George Sand

Le péché de Monsieur Antoine, Tome 2
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Gilberte surtout était radieuse, son cœur était plus léger et plus pur que
le parfum des plantes qui s'exhale au lever des étoiles et remonte vers
elles. Quelque enivré que fût Émile, il ne pouvait oublier entièrement la
difficulté des devoirs qu'il avait à remplir pour concilier la religion de
son amour avec la piété filiale. Mais Gilberte croyait qu'on pouvait
toujours attendre, et que, pourvu qu'elle aimât, le miracle se ferait de
lui-même, sans que personne fût forcé d'agir. Lorsque Émile, après avoir
osé baiser sa main, sous les yeux de ses parents, se fut éloigné, Janille
lui dit en soupirant:

«Eh bien, à présent, tu vas être triste pendant huit jours! je te verrai
les yeux rouges comme je te les voyais souvent avant ce maudit voyage de
Crozant! Il n'y aura plus ni paix, ni bonheur ici!

--Si tu me vois triste, ma mère chérie, répondit Gilberte, je te permets de
l'empêcher de revenir; et si j'ai les yeux rouges, je me les arracherai
pour ne plus le voir. Mais que diras-tu, si je suis plus gaie et plus
heureuse que jamais? Est-ce que tu ne sens pas comme mon cœur est calmé?
Tiens, mets-y ta main, pendant qu'on entend encore les pas de ce cheval qui
s'éloigne! Est-ce que je suis agitée? Allume la lampe et regarde-moi bien.
Est-ce toujours ta Gilberte, ta fille, qui ne respire que pour toi et son
père, et qui ne peut s'ennuyer une minute avec eux? Ah! quand j'ai
souffert, quand j'ai pleuré, c'est que j'avais un secret pour vous, et que
j'étouffais de ne pouvoir vous le dire. A présent que je peux parler et
penser tout haut, je respire et ne sens plus que la joie d'exister pour
vous et avec vous. Et n'as-tu pas vu ce soir, comme nous étions tous
heureux de pouvoir nous aimer tous, sans crainte et sans honte? Crois-tu
donc qu'il en sera jamais autrement, et que nous serions heureux ensemble,
Émile et moi, si vous n'étiez pas toujours et à toute heure entre nous
deux?

--Hélas! pensa Janille en soupirant, nous ne sommes encore qu'au premier
jour de ce bel arrangement-là!»




XXVI.

LE PIÉGE.


Émile résolut de ne pas tarder davantage à entretenir son père
sérieusement, et à lui faire non pas un aveu formel et trop précipité de
son amour, mais une sorte de discours préliminaire pour amener des
explications de plus en plus décisives. Mais le charpentier lui avait donné
rendez-vous pour le lendemain matin, et il pensa, avec raison, que si cet
homme lui prouvait ce qu'il avait avancé, il aurait là une excellente
occasion d'entrer en matière, et de démontrer à M. Cardonnet l'incertitude
et la vanité des projets de fortune.

Ce n'est pas qu'Émile ajoutât une foi aveugle à la compétence de Jean
Jappeloup en pareille matière; mais il savait que certains aperçus de
logique naturelle peuvent aider puissamment l'investigation scientifique,
et il partit avant le jour, pour rejoindre son compagnon à un certain point
où ils étaient convenus de se retrouver. Il avait prévenu, dès la veille,
M. Cardonnet du projet qu'il avait formé d'aller examiner le cours d'eau de
l'usine, sans lui dire toutefois quel guide il avait choisi.

Cette excursion fut pénible, mais intéressante, et, à son retour, Émile
demanda à son père un entretien particulier. Il lui trouva un certain air
de calme triomphant qui ne lui parut pas de très-bon augure. Néanmoins,
comme il croyait de son devoir de l'avertir de ce qu'il avait constaté, il
entra en matière sans hésitation.

«Mon père, lui dit-il, vous m'exhortez à épouser vos projets et à m'y
plonger tout entier avec la même ardeur que vous-même. J'ai fait mon
possible, depuis quelque temps, pour mettre à votre service toute
l'application dont mon cerveau est capable; je dois donc à la confiance que
vous m'avez accordée de vous dire que nous bâtissons sur le sable, et qu'au
lieu de doubler votre fortune, vous l'engloutissez rapidement dans un abîme
sans fond.

--Que veux-tu dire, Émile? répondit M. Cardonnet en souriant; voilà un
début bien effrayant, et je croyais que la science t'aurait conduit au même
résultat que donne la pratique, à savoir que rien n'est impossible à la
volonté éclairée. Il semble que tu aies dégagé de tes méditations la
solution contraire. Voyons! tu as fait une longue course, et sans doute un
profond examen? Moi aussi, j'ai exploré, l'an passé, le torrent qu'il
s'agit de réduire, et j'ai la certitude d'en venir à bout; qu'en dis-tu,
toi, enfant?

--Je dis, mon père, que vous échouerez, car il y faudrait consacrer des
dépenses qu'un particulier ne saurait faire, et qui ne seraient d'ailleurs
pas couvertes par un bénéfice relatif.»

Ici Émile entra, avec beaucoup de lucidité, dans des explications dont nous
ferons grâce au lecteur; mais qui tendaient à établir que le cours de la
Gargilesse présentait des obstacles naturels impossibles à détruire sans
une mise de fonds dix fois plus considérable que celle prévue par M.
Cardonnet. Il eût fallu se rendre propriétaire de certaines parties du
bassin de la rivière, afin de détourner ici son cours; là, de l'élargir;
plus loin, de faire sauter des portions de montagne qui empêchaient son
écoulement régulier; enfin, si l'on ne pouvait vaincre l'accumulation et
l'éruption soudaine et violente des eaux dans les réservoirs supérieurs, il
fallait créer autour de l'usine des digues cent fois plus considérables que
celles déjà tentées, lesquelles digues feraient alors refluer l'eau au
point de ruiner les terres environnantes; et pour cela il eût fallu acheter
la moitié de la commune, ou disposer d'un pouvoir inique, impossible à
conquérir en France. Déjà les travaux exécutés par M. Cardonnet portaient
un grave préjudice aux meuniers d'alentour. L'eau, arrêtée pour son usage,
faisait, suivant l'expression du pays, _patouiller_ leurs moulins, en
produisant contre leurs roues un mouvement contraire, qui en paralysait la
rotation à certaines heures. Ce n'était pas sans les dédommager d'une autre
façon, et à grands frais, qu'il avait réussi à apaiser ces petits usiniers,
en attendant qu'il les ruinât ou qu'il se ruinât lui-même; car les
dédommagements offerts ne pouvaient être que temporaires, et devaient
cesser avec l'accomplissement de ses travaux. Il avait acheté très-cher, à
l'un son travail de six mois comme carrier, à d'autres l'usage de tous
leurs chevaux mis en réquisition pour ses transports. Il en avait bercé bon
nombre de promesses illusoires, et ces gens simples, éblouis par un
bénéfice passager, avaient fermé les yeux sur l'avenir, comme il arrive
toujours à ceux dont le présent est difficile.

