George Sand

Pauline
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Pendant deux heures entières, Montgenays tint de tels discours à
Pauline. Elle fondait en larmes; elle lui pardonna, elle lui jura
d'oublier tout, le supplia de ne pas se tuer, lui défendit de
s'éloigner, et lui promit de le revoir, fallût-il se brouiller avec
Laurence: Montgenays n'en espérait pas tant et n'en demandait pas
davantage.

Lavallée la ramena. Elle ne lui adressa pas une parole durant tout le
chemin. Sa tranquillité n'étonna point le vieux comédien; il pensa
bien que Montgenays n'avait pas manqué de belles paroles et de
robustes mensonges pour la calmer. Il pensa qu'elle était perdue s'il
n'employait les grands moyens. Avant de la quitter, à la porte de
Laurence, il glissa dans sa poche la première lettre de Montgenays,
qui n'avait pas encore été décachetée.

Laurence fut fort surprise le soir, au moment de se coucher, de voir
entrer dans sa chambre, d'un air calme et avec des manières
affectueuses, Pauline, qui, depuis huit jours, ne lui avait adressé
que des paroles sèches et ironiques. Elle tenait une lettre qu'elle
lui remit, en lui disant que c'était Lavallée qui l'en avait chargée.
En reconnaissant l'écriture et le cachet de Montgenays, Laurence pensa
que Lavallée avait eu quelque bonne raison pour la charger de ce
message, et que le moment était venu de porter aux grands maux le
grand remède. Elle ouvrit la lettre d'une main tremblante, la
parcourant des yeux, hésitant encore à la faire connaître à son amie,
tant elle en prévoyait l'effet terrible. Quelle fut sa stupéfaction en
lisant ce qui suit:

«Laurence, je vous ai trompée; ce n'est pas vous que j'aime, c'est
Pauline; ne m'accusez pas, je me suis trompé moi-même. Tout ce que je
vous ai dit, je le pensais en cet instant-là; l'instant d'après, et
maintenant, et toujours, je le désavoue. C'est votre amie que j'adore
et à qui je voudrais consacrer ma vie, si elle pouvait oublier mes
bizarreries et mes incertitudes. Vous avez voulu m'égarer, m'abuser,
me faire croire que vous pouviez, que vous vouliez me rendre heureux;
vous n'y eussiez pas réussi, car vous n'aimez pas, et moi j'ai besoin
d'une affection vraie, profonde, durable. Pardonnez-moi donc ma
faiblesse comme je vous pardonne votre caprice. Vous êtes grande, mais
vous êtes femme; je suis sincère, mais je suis homme; au moment de
commettre une grande faute, qui eût été de nous tromper mutuellement,
nous avons réfléchi et nous nous sommes ravisés tous deux, n'est-ce
pas? Mais je suis prêt à mettre aux pieds de votre amie le dévouement
de toute ma vie, et vous, vous êtes décidée à me permettre de lui
faire ma cour assidûment, si elle-même ne me repousse pas. Croyez
qu'en vous conduisant avec franchise et avec noblesse vous aurez en
moi un ami fidèle et sûr.»

Laurence resta confondue; elle ne pouvait comprendre une telle
impudence. Elle mit la lettre dans son bureau sans témoigner rien de
sa surprise. Mais Pauline croyait lire au dedans de son âme, et
s'indignait des mauvaises intentions qu'elle lui supposait. Il y avait
une lettre outrageante contre moi, se disait-elle en se retirant dans
sa chambre, et on me l'a remise, en voici une qu'on suppose devoir me
consoler, et on ne me la remet pas. Elle s'endormit pleine de mépris
pour son amie; et, dans la joie dont son âme était inondée, le plaisir
de se savoir enfin si supérieure à Laurence empêchait l'amitié trahie
de placer un regret. L'infortunée triomphait lorsqu'elle-même venait
de coopérer avec une sorte de malice à sa propre ruine.

