George Sand

Le péché de Monsieur Antoine, Tome 2
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--Oui, oui, je vous entends. Janille est bonne comme Dieu même, et, par
ignorance ou préjugé, cette parfaite amie repousse mes idées d'égalité et
veut me persuader que je puis aimer, plaindre et secourir les malheureux
sans cesser de les croire d'une nature inférieure à la mienne.

--Eh bien, noble Gilberte, mon père a les mêmes préjugés que Janille, à un
autre point de vue. Tandis qu'elle croit que la naissance devrait créer des
droits à la puissance, il se persuade, lui, que l'habileté, la force et
l'énergie en créent à la richesse, et que la richesse acquise a pour devoir
de s'augmenter sans limites, à tout prix, et de poursuivre sa route dans
l'avenir, sans jamais permettre aux faibles d'être heureux et libres.

--Mais c'est horrible! s'écria Gilberte ingénument.

--C'est le préjugé, Gilberte, et l'empire terrible de la coutume. Je ne
puis condamner mon père; mais, dites-moi, lorsqu'il me demande de lui jurer
que j'épouserai son erreur, que je partagerai sa passion ambitieuse et son
intolérance superbe, dois-je lui obéir? et si votre main est à ce prix, si
j'hésite un instant, si une terreur profonde s'empare de moi, si je crains
de devenir indigne de vous en reniant ma croyance à l'avenir de l'humanité,
ne mérité-je point quelque pitié de vous, quelque encouragement ou quelque
consolation?

--O mon Dieu, dit Gilberte en joignant les mains, vous ne comprenez pas ce
qui nous arrive, Émile! votre père ne veut pas que nous soyons jamais unis,
et sa conduite est pleine de ruse et d'habileté. Il sait bien que vous ne
pouvez pas changer de cœur et de cerveau comme on change d'habit ou de
cheval; et soyez certain qu'il vous mépriserait lui-même, qu'il serait au
désespoir s'il obtenait ce qu'il vous demande! Non, non, il vous connaît
trop, Émile, pour le croire, et il ne le craint guère; mais il arrive ainsi
à ses fins. Il vous éloigne de moi, il essaie de nous brouiller ensemble,
il se donne tous les droits et à vous tous les torts. Mais il n'y réussira
pas, Émile; non, je vous le jure: votre résistance augmentera mon affection
pour vous. Ah! oui, je comprends tout cela; mais je suis au-dessus d'une si
pauvre embûche, et rien ne nous désunira jamais.

--O ma Gilberte, ô mon ange divin! s'écria Émile, dictez-moi ma conduite;
je vous appartiens entièrement. Si vous l'ordonnez, je courberai la tête
sous le joug; je commettrais toutes les iniquités, tous les crimes pour
vous ...

--J'espère que non! répondit Gilberte avec une douce fierté, car je ne vous
aimerais plus si vous cessiez d'être vous-même, et je ne veux pas d'un
époux que je ne pourrais pas respecter. Dites à votre père, Émile, que je
ne vous accorderai jamais ma main à de telles conditions, et que, malgré
tous les dédains qu'il me conserve au fond de son cœur, j'attendrai qu'il
ait ouvert les yeux à la justice et son âme à des sentiments plus
honorables pour nous deux. Je ne serai pas le prix d'une trahison.

--O noble fille! s'écria Émile en se jetant à ses genoux et en les
embrassant avec ferveur; je vous adore comme mon Dieu et vous bénis comme
ma providence! Mais je n'ai pas votre courage; qu'allons-nous devenir?

--Hélas! dit Gilberte, nous allons cesser pendant quelque temps de nous
voir. Il le faut; mon père et Janille étaient présents lorsque la lettre de
votre père est arrivée. Mon pauvre père était ivre de joie et ne comprenait
rien aux objections de la fin. Il vous a attendu toute la journée, et il
vous attendra tous les jours, jusqu'à ce que je lui dise que vous ne devez
pas venir, et alors j'espère que je pourrai justifier votre conduite et
votre absence. Mais Janille ne vous pardonnera pas de longtemps; déjà elle
s'étonne, s'inquiète et s'irrite de ce que vous tardez, et de ce que votre
père semble attendre votre autorisation pour venir me demander en mariage.
Si vous lui disiez maintenant ce que j'exige que vous fassiez, elle vous
maudirait, et vous bannirait à jamais de ma présence.

