George Sand

Pauline
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GEORGE SAND

PAULINE 




NOTICE


J'avais commencé ce roman en 1832, à Paris, dans une mansarde où je me
plaisais beaucoup. Le manuscrit s'égara: je crus l'avoir jeté au feu
par mégarde, et comme, au bout de trois jours, je ne me souvenais déjà
plus de ce que j'avais voulu faire (ceci n'est pas mépris de l'art ni
légèreté à l'endroit du public, mais infirmité véritable), je ne
songeai point à recommencer. Au bout de dix ans environ, en ouvrant un
_in-quarto_ à la campagne, j'y retrouvai la moitié d'un volume
manuscrit intitulé _Pauline_. J'eus peine à reconnaître mon écriture,
tant elle était meilleure que celle d'aujourd'hui. Est-ce que cela ne
vous est pas souvent arrivé à vous-même, de retrouver toute la
spontanéité de votre jeunesse et tous les souvenirs du passé dans la
netteté d'une majuscule et dans le laisser-aller d'une ponctuation? Et
les fautes d'orthographe que tout le monde fait, et dont on se corrige
tard, quand on s'en corrige, est-ce qu'elles ne repassent pas
quelquefois sous vos yeux comme de vieux visages amis? En relisant ce
manuscrit, la mémoire de la première donnée me revint aussitôt, et
j'écrivis le reste sans incertitude.

Sans attacher aucune importance à cette courte peinture de l'esprit
provincial, je ne crois pas avoir faussé les caractères donnés par les
situations; et la morale du conte, s'il faut en trouver une, c'est que
l'extrême gêne et l'extrême souffrance, sont un terrible milieu pour
la jeunesse et la beauté. Un peu de goût, un peu d'art, un peu de
poésie ne seraient point incompatibles, même au fond des provinces,
avec les vertus austères de la médiocrité; mais il ne faut pas que la
médiocrité touche à la détresse; c'est là une situation que ni l'homme
ni la femme, ni la vieillesse ni la jeunesse, ni même l'âge mûr, ne
peuvent regarder comme le développement normal de la destinée
providentielle.

GEORGE SAND.

20 mars 1859






PAULINE




I.


Il y a trois ans, il arriva à Saint-Front, petite ville fort laide qui
est située dans nos environs et que je ne vous engage pas à chercher
sur la carte, même sur celle de Cassini, une aventure qui fit beaucoup
jaser, quoiqu'elle n'eût rien de bien intéressant par elle-même, mais
dont les suites furent fort graves, quoiqu'on n'en ait rien su.

C'était par une nuit sombre et par une pluie froide. Une chaise de
poste entra dans la cour de l'auberge du _Lion couronné_. Une voix de
femme demanda des chevaux, _vite, vite!_... Le postillon vint lui
répondre fort lentement que cela était facile à dire; qu'il n'y avait
pas de chevaux, vu que l'épidémie (cette même épidémie qui est en
permanence dans certains relais sur les routes peu fréquentées) en
avait enlevé trente-sept la semaine dernière; qu'enfin on pourrait
partir dans la nuit, mais qu'il fallait attendre que l'attelage qui
venait de conduire la patache fût un peu rafraîchi. -- Cela sera-t-il
bien long? demanda le laquais empaqueté de fourrures qui était
installé sur le siège. -- C'est l'affaire d'une heure, répondit le
postillon à demi débotté; nous allons nous mettre tout de suite à
manger l'avoine.

Le domestique jura; une jeune et jolie femme de chambre qui avançait à
la portière sa tête entourée de foulards en désordre, murmura je ne
sais quelle plainte touchante sur l'ennui et la fatigue des voyages.
Quant à la personne qu'escortaient ces deux laquais, elle descendit
lentement sur le pavé humide et froid, secoua sa pelisse doublée de
martre, et prit le chemin de la cuisine sans proférer une seule
parole.

C'était une jeune femme d'une beauté vive et saisissante, mais pâlie
par la fatigue. Elle refusa l'offre d'une chambre, et, tandis que ses
valets préférèrent s'enfermer et dormir dans la berline, elle s'assit,
devant le foyer, sur la chaise classique, ingrat et revêche asile du
voyageur résigné. La servante, chargée de veiller son quart de nuit,
se remit à ronfler, le corps plié sur un banc et la face appuyée sur
la table. Le chat, qui s'était dérangé avec humeur pour faire place à
la voyageuse, se blottit de nouveau sur les cendres tièdes. Pendant
quelques instants il fixa sur elle des yeux verts et luisants pleins
de dépit et de méfiance; mais peu à peu sa prunelle se resserra et
s'amoindrit jusqu'à n'être plus qu'une mince raie noire sur un fond
d'émeraude. Il retomba dans le bien-être égoïste de sa condition, fit
le gros dos, ronfla sourdement en signe de béatitude, et finit par
s'endormir entre les pattes d'un gros chien qui avait trouvé moyen de
vivre en paix avec lui, grâce à ces perpétuelles concessions que, pour
le bonheur des sociétés, le plus faible impose toujours au plus fort.

La voyageuse essaya vainement de s'assoupir. Mille images confuses
passaient dans ses rêves et la réveillaient en sursaut. Tous ces
souvenirs puérils qui obsèdent parfois les imaginations actives se
pressèrent dans son cerveau et s'évertuèrent à le fatiguer sans but et
sans fruit, jusqu'à ce qu'enfin une pensée dominante s'établit à leur
place.

«Oui, c'était une triste ville, pensa la voyageuse, une ville aux rues
anguleuses et sombres, au pavé raboteux; une ville laide et pauvre
comme celle-ci m'est apparue à travers la vapeur qui couvrait les
glaces de ma voiture. Seulement il y a dans celle-ci un ou deux,
peut-être trois réverbères, et là-bas il n'y en avait pas un seul.
Chaque piéton marchait avec son falot après l'heure du couvre-feu.
C'était affreux, cette pauvre ville, et pourtant j'y ai passé des
années de jeunesse et de force! J'étais bien autre alors... J'étais
pauvre de condition, mais j'étais riche d'énergie et d'espoir. Je
souffrais bien! ma vie se consumait dans l'ombre et dans l'inaction;
mais qui me rendra ces souffrances d'une âme agitée par sa propre
puissance? Ô jeunesse du coeur! qu'êtes-vous devenue?...» Puis, après
ces apostrophes un peu emphatiques que les têtes exaltées prodiguent
parfois à la destinée, sans trop de sujet peut-être, mais par suite
d'un besoin inné qu'elles éprouvent de dramatiser leur existence à
leurs propres yeux, la jeune femme sourit involontairement, comme si
une voix intérieure lui eût répondu qu'elle était heureuse encore; et
elle essaya de s'endormir, en attendant que l'heure fût écoulée.