Émile passa rapidement sur ces détails, qui étaient de nature à irriter M.
Cardonnet plus qu'à le convaincre, et il s'attacha à l'effrayer, d'autant
plus qu'il avait la persuasion et la certitude de ne rien exagérer sous ce
rapport.

M. Cardonnet l'écouta jusqu'au bout avec beaucoup d'attention, et quand ce
fut fini, il lui dit, en lui passant la main sur la tête d'une manière
toute paternelle et caressante, mais avec un sourire de puissance calme:

«Je suis très-content de toi, Émile, je vois que tu t'occupes, que tu
travailles sérieusement, et que tu n'as pas perdu cette fois ton temps à
courir de châteaux en châteaux. Tu viens de parler très-clairement et comme
un jeune avocat consciencieux qui a bien étudié sa cause. Je te remercie de
la bonne direction que prennent tes idées; et sais-tu ce qui me fait le
plus de plaisir? c'est que tu t'attaches à ton œuvre comme je l'avais
auguré du bienfait de l'étude. Voilà que tu te passionnes déjà pour le
succès, que tu en ressens les émotions puissantes, que tu passes par les
crises inévitables de terreur, de doute, et même de découragement
momentané, qui accompagnent, dans le génie de l'industriel, l'éclosion de
tout projet important. Oui, Émile, voilà ce que j'appelle concevoir et
enfanter. Ce mystère de la volonté ne s'accomplit pas sans douleur; il en
est du cerveau de l'homme comme du sein de la femme.

«Mais tranquillise-toi maintenant, mon ami! Le danger que tu as cru
découvrir n'existe que dans une appréciation superficielle des choses, et
ce n'est pas dans une simple promenade que tu as pu en saisir l'ensemble.
J'ai passé huit jours, moi, à explorer ce torrent avant de lui poser la
première pierre sur le flanc, et j'ai pris conseil d'un homme plus
expérimenté que toi. Tiens, voici le plan des localités, avec les niveaux,
les mesures et le cubage. Étudions cela ensemble.»

Émile examina attentivement ce travail, et y reconnut plusieurs erreurs de
fait. On avait jugé impossible que l'eau arrivât à certaines élévations
dans les temps extraordinaires, et que certains obstacles pussent
l'enchaîner au delà d'un certain nombre d'heures. On avait travaillé sur
des éventualités, et l'expérience la plus vulgaire, l'assertion du moindre
témoin des faits antérieurs, eussent suffi pour démentir la théorie, si on
eût voulu en tenir compte. Mais c'est ce que l'orgueil et la méfiance de
son caractère n'avaient pas permis à Cardonnet d'admettre. Il s'était mis,
les yeux fermés, à la merci des éléments, comme Napoléon dans la campagne
de Russie, et, dans son entêtement superbe, il eût fait volontiers, comme
Xercès, battre de verges Neptune rebelle. Son conseil, quoique fort
capable, n'avait songé qu'à lui complaire en flattant son ambition, ou
s'était laissé dominer et influencer par cette volonté ardente.

«Mon père, dit Émile, il ne s'agit pas là seulement de calculs
hydrographiques, et permettez-moi de vous dire que votre foi absolue aux
travaux de spécialité vous a égaré. Vous m'avez raillé, lorsqu'au début de
mes études générales, je vous ai dit que toutes les connaissances humaines
m'apparaissaient comme solidaires les unes des autres, et qu'il fallait
être à peu près universel pour être infaillible sur un point donné; en un
mot, que le détail ne pouvait se passer de la synthèse, et qu'avant de
connaître la mécanique d'une montre, il était bon de connaître celle de la
création. Vous avez ri, vous riez encore, et vous m'avez chassé des étoiles
pour me renvoyer aux moulins. Eh bien! si, avec un hydrographe, vous
eussiez pris pour conseil un géologue, un botaniste et un physicien, ils
vous eussent démontré ce qu'après une première vue je crois pouvoir
affirmer, sauf vérification d'hommes plus compétents que moi. C'est que,
moyennant la direction du col de montagne où s'engouffre votre torrent,
moyennant la direction des vents qui s'y engouffrent avec lui, moyennant
les plateaux d'où partent ses sources, et leur élévation relative, qui
attire sur ces points culminants toutes les nuées, ou même qui voient s'y
former tous les grains d'orage, des trombes d'eau continuelles doivent se
précipiter dans ce ravin, et y balayer sans cesse les résistances
inutiles; à moins, je vous l'ai dit, de travaux que vous ne pouvez
entreprendre, parce qu'ils dépassent les ressources d'un capitaliste isolé.
Voilà ce qu'au nom des lois atmosphériques le physicien vous eût dit: il
eût constaté les effets incessants de la foudre sur les rochers qui
l'attirent; le géologue eût constaté la nature des terrains, soit marneux,
soit calcaires, soit granitiques, qui retiennent, absorbent ou laissent
échapper tour à tour les eaux.

--Et le botaniste, dit en riant M. Cardonnet, tu l'oublies, celui-là?

--Celui-là, répondit Émile en souriant, aurait aperçu sur les flancs arides
et abrupts où le géologue n'eût pu marquer sûrement le séjour extérieur des
eaux, quelques brins d'herbe qui eussent éclairé ses confrères. «Cette
petite plante, leur eût-il dit, n'a point poussé là toute seule; ce n'est
point la région qu'elle aime, et vous voyez qu'elle y fait triste mine, en
attendant que l'inondation qui l'y a apportée vienne la reprendre ou lui
procurer la société de ses compagnes.»

--Bravo! Émile, rien n'est plus ingénieux.

--Et rien n'est plus certain, mon père.

--Et où as-tu pris tout cela? Es-tu donc à la fois hydrographe, mécanicien,
astronome, géologue, physicien et botaniste?

--Non, mon père; vous m'avez forcé de saisir à peine, en courant, les
éléments de ces sciences, qui n'en font qu'une au fond; mais il y a
certaines natures privilégiées chez lesquelles l'observation et la logique
remplacent le savoir.

--Tu n'es pas modeste!

--Je ne parle pas de moi, mon père, mais d'un paysan, d'un homme de génie
qui ne sait pas lire, qui ne connaît pas le nom des fluides, des gaz, des
minéraux ou des plantes; mais qui apprécie les causes et les effets, dont
l'œil perçant et la mémoire infaillible constatent les différences et
saisissent les caractères; d'un homme enfin qui, en parlant le langage d'un
enfant, m'a montré toutes ces choses et me les a rendues évidentes.

