elle se révoltait contre
l'idée d'y être rangée. Il eût été heureux pour elle qu'elle pût
descendre en elle-même avec la clairvoyance que donne une profonde
sagesse ou une généreuse simplicité de coeur; elle y eût découvert que
ses vertus bourgeoises avaient bien eu quelque tache, que son
christianisme n'avait pas toujours été fort chrétien, que sa tolérance
passée envers Laurence n'avait jamais été aussi complète, aussi
cordiale qu'elle se l'était imaginé; elle y eût vu surtout un besoin
tout personnel qui la poussait à vivre autrement qu'elle n'avait vécu,
à se développer, à se manifester. C'était un besoin légitime et qui
fait partie des droits sacrés de l'être humain; mais il n'y avait pas
lieu de s'en faire une vertu, et c'est toujours un grand tort de se
donner le change pour se grandir à ses propres yeux. De là à la vanité
d'abuser les autres sur son propre mérite il n'y a qu'un pas, et, ce
pas, Pauline l'avait fait. Il lui était impossible de revenir en
arrière et de consentir à n'être plus qu'une simple mortelle, après
s'être laissé diviniser.
Ne voulant pas donner à Laurence la joie de l'avoir humiliée, elle
affecta la plus grande indifférence et endura sa douleur avec
stoïcisme. Cette tranquillité, dont Laurence ne pouvait être dupe, car
elle la voyait dépérir, l'effrayait et la désespérait. Elle ne voulait
pas se résoudre à lui porter le dernier coup en lui prouvant la
honteuse infidélité de Montgenays; elle aimait mieux endurer
l'accusation tacite de l'avoir séduit et enlevé. Elle n'avait pas
voulu recevoir la lettre de Montgenays. Lavallée lui en avait dit le
contenu, et elle l'avait prié de la garder chez lui toute cachetée
pour s'en servir auprès de Pauline au besoin; mais combien elle eût
voulu que cette lettre fût adressée à une autre femme! Elle savait
bien que Pauline haïssait la cause plus que l'auteur de son infortune.
Un jour, Lavallée, en sortant de chez Laurence, rencontra Montgenays,
qui, pour la dixième fois, venait de se faire refuser la porte. Il
était outré, et, perdant toute mesure, il accabla le vieux comédien de
reproches et de menaces. Celui-ci se contenta d'abord de hausser les
épaules; mais, quand il entendit Montgenays étendre ses accusations
jusqu'à Laurence, et, se plaignant d'avoir été joué, éclater en
menaces de vengeance, Lavallée, homme de droiture et de bonté, ne put
contenir son indignation. Il le traita comme un misérable, et termina
en lui disant: -- Je regrette en cet instant plus que jamais d'être
vieux; il semble que les cheveux blancs soient un prétexte pour
empêcher qu'on se batte, et vous croiriez que j'abuse du privilège
pour vous outrager sans conséquence; mais j'avoue que, si j'avais
vingt ans de moins, je vous donnerais des soufflets.
-- La menace suffit pour être une lâcheté, répondit Montgenays pâle de
fureur, et je vous renvoie l'outrage. Si j'avais vingt ans de plus, en
fait de soufflets j'aurais l'initiative.
-- Eh bien! s'écria Lavallée, prenez garde de me pousser à bout; car
je pourrais bien me mettre au-dessus de tout remords comme de toute
honte en vous faisant un outrage public, si vous vous permettiez la
moindre méchanceté contre une personne dont l'honneur m'est beaucoup
plus cher que le mien.
Montgenays, rentré chez lui et revenu de sa colère, pensa avec raison
que toute vengeance qui aurait du retentissement tournerait contre
lui; et, après avoir bien cherché, il en inventa une plus odieuse que
toutes les autres: ce fut de renouer à tout prix son intrigue avec
Pauline, afin de la détacher de Laurence. Il ne voulut pas être
humilié par deux défaites à la fois. Il pensa bien qu'après le premier
orage ces deux femmes feraient cause commune pour le railler ou le
mépriser. Il aima mieux se faire haïr et perdre l'une, afin d'effrayer
et d'affliger l'autre.
Dans cette pensée, il écrivit à Pauline, lui jura un éternel amour, et
protesta contre les trames ignobles que, selon lui, Lavallée et
Laurence auraient ourdies contre eux. Il demandait une explication,
promettant de ne jamais reparaître devant Pauline si elle ne le
trouvait complètement justifié après cette entrevue. Il la fallait
secrète, car Laurence voulait les séparer. Pauline alla au
rendez-vous; son orgueil et son amour avaient également besoin de
consolation.