--O mon Dieu! s'écria Émile, ne plus vous voir! non, c'est impossible!

--Eh bien! mon ami, qu'y aura-t-il donc de changé entre nous? Est-ce que
vous cesserez de m'aimer, parce que, pendant quelques semaines, quelques
mois peut-être, vous ne me verrez pas? est-ce que nous allons nous dire un
adieu éternel? est-ce que vous ne croirez plus en moi? N'avions-nous pas
prévu des obstacles, des souffrances, des époques de séparation?

--Non, non, dit Émile, je n'avais rien prévu, je ne pouvais pas croire que
cela dût arriver! je n'y crois pas encore!...

--O mon cher Émile! ne manquez pas de force quand j'ai besoin de toute la
mienne. Vous avez juré de vaincre la résistance de votre père, et vous la
vaincrez. Voici déjà un de ses plus puissants efforts que nous venons de
déjouer. Il était bien sûr d'avance que vous n'accepteriez pas le
déshonneur, et il croit que vous vous rebuterez si facilement! Il ne vous
connaît pas; vous persisterez à m'aimer, et à le lui dire, et à le lui
prouver sans cesse. Voyez! le plus difficile est fait, puisqu'il sait tout,
et que, au lieu de s'indigner et de s'affliger, il accepte le combat en
riant, comme une partie de jeu où il se croit le plus fort. Ayez donc du
courage; je n'en manquerai pas. N'oubliez pas que notre union est l'ouvrage
de plusieurs années de persévérance et de religieux travail. Adieu, Émile,
j'entends la voix de mon père qui se rapproche, je fuis. Restez ici, vous,
pour ne reprendre votre route que quand nous serons bien loin.

--Ne plus vous voir! répétait Émile, ne plus vous entendre, et avoir du
courage!

--Si vous en manquez, Émile, c'est que vous ne m'aimez pas autant que je
vous aime; et que notre union ne vous promet pas assez de bonheur pour vous
décider à combattre beaucoup et longtemps.

--Oh! j'aurai du courage! s'écria Émile, vaincu par l'énergie de cette
noble fille. Je saurai souffrir et attendre. Vous verrez, Gilberte, si le
bonheur que me promet l'avenir ne me fait pas tout supporter dans le
présent. Mais quoi! ne pourrions-nous pas nous rencontrer quelquefois, par
hasard, comme aujourd'hui, par exemple?

--Qui sait? dit Gilberte. Comptons sur la Providence.

--Mais on aide quelquefois la Providence! Ne peut-on trouver un moyen de
s'entendre, de s'avertir?... en s'écrivant!...

--Oui, mais il faut tromper ceux qu'on aime!

--O Gilberte! que faire?

--J'y songerai, laissez-moi partir.

--Partir sans me rien promettre!

--Vous avez ma foi et mon âme, et ce n'est rien pour vous?

--Partez donc! dit Émile en faisant un violent effort pour désunir ses bras
qui retenaient obstinément la taille souple de Gilberte; je suis encore
heureux en vous laissant partir! Voyez si je vous aime, si je crois en vous
et en moi-même!

--Croyez en Dieu, dit Gilberte; il nous protégera!»

Et elle disparut à travers les branches.

Émile resta longtemps à la place qu'elle venait de quitter; il baisa
l'herbe que ses pieds avaient à peine foulée, l'arbre qu'elle avait
effleuré de sa robe, et, longtemps couché dans ce taillis, témoin
mystérieux de son dernier bonheur, il ne s'en arracha qu'avec peine.
Gilberte courut après son père, qui avait repris le chemin des ruines et
qui marchait vite devant elle. Tout à coup il se retourna, et, revenant sur
ses pas: «Ah! ma pauvre enfant, je retournais te chercher, dit-il avec
simplicité.

--C'est-à-dire, mon père, que vous m'aviez oubliée derrière vous, répondit
Gilberte en s'efforçant de sourire.