La cuisine de l'auberge n'était éclairée que par une lanterne de fer
suspendue au plafond. Le squelette de ce luminaire dessinait une large
étoile d'ombre tremblotante sur tout l'intérieur de la pièce, et
rejetait sa pâle clarté vers les solives enfumées du plafond.

L'étrangère était donc entrée sans rien distinguer autour d'elle, et
l'état de demi-sommeil où elle était l'avait d'ailleurs empêchée de
faire aucune remarque sur le lieu où elle se trouvait.

Tout à coup l'éboulement d'une petite avalanche de cendre dégagea deux
tisons mélancoliquement embrassés; un peu de flamme frissonna,
jaillit, pâlit, se ranima, et grandit enfin jusqu'à illuminer tout
l'intérieur de l'âtre. Les yeux distraits de la voyageuse, suivant
machinalement ces ondulations de lumière, s'arrêtèrent tout à coup sur
une inscription qui ressortait en blanc sur un des chambranles noircis
de la cheminée. Elle tressaillit alors, passa la main sur ses yeux
appesantis, ramassa un bout de branche embrasée pour examiner les
caractères, et la laissa retomber en s'écriant d'une voix émue: -- Ah
Dieu! où suis-je? est-ce un rêve que je fais?

À cette exclamation, la servante s'éveilla brusquement, et, se
tournant vers elle, lui demanda si elle l'avait appelée.

-- Oui, oui, s'écria l'étrangère; venez ici. Dites-moi, qui a écrit
ces deux noms sur le mur?

-- Deux noms? dit la servante ébahie; quels noms?

-- Oh! dit l'étrangère en se parlant avec une sorte d'exaltation, son
nom et le mien, Pauline, Laurence! Et cette date! _10 février 182..._!
Oh! dites-moi, dites-moi pourquoi ces noms et cette date sont ici?

-- Madame, répondit la servante, je n'y avais jamais fait attention,
et d'ailleurs je ne sais pas lire.

-- Mais où suis-je donc? comment nommez-vous cette ville? N'est-ce pas
Villiers, la première poste après L...?

-- Mais non pas, Madame; vous êtes à Saint-Front, route de Paris,
hôtel du _Lion couronné_.

-- Ah ciel! s'écria la voyageuse avec force en se levant tout à coup.

La servante épouvantée la crut folle et voulut s'enfuir; mais la jeune
femme l'arrêtant:

-- Oh! par grâce, restez, dit-elle, et parlez-moi! Comment se fait-il
que je sois ici? Dites-moi si je rêve? Si je rêve, éveillez-moi!

-- Mais, Madame, vous ne rêvez pas, ni moi non plus, je pense,
répondit la servante. Vous vouliez donc aller à Lyon? Eh bien! mon
Dieu, vous aurez oublié de l'expliquer au postillon, et tout
naturellement il aura cru que vous alliez à Paris. Dans ce temps-ci,
toutes les voitures de poste vont à Paris.

-- Mais je lui ai dit moi-même que j'allais à Lyon.

-- Oh dame! c'est que Baptiste est sourd à ne pas entendre le canon,
et avec cela qu'il dort sur son cheval la moitié du temps, et que ses
bêtes sont accoutumées à la route de Paris dans ce temps-ci...

-- À Saint-Front! répétait l'étrangère. Oh! singulière destinée qui me
ramène aux lieux que je voulais fuir! J'ai fait un détour pour ne
point passer ici, et, parce que je me suis endormie deux heures, le
hasard m'y conduit à mon insu! Eh bien! c'est Dieu peut-être qui le
veut. Sachons ce que je dois retrouver ici de joie ou de douleur.
Dites-moi, ma chère, ajouta-t-elle en s'adressant à la fille
d'auberge, connaissez-vous dans cette ville mademoiselle Pauline D...?

-- Je n'y connais personne, Madame, répondit la fille; je ne suis dans
ce pays que depuis huit jours.

-- Mais allez me chercher une autre servante, quelqu'un! je veux le
savoir! Puisque je suis ici, je veux tout savoir. Est-elle mariée?
est-elle morte? Allez, allez, informez-vous de cela; courez donc!

La servante objecta que toutes les servantes étaient couchées, que le
garçon d'écurie et les postillons ne connaissaient au monde que leurs
chevaux. Une prompte libéralité de la jeune dame la décida à aller
réveiller _le chef_, et, après un quart d'heure d'attente, qui parut
mortellement long à notre voyageuse, on vint enfin lui apprendre que
mademoiselle Pauline D... n'était point mariée, et qu'elle habitait
toujours la ville. Aussitôt l'étrangère ordonna qu'on mît sa voiture
sous la remise et qu'on lui préparât une chambre.

Elle se mit au lit en attendant le jour, mais elle ne put dormir. Ses
souvenirs, assoupis ou combattus longtemps, reprenaient alors toute
leur puissance; elle reconnaissait toutes les choses qui frappaient sa
vue dans l'auberge du _Lion couronné_. Quoique l'antique hôtellerie
eût subi de notables améliorations depuis dix ans, le mobilier était
resté à peu près le même; les murs étaient encore revêtus de
tapisseries qui représentaient les plus belles scènes de l'Astrée; les
bergères avaient des reprises de fil blanc sur le visage, et les
bergers en lambeaux flottaient suspendus à des clous qui leur
perçaient la poitrine. Il y avait une monstrueuse tête de guerrier
romain dessinée à l'estompe par la fille de l'aubergiste, et encadrée
dans quatre baguettes de bois peint en noir; sur la cheminée, un
groupe de cire, représentant Jésus à la crèche, jaunissait sous un
dais de verre filé.

-- Hélas! se disait la voyageuse, j'ai habité plusieurs jours cette
même chambre, il y a douze ans, lorsque je suis arrivée ici avec ma
bonne mère! C'est dans cette triste ville que je l'ai vue dépérir de
misère et que j'ai failli la perdre. J'ai couché dans ce même lit la
nuit de mon départ! Quelle nuit de douleur et d'espoir, de regret et
d'attente! Comme elle pleurait, ma pauvre amie, ma douce Pauline, en
m'embrassant sous cette cheminée où je sommeillais tout à l'heure sans
savoir où j'étais! Comme je pleurais, moi aussi, en écrivant sur le
mur son nom au-dessous du mien, avec la date de notre séparation!
Pauvre Pauline! quelle existence a été la sienne depuis ce temps-là?
l'existence d'une vieille fille de province! Cela doit être affreux!
Elle si aimante, si supérieure à tout ce qui l'entourait! Et pourtant
je voulais la fuir, je m'étais promis de ne la revoir jamais! -- Je
vais peut-être lui apporter un peu de consolation, mettre un jour de
bonheur dans sa triste vie! -- Si elle me repoussait pourtant! Si elle
était tombée sous l'empire des préjugés!... Ah! cela est évident,
ajouta tristement la voyageuse; comment puis-je en douter? N'a-t-elle
pas cessé tout à coup de m'écrire en apprenant le parti que j'ai pris?
Elle aura craint de se corrompre ou de se dégrader dans le contact
d'une vie comme la mienne! Ah! Pauline! elle m'aimait tant, et elle
aurait rougi de moi!... je ne sais plus que penser... À présent que je
me sens si près d'elle, à présent que je suis sûre de la retrouver
dans la situation où je l'ai connue, je ne peux plus résister au désir
de la voir. Oh! je la verrai, dût-elle me repousser! Si elle le fait,
que la honte en retombe sur elle! j'aurai vaincu les justes défiances
de mon orgueil, j'aurai été fidèle à la religion du passé; c'est elle
qui se sera parjurée!

