George Sand

L'Orco
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GEORGE SAND.

L'ORCO




Nous étions, comme de coutume, réunis sous la treille. La soirée était
orageuse, l'air pesant et le ciel chargé de nuages noirs que
sillonnaient de fréquents éclairs. Nous gardions un silence
mélancolique. On eût dit que la tristesse de l'atmosphère avait gagné
nos coeurs, et nous nous sentions involontairement disposés aux
larmes. Beppa surtout paraissait livrée à de douloureuses pensées. En
vain l'abbé, qui s'effrayait des dispositions de l'assemblée, avait-il
essayé, à plusieurs reprises et de toutes les manières, de ranimer la
gaieté, ordinairement si vive de notre amie. Ni questions, ni
taquineries, ni prières n'avaient pu la tirer de sa rêverie; es yeux
fixés au ciel, promenant au hasard ses doigts sur les cordes
frémissantes de sa guitare, elle semblait avoir perdu le souvenir de
ce qui se passait autour d'elle, et ne plus s'inquiéter d'autre chose
que des sons plaintifs qu'elle faisait rendre à son instrument et de
la course capricieuse des nuages. Le bon Panorio, rebuté par le
mauvais succès de ses tentatives, prit le parti de s'adresser à moi.

«Allons! me dit-il, cher Zorzi, essaie à ton tour, sur la belle
capricieuse, le pouvoir de ton amitié. Il existe entre vous deux une
sorte de sympathie magnétique, plus forte que tous mes raisonnements,
et le son de ta voix réussit à la tirer de ses distractions les plus
profondes.

--Cette sympathie magnétique dont tu me parles, répondis-je, cher
abbé, vient de l'identité de nos sentiments. Nous avons souffert de la
même manière et pensé les mêmes choses, et nous nous connaissons
assez, elle et moi, pour savoir quel ordre d'idées nous rappellent les
circonstances extérieures. Je vous parie que je devine, non pas
l'objet, mais du moins la nature de sa rêverie.»

Et me tournant vers Beppa:

«Carissima, lui dis-je doucement, à laquelle de nos soeurs penses-tu?

--A la plus belle, me répondit-elle sans se détourner, à la plus
fière, à la plus malheureuse.

--Quand est-elle morte? repris-je, m'intéressant déjà à celle qui
vivait dans le souvenir de ma noble amie, et désirant m'associer par
mes regrets à une destinée qui ne pouvait pas m'être étrangère.