Le lendemain, Laurence commenta longuement cette lettre avec Lavallée.
Le hasard ou l'habitude avait fait qu'elle était absolument conforme,
pour le pli et le cachet, à celle que Montgenays avait écrite sous les
yeux de Lavallée. On demanda à Pauline si elle n'avait pas eu deux
lettres semblables dans sa poche lorsqu'elle avait remis celle-ci à
Laurence. Triomphant en elle-même de leur désappointement, elle joua
l'étonnement, prétendit ne rien comprendre à cette question, ne pas
savoir de qui était la lettre, ni pourquoi ni comment on l'avait
glissée dans sa poche. L'autre était déjà retournée entre les mains de
Montgenays. Dans sa joie insensée, Pauline, voulant lui donner un
grand et romanesque témoignage de confiance et de pardon, la lui avait
envoyée sans l'ouvrir.

Laurence voulait encore croire à une sorte de loyauté de la part de
Montgenays. Lavallée ne pouvait s'y tromper. Il lui raconta le
rendez-vous où il avait conduit Pauline, et se le reprocha. Il avait
compté qu'au sortir d'une entrevue où Montgenays aurait menti
impudemment, l'effet de la lettre sur Pauline serait décisif. Il ne
pouvait s'expliquer encore comment Pauline avait si merveilleusement
aidé sa perversité à triompher de tous les obstacles. Laurence ne
voulait pas croire qu'elle aussi s'entendît à l'intrigue et y prît une
part si funeste à sa dignité.

Que pouvait faire Laurence? Elle tenta un dernier effort pour
dessiller les yeux de son amie. Celle-ci éclatant enfin, et refusant
de croire à d'autres éclaircissements que ceux que Montgenays lui
avait donnés, lui déchira le coeur par l'amertume de ses reproches et
le dédain triomphant de son illusion. Laurence fut forcée de lui
adresser quelques avertissements sévères qui achevèrent de
l'exaspérer; et comme Pauline lui déclarait qu'elle était
indépendante, majeure, maîtresse de ses actions, et nullement disposée
à se laisser enchaîner par les volontés arbitraires d'une personne qui
l'avait indignement trompée, elle fut forcée de lui dire qu'elle ne
pouvait donner les mains à sa perte, et qu'elle ne se pardonnerait
jamais de tolérer dans sa maison, dans le sein de sa famille, les
entreprises d'un corrupteur et d'un lâche -- Je réponds de toi devant
Dieu et devant les hommes, lui dit-elle; si tu veux te jeter dans un
abîme, je ne veux pas, moi, t'y pousser. -- C'est pourquoi votre
dévouement a été si loin, répondit Pauline, que de vouloir vous y
jeter vous-même à ma place.

Outrée de cette injustice et de cette ingratitude, Laurence se leva,
jeta un regard terrible sur Pauline, et, craignant de laisser déborder
le torrent de sa colère, elle lui montra la porte avec un geste et une
expression de visage dont elle fut terrifiée. Jamais la tragédienne
n'avait été plus belle, même lorsqu'elle disait dans _Bajazet_ son
impérieux et magnifique: _Sortez!_

Lors qu'elle fut seule, elle se promena dans sa chambre comme une
lionne dans sa cage, brisant ses vases étrusques, ses statuettes,
froissant ses vêtements et arrachant presque ses beaux cheveux noirs.
Tout ce qu'elle avait de grandeur, de sincérité, de véritable
tendresse dans l'âme, venait d'être méconnu et avili par celle qu'elle
avait tant aimée, et pour qui elle eût donné sa vie! Il est des
colères saintes où Jehovah est en nous, et où la terre tremblerait si
elle sentait ce qui se passe dans un grand coeur outragé. La petite
soeur de Laurence entra, crut qu'elle étudiait un rôle, la regarda
quelques instants sans rien dire, sans oser remuer; puis, s'effrayant
de la voir si pâle et si terrible, elle alla dire à madame S...:
-- Maman, va donc voir Laurence; elle se rendra malade à force de
travailler. Elle m'a fait peur.