--Et quel est, je t'en prie, ce génie inconnu que tu as trouvé dans ta
promenade?

--C'est un homme que vous n'aimez pas, mon père, que vous prenez pour un
fou, et dont j'ose à peine vous dire le nom.

--Ah! j'y suis! c'est votre ami le charpentier Jappeloup, le vagabond de M.
de Boisguilbault, le sorcier du village, celui qui guérit les entorses avec
des paroles, et qui arrête l'incendie en faisant une croix sur une poutre
avec sa hache.»

M. Cardonnet, qui, sans être persuadé, avait jusqu'alors écouté son fils
avec intérêt, partit d'un rire méprisant, et ne se sentit plus disposé qu'à
l'ironie et au dédain.

«Voilà, dit-il, comment les fous se rencontrent et s'entendent! Vraiment,
mon pauvre Émile, la nature t'a fait un triste présent en te donnant
beaucoup d'esprit et d'imagination, car elle t'a refusé la cheville
ouvrière, le sang-froid et le bon sens. Te voilà en pleine divagation, et
parce qu'un paysan merveilleux s'est posé devant toi en personnage de
roman, tu vas faire servir toutes tes petites connaissances et toutes tes
facultés ingénieuses à vouloir confirmer ses décisions admirables! Voilà
que tu as mis toutes les sciences à l'œuvre, et que l'astronomie, la
géologie, l'hydrographie, la physique, voire la pauvre petite botanique,
qui ne s'attendait guère à cet honneur, viennent en masse signer le brevet
d'infaillibilité décerné à maître Jappeloup. Fais des vers, Émile, fais des
romans! tu n'es pas bon à autre chose, j'en ai grand'peur.

--Ainsi, mon père, vous méprisez l'expérience et l'observation, répondit
Émile, contenant son dépit; ces bases vulgaires du travail de l'esprit,
vous ne daignez pas même en tenir compte? et partant vous raillez la
plupart des théories. Que croirai-je donc, après vous, si vous ne voulez me
laisser consulter ni la théorie, ni la pratique?

--Émile, répondit M. Cardonnet, je respecte l'une et l'autre, au contraire,
mais c'est à condition qu'elles habiteront des cerveaux bien sains; car
leurs bienfaits se changent en poison ou en fumée dans les têtes folles.
Par malheur, de prétendus savants sont de ce nombre, et c'est pour cela que
j'aurais voulu te préserver de leurs chimères. Qu'y a-t-il de plus
ridiculement crédule et de plus facile à tromper qu'un pédant à idées
préconçues? Je me souviens d'un antiquaire qui vint ici l'an passé: il
voulait trouver des pierres druidiques, et il en voyait partout. Pour le
satisfaire, je lui montrai une vieille pierre que des paysans avaient
creusée pour y piler le froment dont ils font leur bouillie, et je lui
persuadai que c'était l'urne où les sacrificateurs gaulois faisaient couler
le sang humain. Il voulait absolument l'emporter pour la mettre dans le
musée du département. Il prenait tous les abreuvoirs de granit qui servent
aux bestiaux pour des sarcophages antiques. Voilà comment les plus
ridicules erreurs se propagent. Il n'a tenu qu'à moi qu'une bâche ou un
pilon passassent pour des monuments précieux. Et pourtant ce monsieur avait
passé cinquante ans de sa vie à lire et à méditer. Prends garde à toi,
Émile; un jour peut venir où tu prendras des vessies pour des lanternes!

--J'ai fait mon devoir, dit Émile. Je devais vous engager à faire de
nouvelles observations sur les lieux que je viens de parcourir, et il me
semblait que l'expérience de vos récents désastres pouvait vous le
conseiller. Mais puisque vous me répondez par des plaisanteries, je n'ai
rien à ajouter.

--Voyons, Émile, dit M. Cardonnet après quelques instants de réflexion,
quelle est la conclusion de tout ceci, et qu'y a-t-il au fond de tes belles
prophéties? Je comprends fort bien que maître Jean Jappeloup, qui s'est
posé en farouche ennemi de mon entreprise, et qui passe sa vie à déclamer
contre _le père Cardonnet_ (en ta présence même, et tu pourrais m'en donner
des nouvelles), veuille te persuader de me faire quitter ce pays où il
paraît que, par malheur, ma présence le gêne. Mais toi, mon savant et mon
philosophe, où veux-tu me conduire? Quelle colonie voudrais-tu fonder? et
dans quel désert de l'Amérique prétendrais-tu porter les bienfaits de ton
socialisme et de mon industrie?

--On pourrait les porter moins loin, répondit Émile, et si l'on voulait
sérieusement travailler à la civilisation des sauvages, vous en trouveriez
sous votre main; mais je sais trop, mon père, que cela n'entre pas dans vos
vues, pour revenir sur un sujet épuisé entre nous. Je me suis interdit
toute contradiction à cet égard, et depuis que je suis ici, je ne pense pas
m'être écarté un seul instant du respectueux silence que vous m'avez
imposé.

--Allons, mon ami, ne le prends pas sur ce ton, car c'est ta réserve un peu
sournoise qui me fâche précisément le plus. Laissons la discussion
socialiste, je le veux bien; nous la reprendrons l'année prochaine, et
peut-être aurons-nous fait tous les deux quelque progrès qui nous permettra
de nous mieux entendre. Songeons au présent. Les vacances ne sont pas
éternelles; que désirerais-tu faire après, pour t'instruire et t'occuper?

--Je n'aspire qu'à rester auprès de vous, mon père.

--Je le sais, dit M. Cardonnet avec un malicieux sourire; je sais que tu te
plais beaucoup dans ce pays-ci; mais cela ne te mène à rien.

--Si cela me mène à cet état d'esprit où il faut que je sois pour
m'entendre parfaitement avec mon père, je ne penserai pas que ce soit du
temps perdu.

--C'est très-joliment dit, et tu es fort aimable; mais je ne crois pas que
cela avance beaucoup nos affaires, à moins que tu ne veuilles te donner
entièrement à mon entreprise. Voyons, veux-tu que nous mandions ici de
meilleurs conseils, et que nous recommencions à examiner les localités?

--J'y consens de tout mon cœur, et je persiste à croire que c'est mon
devoir de vous y engager.

--Fort bien, Émile, je vois que tu crains que je ne mange ta fortune, et
cela ne me déplaît pas.

--Vous ne comprenez rien au sentiment que je porte à cet égard au fond de
mon cœur, répondit Émile avec vivacité; et pourtant, ajouta-t-il en
faisant un effort pour s'observer, je désire que vous l'interprétiez dans
le sens qui vous agréera le plus.