--Elle est morte à la fin de l'hiver dernier, la nuit du bal masqué
qui s'est donné au palais Servilio. Elle avait résisté à bien des
chagrins, elle était sortie victorieuse de bien des dangers, elle
avait traversé, sans succomber, de terribles agonies, et elle est
morte tout d'un coup sans laisser de trace, comme si elle eût été
emportée par la foudre. Tout le monde ici l'a connue plus ou moins,
mais personne autant que moi, parce que personne ne l'a autant aimée
et qu'elle se faisait connaître selon qu'on l'aimait. Les autres ne
croient pas à sa mort, quoiqu'elle n'ait pas reparu depuis la nuit
dont je te parle. Ils disent qu'il lui est arrivé bien souvent de
disparaître ainsi pendant longtemps, et de revenir ensuite. Mais moi
je sais qu'elle ne reviendra plus et que son rôle est fini sur la
terre. Je voudrais en douter que je ne le pourrais pas; elle a pris
soin de me faire savoir la fatale vérité par celui-là même qui a été
la cause de sa mort. Et quel malheur c'est là, mon Dieu! le plus grand
malheur de ces époques malheureuses! C'était une vie si belle que la
sienne! si belle et si pleine de contrastes, si mystérieuse, si
éclatante, si triste, si magnifique, si enthousiaste, si austère, si
voluptueuse, si complète en sa ressemblance avec toutes les choses
humaines! Non, aucune vie ni aucune mort n'ont été semblables à
celles-là. Elle avait trouvé le moyen, dans ce siècle prosaïque, de
supprimer de son existence toutes les mesquines réalités, et de n'y
laisser que la poésie. Fidèle aux vieilles coutumes de l'aristocratie
nationale, elle ne se montrait qu'après la chute du jour, masquée,
mais sans jamais se faire suivre de personne. Il n'est pas un habitant
de la ville qui ne l'ait rencontrée errant sur les places ou dans les
rues, pas un qui n'ait aperçu sa gondole attachée sur quelque canal;
mais aucun ne l'a jamais vue en sortir ou y entrer. Quoique cette
gondole ne fût gardée par personne, on n'a jamais entendu dire qu'elle
eût été l'objet d'une seule tentative de vol. Elle était peinte et
équipée comme toutes les autres gondoles, et pourtant tout le monde la
connaissait; les enfants mêmes disaient en la voyant: «Voilà la
gondole du masque.» Quant à la manière dont elle marchait, et à
l'endroit d'où elle amenait le soir et où elle remmenait le matin sa
maîtresse, nul ne le pouvait seulement soupçonner. Les douaniers
gardes-côtes avaient bien vu souvent glisser une ombre noire sur les
lagunes, et, la prenant pour une barque de contrebandier, lui avaient
donné la chasse jusqu'en pleine mer, mais, le matin venu, ils
n'avaient jamais rien aperçu sur les flots qui ressemblât à l'objet de
leur poursuite, et, à la longue, ils avaient pris l'habitude de ne
plus s'en inquiéter, et se contentaient de dire, en la revoyant:
«Voilà encore la gondole du masque.» La nuit, le masque parcourait la
ville entière, cherchant on ne sait quoi. On le voyait tour à tour sur
les places les plus vastes et dans les rues les plus tortueuses, sur
les ponts et sous la voûte des grands palais, dans les lieux les plus
fréquentés ou les plus déserts. Il allait tantôt lentement, tantôt
vite, sans paraître s'inquiéter de la foule ou de la solitude, mais ne
s'arrêtait jamais. Il paraissait contempler avec une curiosité
passionnée les maisons, les monuments, les canaux, et jusqu'au ciel de
la ville, et savourer avec bonheur l'air qui y circulait. Quand il
rencontrait une personne amie, il lui faisait signe de le suivre, et
disparaissait bientôt avec elle. Plus d'une fois il m'a ainsi emmené,
du sein de la foule, dans quelque lieu désert, et il s'est entretenu
avec moi des choses que nous aimions. Je le suivais avec confiance,
parce que je savais bien que nous étions amis; mais beaucoup de ceux à
qui il faisait signe n'osaient pas se rendre a son invitation. Des
histoires étranges circulaient sur son compte et glaçaient le courage
des plus intrépides. On disait que plusieurs jeunes gens, croyant
deviner une femme sous ce masque et sous cette robe noire, s'étaient
énamourés d'elle, tant à cause de la singularité et du mystère de sa
vie que de ses belles formes et de ses nobles allures; qu'ayant eu
l'imprudence de la suivre, ils n'avaient jamais reparu. La police,
ayant même remarqué que ces jeunes gens étaient tous Autrichiens,
avait mis en jeu toutes ses manoeuvres pour les retrouver et pour
s'emparer de celle qu'on accusait de leur disparition. Mais les sbires
n'avaient pas été plus heureux que les douaniers, et l'on n'avait
jamais pu ni savoir aucune nouvelle des jeunes étrangers, ni mettre la
main sur _elle_. Une aventure bizarre avait découragé les plus ardents
limiers de l'inquisition viennoise. Voyant qu'il était impossible
d'attraper le masque la nuit dans Venise, deux des argousins les plus
zélés résolurent de l'attendre dans sa gondole même, afin de le saisir
lorsqu'il y rentrerait pour s'éloigner. Un soir qu'ils la virent
attachée au quai des Esclavons, ils descendirent dedans et s'y
cachèrent. Ils y restèrent toute la nuit sans voir ni entendre
personne; mais, une heure environ avant le jour, ils crurent
s'apercevoir que quelqu'un détachait la barque. Ils se levèrent en
silence, et s'apprêtèrent à sauter sur leur proie; mais au même
instant un terrible coup de pied fit chavirer la gondole et les
malencontreux agents de l'ordre public autrichien. Un d'eux se noya,
et l'autre ne dut la vie qu'au secours que lui portèrent des
contrebandiers. Le lendemain matin il n'y avait point trace de la
barque, et la police put croire qu'elle était submergée; mais le soir
on la vit attachée à la même place, et dans le même état que la
veille. Alors une terreur superstitieuse s'empara de tous les
argousins, et pas un ne voulut recommencer la tentative de la veille.
Depuis ce jour on ne chercha plus à inquiéter le masque, qui continua
ses promenades comme par le passé.

Au commencement de l'automne dernier, il vint ici en garnison un
officier autrichien, nommé le comte Franz Lichtenstein. C'était un
jeune homme enthousiaste et passionné, qui avait en lui le germe de
tous les grands sentiments et comme un instinct des nobles pensées.
Malgré sa mauvaise éducation de grand seigneur, il avait su garantir
son esprit de tout préjugé, et garder dans son coeur une place pour la
liberté. Sa position le forçait à dissimuler en public ses idées et
ses goûts; mais dès que son service était achevé, il se hâtait de
quitter son uniforme, auquel lui semblaient indissolublement liés tous
les vices du gouvernement qu'il servait, et courait auprès des
nouveaux amis que par sa bonté et son esprit il s'était faits dans la
ville. Nous aimions surtout à l'entendre parler de Venise. Il l'avait
vue en artiste, avait déploré intérieurement sa servitude, et était
arrivé à l'aimer autant qu'un Vénitien. Il ne se lassait pas de la
parcourir nuit et jour, ne se lassant pas de l'admirer. Il voulait,
disait-il, la connaître mieux que ceux qui avaient le bonheur d'y être
nés. Dans ses promenades nocturnes il rencontra le masque. Il n'y fit
pas d'abord grande attention; mais ayant bientôt remarqué qu'il
paraissait étudier la ville avec la même curiosité et le même soin que
lui-même, il fut frappé de cette étrange coïncidence, et en parla à
plusieurs personnes. On lui conta tout d'abord les histoires qui
couraient sur la femme voilée, et on lui conseilla de prendre garde à
lui. Mais comme il était brave jusqu'à la témérité, ces
avertissements, au lieu de l'effrayer, excitèrent sa curiosité et lui
inspirèrent une folle envie de faire connaissance avec le personnage
mystérieux qui épouvantait si fort le vulgaire. Voulant garder
vis-à-vis du masque le même incognito que celui-ci gardait vis-à-vis
de lui, il s'habilla en bourgeois, et commença ses promenades
nocturnes. Il ne tarda pas à rencontrer ce qu'il cherchait. Il vit,
par un beau clair de lune, la femme masquée, debout devant la
charmante église de _Saints-Jean-et-Paul_. Elle semblait contempler
avec adoration les ornements délicats qui en décorent le portail. Le
comte s'approcha d'elle à pas lents et silencieux. Elle ne parut pas
s'en apercevoir et ne bougea pas. Le comte, qui s'était arrêté un
instant pour voir s'il était découvert, reprit sa marche et arriva
tout près d'elle. Il l'entendit pousser un profond soupir; et comme il
savait fort mal le vénitien, mais fort bien l'italien, il lui adressa
la parole dans un toscan très-pur.