Au milieu de ces agitations, elle vit monter le matin gris et froid
derrière les toits inégaux des maisons déjetées qui s'accoudaient
disgracieusement les unes aux autres. Elle reconnut le clocher qui
sonnait jadis ses heures de repos ou de rêverie; elle vit s'éveiller
les bourgeois en classiques bonnets de coton; et de vieilles figures
dont elle avait un confus souvenir, apparurent toutes renfrognées aux
fenêtres de la rue. Elle entendit l'enclume du forgeron retentir sous
les murs d'une maison décrépite; elle vit arriver au marché les
fermiers en manteau bleu et en coiffe de toile cirée; tout reprenait
sa place et conservait son allure comme aux jours du passé. Chacune de
ces circonstances insignifiantes faisait battre le coeur de la
voyageuse, quoique tout lui semblât horriblement laid et pauvre.

-- Eh quoi! disait-elle, j'ai pu vivre ici quatre ans, quatre ans
entiers sans mourir! j'ai respiré cet air, j'ai parlé à ces gens-là,
j'ai dormi sous ces toits couverts de mousse, j'ai marché dans ces
rues impraticables! et Pauline, ma pauvre Pauline vit encore au milieu
de tout cela, elle qui était si belle, si aimable, si instruite, elle
qui aurait régné et brillé comme moi sur un monde de luxe et d'éclat!

Aussitôt que l'horloge de la ville eut sonné sept heures, elle acheva
sa toillette à la hâte; et, laissant ses domestiques maudire l'auberge
et souffrir les incommodités du déplacement avec cette impatience et
cette hauteur qui caractérisent les laquais de bonne maison, elle
s'enfonça dans une des rues tortueuses qui s'ouvraient devant elle,
marchant sur la pointe du pied avec l'adresse d'une Parisienne, et
faisant ouvrir de gros yeux à tous les bourgeois de la ville, pour qui
une figure nouvelle était un grave événement.

La maison de Pauline n'avait rien de pittoresque, quoiqu'elle fût fort
ancienne. Elle n'avait conservé, de l'époque où elle fut bâtie, que le
froid et l'incommodité de la distribution; du reste, pas une tradition
romanesque, pas un ornement de sculpture élégante ou bizarre, pas le
moindre aspect de féodalité romantique. Tout y avait l'air sombre et
chagrin, depuis la figure de cuivre ciselée sur le marteau de la
porte, jusqu'à celle de la vieille servante non moins laide et
rechignée qui vint ouvrir, toisa l'étrangère avec dédain, et lui
tourna le dos après lui avoir répondu sèchement: _Elle y est_.

La voyageuse éprouva une émotion à la fois douce et déchirante en
montant l'escalier en vis auquel une corde luisante servait de rampe.
Cette maison lui rappelait les plus fraîches années de sa vie, les
plus pures scènes de sa jeunesse; mais, en comparant ces témoins de
son passé au luxe de son existence présente, elle ne pouvait
s'empêcher de plaindre Pauline, condamnée à végéter là comme la mousse
verdâtre qui se traînait sur les murs humides.

Elle monta sans bruit et poussa la porte, qui roula sur ses gonds en
silence. Rien n'était changé dans la grande pièce, décorée par les
hôtes du titré de salon. Le carreau de briques rougeâtres bien lavées,
les boiseries brunes soigneusement dégagées de poussière, la glace
dont le cadre avait été doré jadis, les meubles massifs brodés au
petit point par quelque aïeule de la famille, et deux ou trois
tableaux de dévotion légués par l'oncle, curé de la ville, tout était
précisément resté à la même place et dans le même état de vétusté
robuste depuis dix ans, dix ans pendant lesquels l'étrangère avait
vécu des siècles! Aussi tout ce qu'elle voyait la frappait comme un
rêve.

La salle, vaste et basse, offrait à l'oeil une profondeur terne qui
n'était pourtant pas sans charme. Il y avait, dans le vague de la
perspective, de l'austérité et de la méditation, comme dans ces
tableaux de Rembrandt où l'on ne distingue, sur le clair-obscur,
qu'une vieille figure de philosophe ou d'alchimiste brune et terreuse
comme les murs, terne et maladive comme le rayon habilement ménagé où
elle nage. Une fenêtre à carreaux étroits et montés en plomb, ornée de
pots de basilic et de géranium, éclairait seule cette vaste pièce;
mais une suave figure se dessinait dans la lumière de l'embrasure, et
semblait placée là, comme à dessein, pour ressortir seule et par sa
propre beauté dans le tableau: c'était Pauline.

Elle était bien changée, et, comme la voyageuse ne pouvait voir son
visage, elle douta longtemps que ce fût elle. Elle avait laissé
Pauline plus petite de toute la tête, et maintenant Pauline était
grande et d'une ténuité si excessive qu'on eût dit qu'elle allait se
briser en changeant d'attitude; elle était vêtue de brun, avec une
petite collerette d'un blanc scrupuleux et d'une égalité de plis
vraiment monastique. Ses beaux cheveux châtains étaient lissés sur ses
tempes avec un soin affecté; elle se livrait à un ouvrage classique,
ennuyeux, odieux à toute organisation pensante: elle faisait de
très-petits points réguliers avec une aiguille imperceptible sur un
morceau de batiste dont elle comptait la trame fil par fil. La vie de
la grande moitié des femmes se consume, en France, à cette solennelle
occupation.

Quand la voyageuse eut fait quelques pas, elle distingua, dans la
clarté de la fenêtre, les lignes brillantes du beau profil de Pauline:
ses traits réguliers et calmes, ses grands yeux voilés et nonchalants,
son front pur et uni, plutôt découvert qu'élevé, sa bouche délicate
qui semblait incapable de sourire. Elle était toujours admirablement
belle et jolie! mais elle était maigre et d'une pâleur uniforme, qu'on
pouvait regarder comme passée à l'état chronique. Dans le premier
instant, son ancienne amie fut tentée de la plaindre; mais, en
admirant la sérénité profonde de ce front mélancolique doucement
penché sur son ouvrage, elle se sentit pénétrée de respect bien plus
que de pitié.