--Tu es un grand diplomate, il faut en convenir; mais tu ne m'échapperas
point. Allons, Émile, il faut se prononcer. Si, après l'examen répété et
approfondi que nous projetons, la science et l'observation décident que
maître Jappeloup et toi n'êtes point infaillibles, que l'usine peut
s'achever et prospérer, que ma fortune et la tienne sont semées ici, et
qu'elles y doivent germer et fructifier, veux-tu t'engager à embrasser mes
plans corps et âme, à me seconder de toutes manières, des bras et du
cerveau, du cœur et de la tête? Jure-moi que tu m'appartiens, que tu
n'auras au monde d'autre pensée que celle de m'aider à t'enrichir;
abandonne-m'en tous les moyens sans les discuter; et, en retour, je te
jure, moi, que je donnerai à ton cœur et à tes sens toutes les
satisfactions qui seront en mon pouvoir et que la moralité ne proscrira
point. Je crois être clair?

--O mon père! s'écria Émile en se levant avec impétuosité, avez-vous pesé
les paroles que vous me dites?

--Elles sont fort bien pesées, et je désire que tu pèses ta réponse.

--Je vous comprends à peine, dit Émile en retombant sur sa chaise. Un nuage
de feu avait passé devant sa vue; il se sentait défaillir.

«Émile, tu veux te marier? reprit M. Cardonnet avide de profiter de son
émotion.

--Oui, mon père, oui, je le veux, répondit Émile en se courbant sur la
table qui les séparait, et en étendant vers M. Cardonnet des mains
suppliantes. Oh! cette fois, ne jouez point avec moi, car vous me tueriez!

--Tu doutes de ma parole?

--Cela m'est impossible, si votre parole est sérieuse.

--C'est la plus sérieuse parole que j'aurai dite en ma vie, et tu vas en
juger toi-même. Tu as un noble cœur et un esprit éminent, je le sais et
j'en ai des preuves. Mais avec la même sincérité et la même certitude ...
je puis te dire que tu as une tête à la fois trop faible et trop vive, et
que d'ici à vingt ans peut-être, peut-être toujours, Émile!... tu ne sauras
pas te conduire. Tu seras sans cesse frappé de vertige, tu n'agiras jamais
froidement, tu te passionneras pour ou contre les hommes et les choses,
sans précaution et sans discernement, sans que la voix d'un nécessaire
instinct de conservation te rappelle et t'avertisse au fond de ta
conscience. Tu as une nature de poëte, et j'aurais beau vouloir me faire
illusion à cet égard, tout me ramène à cette douloureuse certitude qu'il te
faut un guide et un maître. Eh bien! bénis Dieu, qui t'a donné pour maître
et pour guide un père, ton meilleur ami. Je t'aime tel que tu es, bien que
tu sois le contraire de ce que j'aurais désiré, si j'avais pu choisir mon
fils. Je t'aime comme j'aimerais ma fille, si la nature ne s'était pas
trompée de sexe: c'est te dire assez que je t'aime passionnément. Ne te
plains donc pas de ton sort, et que mes reproches ne t'humilient jamais.

«Dans cette situation où nous sommes à l'égard l'un de l'autre, et qui,
désormais, m'est bien avérée, je ferai à ton bonheur et à ton avenir
d'immenses sacrifices; je surmonterai mes répugnances, qui sont pourtant
grandes, je le confesse, et je te laisserai épouser la fille illégitime
d'un noble et d'une servante. Je satisferai, comme je te l'ai dit, ton
cœur et tes sens; mais c'est à la condition que ton esprit m'appartiendra
entièrement, et que je disposerai de toi comme de moi-même.

--Est-il possible, ô mon Dieu! dit Émile, à la fois ébloui et terrifié;
mais comment donc l'entendez-vous, mon père, et quel sens donnez-vous à cet
abandon de moi-même?

--Ne viens-je pas de te le dire? Ne feins donc pas de ne pouvoir me
comprendre. Tiens, Émile, je sais tout ton roman de Châteaubrun, et je
pourrais te le raconter mot à mot, depuis ton arrivée, par un soir d'orage,
jusqu'à Crozant, et depuis Crozant jusqu'à la conversation de samedi dans
le verger de M. Antoine. Je connais maintenant les personnages aussi bien
que toi-même, car j'ai voulu voir par mes propres yeux; et hier, pendant
que tu explorais les bords de la rivière, moi, sous prétexte d'insister sur
la demande en mariage de Constant Galuchet, j'ai été à Châteaubrun, et j'ai
causé longtemps avec mademoiselle Gilberte.

--Vous, mon père!...

--N'est-il pas tout simple que je veuille connaître celle que tu as choisie
sans me consulter, et qui sera peut être un jour ma fille?

--O mon père! mon père!...

--Je l'ai trouvée charmante, belle, modeste, humble et fière en même
temps, s'exprimant bien, ne manquant ni de tenue, ni de bonnes manières, ni
d'éducation, ni de raison surtout! Elle a refusé le prétendant que je lui
offrais avec beaucoup de convenance. Oui, vraiment, de la douceur, de la
modestie et de la dignité! J'ai été fort content d'elle! Ce qui m'a le plus
frappé, c'est sa prudence, sa réserve, et l'empire qu'elle a sur elle-même;
car je t'avoue bien que j'ai essayé de la piquer un peu, et même de
l'offenser, pour voir le fond de son caractère. Le père était absent; mais
la mère, cette drôle de petite vieille, dont tu aspires à devenir le
gendre, était si fort irritée de mes réflexions sur son peu de fortune et
sur la convenance parfaite d'un mariage avec Galuchet, qu'elle m'a traité
du haut en bas; elle m'a appelé bourgeois; et comme je m'obstinais, exprès
pour la pousser à bout, elle m'a dit, en mettant le poing sur la hanche,
que sa fille était de trop bonne maison pour épouser le domestique d'un
usinier; et que, quand même le fils de l'usinier se présenterait, on y
regarderait encore à deux fois avant de se mésallier à ce point. Elle
m'amusait beaucoup! Mais Gilberte réparait tout par son air calme et ferme.
Je t'assure qu'elle tient à merveille le serment qu'elle t'a fait de
patienter, d'attendre et de tout souffrir pour l'amour de toi.

--Oh! vous l'avez donc bien fait souffrir? s'écria Émile hors de lui.