«Salut, dit-il, salut et bonheur à ceux qui aiment Venise.»

--Qui êtes-vous? répondit le masque, d'une voix pleine et sonore comme
celle d'un homme, mais douce comme celle d'un rossignol.

--Je suis un amant de la beauté.

--Êtes-vous de ceux dont l'amour brutal violente la beauté libre, ou
de ceux qui s'agenouillent devant la beauté captive, et pleurent de
ses larmes?

--Quand le roi des nuits voit la rose fleurir joyeusement sous
l'haleine de la brise, il bat des ailes et chante; quand il la voit se
flétrir sous le souffle brûlant de l'orage, il cache sa tête sous son
aile et gémit. Ainsi fait mon âme.

--Suis-moi donc, car tu es un de mes fidèles.»

Et, saisissant la main du jeune homme, elle l'entraîna vers l'église.
Quand celui-ci sentit cette main froide de l'inconnue serrer la
sienne, et la vit se diriger avec lui vers le sombre enfoncement du
portail, il se rappela involontairement les sinistres histoires qu'il
avait entendu raconter, et, tout à coup saisi d'une terreur panique,
il s'arrêta. Le masque se retourna, et, fixant sur le visage pâlissant
de son compagnon un regard scrutateur, il lui dit:

«Vous avez peur? Adieu.»

Puis, lui lâchant le bras, elle s'éloigna à grands pas. Franz eut
honte de sa faiblesse, et, se précipitant vers elle, lui saisit la
main à son tour et lui dit:

«Non, je n'ai pas peur. Allons.»

Sans rien répondre, elle continua sa marche. Mais, au lieu de se
diriger vers l'église, comme la première fois, elle s'enfonça dans une
des petites rues qui donnent sur la place. La lune s'était cachée, et
l'obscurité la plus complète régnait dans la ville. Franz voyait à
peine où il posait le pied, et ne pouvait rien distinguer dans les
ombres profondes qui l'enveloppaient de toutes parts. Il suivait au
hasard son guide, qui semblait au contraire connaître très-bien sa
route. De temps en temps quelques lueurs, glissant à travers les
nuages, venaient montrer à Franz le bord d'un canal, un pont, une
voûte, ou quelque partie inconnue d'un dédale de rues profondes et
tortueuses; puis tout retombait dans l'obscurité. Franz avait bien
vite reconnu qu'il était perdu dans Venise, et qu'il se trouvait à la
merci de son guide; mais résolu à tout braver, il ne témoigna aucune
inquiétude, et se laissa toujours conduire sans faire aucune
observation. Au bout d'une grande heure, la femme masquée s'arrêta.

«C'est bien, dit-elle au comte, vous avez du coeur. Si vous aviez
donné le moindre signe de crainte pendant notre course, je ne vous
eusse jamais reparlé. Mais vous avez été impassible, je suis contente
de vous. À demain donc, sur la place Saints-Jean-et-Paul, à onze
heures. Ne cherchez pas à me suivre; ce serait inutile. Tournez cette
rue à droite, et vous verrez la place Saint-Marc. Au revoir.»

Elle serra vivement la main du comte, et, avant qu'il eût eu le temps
de lui répondre, disparut derrière l'angle de la rue. Le comte resta
quelque temps immobile, encore tout étonné de ce qui venait de se
passer, et indécis sur ce qu'il avait à faire. Mais, ayant réfléchi au
peu de chances qu'il avait de retrouver la dame mystérieuse, et aux
risques qu'il courrait de se perdre en la poursuivant, il prit le
parti de retourner chez lui. Il suivit donc la rue à droite, se trouva
en effet, au bout de quelques minutes, sur la place Saint-Marc, et de
là regagna facilement son hôtel.

Le lendemain il fut fidèle au rendez-vous. Il arriva sur la place
comme l'horloge de l'église sonnait onze heures. Il vit la femme
masquée, qui l'attendait debout sur les marches du portail.

«C'est bien, lui dit-elle, vous êtes exact. Entrons.»