Elle resta donc immobile et muette à la regarder; mais, comme si sa
présence se fût révélée à Pauline par un mouvement instinctif du
coeur, celle-ci se tourna tout à coup vers elle et la regarda fixement
sans dire un mot et sans changer de visage.

-- Pauline! ne me reconnais-tu pas? s'écria l'étrangère; as-tu oublié
la figure de Laurence?

Alors Pauline jeta un cri, se leva, et retomba sans force sur un
siège. Laurence était déjà dans ses bras, et toutes deux pleuraient.

-- Tu ne me reconnaissais pas? dit enfin Laurence.

-- Oh! que dis-tu là! répondit Pauline. Je te reconnaissais bien, mais
je n'étais pas étonnée. Tu ne sais pas une chose, Laurence? C'est que
les personnes qui vivent dans la solitude ont parfois d'étranges
idées. Comment te dirai-je? Ce sont des souvenirs, des images qui se
logent dans leur esprit, et qui semblent passer devant leurs yeux. Ma
mère appelle cela des visions. Moi, je sais bien que je ne suis pas
folle; mais je pense que Dieu permet souvent, pour me consoler dans
mon isolement, que les personnes que j'aime m'apparaissent tout à coup
au milieu de mes rêveries. Va, bien souvent je t'ai vue là devant
cette porte, debout comme tu étais tout à l'heure, et me regardant
d'un air indécis. J'avais coutume de ne rien dire et de ne pas bouger,
pour que l'apparition ne s'envolât pas. Je n'ai été surprise que quand
je t'ai entendue parler. Oh! alors ta voix m'a réveillée! elle est
venue me frapper jusqu'au coeur! Chère Laurence! c'est donc toi
vraiment! dis-moi bien que c'est toi!

Quand Laurence eut timidement exprimé à son amie la crainte qui
l'avait empêchée depuis plusieurs années de lui donner des marques de
son souvenir, Pauline l'embrassa en pleurant.

-- Oh mon Dieu! dit-elle, tu as cru que je te méprisais, que je
rougissais de toi! moi qui t'ai conservé toujours une si haute estime,
moi qui savais si bien que dans aucune situation de la vie il n'était
possible à une âme comme la tienne de s'égarer!

Laurence rougit et pâlit en écoutant ces paroles; elle renferma un
soupir, et baisa la main de Pauline avec un sentiment de vénération.

-- Il est bien vrai, reprit Pauline, que ta condition présente révolte
les opinions étroites et intolérantes de toutes les personnes que je
vois. Une seule porte dans sa sévérité un reste d'affection et de
regret: c'est ma mère. Elle te blâme, il faut bien t'attendre à cela;
mais elle cherche à t'excuser, et l'on voit qu'elle lance sur toi
l'anathème avec douleur. Son esprit, n'est pas éclairé, tu le sais;
mais son coeur est bon, pauvre femme!

-- Comment ferai-je donc pour me faire accueillir? demanda Laurence.

-- Hélas! répondit Pauline, il serait bien facile de la tromper; elle
est aveugle.

-- Aveugle! ah! mon Dieu!

Laurence resta accablée à cette nouvelle; et, songeant à l'affreuse
existence de Pauline, elle la regardait fixement, avec l'expression
d'une compassion profonde et pourtant comprimée par le respect.
Pauline la comprit, et, lui pressant la main avec tendresse, elle lui
dit avec une naïveté touchante:

-- Il y a du bien dans tous les maux que Dieu nous envoie. J'ai failli
me marier il y a cinq ans; un an après, ma mère a perdu la vue. Vois,
comme il est heureux que je sois restée fille pour la soigner! si
j'avais été mariée, qui sait si je l'aurais pu?

Laurence, pénétrée d'admiration, sentit ses yeux se remplir de larmes.

-- Il est évident, dit-elle en souriant à son amie à travers ses
pleurs, que tu aurais été distraite par mille autres soins également
sacrés, et qu'elle eût été plus à plaindre qu'elle ne l'est.

-- Je l'entends remuer, dit Pauline; et elle passa vivement, mais avec
assez d'adresse pour ne pas faire le moindre bruit, dans la chambre
voisine.

Laurence la suivit sur la pointe du pied, et vit la vieille femme
aveugle étendue sur son lit en forme de corbillard. Elle était jaune
et luisante. Ses yeux hagards et sans vie lui donnaient absolument
l'aspect d'un cadavre. Laurence recula, saisie d'une terreur
involontaire. Pauline s'approcha de sa mère, pencha doucement son
visage vers ce visage affreux, et lui demanda bien bas si elle
dormait. L'aveugle ne répondit rien, et se tourna vers la ruelle du
lit. Pauline arrangea ses couvertures avec soin sur ses membres
étiques, referma doucement le rideau, et reconduisit son amie dans le
salon.

-- Causons, lui dit-elle; ma mère se lève tard ordinairement. Nous
avons quelques heures pour nous reconnaître; nous trouverons bien un
moyen de réveiller son ancienne amitié pour toi. Peut-être
suffira-t-il de lui dire que tu es là! Mais, dis-moi, Laurence, tu as
pu croire que je te... Oh! je ne dirai pas ce mot! Te mépriser! Quelle
insulte tu m'as faite là! Mais c'est ma faute après tout. J'aurais dû
prévoir que tu concevrais des doutes sur mon affection, j'aurais dû
t'expliquer mes motifs... Hélas! c'était bien difficile à te faire
comprendre! Tu m'aurais accusée de faiblesse, quand, au contraire, il
me fallait tant de force pour renoncer à t'écrire, à te suivre dans ce
monde inconnu où, malgré moi, mon coeur a été si souvent te chercher!
Et puis, je n'osais pas accuser ma mère; je ne pouvais pas me décider
à t'avouer les petitesses de son caractère et les préjugés de son
esprit. J'en étais victime; mais je rougissais de les raconter. Quand
on est si loin de toute amitié, si seule, si triste, toute démarche
difficile devient impossible. On s'observe, on se craint soi-même, et
l'on se suicide dans la peur de se laisser mourir. À présent que te
voilà près de moi, je retrouve toute ma confiance, tout mon abandon.
Je te dirai tout. Mais d'abord parlons de toi, car mon existence est
si monotone, si nulle, si pâle à côté de la tienne! Que de choses tu
dois avoir à me raconter!

Le lecteur doit présumer que Laurence ne raconta pas tout. Son récit
fut même beaucoup moins long que Pauline ne s'y attendait. Nous le
transcrirons en trois lignes, qui suffiront à l'intelligence de la
situation.