--Oui, un peu, répondit tranquillement M. Cardonnet, et j'en suis bien
aise. A présent, je sais qu'elle a du caractère, et je serais fort aise
d'avoir une telle personne auprès de moi. Cela peut être très-utile dans un
ménage, et rien n'est pis que d'avoir pour femme un être à la fois passif
et têtu, qui ne sait que soupirer et se taire, comme ... beaucoup que je
connais. Cela me ferait plaisir, à moi, de me disputer quelquefois avec ma
belle-fille, et de m'apercevoir tout à coup qu'elle voit juste, qu'elle
veut fortement, et qu'elle est apte à te donner un bon conseil. Allons,
Émile, ajouta l'industriel en tendant la main à son fils, tu vois que je ne
suis ni aveugle, ni injuste, j'espère, et que je désire tirer bon parti de
la situation où tu m'as placé.

--O mon Dieu! si vous consentez à mon bonheur, mon père, je fais avec vous
un bail, et je deviens votre homme d'affaires, votre régisseur, votre
ouvrier, pendant le nombre d'années où vous me jugerez incapable de me
conduire moi-même. Je me soumettrai à toutes vos volontés, et je vous
donnerai mon travail de tous les instants, sans jamais me plaindre, sans
jamais résister à vos moindres désirs.

--Et sans me demander d'honoraires? ajouta en riant M. Cardonnet. Fi donc!
Émile, ce n'est pas ainsi que je l'entends, et ce métier de domestique
outragerait la nature. Non, non, il ne s'agit pas de me donner le change,
et je ne suis pas homme à m'abuser sur le fond de tes intentions. Je ne
suis pas encore assez ruiné pour n'avoir pas le moyen de payer un
régisseur, et je crois que je ne pourrais pas en choisir un plus mauvais
que toi pour traiter avec les ouvriers. Je veux que tu sois un autre
moi-même, que tu m'aides au travail de l'élucubration, que tu t'instruises
pour moi, que tu me donnes tes idées, sauf à moi à les combattre et à les
modifier; qu'enfin tu cherches et inventes des moyens de fortune que
j'exécuterai quand ils me conviendront. C'est ainsi que tes études
continuelles et ton imagination féconde pourront me servir à décupler ta
fortune. Mais pour cela, Émile, il ne s'agit pas de travailler avec
indifférence et désintéressement, comme tu le fais depuis quinze jours. Je
ne suis pas dupe de cette soumission temporaire, concertée avec Gilberte
pour m'arracher mon consentement. Je veux la soumission de toute ta vie.
Je veux que tu sois prêt à entreprendre des voyages (avec ta femme, si bon
te semble!) pour examiner les progrès de l'industrie et surprendre, s'il le
faut, les secrets de nos concurrents; je veux que tu signes enfin, non sur
du papier devant un notaire, mais sur ma tête et avec le sang de ton cœur,
et devant Dieu, un contrat qui annihile tout ton passé de rêves et de
chimères, et qui engage ta conviction, ta volonté, ta foi, ton avenir, ton
dévouement, ta religion, à la réussite de mon œuvre.

--Et si je ne crois pas à votre œuvre? dit Émile en pâlissant.

--Il faudra bien y croire; ou, si elle est inexécutable, ce sera moi le
premier qui n'y croirai plus. Mais ne pense pas m'échapper par ce détour.
S'il nous faut lever d'ici notre tente, je la transporterai ailleurs, et ne
m'arrêterai qu'à la mort. Là où je serai, et quelque chose que je fasse, il
faut me suivre, me seconder et me sacrifier tous tes systèmes, tous tes
songes ...

--Quoi! ma pensée elle-même, ma croyance à l'avenir? s'écria Émile
épouvanté. O mon père! vous voulez me déshonorer à mes propres yeux!

--Tu recules! Ah! tu n'es pas même amoureux, mon pauvre Émile! Mais brisons
là. C'est assez d'émotions maintenant pour ta pauvre tête. Prends le temps
de réfléchir. Je ne veux pas que tu me répondes avant que je t'interroge de
nouveau. Consulte la force de ta passion, et va consulter ta maîtresse. Va
à Châteaubrun, vas-y tous les jours, à toute heure; tu n'y rencontreras
plus Galuchet. Informe Gilberte et ses parents du résultat de cette
conférence. Dis-leur tout. Dis-leur que je donne mon consentement pour vous
unir dans un an, à condition que, dès aujourd'hui, tu me feras le serment
que j'exige. Il faut que ta maîtresse sache cela exactement, je le veux;
et, si tu ne l'en informais pas, je m'en chargerais moi-même; car je sais
maintenant le chemin de Châteaubrun!

--J'entends, mon père, dit Émile profondément blessé et navré: vous voulez
qu'elle me haïsse si je l'abandonne, ou me méprise si je l'obtiens au prix
de mon abaissement et de mon apostasie. Je vous remercie de l'alternative
où vous me placez, et j'admire le génie inventif de votre amour paternel.

--Pas un mot de plus, Émile, répondit froidement M. Cardonnet. Je vois que
la folie du socialisme persiste, et que l'amour aura quelque peine à la
vaincre. Je souhaite que Gilberte de Châteaubrun fasse ce miracle, afin que
tu n'aies point à me reprocher de n'avoir pas consenti à ton bonheur.»




XXVII.

PEINES ET JOIES D'AMOUR.


Émile alla s'enfermer dans sa chambre et y passa deux heures en proie aux
plus violentes agitations. La pensée de posséder Gilberte sans lutte, sans
combat, sans passer par cette affreuse épreuve de briser le cœur de son
père, qu'il avait jusque-là prévue avec effroi et douleur, le jetait dans
une ivresse complète. Mais tout à coup l'idée de s'avilir à ses propres
yeux par un serment impie, le plongeait dans un amer désespoir; et, parmi
ces alternatives de joie et de souffrance, il ne pouvait se résoudre à
rien. Oserait-il aller se jeter aux pieds de Gilberte et lui tout avouer?
Il comptait sur son courage et sur sa grandeur d'âme. Mais remplirait-il
envers elle les devoirs de l'amour, si au lieu de lui cacher le terrible
sacrifice qu'il pouvait lui faire en silence, il la mettait de moitié dans
ses remords et ses angoisses? Ne lui avait-il pas dit cent fois à Crozant,
que pour elle, et pour l'obtenir, il subirait tout et ne reculerait devant
rien? Mais il n'avait pas prévu alors que le génie infernal de son père
invoquerait la force de son âme pour corrompre et perdre son âme, et il se
voyait frappé d'un coup inattendu sous lequel il se trouvait éperdu et
désarmé. Vingt fois il faillit retourner vers M. Cardonnet, pour lui
demander au moins sa parole de ne point agir, et de cacher à la famille de
Châteaubrun les intentions qu'il venait de dévoiler, jusqu'à ce que
lui-même eût pris un parti. Mais une invincible fierté le retint. Après le
mépris que son père lui avait témoigné, en le supposant assez faible pour
apostasier de la sorte, irait-il lui montrer ses irrésolutions et lui
livrer le fond de son cœur troublé par la passion?