En disant cela, elle se retourna brusquement vers l'église. Franz, qui
voyait la porte fermée, et qui savait qu'elle ne s'ouvrait pour
personne la nuit, crut que cette femme était folle. Mais quelle ne fut
pas sa surprise en voyant que la porte cédait au premier effort! Il
suivit machinalement son guide, qui referma rapidement la porte après
qu'il fut entré. Ils se trouvaient alors tous deux dans les ténèbres;
mais Franz, se rappelant qu'une seconde porte, sans serrure, le
séparait encore de la nef, ne conçut aucune inquiétude, et s'apprêta à
la pousser devant lui pour entrer. Mais elle l'arrêta par le bras.

«Êtes-vous jamais venu dans cette église? lui demanda-t-elle
brusquement.

--Vingt fois, répondit-il, et je la connais aussi bien que
l'architecte qui l'a bâtie.

--Dites que vous croyez la connaître, car vous ne la connaissez
réellement pas encore. Entrez.»

Franz poussa la seconde porte et pénétra dans l'intérieur de l'église.
Elle était magnifiquement illuminée de toutes parts et complètement
déserte.

«Quelle cérémonie va-t-on célébrer ici? demanda Franz stupéfait.

--Aucune. L'église m'attendait ce soir: voilà tout. Suivez-moi.»

Le comte chercha en vain à comprendre le sens des paroles que lui
adressait le masque; mais, toujours subjugué par un pouvoir
mystérieux, il le suivit avec obéissance. Elle le mena au milieu de
l'église, lui en fit remarquer, comprendre et admirer l'ordonnance
générale. Puis, passant à l'examen de chaque partie, elle lui détailla
tour à tour la nef, les colonnades, les chapelles, les autels, les
statues, les tableaux, tous les ornements; lui montra le sens de
chaque chose, lui dévoila l'idée cachée sous chaque forme, lui fit
sentir toutes les beautés des oeuvres qui composaient l'ensemble, et
le fit pénétrer, pour ainsi dire, dans les entrailles de l'église.
Franz écoutait avec une attention religieuse toutes les paroles de
cette bouche éloquente qui se plaisait à l'instruire, et, de moment en
moment, reconnaissait combien peu il avait compris auparavant cet
ensemble d'oeuvres qui lui avaient semblé si faciles à comprendre.
Quand elle finit, les lueurs du matin, pénétrant à travers les
vitraux, faisaient pâlir la lueur des cierges. Quoiqu'elle eût parlé
plusieurs heures et qu'elle ne se fût pas assise un instant pendant
toute la nuit, ni sa voix ni son corps ne trahissaient aucune fatigue.
Seulement sa tête s'était penchée sur son sein, qui battait avec
violence, et semblait écouter les soupirs qui s'en exhalaient. Tout à
coup elle redressa la tête, et, levant ses deux bras au ciel, elle
s'écria:

«Ô servitude! servitude!»

À ces paroles, des larmes roulant de dessous son masque allèrent
tomber sur les plis de sa robe noire.

«Pourquoi pleurez-vous? s'écria Franz en s'approchant d'elle.

--À demain, lui répondit-elle. À minuit, devant l'Arsenal.»

Et elle sortit par la porte latérale de gauche, qui se referma
lourdement. Au même moment l'_Angélus_ sonna. Franz, saisi par le
bruit inattendu de la cloche, se retourna, et vit que tous les cierges
étaient éteints. Il resta quelque temps immobile de surprise; puis il
sortit de l'église par la grande porte, que les sacristains venaient
d'ouvrir, et s'en retourna lentement chez lui, cherchant à deviner
quelle pouvait être cette femme si hardie, si artiste, si puissante,
si pleine de charme dans ses paroles et de majesté dans sa démarche.

Le lendemain, à minuit, le comte était devant l'Arsenal. Il y trouva
le masque, qui l'attendait comme la veille, et qui, sans lui rien
dire, se mit à marcher rapidement devant lui. Franz le suivit comme
les deux nuits précédentes. Arrivé devant une des portes latérales de
droite, le masque s'arrêta, introduisit dans la serrure une clef d'or
que Franz vit briller aux rayons de la lune, ouvrit sans faire aucun
bruit, et entra la première, en faisant signe à Franz d'entrer après
elle. Celui-ci hésita un instant. Pénétrer la nuit dans l'Arsenal, à
l'aide d'une fausse clef, c'était s'exposer à passer devant un conseil
de guerre, si l'on était découvert; et il était presque impossible de
ne pas l'être dans un endroit peuplé de sentinelles. Mais, en voyant
le masque s'apprêter à refermer la porte devant lui, il se décida tout
d'un coup à poursuivre l'aventure jusqu'au bout, et entra. La femme
masquée lui fit traverser d'abord plusieurs cours, ensuite des
corridors et des galeries, dont elle ouvrait toutes les portes avec sa
clef d'or, et finit par l'introduire dans de vastes salles remplies
d'armes de tout genre et de tout temps, qui avaient servi dans les
guerres de la république, soit à ses défenseurs, soit à ses ennemis.
Ces salles se trouvaient éclairées par des fanaux de galères, placés à
égales distances entre les trophées. Elle montra au comte les armes
les plus curieuses et les plus célèbres, lui disant le nom de ceux à
qui elles avaient appartenu, et celui des combats où elles avaient été
employées, lui racontant en détail les exploits dont elles avaient été
les instruments. Elle fit revivre ainsi aux yeux de Franz toute
l'histoire de Venise. Après avoir visité les quatre salles consacrées
à cette exposition, elle l'emmena dans une dernière, plus vaste que
toutes les autres et éclairée comme elles, où se trouvaient des bois
de construction, des débris de navires de différentes grandeurs et de
différentes formes, et des parties entières du dernier _Bucentaure_.
Elle apprit a son compagnon la propriété de tous les bois, l'usage des
navires, l'époque à laquelle ils avaient été construits, et le nom des
expéditions dont ils avaient fait partie; puis, lui montrant la
galerie du _Bucentaure_:

«Voilà, lui dit-elle d'une voix profondément triste, les restes d'une
royauté passée. C'est là le dernier navire qui ait mené le doge
épouser la mer. Maintenant Venise est esclave, et les esclaves ne se
marient point. Ô servitude! ô servitude!

Comme la veille, elle sortit après avoir prononcé ces paroles, mais
emmenant cette fois à sa suite le comte, qui ne pouvait sans danger
rester à l'Arsenal. Ils s'en retournèrent de la même manière qu'ils
étaient venus, et franchirent la dernière porte sans avoir rencontré
personne. Arrivés sur la place, ils prirent un nouveau rendez-vous
pour lendemain, et se séparèrent.

Le lendemain et tous les jours suivants, elle mena Franz dans les
principaux monuments de la ville, l'introduisant partout avec une
incompréhensible facilité, lui expliquant avec une admirable clarté
tout ce qui se présentait à leurs yeux, déployant devant lui de
merveilleux trésors d'intelligence et de sensibilité. Celui-ci ne
savait lequel admirer le plus, d'un esprit qui comprenait si
profondément toutes choses, ou d'un coeur qui mêlait à toutes ses
pensées de si beaux élans de sensibilité. Ce qui n'avait d'abord été
chez lui qu'une fantaisie se changea bientôt en un sentiment réel et
profond. C'était la curiosité qui l'avait porté à nouer connaissance
avec le masque, et l'étonnement qui l'avait fait continuer. Mais
ensuite l'habitude qu'il avait prise de le voir toutes les nuits
devint pour lui une véritable nécessité. Quoique les paroles de
l'inconnue fussent toujours graves et souvent tristes, Franz y
trouvait un charme indéfinissable qui l'attachait à elle de plus en
plus, et il n'eût pu s'endormir, au lever du jour, s'il n'avait, la
nuit, entendu ses soupirs et vu couler ses larmes. Il avait pour la
grandeur et les souffrances qu'il soupçonnait en elle un respect si
sincère et si profond, qu'il n'avait encore osé la prier ni d'ôter son
masque, ni de lui dire son nom. Comme elle ne lui avait pas demandé le
sien, il eût rougi de se montrer plus curieux et plus indiscret
qu'elle, et il était résolu à tout attendre de son bon plaisir, et
rien de sa propre importunité. Elle sembla comprendre la délicatesse
de sa conduite et lui en savoir gré; car, à chaque entrevue, elle lui
témoigna plus de confiance et de sympathie. Quoiqu'il n'eût pas été
prononcé entre eux un seul mol d'amour, Franz eut donc lieu de croire
qu'elle connaissait sa passion et se sentait disposée à la partager.
Ses espérances suffisaient presque à son bonheur; et quand il se
sentait un désir plus vif de connaître celle qu'il nommait déjà
intérieurement sa maîtresse, son imagination, frappée et comme
rassurée par le merveilleux qui l'entourait, la lui peignait si
parfaite et si belle, qu'il redoutait en quelque sorte le moment où
elle se dévoilerait à lui.

Une nuit qu'ils erraient ensemble sous les colonnades de Saint-Marc,
la femme masquée fit arrêter Franz devant un tableau qui représentait
une fille agenouillée devant le saint patron de la basilique et de la
ville.

«Que dites-vous de cette femme? lui dit-elle après lui avoir laissé le
temps de la bien examiner.

--C'est, répondit-il, la plus merveilleuse beauté que l'on puisse, non
pas voir, mais imaginer. L'âme inspirée de l'artiste a pu nous en
donner la divine image, mais le modèle n'en peut exister qu'aux
cieux.»

La femme masquée serra fortement la main de Franz.

«Moi, reprit-elle, je ne connais pas de visage plus beau que celui du
glorieux saint Marc, et je ne saurais aimer d'autre homme que celui
qui en est la vivante image.»

En entendant ces mots, Franz pâlit et chancela comme frappé de
vertige. Il venait de reconnaître que le visage du saint offrait avec
le sien la plus exacte ressemblance. Il tomba à genoux devant
l'inconnue, et, lui saisissant la main, la baigna de ses larmes, sans
pouvoir prononcer une parole.

«Je sais maintenant que tu m'appartiens, lui dit-elle d'une voix émue,
et que tu es digne de me connaître et de me posséder. À demain, au bal
du palais Servilio.»