Et d'abord, il faut dire que Laurence était née à Paris dans une
position médiocre. Elle avait reçu une éducation simple, mais solide.
Elle avait quinze ans lorsque, sa famille étant tombée dans la misère,
il lui fallut quitter Paris et se retirer en province avec sa mère.
Elle vint habiter Saint-Front, où elle réussit à vivre quatre ans en
qualité de sous-maîtresse dans un pensionnat de jeunes filles, et où
elle contracta une étroite amitié avec l'aînée de ses élèves, Pauline,
âgée de quinze ans comme elle.

Et puis il arriva que Laurence dut à la protection de je ne sais
quelle douairière d'être rappelée à Paris, pour y faire l'éducation
des filles d'un banquier.

Si vous voulez savoir comment une jeune fille pressent et découvre sa
vocation, comment elle l'accomplit en dépit de toutes les remontrances
et de tous les obstacles, relisez les charmants Mémoires de
mademoiselle Hippolyte Clairon, célèbre comédienne du siècle dernier.

Laurence fit comme tous ces artistes prédestinés: elle passa par
toutes les misères, par toutes les souffrances du talent ignoré ou
méconnu; enfin, après avoir traversé les vicissitudes de la vie
pénible que l'artiste est forcé de créer lui-même, elle devint une
belle et intelligente actrice. Succès, richesse, hommages, renommée,
tout lui vint ensemble et tout à coup. Désormais elle jouissait d'une
position brillante et d'une considération justifiée aux yeux des gens
d'esprit par un noble talent et un caractère élevé. Ses erreurs, ses
passions, ses douleurs de femme, ses déceptions et ses repentirs, elle
ne les raconta point à Pauline. Il était encore trop tôt: Pauline
n'eût pas compris.




II.


Cependant, lorsqu'au coup de midi l'aveugle s'éveilla, Pauline savait
toute la vie de Laurence, même ce qui ne lui avait pas été raconté, et
cela plus que tout le reste peut-être; car les personnes qui ont vécu
dans le calme et la retraite ont un merveilleux instinct pour se
représenter la vie d'autrui pleine d'orages et de désastres qu'elles
s'applaudissent en secret d'avoir évités. C'est une consolation
intérieure qu'il leur faut laisser, car l'amour-propre y trouve bien
un peu son compte, et la vertu seule ne suffit pas toujours à
dédommager des longs ennuis de la solitude.

-- Eh bien! dit la mère aveugle en s'asseyant sur le bord de son lit,
appuyée sur sa fille, qui est donc là près de nous? Je sens le parfum
d'une belle dame. Je parie que c'est madame Ducornay, qui est revenue
de Paris avec toutes sortes de belles toilettes que je ne pourrai pas
voir, et de bonnes senteurs qui nous donnent la migraine.

-- Non, maman, répondit Pauline, ce n'est pas madame Ducornay.

-- Qui donc? reprit l'aveugle en étendant le bras. -- Devinez, dit
Pauline en faisant signe à Laurence de toucher la main de sa mère.
-- Que cette main est douce et petite! s'écria l'aveugle en passant
ses doigts noueux sur ceux de l'actrice. Oh! ce n'est pas madame
Ducornay, certainement. Ce n'est aucune de _nos dames_, car, quoi
qu'elles fassent, à la patte on reconnaît toujours le lièvre. Pourtant
je connais cette main-là. Mais c'est quelqu'un que je n'ai pas vu
depuis longtemps. Ne saurait-elle parler? -- Ma voix a changé comme ma
main, répondit Laurence, dont l'organe clair et frais avait pris, dans
les études théâtrales, un timbre plus grave et plus sonore.

-- Je connais aussi cette voix, dit l'aveugle, et pourtant je ne la
reconnais pas. Elle garda quelques instants le silence sans quitter la
main de Laurence, en levant sur elle ses yeux ternes et vitreux, dont
la fixité était effrayante. -- Me voit-elle? demanda Laurence bas à
Pauline. -- Nullement, répondit celle-ci, mais elle a toute sa
mémoire; et d'ailleurs, notre vie compte si peu d'événements, qu'il
est impossible qu'elle ne te reconnaisse pas tout à l'heure. À peine
Pauline eut-elle prononcé ces mots, que l'aveugle, repoussant la main
de Laurence avec un sentiment de dégoût qui allait jusqu'à l'horreur,
dit de sa voix sèche et cassée: -- Ah! c'est cette malheureuse _qui
joue la comédie!_ Que vient-elle chercher ici? Vous ne deviez pas la
recevoir, Pauline!

-- Ô ma mère! s'écria Pauline en rougissant de honte et de chagrin, et
en pressant sa mère dans ses bras, pour lui faire comprendre ce
qu'elle éprouvait. Laurence pâlit, puis se remettant aussitôt: -- Je
m'attendais à cela, dit-elle à Pauline avec un sourire dont la douceur
et la dignité l'étonnèrent et la troublèrent un peu.

-- Allons, reprit l'aveugle, qui craignait instinctivement de déplaire
à sa fille, en raison du besoin qu'elle avait de son dévouement,
laissez-moi le temps de me remettre un peu; je suis si surprise! et
comme cela, au réveil, on ne sait trop ce qu'on dit... Je ne voudrais
pas vous faire de chagrin, Mademoiselle... ou Madame... Comment vous
appelle-t-on maintenant? -- Toujours Laurence, répondit l'actrice avec
calme. -- Et elle est toujours Laurence, dit avec chaleur la bonne
Pauline en l'embrassant, toujours la même âme généreuse, le même noble
coeur... -- Allons, arrange-moi, ma fille, dit l'aveugle, qui voulait
changer de propos, ne pouvant se résoudre ni à contredire sa fille ni
à réparer sa dureté envers Laurence; coiffe-moi donc, Pauline;
j'oublie, moi, que les autres ne sont point aveugles, et qu'ils voient
en moi quelque chose d'affreux. Donne-moi mon voile, mon mantelet...
C'est bien, et maintenant apporte-moi mon chocolat de santé, et
offres-en aussi à... cette dame.