Madame S... courut auprès de sa fille. Dès que Laurence la vit, elle
se jeta dans ses bras et fondit en larmes. Au bout d'une heure, ayant
réussi à s'apaiser, elle pria sa mère d'aller chercher Pauline. Elle
voulait lui demander pardon de sa violence, afin d'avoir occasion de
lui pardonner elle-même. On chercha Pauline dans toute la maison, dans
le jardin, dans la rue... On revint dans sa chambre avec effroi.
Laurence examinait tout, elle cherchait les traces d'une évasion; elle
frémissait d'y trouver celles d'un suicide. Elle était dans un état
impossible à rendre, lorsque Lavallée entra et lui dit qu'il venait de
rencontrer Pauline dans un fiacre sur les boulevards. On attendit son
retour avec anxiété; elle ne rentra pas pour dîner. Personne ne put
manger; la famille était consternée; on craignait de faire un outrage
à Pauline en la supposant en fuite. Enfin, Lavallée allait s'informer
d'elle chez Montgenays, au risque d'une scène orageuse, lorsque
Laurence reçut une lettre ainsi conçue:

«Vous m'avez chassée, je vous en remercie. Il y avait longtemps que le
séjour de votre maison m'était odieux, j'avais senti, dès le premier
jour, qu'il me serait funeste. Il s'y était passé trop de scandales et
d'orages pour qu'une âme paisible et honnête n'y fût pas flétrie ou
brisée. Vous m'avez assez avilie! vous avez fait de moi votre
servante, votre dupe et votre victime! Je n'oublierai jamais le jour
où, dans votre loge au théâtre, trouvant que je ne vous habillais pas
assez vite, vous m'avez arraché des mains votre diadème de reine, en
disant: «Je me couronnerai bien sans toi et malgré toi!» Vous vous
êtes couronnée en effet! Mes larmes, mon humiliation, ma honte, mon
déshonneur (car vous m'avez déshonorée dans votre famille et parmi vos
amis), ont été les glorieux fleurons de votre couronne; mais c'est une
royauté de théâtre, une majesté fardée, qui n'en impose qu'à vous-même
et au public qui vous paie. Maintenant, adieu; je vous quitte pour
jamais, dévorée de la honte d'avoir vécu de vos bienfaits; je les ai
payés cher.»

Laurence n'acheva pas cette lettre; elle continuait sur ce ton pendant
quatre pages: Pauline y avait versé le fiel amassé lentement durant
quatre ans de rivalité et de jalousie. Laurence la froissa dans ses
mains et la jeta au feu sans vouloir en lire davantage. Elle se mit au
lit avec la fièvre, et y resta huit jours accablée, brisée jusque dans
ses entrailles, qui avaient été pour Pauline celles d'une mère et
d'une soeur.

Pauline s'était retirée dans une mansarde où elle vécut cachée et
vivant misérablement du fruit de son travail durant quelques mois.
Montgenays n'avait pas été long à la découvrir; il la voyait tous les
jours, mais il ne put vaincre aisément son stoïcisme. Elle voulait
supporter toutes les privations plutôt que de lui devoir un secours.
Elle repoussa avec horreur les dons que Laurence faisait glisser dans
sa mansarde avec les détours les plus ingénieux. Tout fut inutile.
Pauline, qui refusait les offres de Montgenays avec calme et dignité,
devinait celles de Laurence avec l'instinct de la haine, et les lui
renvoyait avec l'héroïsme de l'orgueil. Elle ne voulut point la voir,
quoique Laurence fit mille tentatives; elle lui renvoyait ses lettres
toutes cachetées. Son ressentiment fut inébranlable, et la généreuse
sollicitude de Laurence ne fit que lui donner de nouvelles forces.