Puis elle le quitta comme les autres fois, mais sans prononcer les
paroles, pour ainsi dire sacramentelles, qui terminaient ses
entretiens de chaque nuit. Franz, ivre de joie, erra tout le jour dans
la ville, sans pouvoir s'arrêter nulle part. Il admirait le ciel,
souriait aux lagunes, saluait les maisons, et parlait au vent. Tous
ceux qui le rencontraient le prenaient pour un fou et le lui
montraient par leurs regards. Il s'en apercevait, et riait de la folie
de ceux qui raillaient la sienne. Quand ses amis lui demandaient ce
qu'il avait fait depuis un mois qu'on ne le voyait plus, il leur
répondait: «Je vais être heureux», et passait. Le soir venu, il alla
acheter une magnifique écharpe et des épaulettes neuves, rentra chez
lui pour s'habiller, mit le plus grand soin à sa toilette, et se
rendit ensuite, revêtu de son uniforme, au palais Servilio.

Le bal était magnifique; tout le monde, excepté les officiers de la
garnison, était venu déguisé, selon la teneur des lettres
d'invitation, et cette multitude de costumes variés et élégants, se
mêlant et s'agitant au son d'un nombreux orchestre, offrait l'aspect
le plus brillant et le plus animé. Franz parcourut toutes les salles,
s'approcha de tous les groupes, et jeta les yeux sur toutes les
femmes. Plusieurs étaient remarquablement belles, et pourtant aucune
ne lui parut digne d'arrêter ses regards.

«Elle n'est pas ici, se dit-il en lui-même. J'en étais sûr; ce n'est
pas encore son heure.»

Il alla se placer derrière une colonne, auprès de l'entrée principale,
et attendit, les yeux fixés sur la porte. Bien des fois cette porte
s'ouvrit; bien des femmes entrèrent sans faire battre le coeur de
Franz. Mais, au moment où l'horloge allait sonner onze heures, il
tressaillit, et s'écria assez haut pour être entendu de ses voisins:

«La voilà!»

Tous les yeux se tournèrent vers lui, comme pour lui demander le
sens de son exclamation. Mais, au même instant, les portes
s'ouvrirent brusquement, et une femme qui entra attira sur elle tous
les regards. Franz la reconnut tout de suite. C'était la jeune fille
du tableau, vêtue en dogaresse du XVe siècle, et rendue plus belle
encore par la magnificence de son costume. Elle s'avançait d'un pas
lent et majestueux, regardant avec assurance autour d'elle, ne
saluant personne, comme si elle eût été la reine du bal. Personne,
excepté Franz, ne la connaissait; mais tout le monde, subjugué par
sa merveilleuse beauté et son air de grandeur, s'écartait
respectueusement et s'inclinait presque sur son passage. Franz, à la
fois ébloui et enchanté, la suivait d'assez loin. Au moment où elle
arrivait dans la dernière salle, un beau jeune homme, portant le
costume de Tasso, chantait, en s'accompagnant sur la guitare, une
romance en l'honneur de Venise. Elle marcha droit à lui, et, le
regardant fixement, lui demanda qui il était pour oser porter un
pareil costume et chanter Venise. Le jeune homme, atterré par ce
regard, baissa la tête en pâlissant, et lui tendit sa guitare. Elle
la prit, et, promenant au hasard sur les cordes ses doigts blancs
comme l'albâtre, elle entonna à son tour, d'une voix harmonieuse et
puissante, un chant bizarre et souvent entrecoupé:

«Dansez, riez, chantez, gais enfants de Venise! Pour vous, l'hiver
n'a point de frimas, la nuit pas de ténèbres, la vie pas de soucis.
Vous êtes les heureux du monde, et Venise est la reine des nations.
Qui a dit non? Qui donc ose penser que Venise n'est pas toujours
Venise? Prenez garde! Les yeux voient, les oreilles entendent, les
langues parlent; craignez le conseil des Dix, si vous n'êtes pas de
bons citoyens. Les bons citoyens dansent, rient et chantent, mais ne
parlent pas. Dansez, riez, chantez, gais enfants de Venise!--Venise,
seule ville qui n'ait pas été créée par la main, mais par l'esprit
de l'homme, toi qui sembles faite pour servir de demeure passagère
aux âmes des justes, et placée comme un degré pour elles de la terre
aux cieux; murs qu'habitèrent les fées, et qu'anime encore un
souffle magique; colonnades aériennes qui tremblez dans la brume;
aiguilles légères qui vous confondez avec les mâts flottants des
navires; arcades qui semblez contenir mille voix pour répondre à
chaque voix qui passe; myriades d'anges et de saints qui semblez
bondir sur les coupoles et agiter vos ailes de marbre et de bronze
quand la brise court sur vos fronts humides; cité qui ne gis pas,
comme les autres, sur un sol morne et fangeux, mais qui flottes,
comme une troupe de cygnes, sur les ondes, réjouissez-vous,
réjouissez-vous, réjouissez-vous! Une destinée nouvelle s'ouvre pour
vous, aussi belle que la première. L'aigle noir flotte au-dessus du
lion de Saint-Marc, et des pieds tudesques valsent dans le palais
des doges!--Taisez-vous, harmonie de la nuit! Éteignez-vous, bruits
insensés du bal! Ne te fais plus entendre, saint cantique des
pêcheurs; cesse de murmurer, voix de l'Adriatique! Meurs, lampe de
la Madone; cache-toi pour jamais, reine argentée de la nuit! il n'y
a plus de Vénitiens dans Venise!--Rêvons-nous, sommes-nous en fête?
Oui, oui, dansons, rions, chantons! C'est l'heure où l'ombre de
Faliero descend lentement l'escalier des Géants, et s'assied
immobile sur la dernière marche. Dansons, rions, chantons! car tout
à l'heure la voix de l'horloge dira: Minuit! et le choeur des morts
viendra crier à nos oreilles! Servitude! servitude!»