Pauline jeta à son amie un regard suppliant auquel celle-ci répondit
par un baiser. Quand la vieille dame, enveloppée dans sa mante
d'indienne brune à grandes fleurs rouges, et coiffée de son bonnet
blanc surmonté d'un voile de crêpe noir qui lui cachait la moitié du
visage, se fut assise vis-à-vis de son frugal déjeuner, elle s'adoucit
peu à peu. L'âge, l'ennui et les infirmités l'avaient amenée à ce
degré d'égoïsme qui fait tout sacrifier, même les préjugés les plus
enracinés, aux besoins du bien-être. L'aveugle vivait dans une telle
dépendance de sa fille, qu'une contrariété, une distraction de
celle-ci pouvait apporter le trouble dans cette suite d'innombrables
petites attentions dont la moindre était nécessaire pour lui rendre la
vie tolérable. Quand l'aveugle était commodément couchée, et qu'elle
ne craignait plus aucun danger, aucune privation pour quelques heures,
elle se donnait le cruel soulagement de blesser par des paroles aigres
et des murmures injustes les gens dont elle n'avait plus besoin; mais,
aux heures de sa dépendance, elle savait fort bien se contenir, et
enchaîner leur zèle par des manières plus affables. Laurence eut le
loisir de faire cette remarque dans le courant de la journée. Elle en
fit encore une autre qui l'attrista davantage: c'est que la mère avait
une peur réelle de sa fille. On eût dit qu'à travers cet admirable
sacrifice de tous les instants, Pauline laissait percer malgré elle un
muet mais éternel reproche, que sa mère comprenait fort bien et
redoutait affreusement. Il semblait que ces deux femmes craignissent
de s'éclairer mutuellement sur la lassitude qu'elles éprouvaient
d'être ainsi attachées l'une à l'autre, un être moribond et un être
vivant: l'un effrayé des mouvements de celui qui pouvait à chaque
instant lui enlever son dernier souffle, et l'autre épouvanté de cette
tombe où il craignait d'être entraîné à la suite d'un cadavre.

Laurence, qui était douée d'un esprit judicieux et d'un coeur noble,
se dit qu'il n'en pouvait pas être autrement; que d'ailleurs cette
souffrance invincible chez Pauline n'ôtait rien à sa patience et ne
faisait qu'ajouter à ses mérites. Mais, malgré cela, Laurence sentit
que l'effroi et l'ennui la gagnaient entre ces deux victimes. Un nuage
passa sur ses yeux et un frisson dans ses veines. Vers le soir, elle
était accablée de fatigue, quoiqu'elle n'eût pas fait un pas de la
journée. Déjà l'horreur de la vie réelle se montrait derrière cette
poésie, dont au premier moment elle avait, de ses yeux d'artiste,
enveloppé la sainte existence de Pauline. Elle eût voulu pouvoir
persister dans son illusion, la croire heureuse et rayonnante dans son
martyre comme une vierge catholique des anciens jours, voir la mère
heureuse aussi, oubliant sa misère pour ne songer qu'à la joie d'être
aimée et assistée ainsi; enfin elle eût voulu, puisque ce sombre
tableau d'intérieur était sous ses yeux, y contempler des anges de
lumière, et non de tristes figures chagrines et froides comme la
réalité. Le plus léger pli sur le front angélique de Pauline faisait
ombre à ce tableau; un mot prononcé sèchement par cette bouche si pure
détruisait la mansuétude mystérieuse que Laurence, au premier abord, y
avait vue régner. Et pourtant ce pli au front était une prière; ce mot
errant sur les lèvres, une parole de sollicitude ou de consolation;
mais tout cela était glacé comme l'égoïsme chrétien, qui nous fait
tout supporter en vue de la récompense, et désolé comme le renoncement
monastique, qui nous défend de trop adoucir la vie humaine à autrui
aussi bien qu'à nous-mêmes.

Tandis que le premier enthousiasme de l'admiration naïve
s'affaiblissait chez l'actrice, tout aussi naïvement et en dépit
d'elles-mêmes, une modification d'idées s'opérait en sens inverse chez
les deux bourgeoises. La fille, tout en frémissant à l'idée des pompes
mondaines où son amie s'était jetée, avait souvent ressenti, peut-être
à son insu, des élans de curiosité pour ce monde inconnu, plein de
terreurs et de prestiges, où ses principes lui défendaient de porter
un seul regard. En voyant Laurence, en admirant sa beauté, sa grâce,
ses manières tantôt nobles comme celles d'une reine de théâtre, tantôt
libres et enjouées comme celles d'un enfant (car l'artiste aimée du
public est comme un enfant à qui l'univers sert de famille), elle
sentait éclore en elle un sentiment à la fois enivrant et douloureux,
quelque chose qui tenait le milieu entre l'admiration et la crainte,
entre la tendresse et l'envie. Quant à l'aveugle, elle était
instinctivement captivée et comme vivifiée par le beau son de cette
voix, par la pureté de ce langage, par l'animation de cette causerie
intelligente, colorée et profondément naturelle, qui caractérise les
vrais artistes, et ceux du théâtre particulièrement. La mère de
Pauline, quoique remplie d'entêtement dévot et de morgue provinciale,
était une femme assez distinguée et assez instruite pour le monde où
elle avait vécu. Elle l'était du moins assez pour se sentir frappée et
charmée, malgré elle, d'entendre quelque chose de si différent de son
entourage habituel, et de si supérieur à tout ce qu'elle avait jamais
rencontré. Peut-être ne s'en rendait-elle pas bien compte à elle-même;
mais il est certain que les efforts de Laurence pour la faire revenir
de ses préventions réussissaient au delà de ses espérances. La vieille
femme commençait à s'amuser si réellement de la causerie de l'actrice,
qu'elle l'entendit avec regret, presque avec effroi, demander des
chevaux de poste. Elle fit alors un grand effort sur elle-même, et la
pria de rester jusqu'au lendemain. Laurence se fit un peu prier. Sa
mère, retenue à Paris par une indisposition de sa seconde fille,
n'avait pu partir avec elle. Les engagements de Laurence avec le
théâtre d'Orléans l'avaient forcée de les y devancer; mais elle leur
avait donné rendez-vous à Lyon, et Laurence voulait y arriver en même
temps qu'elles, sachant bien que sa mère et sa soeur, après quinze
jours de séparation (la première de leur vie), l'attendraient
impatiemment. Cependant l'aveugle insista tellement, et Pauline, à
l'idée de se séparer de nouveau, et pour jamais sans doute, de son
amie, versa des larmes si sincères, que Laurence céda, écrivit à sa
mère de ne pas être inquiète si elle retardait d'un jour son arrivée à
Lyon, et ne commanda ses chevaux que pour le lendemain soir.
L'aveugle, entraînée de plus en plus, poussa la gracieuseté jusqu'à
vouloir dicter une phrase amicale pour son ancienne connaissance, la
mère de Laurence.

-- Cette pauvre madame S..., ajouta-t-elle lorsqu'elle eut entendu
plier la lettre et pétiller la cire à cacheter, c'était une bien
excellente personne, spirituelle, gaie, confiante... et bien étourdie!
car enfin, ma pauvre enfant, c'est elle qui répondra devant Dieu du
malheur que tu as eu de monter sur les planches. Elle pouvait s'y
opposer, et elle ne l'a pas fait! Je lui ai écrit trois lettres à
cette occasion, et Dieu sait si elle les a lues! Ah! si elle m'eût
écoutée, tu n'en serais pas là!...