Mais quelle serait la victime la plus injustement frappée, de Gilberte ou
de lui, si l'honneur l'emportait en lui sur l'amour? Il était coupable par
le fait envers elle, lui qui avait détruit son repos par une passion
fatale, et qui l'avait entraînée à partager ses illusions. Qu'avait fait la
pauvre Gilberte, cette douce et noble enfant, pour être arrachée au calme
de sa pure existence, et immolée tout aussitôt à la loi d'un devoir
austère? N'était-il pas trop tard pour s'aviser de l'écueil contre lequel
il l'avait poussée? Ne fallait-il pas plutôt s'y briser lui-même pour la
sauver, et sa conscience avait-elle le droit de reculer devant les derniers
sacrifices, lorsqu'elle s'était irrévocablement engagée à Gilberte?

Et puis, si Gilberte repoussait un sacrifice si énorme, Émile en serait-il
moins déshonoré aux yeux de ses parents? M. Antoine, qui aimait et
pratiquait l'égalité par instinct, par besoin du cœur, et aussi par
nécessité de position, comprendrait-il qu'Émile, à son âge, s'en fût fait
une religion, et qu'une idée pût l'emporter en lui sur un sentiment, sur la
foi jurée? Et Janille! que penserait-elle de la moindre hésitation de sa
part, elle qui, dans son humble condition, nourrissait de si étranges
préjugés aristocratiques, et profitait avec ses maîtres des privilèges de
l'égalité, sans croire aucunement aux droits de l'égalité pour tous? Elle
le tiendrait pour un misérable fou, ou plutôt elle penserait qu'il
acceptait ce prétexte pour manquer à sa parole, et elle le bannirait de
Châteaubrun avec colère. Qui sait si, avec le temps, elle ne travaillerait
pas avec assez de succès l'esprit de Gilberte, pour que celle-ci partageât
son mépris et son indignation?

Ne se sentant pas la force d'aller affronter une si dure épreuve, Émile
essaya d'écrire à Gilberte. Il commença et déchira vingt lettres, et enfin,
ne pouvant résoudre le problème de sa situation, il résolut d'aller ouvrir
son cœur à son vieux ami, M. de Boisguilbault, et de lui demander conseil.

Pendant ce temps, M. Cardonnet, qui agissait dans toute la force et la
liberté de ses cruelles inspirations, écrivait, lui aussi, à Gilberte une
lettre ainsi conçue:

    «MADEMOISELLE,

    «Vous avez dû me trouver hier bien importun et bien peu galant. Je
    viens vous demander ma grâce et me confesser d'une petite feinte que
    vous me pardonnerez, j'en suis certain, quand vous connaîtrez mes
    intentions.

    «Mon fils vous aime, je le sais, Mademoiselle, et je sais aussi que
    vous daignez approuver ses sentiments. J'en suis heureux et fier, à
    présent que je vous connais. Ne trouvez-vous pas légitime qu'avant
    de prendre une décision de la plus haute importance, j'aie voulu
    voir de mes propres yeux, et quelque peu éprouver le caractère de la
    personne qui dispose du cœur de mon fils et de l'avenir de ma
    famille?

    «Je viens donc aujourd'hui, Mademoiselle, faire amende honorable à
    vos pieds, et vous dire que, quand on est aussi belle et aussi
    aimable que vous l'êtes, on peut se passer de bien des choses, et
    même de fortune, pour entrer dans une famille riche et honorable.

    «Je vous demande, en conséquence, la permission de me présenter de
    nouveau chez vous, pour faire en règle à monsieur votre père la
    demande de votre main pour mon fils, aussitôt que mon fils m'y aura
    pleinement autorisé. Ce dernier mot demande une courte explication,
    et c'est dans cette lettre qu'elle doit trouver sa place.

    «Je mets au bonheur de mon fils une seule condition, et cette
    condition ne tend qu'à rendre son bonheur plus complet, et à
    l'assurer indéfiniment. J'exige qu'il renonce à des excentricités
    d'opinion qui troubleraient notre bonne intelligence et qui
    compromettraient, dans l'avenir, sa fortune et sa considération. Je
    suis certain que vous avez trop de raison et d'esprit pour rien
    comprendre aux doctrines égalitaires et socialistes, à l'aide
    desquelles mon cher Émile compte bouleverser le monde avec ses
    jeunes amis, d'ici à peu de temps; que les mots de solidarité
    humaine, de répartition égale des jouissances et des droits, et
    beaucoup d'autres termes techniques de la jeune école communiste,
    sont pour vous parfaitement inintelligibles. Je ne pense pas
    qu'Émile vous ait jamais ennuyée de ses déclamations philosophiques,
    et je concevrais difficilement qu'il eût obtenu, avec ce langage, le
    bonheur de vous plaire. Je ne doute donc point qu'il ne consente à
    s'en abstenir à tout jamais, et à en abjurer la folie. A ce prix, et
    pourvu qu'il s'engage avec moi par une parole libre, mais sacrée, je
    consentirai de toute mon âme à ratifier l'heureux choix qu'il a su
    faire d'une femme aussi parfaite que vous. Veuillez, Mademoiselle,
    exprimer à monsieur votre père tous mes regrets de ne l'avoir point
    rencontré, et lui faire part du contenu de la présente.

    «Agréez les sentiments de haute estime et de sympathie toute
    paternelle avec lesquels je remets entre vos mains la cause de mon
    fils et la mienne.

        «VICTOR CARDONNET.»

Tandis qu'un domestique galonné d'or et monté sur un beau cheval de main
portait cette lettre à Châteaubrun, Émile, accablé de soucis, se dirigeait
à pied vers le parc de Boisguilbault.

«Eh bien, dit le marquis en lui serrant la main avec force, je ne vous
attendais plus que dimanche prochain; je pensais que vous m'aviez oublié
hier, et voici une douce surprise! Je vous en remercie, Émile. Le temps est
bien long, depuis que vous travaillez si assidûment pour votre père. Je ne
puis qu'approuver cette soumission, bien que je me demande avec un peu
d'effroi si elle ne vous mènera pas avec lui et ses principes plus loin que
vous ne croyez ... Mais qu'avez-vous, Émile, vous êtes pâle, oppressé?
Seriez-vous tombé de cheval?

--Je suis venu à pied; mais je suis tombé de plus haut, répondit Émile, et
je crois que je viens mourir ici. Écoutez-moi, mon ami; je viens vous
demander la force du trépas ou le secret de la vie. Un bonheur insensé, un
malheur épouvantable, sont aux prises dans mon pauvre cœur, dans ma tête
brisée. Je porte en moi, depuis que je vous connais, un secret que je
n'osais pas, que je ne pouvais pas vous dire, mais que je ne puis contenir
aujourd'hui. J'ignore si vous le comprendrez; j'ignore s'il y a en vous un
point sympathique avec ma souffrance; mais je sais que vous m'aimez, que
vous êtes sage, éclairé, que vous adorez la justice. Il est impossible que
vous ne me donniez pas un conseil salutaire.»