En achevant ces mots, elle laissa tomber sa guitare qui rendit un son
funèbre en heurtant les dalles, et l'horloge sonna. Tout le monde
écouta sonner les douze coups dans un silence sinistre. Alors le
maître du palais s'avança vers l'inconnue d'un air moitié effrayé,
moitié irrité.

«Madame, lui dit-il d'une voix émue, qui m'a fait l'honneur de vous
amener chez moi?

--Moi, s'écria Franz en s'avançant; et si quelqu'un le trouve mauvais,
qu'il parle.»

L'inconnue, qui n'avait pas paru faire attention à la question du
maître, leva vivement la tête en entendant la voix du comte.

«Je vis, s'écria-t-elle avec enthousiasme, je vivrai.»

Et elle se retourna vers lui avec un visage rayonnant. Mais, quand
elle l'eut vu, ses joues pâlirent, et son front se chargea d'un sombre
nuage.

«Pourquoi avez-vous pris ce déguisement? lui dit-elle d'un ton sévère
en lui montrant son uniforme.

--Ce n'est point un déguisement, répondit-il, c'est...»

Il n'en put dire davantage. Un regard terrible de l'inconnue l'avait
comme pétrifié. Elle le considéra quelques secondes en silence, puis
laissa tomber de ses yeux deux grosses larmes. Franz allait s'élancer
vers elle. Elle ne lui en laissa pas le temps.

«Suivez-moi», lui dit-elle d'une voix sourde.

Puis elle fendit rapidement la foule étonnée, et sortit du bal suivie
du comte.

Arrivée au bas de l'escalier du palais, elle sauta dans sa gondole, et
dit à Franz d'y monter après elle et de s'asseoir. Quand il l'eut
fait, il jeta les yeux autour de lui, et n'apercevant point de
gondolier:

«Qui nous conduira? dit-il.

--Moi, répondit-elle en saisissant la rame d'une main vigoureuse.

--Laissez-moi plutôt.

--Non. Les mains autrichiennes ne connaissent pas la rame de Venise.»

Et, imprimant à la gondole une forte secousse, elle la lança comme une
flèche sur le canal. En peu d'instants ils furent loin du palais.
Franz, qui attendait de l'inconnue l'explication de sa colère,
s'étonnait et s'inquiétait de lui voir garder le silence.

«Où allons-nous? dit-il après un moment de réflexion.

--Où la destinée veut que nous allions,» répondit-elle d'une voix
sombre; et, comme si ces mots eussent ranimé sa colère, elle se mit à
ramer avec plus de vigueur encore. La gondole, obéissant à l'impulsion
de sa main puissante, semblait voler sur les eaux. Franz voyait
l'écume courir avec une éblouissante rapidité le long des flancs de la
barque, et les navires qui se trouvaient sur leur passage, fuir
derrière lui comme des nuages emportés par l'ouragan. Bientôt les
ténèbres s'épaissirent, le vent se leva, et le jeune homme n'entendit
plus rien que le clapotement des flots et les sifflements de l'air
dans ses cheveux; et il ne vit plus rien devant lui que la grande
forme blanche de sa compagne au milieu de l'ombre. Debout à la poupe,
les mains sur la rame, les cheveux épars sur les épaules, et ses longs
vêtements blancs en désordre abandonnés au vent, elle ressemblait
moins à une femme qu'à l'esprit des naufrages se jouant sur la mer
orageuse.

«Où sommes-nous? s'écria Franz d'une voix agitée.

--Le capitaine a peur?» répondit l'inconnue avec un rire dédaigneux.

Franz ne répondit pas. Il sentait qu'elle avait raison et que la peur
le gagnait. Ne pouvant la maîtriser, il voulait au moins la
dissimuler, et résolut de garder le silence. Mais, au bout de quelques
instants, saisi d'une sorte de vertige, il se leva et marcha vers
l'inconnue.

«Asseyez-vous», lui cria celle-ci.

Franz, que sa peur rendait furieux, avançait toujours.

«Asseyez-vous», lui répéta-t-elle d'une voix furieuse; et, voyant
qu'il continuait à avancer, elle frappa du pied avec tant de violence,
que la barque trembla, comme si elle eût voulu chavirer. Franz fut
renversé par la secousse et tomba évanoui au fond de la barque. Quand
il revint à lui, il vit l'inconnue qui pleurait, couchée à ses pieds.
Touché de son amère douleur, et oubliant tout ce qui venait de se
passer, il la saisit dans ses bras, la releva et la fit asseoir à côté
de lui; mais elle ne cessait pas de pleurer.