--Non, non ... ne dis pas cela; Janille prétendrait que c'est une
distraction! Je pensais à toi justement; cette lettre de M. Cardonnet me
trotte toujours par la tête. Peut-être qu'Émile nous attend à la maison,
qui sait? il n'aura pu venir plus tôt; son père l'aura retenu. Rentrons
vite; je parie qu'il est là!»

Et le bonhomme doubla le pas avec confiance. Janille était d'une humeur
massacrante; elle ne pouvait s'expliquer la lenteur d'Émile et concevait de
graves inquiétudes. Gilberte essaya de les distraire, et pendant le souper
elle se montra calme et presque gaie.

Mais à peine fut-elle seule dans sa chambre, qu'elle se jeta à genoux, la
figure contre son lit, pour étouffer les sanglots qui brisaient sa
poitrine.




XXVIII.

CONSOLATIONS.


Gilberte était résignée, quoique au désespoir. Émile était peut-être moins
désolé, parce qu'au fond du cœur il n'était pas résigné encore. A chaque
instant ses incertitudes revenaient, et, plus Gilberte s'était montrée
grande et digne de son amour, plus cet amour lui faisait sentir son
invincible puissance. Au moment de rentrer dans le village, il revint
brusquement sur ses pas, voulant se persuader qu'il allait à Châteaubrun;
et, quand il eut marché quelques minutes, il s'assit sur un rocher, mit sa
tête dans ses mains, et se sentit plus faible, plus amoureux, plus homme
que jamais.

«Si M. de Boisguilbault l'avait vue et entendue, se disait-il, il
comprendrait que je ne puis hésiter entre elle et moi, et qu'il faut
l'obtenir, fût-ce au prix d'un mensonge! Mon Dieu! mon Dieu! inspirez-moi.
C'est vous qui m'avez envoyé cet amour, et si vous m'avez donné la force de
le ressentir, vous ne voudriez pas me donner celle de le rompre.

--Eh bien, monsieur Émile! que faites-vous là? dit Jean Jappeloup, qu'il
n'avait pas vu venir, et qui s'assit auprès de lui. Je vous cherchais, car
je me suis habitué à causer avec vous le soir, et quand je ne vous vois pas
après ma journée, ça me manque. Qu'est-ce qu'il y a? voyons, est-ce que
vous avez mal à la tête, que vous vous la tenez à deux mains, comme si vous
aviez peur de la perdre?

--Il ne serait plus temps, mon ami, répondit Émile; ma pauvre tête est à
jamais perdue.

--Vous êtes donc bien amoureux? Allons! à quand la noce?

--Bientôt, Jean, quand nous voudrons! s'écria Émile, que cette idée jeta
dans une sorte de délire. Mon père y consent, je l'épouse, oui, je
l'épouse, entends-tu? car, sans cela il faut que je meure. N'est-ce pas,
qu'il faut que je l'épouse?

--Diable! je le crois bien! comment hésiteriez-vous une minute? Ce n'est
pas moi qui vous donnerais raison si vous la trompiez, et je crois bien,
mon garçon, que je vous y forcerais, quand je devrais vous battre.

--Oui, n'est-ce pas, c'est mon devoir?

--Tiens! mais on dirait que vous en doutez? Vous avez l'air quasi égaré, en
disant ça?

--Oui, je suis égaré, c'est vrai; mais n'importe: je connais maintenant mon
devoir, et c'est toi qui me confirmes dans ma meilleure résolution. Allons
ensemble à Châteaubrun!

--Vous y alliez donc? à la bonne heure; dépêchons-nous, car il se fait
tard. Vous me conterez en chemin comment votre père a pu tout d'un coup se
décider à être si sage, lui que je croyais fou!

--Mon père est fou, en effet, dit Émile en prenant le bras du charpentier,
et en marchant près de lui avec agitation: tout à fait fou! car il consent,
à condition que je lui ferai un mensonge dont il ne sera pas la dupe. Mais
c'est pour lui un triomphe, un vrai plaisir que de m'amener à mentir!