Lavallée, qui observait tout ce qui se passait dans la maison, surprit
le message de Montgenays. Il le laissa passer, résolu à ne pas
abandonner Pauline à son mauvais dessein, et dès cet instant il ne la
perdit pas de vue, il la suivit comme elle sortait le soir, seule, à
pied, pour la première fois de sa vie, et si tremblante qu'à chaque
pas elle se sentait défaillir. Au détour de la première rue, il se
présenta devant elle et lui offrit son bras. Pauline se crut insultée
par un inconnu, elle fit un cri et voulut fuir. -- Ne crains rien, ma
pauvre enfant, lui dit Lavallée d'un ton paternel; mais vois à quoi tu
t'exposes d'aller ainsi seule la nuit. Allons, ajouta-t-il en passant
le bras de Pauline sous le sien, tu veux faire une folie! au moins
fais-la convenablement. Je te conduirai, moi; je sais où tu vas, je ne
te perdrai pas de vue. Je n'entendrai rien, vous causerez, je me
tiendrai à distance, et je te ramènerai. Seulement rappelle-toi que,
si Montgenays se doute le moins du monde que je suis là, ou si tu
essaies de sortir de la portée de ma vue, je tombe sur lui à coups de
canne.
Pauline n'essaya pas de nier. Elle était foudroyée de l'assurance de
Lavallée; et, ne sachant comment s'expliquer sa conduite, préférant
d'ailleurs toutes les humiliations à celle d'être trahie par son
amant, elle se laissa conduire machinalement et à demi égarée jusqu'au
parc de Monceaux, où Montgenays l'attendait dans une allée. Le
comédien se cacha parmi les arbres, et les suivit de l'oeil tandis que
Pauline, docile à ses avertissements, se promena avec Montgenays sans
se laisser perdre de vue, et sans vouloir lui expliquer l'obstination
qu'elle mettait à ne pas aller plus loin. Il attribua cette
persistance à une pruderie bourgeoise qu'il trouva fort ridicule, car
il n'était pas assez sot pour débuter par de l'audace. Il se composa
un maintien grave, une voix profonde, des discours pleins de sentiment
et de respect. Il s'aperçut bientôt que Pauline ne connaissait ni la
malheureuse déclaration ni la fâcheuse lettre; et, dès cet instant, il
eut beau jeu pour prévenir les desseins de Laurence. Il feignit d'être
en proie à un repentir profond et d'avoir pris des résolutions
sérieuses; il arrangea un nouveau roman, se confessa d'un ancien amour
pour Laurence, qu'il n'avait jamais osé avouer à Pauline, et qui de
temps en temps s'était réveillé malgré lui, même lorsqu'il était aux
genoux de cette aimable fille, si pure, si douce, si humble, si
supérieure à l'orgueilleuse actrice. Il avait cédé à des séductions
terribles, à des avances délirantes; et, dernièrement encore, il avait
été assez fou, assez ennemi de sa propre dignité, de son propre
bonheur, pour adresser à Laurence une lettre qu'il désavouait, qu'il
détestait, et dont cependant il devait la révélation textuelle à
Pauline. Il lui répéta cette lettre mot à mot, insista sur ce qu'elle
avait de plus coupable, de moins pardonnable, disait-il, ne voulant
pas de grâce, se soumettant à sa haine, à son oubli, mais ne voulant
pas mériter son mépris. -- Jamais Laurence ne vous montrera cette
lettre, lui dit-il; elle a trop provoqué mon retour vers elle pour
vous fournir cette preuve de sa coquetterie; je n'avais donc rien à
craindre de ce côté; mais je n'ai pas voulu vous perdre sans vous
faire savoir que j'accepte mon arrêt avec soumission, avec repentir,
avec désespoir. Je veux que vous sachiez bien que je me rétracte, et
voici une nouvelle lettre que je vous prie de faire tenir à Laurence.
Vous verrez comme je la juge, comme je la traite, comme je la méprise,
elle! cette femme orgueilleuse et froide qui ne m'a jamais aimé et qui
voulait être adorée éternellement. Elle a fait le malheur de ma vie,
non pas seulement parce qu'elle a déjoué toutes les espérances qu'elle
m'avait données, mais encore parce qu'elle m'a empêché de m'attacher à
vous comme je le devais, comme je le pouvais, comme je le pourrais
encore, si vous pouviez me pardonner ma lâcheté, mon crime et ma
folie. Partagé entre deux amours, l'un orageux, dévorant, funeste,
l'autre pur, céleste, vivifiant, j'ai trahi celui qui eût relevé mon
âme pour celui qui la tue. le suis un misérable, mais non un scélérat.
Ne voyez en moi qu'un homme affaibli et vaincu par les longues
souffrances d'une passion déplorable; mais sachez bien que je ne
survivrai pas à mes remords: votre pardon eût seul été capable de me
sauver. Je ne puis l'implorer, car je sais que je ne le mérite pas.
Vous me voyez tranquille, parce que je sais que je ne souffrirai pas
longtemps. Ne craignez pas de m'accorder au moins quelque pitié; vous
entendrez dire bientôt que je vous ai fait justice. Vous avez été
outragée, il vous faut un vengeur. Le coupable c'est moi; le vengeur,
ce sera moi encore.