«Ô mon amour! s'écria Franz en la serrant contre son coeur, pourquoi
ces larmes?

--Le Lion! le Lion!» lui répondit-elle en levant vers le ciel son bras
de marbre.

Franz porta ses regards vers le point du ciel qu'elle lui montrait, et
vit en effet la constellation du Lion qui brillait solitaire au milieu
des nuages.

«Qu'importe? Les astres ne peuvent rien sur nos destinées; et s'ils
pouvaient quelque chose, nous trouverions des constellations
favorables pour lutter contre les étoiles funestes.

--Vénus est couchée, hélas! et le Lion se lève. Et là-bas! regarde
là-bas! qui peut lutter contre ce qui vient là-bas!»

Elle prononça ces mots avec une sorte d'égarement, en abaissant le
bras vers l'horizon. Franz tourna les yeux vers le côté qu'elle
désignait, et vit un point noir qui se dessinait sur les flots au
milieu d'une auréole de feu.

«Qu'est-ce là? dit-il avec un profond étonnement.

--C'est le destin, répondit-elle, qui vient chercher sa victime.
Laquelle? vas-tu dire. Celle que je voudrai. Tu as bien entendu parler
de ces gentilshommes autrichiens qui montèrent avec moi dans ma
gondole, et ne reparurent jamais?

--Oui. Mais cette histoire est fausse.

--Elle est vraie. Il faut que je dévore ou que je sois dévorée. Tout
homme de ta nation qui m'aime et que je n'aime pas, meurt. Et tant que
je n'en aimerai pas un, je vivrai et je ferai mourir. Et si j'en aime
un, je mourrai. C'est mon sort.

--Ô mon Dieu! qui donc es-tu?

--Comme il avance! Dans une minute il sera sur nous. Entends-tu?
entends-tu?»

Le point noir s'était approché avec une inconcevable rapidité, et
avait pris la forme d'un immense bateau. Une lumière rouge sortait de
ses flancs et l'entourait de toutes parts; de grands fantômes se
tenaient immobiles sur le pont, et une quantité innombrable de rames
s'élevait et s'abaissait en cadence, frappant l'onde avec un bruit
sinistre, et des voix caverneuses chantaient le _Dies iræ_ en
s'accompagnant de bruits de chaînes.

«Ô la vie! ô la vie! reprit l'inconnue avec désespoir, Ô Franz! voici
le navire! le reconnais-tu?

--Non; je tremble devant cette apparition terrible, mais je ne la
connais pas.

--C'est le _Bucentaure_. C'est lui qui a englouti tes compatriotes.
Ils étaient ici, à cette même place, à cette même heure, assis à côté
de moi, dans cette gondole. Le navire s'est approché comme il
s'approche. Une voix m'a crié: Qui vive? j'ai répondu: Autriche. La
voix m'a crié: Hais-tu ou aimes-tu? J'ai répondu: Je hais; et la voix
m'a dit: Vis. Puis le navire a passé sur la gondole, a englouti tes
compatriotes, et m'a portée en triomphe sur les flots.

--Et aujourd'hui?...

--Hélas! la voix va parler.»

En effet, une voix lugubre et solennelle, imposant silence au funèbre
équipage du _Bucentaure_, cria: «Qui vive?

--Autriche», répondit la voix tremblante de l'inconnue.

Un choeur de malédiction éclata sur le _Bucentaure_ qui s'approchait
avec une rapidité toujours croissante. Puis un nouveau silence se fit,
et la voix reprit:

«Hais-tu ou aimes-tu?»

L'inconnue hésita un moment; puis, d'une voix éclatante comme le
tonnerre, elle s'écria: «J'aime!»

Alors la voix dit:

«Tu as accompli ta destinée. Tu aimes l'Autriche! Meurs, Venise!»

Un grand cri, un cri déchirant. désespéré, fendit l'air, et Franz
disparut dans les flots. En remontant à la surface, il ne vit plus
rien, ni la gondole, ni le _Bucentaure_, ni sa bien-aimée. Seulement,
à l'horizon, brillaient de petites lumières; c'étaient les fanaux des
pêcheurs de Murano. Il nagea du côté de leur île, et y arriva au bout
d'une heure. Pauvre Venise!»

Beppa avait fini de parler; des larmes coulaient de ses yeux. Nous les
regardâmes couler en silence, sans chercher à la consoler. Mais tout
d'un coup elle les essuya, et nous dit avec sa vivacité capricieuse:
«Eh bien! qu'avez-vous donc à être si tristes? Est-ce là l'effet que
produisent sur vous les contes de fées? N'avez-vous jamais entendu
parler de l'_Orco_, le _Trilby_ vénitien? Ne l'avez-vous jamais
rencontré le soir dans les églises ou au Lido? C'est un bon diable,
qui ne fait de mal qu'aux oppresseurs et aux traîtres. On peut dire
que c'est le véritable génie de Venise. Mais le vice-roi, ayant appris
indirectement et confusément l'aventure périlleuse du comte de
Lichtenstein, fît prier le patriarche de faire un grand exorcisme sur
les lagunes, et depuis ce temps l'_Orco_ n'a point reparu.»
                
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