Et le jeune homme confia au vieillard toute son histoire, mais en
s'abstenant avec soin de lui nommer aucune personne, aucun lieu, aucune
époque récente qui pût lui faire pressentir qu'il s'agissait de Gilberte et
de sa famille. Il eût craint l'effet de ses préventions personnelles, et,
voulant que rien ne pût influencer le jugement du marquis, il s'expliqua de
manière à lui laisser croire que l'objet de son amour pouvait lui être
complètement étranger, et résider soit à Poitiers, soit à Paris. Cette
réserve de ne point prononcer le nom de sa maîtresse ne devait que paraître
très-convenable à M. de Boisguilbault.

Lorsque Émile eut fini, il fut fort surpris de ne pas trouver son austère
confident armé du courage stoïque qu'il avait à la fois prévu et redouté de
sa part. Le marquis soupira, baissa la tête; puis la relevant vers le ciel:
«La vérité, dit-il, est éternelle!» Mais aussitôt après, il la laissa
retomber sur son sein, en disant: «Et pourtant je sais ce que c'est que
l'amour.

--Vous, mon ami? dit Émile, vous me comprenez donc, et je puis compter que
vous me sauverez?

--Non, Émile; il m'est impossible de vous préserver d'un calice d'amertume.
Quelque parti que vous preniez, il faut le boire jusqu'à la lie, et il ne
s'agit que de savoir de quel côté est l'honneur, car, quant au bonheur, n'y
comptez plus, il est à jamais perdu pour vous.

--Ah! je le sens déjà, répondit Émile, et d'un jour de soleil et d'ivresse
je passe dans les ténèbres de la mort. Savez-vous un mal profond et
irréparable que je trouve au fond de tout, quelque sacrifice que je
résolve? c'est que mon cœur est devenu de glace pour mon père, et que,
depuis quelques heures, il me semble que je ne l'aime plus, que je ne
crains plus de l'affliger, qu'il n'y a plus pour lui, en moi, ni estime, ni
respect. O mon Dieu, préservez-moi de cette souffrance au-dessus de mes
forces! Jusqu'ici, vous le savez, malgré tout le mal qu'il m'a fait et
l'effroi qu'il m'a causé, je le chérissais encore, et je réunissais toutes
les forces de mon âme pour croire en lui. Je me sentais toujours fils et
ami jusqu'au fond de mes entrailles, et aujourd'hui il me semble que le
lien du sang s'est à jamais brisé, et que je lutte contre un maître
étranger, qui m'opprime ... qui pèse sur mon âme comme un ennemi, comme un
spectre! Ah! je me rappelle un rêve que j'ai fait, la première nuit que
j'ai passée dans ce pays-ci. Je voyais mon père se placer sur moi pour
m'étouffer!... C'était horrible, et maintenant cette odieuse vision se
réalise; mon père a mis ses genoux, ses coudes, ses pieds sur mon sein; il
veut en arracher la conscience ou le cœur. Il fouille dans mes entrailles
pour savoir quel endroit faible lui cédera. Oh! c'est une invention
diabolique et un dessein parricide qui l'égare. Est-il possible que l'amour
de l'or et le culte du succès inspirent de pareilles idées à un père contre
son enfant? Si vous aviez vu avec quel sourire de triomphe il m'étalait
l'inspiration subite de son étrange générosité! ce n'était pas un
protecteur et un conseil; c'était un ennemi qui a tendu un piége, et qui
saisit sa proie avec un rire perfide! «Choisis, semblait-il me dire, et si
tu en meurs, qu'importe? j'aurai vaincu.» O mon Dieu, c'est affreux,
affreux! de condamner et de haïr son père!»

Et le pauvre Émile, brisé de douleur, pencha son visage sur l'herbe où il
était couché, et l'arrosa de larmes brûlantes.

«Émile, dit M. de Boisguilbault, vous ne pouvez ni haïr votre père, ni
trahir votre maîtresse. Voyons, tenez-vous beaucoup à la vérité?
pouvez-vous mentir?»

Le marquis avait touché juste. Émile se releva avec force.

«Non, Monsieur, non, dit-il, vous le savez bien, je ne puis mentir. Et à
quoi sert le mensonge aux lâches? Quel bonheur, quel repos peut-il leur
assurer? Quand j'aurai juré à mon père que je change de religion, que je
crois à l'ignorance, à l'erreur, à l'injustice, à la folie, que je hais
Dieu dans l'humanité, et que je méprise l'humanité en moi-même, se
fera-t-il en moi quelque monstrueux prodige? serai-je convaincu? me
sentirai-je tout à coup transformé en paisible et superbe égoïste?...

--Peut-être, Émile! ce n'est que le premier pas qui coûte dans le mal, et
quiconque a trompé les hommes arrive à pouvoir se tromper lui-même. Cela
s'est vu assez souvent pour être croyable!

--En ce cas, arrière le mensonge! car je me sens homme et ne puis me
transformer en brute de mon plein gré. Mon père, avec toute son habileté et
toute sa force, est un aveugle en ceci. Il croit à ce qu'il veut me faire
croire, et si on l'engageait à prendre ma croyance pour la sienne, il ne le
pourrait pas. Aucun intérêt, aucune passion ne le contraindrait à le faire,
et il s'imagine qu'il ne me mépriserait pas, le jour où je me serais avili
au point de commettre une lâcheté dont il se sait incapable? A-t-il donc
besoin de me mépriser et de me détruire pour se confirmer dans ses
principes inhumains?

--Ne l'accusez pas de tant de perversité: il est l'homme de son temps, que
dis-je? il est l'homme de tous les temps. Le fanatisme ne raisonne pas, et
votre père est un fanatique; il brûle et torture encore l'hérésie, croyant
faire honneur à la vérité. Le prêtre qui vient nous dire à notre dernière
heure: «Crois, ou tu seras damné,» est-il beaucoup plus sage ou plus
humain? L'homme puissant qui dit au pauvre fonctionnaire ou à l'artiste
malheureux: «Sers-moi et je t'enrichis,» ne croit-il pas lui faire une
grâce et lui octroyer un bienfait?

--Mais c'est la corruption! s'écria Émile.

--Eh bien! reprit le marquis, par quoi donc le monde est-il gouverné
aujourd'hui? Sur quoi donc repose l'édifice social? Il faut être bien
fort, Émile, pour protester contre elle; car alors il faut se résoudre à
être sacrifié.