--Ah ça, dit Jappeloup, vous n'avez pas bu? non! ça ne vous arrive jamais!
et pourtant vous battez la campagne. On dit que l'amour grise comme le vin:
il y parait, car vous dites des choses qui n'ont ni rime, ni raison.

--Mon père, qui est fou, poursuivit Émile hors de lui, a voulu me rendre
fou aussi, et il y réussit assez bien, tu vois! il veut que je lui dise que
deux et deux font cinq, et même que j'en fasse serment devant lui. J'y
consens, vois-tu! Que m'importe de flatter sa folie, pourvu que j'épouse
Gilberte!

--Je n'aime pas tous ces discours-là, Émile, dit le charpentier, je n'y
comprends rien et ça m'impatiente. Si vous êtes fou, je ne veux pas que
Gilberte vous épouse. Tâchons de reprendre un peu nos esprits et
arrêtons-nous là. Je n'ai pas envie de vous conduire à Châteaubrun, si vous
voulez déraisonner de la sorte, mon fils!

--Jean, je me sens très-malade, dit Émile en s'asseyant de nouveau; j'ai le
vertige. Tâche de me comprendre, de me calmer, de m'aider à me comprendre
moi-même. Tu sais que je ne pense pas comme mon père; eh bien! mon père
veut que je pense comme lui, voilà tout! Cela ne se peut pas; mais pourvu
que je dise comme lui, qu'importe!

--Mais dire quoi? au nom du diable! s'écria Jean, qui avait, comme on sait,
fort peu de patience.

--Oh! mille folies, répondit Émile, qui sentait un frisson glacé succéder
par intervalles à une chaleur brûlante; par exemple, que c'est un grand
bonheur pour les pauvres qu'il y ait des riches.

--C'est faux! dit Jean, haussant les épaules.

--Que plus il y aura de riches et de pauvres, mieux ira le monde.

--Je le nie.

--Que c'est une guerre que Dieu commande, et que les riches doivent marcher
à cette guerre avec transport.

--Dieu le défend, au contraire!

--Enfin, qu'il faut que les gens d'esprit soient plus heureux que les
pauvres d'esprit, parce que c'est l'ordre de la Providence!

--Il en a menti, mille tonnerres! s'écria Jean en frappant le rocher de
son bâton. Finissez donc de répéter toutes ces bêtises-là; car je ne peux
pas les entendre. Le bon Dieu a dit lui-même tout le contraire de ça, et il
n'est venu sur la terre accommodé en charpentier que pour le prouver.

--Il s'agit bien de Dieu et de l'Évangile! reprit Émile. Il s'agit de
Gilberte et de moi. Je ne persuaderai jamais à mon père qu'il se trompe. Il
faut que je dise comme lui, Jean; et alors je serai libre d'épouser
Gilberte; il ira lui-même la demander demain pour moi à son père.

--Vrai! mais il est donc fou, de croire que vous serez de bonne foi en
répétant ses billevesées? Ah! oui, je vois tout de bon que la tête est
déménagée, et c'est cela qui vous fait de la peine, Émile; car je vois bien
aussi que vous êtes triste au fond du cœur, mon pauvre enfant!»

Émile versa des larmes qui le soulagèrent, et reprenant sa raison, il
expliqua plus clairement au charpentier ce qui se passait entre son père et
lui.

Jean l'écouta la tête baissée, puis après avoir réfléchi longtemps, il lui
dit en lui prenant la main: «Émile, il ne faut pas faire ces mensonges-là,
c'est indigne d'un homme. Je vois bien que votre père est plus rusé que
timbré, et qu'il ne se contentera pas de deux ou trois paroles en l'air,
comme on dit quelquefois pour apaiser un homme qui a trop pris de vin et
qu'on traite comme un petit enfant. Votre père, quand vous aurez menti, ou
promis ce que vous ne pouvez pas tenir, ne vous laissera pas respirer, et
si vous essayez de redevenir un homme, il vous dira: «Souviens-toi que tu
n'es plus rien!» Il est dur et fier, je le connais bien; il ne vous donnera
pas seulement un jour par semaine pour penser à votre guise, et puis il
rendra votre femme malheureuse. Je vois ça d'ici, il vous fera rougir
devant elle, et il manœuvrera si bien qu'elle en viendra à rougir de vous.
Foin du mensonge et des paroles de mauvaise foi! Pas de ça, Émile, je vous
le défends.