-- Nous serions dans la plus profonde misère, répondit Laurence avec
une douce vivacité, et nous souffririons de ne pouvoir rien faire
l'une pour l'autre, tandis qu'aujourd'hui j'ai la joie de voir ma
bonne mère rajeunir au sein d'une honnête aisance; et elle est plus
heureuse que moi, s'il est possible, de devoir son bien-être à mon
travail et à ma persévérance. Oh! c'est une excellente mère, ma bonne
madame D..., et, quoique je sois actrice, je vous assure que je l'aime
autant que Pauline vous aime.

-- Tu as toujours été une bonne fille, je le sais, dit l'aveugle. Mais
enfin comment cela finira-t-il? Vous voilà riches, et je comprends que
ta mère s'en trouve fort bien, car c'est une femme qui a toujours aimé
ses aises et ses plaisirs; mais l'autre vie, mon enfant, vous n'y
songez ni l'une ni l'autre!... Enfin, je me réfugie dans la pensée que
tu ne seras pas toujours au théâtre, et qu'un jour viendra où tu feras
pénitence.

Cependant le bruit de l'aventure qui avait amené à Saint-Front, route
de Paris, une dame en chaise de poste qui croyait aller à Villiers,
route de Lyon, s'était répandue dans la petite ville, et y donnait
lieu, depuis quelques heures, à d'étranges commentaires. Par quel
hasard, par quel prodige, cette dame de la chaise de poste, après être
arrivée là sans le vouloir, se décidait-elle à y rester toute la
journée? Et que faisait-elle, bon Dieu! chez les dames D...? Comment
pouvait-elle les connaître? Et que pouvaient-elles avoir à se dire
depuis si longtemps qu'elles étaient enfermées ensemble? Le secrétaire
de la mairie, qui faisait sa partie de billard au café situé justement
en face de la maison des dames D..., vit ou crut voir passer et
repasser derrière les vitres de cette maison la dame étrangère, vêtue
singulièrement, disait-il, et même magnifiquement. La toilette de
voyage de Laurence était pourtant d'une simplicité de bon goût; mais
la femme de Paris, et la femme artiste surtout, donne aux moindres
atours un prestige éblouissant pour la province. Toutes les dames des
maisons voisines se collèrent à leurs croisées, les entr'ouvrirent
même, et s'enrhumèrent toutes plus ou moins, dans l'espérance de
découvrir ce qui se passait chez la voisine. On appela la servante
comme elle allait au marché, on l'interrogea. Elle ne savait rien,
elle n'avait rien entendu, rien compris; mais la personne en question
était fort étrange, selon elle. Elle faisait de grands pas, parlait
avec une grosse voix, et portait une pelisse fourrée qui la faisait
ressembler aux animaux des ménageries ambulantes, soit à une lionne,
soit à une tigresse; la servante ne savait pas bien à laquelle des
deux. Le secrétaire de la mairie décida qu'elle était vêtue d'une peau
de panthère, et l'adjoint du maire trouva fort probable que ce fût la
duchesse de Berry. Il avait toujours soupçonné la vieille D... d'être
légitimiste au fond du coeur, car elle était dévote. Le maire,
assassiné de questions par les dames de sa famille, trouva un
expédient merveilleux pour satisfaire leur curiosité et la sienne
propre. Il ordonna au maître de poste de ne délivrer de chevaux à
l'étrangère que sur le _vu_ de son passe-port. L'étrangère, se
ravisant et remettant son départ au lendemain, fit répondre par son
domestique qu'elle montrerait son passe-port au moment où elle
redemanderait des chevaux. Le domestique, fin matois, véritable
Frontin de comédie, s'amusa de la curiosité des citadins de
Saint-Front, et leur fit à chacun un conte différent. Mille versions
circulèrent et se croisèrent dans la ville. Les esprits furent
très-agités, le maire craignit une émeute; le procureur du roi intima
à la gendarmerie l'ordre de se tenir sur pied, et les chevaux de
l'ordre public eurent la selle sur le dos tout le jour.

-- Que faire? disait le maire qui était un homme de moeurs douces et
un coeur sensible envers le beau sexe. Je ne puis envoyer un gendarme
pour examiner brutalement les papiers d'une dame! -- À votre place, je
ne m'en gênerais pas! disait le substitut, jeune magistrat farouche
qui aspirait à être procureur du roi, et qui travaillait à diminuer
son embonpoint pour ressembler tout à fait à Junius Brutus. -- Vous
voulez que je fasse de l'arbitraire! reprenait le magistrat pacifique.
La mairesse tint conseil avec les femmes des autres autorités, et il
fut décidé que M. le maire irait en personne, avec toute la politesse
possible, et s'excusant sur la nécessité d'obéir à des ordres
supérieurs, demander à l'inconnue son passeport.

Le maire obéit, et se garda bien de dire que ces ordres supérieurs
étaient ceux de sa femme. La mère D... fut un peu effrayée de cette
démarche; Pauline, qui la comprit fort bien, en fut inquiète et
blessée; Laurence ne fit qu'en rire, et, s'adressant au maire, elle
l'appela par son nom, lui demanda des nouvelles de toutes les
personnes de sa famille et de son intimité, lui nommant avec une
merveilleuse mémoire jusqu'au plus petit de ses enfants, l'intrigua
pendant un quart d'heure, et finit par s'en faire reconnaître. Elle
fut si aimable et si jolie dans ce badinage, que le bon maire en tomba
amoureux comme un fou, voulut lui baiser la main, et ne se retira que
lorsque madame D... et Pauline lui eurent promis de le faire dîner
chez elles ce même jour avec la belle actrice de _la capitale_. Le
dîner fut fort gai. Laurence essaya de se débarrasser des impressions
tristes qu'elle avait reçues, et voulut récompenser l'aveugle du
sacrifice qu'elle lui faisait de ses préjugés en lui donnant quelques
heures d'enjouement. Elle raconta mille historiettes plaisantes sur
ses voyages en province, et même, au dessert, elle consentit à réciter
à M. le maire des tirades de vers classiques qui le jetèrent dans un
délire d'enthousiasme dont madame la mairesse eût été sans doute fort
effrayée. Jamais l'aveugle ne s'était autant amusée; Pauline était
singulièrement agitée; elle s'étonnait de se sentir triste au milieu
de sa joie. Laurence, tout en voulant divertir les autres, avait fini
par se divertir elle-même. Elle se croyait rajeunie de dix ans en se
retrouvant dans ce monde de ses souvenirs, où elle croyait parfois
être encore en rêve.