--Ah! si j'étais seul victime de mon sacrifice, dit le jeune homme avec
douleur; mais _elle!_ la pauvre et sainte créature! il faudra donc qu'elle
soit sacrifiée aussi!

--Dites-moi, Émile, si elle vous conseillait de mentir, l'aimeriez-vous
encore?

--Je n'en sais rien! je crois que oui! Puis-je prévoir un cas où je ne
l'aimerais plus, puisque je l'aime?

--Vous aimez, je le vois! Hélas! moi aussi, j'ai aimé!

--Oh! dites-moi, eussiez-vous sacrifié l'honneur?

--Peut-être, si on m'eût aimé!

--Oh! faibles humains que nous sommes! s'écria Émile. Eh quoi! ne
trouverai-je pas un appui, un guide, un secours dans ma détresse? Personne
ne me donnera-t-il la force? La force, mon Dieu! je te la demande à genoux;
et jamais je n'ai prié avec plus de foi et d'ardeur: je te demande la
force!»

Le marquis s'approcha d'Émile et le pressa contre son cœur. Des larmes
coulaient sur ses joues; mais il garda le silence, et ne l'aida point.

Émile pleura longtemps dans son sein et sentit qu'il aimait cet homme, que
chaque épreuve lui révélait plus sensible que réellement fort. Il l'en
aimait davantage, mais il souffrait de ne point trouver en lui le conseil
énergique et puissant sur lequel il avait compté dans sa faiblesse. Il le
quitta à l'entrée de la nuit, et le marquis se borna à lui dire: «Revenez
demain, il faut que je sache ce que vous avez décidé. Je ne dormirai pas
que je ne vous aie vu plus calme.»

Émile prit le plus long pour revenir à Gargilesse; il fit un détour qui lui
permit de passer à peu de distance de Châteaubrun par des sentiers couverts
qui le dérobaient aux regards, et quand il vit les ruines d'assez près, il
s'arrêta éperdu, songeant à ce que devait souffrir Gilberte depuis la
cruelle visite de son père, et n'osant lui porter de meilleures nouvelles,
dans la crainte de perdre tout courage et toute vertu.

Il était là depuis quelques instants, sans pouvoir se décider à rien,
lorsqu'il s'entendit appeler à voix basse, avec un accent qui le fit
tressaillir; et jetant les yeux sur un petit bois de chênes qui bordait le
chemin à sa droite, il vit dans l'ombre un pan de robe qui glissait
derrière les arbres. Il s'élança de ce côté, et, lorsqu'il se fut assez
engagé dans le bois pour n'avoir à craindre aucun témoin, Gilberte se
retourna et l'appela encore.

«Venez, Émile, lui dit-elle lorsqu'il fut à ses côtés. Nous n'avons pas un
instant à perdre ... Mon père est dans la prairie, tout près d'ici. Je vous
ai aperçu et reconnu au moment où vous descendiez dans ce chemin, et je me
suis éloignée sans rien dire, pendant qu'il cause avec les faucheurs. J'ai
une lettre à vous montrer, une lettre de M. Cardonnet; mais la nuit ne nous
permet pas de la lire, et je vais vous la dire à peu près mot à mot. Je la
sais par cœur.»

Et quand Gilberte eut en quelque sorte récité cette lettre:

«Maintenant, dit-elle, expliquez-moi ce que cela signifie ... Je crois le
comprendre; mais j'ai besoin de le savoir de vous.

--O Gilberte! s'écria Émile, je n'ai pas eu le courage d'aller vous le
dire; mais c'est la volonté de Dieu qui fait que je vous rencontre, et que
mon sort va être décidé par vous. Dites-moi, ô ma Gilberte! ô mon premier
et dernier amour! savez-vous pourquoi je vous aime?

--C'est apparemment, répondit Gilberte en lui abandonnant sa main qu'il
pressa contre ses lèvres, parce que vous avez deviné en moi un cœur fait
pour vous aider.

--Eh bien, ma seule amie, mon seul bien en ce monde, pouvez-vous me dire
pourquoi votre cœur s'est donné a moi?

--Oui, je puis vous le dire, mon ami; c'est parce que vous m'avez paru, dès
le premier jour, noble, généreux, simple, humain, bon en un mot, ce qui
pour moi est la plus grande qualité qu'il y ait au monde.

--Mais il y a une bonté passive qui exclut en quelque sorte la noblesse et
la générosité des sentiments, une douce faiblesse qui peut être un charme
de caractère, mais qui, dans les occasions difficiles, transige avec le
devoir et trahit les intérêts de l'humanité pour épargner la souffrance à
quelques-uns et à soi-même?

--Je comprends cela, et je n'appelle pas bonté la faiblesse et la peur. Il
n'y a pas de vraie bonté pour moi sans courage, sans dignité, sans
dévouement surtout. Si je vous estime au point de vous dire sans méfiance
et sans honte que je vous aime, Émile, c'est parce que je vous sais grand
et de cœur et d'esprit; c'est parce que vous plaignez les malheureux et ne
songez qu'à les secourir, parce que vous ne méprisez personne, parce vous
souffrez des peines d'autrui, parce qu'enfin vous voudriez donner tout ce
qui est à vous, jusqu'à votre sang, pour soulager les pauvres et les
abandonnés. Voilà ce que j'ai compris de vous dès que vous avez parlé
devant moi et avec moi: et voilà pourquoi je me suis dit: Ce cœur répond
au mien; ces nobles pensées élèvent les miennes et me confirment dans tout
ce que je pressentais; je vois dans cet esprit, qui me charme et me
pénètre, une lumière que je suis forcée de suivre et qui me guide vers Dieu
même. Voilà pourquoi, Émile, en me laissant aller à vous aimer, je ne
sentais en moi ni effroi ni remords. Il me semblait accomplir un devoir; et
je n'ai pas changé de sentiment en lisant les railleries que votre père
vous adresse.

--Chère Gilberte, vous connaissez mon âme et ma pensée; seulement votre
adorable bonté, votre divine tendresse, m'ont fait un grand mérite de
sentiments qui me paraissaient tellement naturels et imposés aux hommes par
l'instinct que Dieu leur en a donné, que je rougirais de ne les point
avoir. Eh bien, pourtant, ces sentiments qui doivent vous paraître tels à
vous-même, puisque vous les portez en vous avec tant de candeur et de
simplicité, beaucoup de personnes les repoussent et les raillent comme une
dangereuse erreur. Il en est qui les haïssent et les méprisent parce qu'ils
ne les ont pas ... Il en est d'autres aussi qui, par une étrange anomalie,
les ont jusqu'à un certain point, et n'en peuvent souffrir la déduction
logique et les conséquences rigoureuses. Mon Dieu, je crains de ne pouvoir
m'expliquer clairement!
                
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