Comme elle n'aimait pas réellement Montgenays, et qu'elle n'avait
voulu que triompher de Laurence en se l'attachant, cet homme sans
coeur, qui voulait en faire sa maîtresse ou s'en débarrasser, lui mit
presque le marché à la main. Elle le chassa. Mais il lui fit croire
que Laurence lui avait pardonné, et qu'il allait retourner chez elle.
Aussitôt elle le rappela, et c'est ainsi qu'il la tint sous son empire
pendant six mois encore. Il s'attachait à elle de son côté par la
difficulté de vaincre sa vertu; mais il en vint à bout par un odieux
moyen bien conforme à son système, et malheureusement bien propre à
émouvoir Pauline. Il se condamna à lui dire tous les jours et à toute
heure que Laurence était devenue vertueuse par calcul, afin de se
faire épouser par un homme riche ou puissant. La régularité des moeurs
de Laurence, qu'on remarquait depuis plusieurs années, avait été
souvent, dans les mauvais mouvements de Pauline, un sujet de dépit.
Elle l'eût voulue désordonnée, afin d'avoir une supériorité éclatante
sur elle. Mais Montgenays réussit à lui montrer les choses sous un
nouveau jour. Il s'attacha à lui démontrer qu'en se refusant à lui,
elle s'abaissait au niveau de Laurence, dont la tactique avait été de
se faire désirer pour se faire épouser. Il lui fit croire qu'en
s'abandonnant à lui avec dévouement et sans arrière-pensée, elle
donnerait au monde un grand exemple de passion, de désintéressement et
de grandeur d'âme. Il le lui redit si souvent que la malheureuse fille
finit par le croire. Pour faire le contraire de Laurence, qui était
l'âme la plus généreuse et la plus passionnée, elle fit les actes de
la passion et de la générosité, elle qui était froide et prudente.
Elle se perdit.

Quand Montgenays l'eut rendue mère, et que toute cette aventure eut
fait beaucoup de bruit, il l'épousa par ostentation. Il avait, comme
on sait, la prétention d'être excentrique, moral par principes,
quoique, selon lui, il fût roué par excès d'habileté et de puissance
sur les femmes. Il fit parler de lui tant qu'il put. Il dit du mal de
Laurence, de Pauline et de lui-même; et se laissa accuser et blâmer
avec constance, afin d'avoir l'occasion de produire un grand effet en
donnant son nom et sa fortune à l'enfant de son amour.

Ce plat roman se termina donc par un mariage, et ce fut là le plus
grand malheur de Pauline. Montgenays ne l'aimait déjà plus, si tant
est qu'il l'eût jamais aimée. Quand il avait joué la comédie d'un
admirable époux devant le monde, il laissait pleurer sa femme derrière
le rideau, et allait à ses affaires ou à ses plaisirs sans se souvenir
seulement qu'elle existât. Jamais femme plus vaine et plus ambitieuse
de gloire ne fut plus délaissée, plus humiliée, plus effacée. Elle
revit Laurence, espérant la faire souffrir par le spectacle de son
bonheur. Laurence ne s'y trompa point, mais elle lui épargna la
douleur de paraître clairvoyante. Elle lui pardonna tout, et oublia
tous ses torts, pour n'être touchée que de ses souffrances. Pauline ne
put jamais lui pardonner d'avoir été aimée de Montgenays, et fut
jalouse d'elle toute sa vie.

Beaucoup de vertus tiennent à des facultés négatives. Il ne faut pas
les estimer moins pour cela. La rose ne s'est pas créée elle-même, son
parfum n'en est pas moins suave parce qu'il émane d'elle sans qu'elle
en ait conscience; mais il ne faut pas trop s'étonner si la rose se
flétrit en un jour, si les grandes vertus domestiques s'altèrent vite
sur un théâtre pour lequel elles n'avaient pas été créées.
                
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