On était passé de la salle à manger au salon, et on achevait de
prendre le café, lorsqu'un bruit de socques dans l'escalier annonça
l'approche d'une visite. C'était la femme du maire, qui, ne pouvant
résister plus longtemps à sa curiosité, venait _adroitement_ et comme
par hasard voir madame D... Elle se fût bien gardée d'amener ses
filles, elle eût craint de faire tort à leur mariage si elle leur eût
laissé entrevoir la comédienne. Ces demoiselles n'en dormirent pas de
la nuit, et jamais l'autorité maternelle ne leur sembla plus inique.
La plus jeune en pleura de dépit.

Madame la mairesse, quoique assez embarrassée de l'accueil qu'elle
ferait à Laurence (celle-ci avait autrefois donné des leçons à ses
filles), se garda bien d'être impolie. Elle fut même gracieuse en
voyant la dignité calme qui régnait dans ses manières. Mais quelques
minutes après, une seconde visite étant arrivée, _par hasard_ aussi,
la mairesse recula sa chaise et parla un peu moins à l'actrice. Elle
était observée par une de ses amies intimes, qui n'eût pas manqué de
critiquer beaucoup son _intimité_ avec une comédienne. Cette seconde
visiteuse s'était promis de satisfaire aussi sa curiosité en faisant
causer Laurence. Mais, outre que Laurence devint de plus en plus grave
et réservée, la présence de la mairesse contraignit et gêna les
curiosités subséquentes. La troisième visite gêna beaucoup les deux
premières, et fut à son tour encore plus gênée par l'arrivée de la
quatrième. Enfin, en moins d'une heure, le vieux salon de Pauline fut
rempli comme si elle eût invité toute la ville à une grande soirée.
Personne n'y pouvait résister; on voulait, au risque de faire une
chose étrange, impolie même, voir cette petite sous-maîtresse dont
personne n'avait soupçonné l'intelligence, et qui maintenant était
connue et applaudie dans toute la France. Pour légitimer la curiosité
présente, et pour excuser le peu de discernement qu'on avait eu dans
le passé, on affectait de douter encore du talent de Laurence, et on
se disait à l'oreille: -- Est-il bien vrai qu'elle soit l'amie et la
protégée de mademoiselle Mars? -- On dit qu'elle a un si grand succès
à Paris -- Croyez-vous bien que ce soit possible? -- Il paraît que les
plus célèbres auteurs font des pièces pour elle. -- Peut-être
exagère-t-on beaucoup tout cela! -- Lui avez-vous parlé? -- Lui
parlez-vous? etc.

Personne néanmoins ne pouvait diminuer par ses doutes la grâce et la
beauté de Laurence. Un instant avant le dîner, elle avait fait venir
sa femme de chambre, et, d'un tout petit carton qui ressemblait à ces
noix enchantées où les fées font tenir d'un coup de baguette tout le
trousseau d'une princesse, était sortie une parure très-simple, mais
d'un goût exquis et d'une fraîcheur merveilleuse. Pauline ne pouvait
comprendre qu'on pût avec si peu de temps et de soin se métamorphoser
ainsi en voyage, et l'élégance de son amie la frappait d'une sorte de
vertige. Les dames de la ville s'étaient flattées d'avoir à critiquer
cette toilette et cette tournure qu'on avait annoncées si étranges;
elles étaient forcées d'admirer et de dévorer du regard ces étoffes
moelleuses négligées dans leur richesse, ces coupes élégantes
d'ajustements sans roideur et sans étalage, nuance à laquelle
n'arrivera jamais l'élégante de petite ville, même lorsqu'elle copie
exactement l'élégante des grandes villes; enfin toutes ces recherches
de la chaussure, de la manchette et de la coiffure, que les femmes
sans goût exagèrent jusqu'à l'absurde, ou suppriment jusqu'à la
malpropreté. Ce qui frappait et intimidait plus que tout le reste,
c'était l'aisance parfaite de Laurence, ce ton de la meilleure
compagnie qu'on ne s'attend guère, en province, à trouver chez une
comédienne, et que, certes, on ne trouvait chez aucune femme à
Saint-Front. Laurence était imposante et prévenante à son gré. Elle
souriait en elle-même du trouble où elle jetait tous ces petits
esprits qui étaient venus à l'insu les uns des autres, chacun croyant
être le seul assez hardi pour s'amuser des inconvenances d'une
bohémienne, et qui se trouvaient là honteux et embarrassés chacun de
la présence des autres, et plus encore du désappointement d'avoir à
envier ce qu'il était venu persifler, humilier peut-être! Toutes ces
femmes se tenaient d'un côté du salon comme un régiment en déroute, et
de l'autre côté, entourée de Pauline, de sa mère et de quelques hommes
de bon sens qui ne craignaient pas de causer respectueusement avec
elle, Laurence siégeait comme une reine affable qui sourit à son
peuple et le tient à distance. Les rôles étaient bien changés, et le
malaise croissait d'un côté, tandis que la véritable dignité
triomphait de l'autre. On n'osait plus chuchoter, on n'osait même plus
regarder, si ce n'est à la dérobée. Enfin, quand le départ des plus
désappointées eut éclairci les rangs, on osa s'approcher, mendier une
parole, un regard, toucher la robe, demander l'adresse de la lingère,
le prix des bijoux, le nom des pièces de théâtre les plus à la mode à
Paris, et des billets de spectacle pour le premier voyage qu'on ferait
à la capitale.

À l'arrivée des premières visites, l'aveugle avait été confuse, puis
contrariée, puis blessée. Quand elle entendit tout ce monde remplir
son salon froid et abandonné depuis si longtemps, elle prit son parti,
et, cessant de rougir de l'amitié qu'elle avait témoignée à Laurence,
elle en affecta plus encore, et accueillit par des paroles aigres et
moqueuses tous ceux qui vinrent la saluer. -- Oui-da, Mesdames,
répondait-elle, je me porte mieux que je ne pensais, puisque mes
infirmités ne font plus peur à personne. Il y a deux ans que l'on
n'est venu me tenir compagnie le soir, et c'est un merveilleux hasard
qui m'amène toute la ville à la fois. Est-ce qu'on aurait dérangé le
calendrier, et ma fête, que je croyais passée il y a six mois,
tomberait-elle aujourd'hui? Puis, s'adressant à d'autres qui n'étaient
presque jamais venues chez elle, elle poussait la malice jusqu'à leur
dire en face et tout haut: -- Ah! vous faites comme moi, vous faites
taire vos scrupules de conscience, et vous venez, malgré vous, rendre
hommage au talent? C'est toujours ainsi, voyez-vous; l'esprit triomphe
toujours, et de tout. Vous avez bien blâmé mademoiselle S... de s'être
mise au théâtre; vous avez fait comme moi, vous dis-je, vous avez
trouvé cela révoltant, affreux! Eh bien, vous voilà toutes à ses
pieds! Vous ne direz pas le contraire, car enfin je ne crois pas être
devenue tout à coup assez aimable et assez jolie pour que l'on vienne
en foule jouir de ma société.
                
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