--Mais Gilberte!

--Mais Gilberte dira comme moi, et Antoine aussi, et Janille ... Ma mie
Janille dira ce qu'elle voudra ... Moi, je ne veux pas que tu mentes! Il
n'y a pas de Gilberte qui pût me faire mentir.

--Il faut donc que je renonce à elle, que je ne la voie plus?

--Ça c'est un malheur, dit Jean d'un ton ferme; mais quand le malheur est
sur nous, il faut savoir le supporter. Allez trouver M. de Boisguilbault,
il vous dira comme moi; car, d'après tout ce que vous m'avez raconté de
lui, c'est un homme qui voit juste et qui pense bien.

--Eh bien, Jean, j'ai vu M. de Boisguilbault, et il comprend que ce
sacrifice est au-dessus de mes forces.

--Il sait que vous aimez Gilberte? Oui-dà? vous le lui avez dit?

--Il sait que j'aime, mais je ne la lui ai pas nommée.

--Et il vous conseille de mentir?

--Il ne me conseille rien.

--Il a donc perdu la tête, lui aussi? Allons, Émile! vous m'écouterez, moi,
parce que j'ai raison. Je ne suis ni riche, ni savant; je ne sais pas si ça
m'ôte le droit de manger mon soûl et de dormir dans un lit, mais je sais
bien que quand je prie le bon Dieu, il ne m'a jamais dit: «Va te promener;»
et que quand je lui demande ce qui est vrai ou faux, mal ou bien, il me l'a
toujours enseigné, sans me répondre: «Va à l'école.» Voyons, réfléchissez
un peu. Nous voilà sur la terre beaucoup de pauvres, et un petit tas de
riches; car si tout le monde avait de grosses parts, la terre serait trop
petite. Nous nous gênons fort les uns les autres, et nous avons beau faire,
nous ne pouvons pas nous aimer: à preuve, qu'il faut des gendarmes et des
prisons pour nous accorder. Comment ça pourrait-il être autrement? Je n'en
sais rien. Vous dites là-dessus de jolies choses, et quand vous êtes sur ce
chapitre-là, je passerais les jours et les nuits à vous écouter, tant ça me
plaît de vous entendre arranger tout ça dans votre tête. C'est pour cela
que je vous aime; mais je ne vous ai jamais dit, mon garçon, que j'espérais
voir ça. Ça me paraît bien loin, si c'est possible, et moi, qui suis
habitué à la peine, je ne demande au bon Dieu que de nous laisser comme
nous sommes, sans permettre aux grands riches d'empirer notre sort. Je sais
bien que si tout le monde était comme vous, comme moi, comme Antoine et
comme Gilberte, nous mangerions tous la même soupe à la même table; mais je
vois bien aussi que tous les autres ne voudraient point entendre parler de
cet arrangement-là, et qu'il y aurait trop à dire et à faire pour les y
amener. Je suis fier, moi, et je me passe fort bien de qui me méprise:
voilà ma sagesse. Je ne me tourmente guère la cervelle pour la politique;
je n'y comprends rien; mais je ne veux pas qu'on me mange, et je déteste
les gens qui disent: «Dévorons tout.» Votre père est un de ces mangeurs-là,
et si vous lui ressembliez, je vous fendrais la tête avec ma hache plutôt
que de vous laisser penser à Gilberte. Dieu a voulu que vous fussiez bon et
que la vérité vous parût une bonne affaire; gardez-la donc, la vérité,
puisque c'est la seule chose que les méchants ne puissent pas ôter de la
terre. Que votre père dise: «C'est comme cela; ça m'arrange, et je veux que
cela soit!» Laissez-le dire, il est fort parce qu'il est riche et ni vous,
ni moi, ne pouvons le retenir; mais qu'il soit assez têtu et assez colère
pour vouloir vous faire dire que c'est bien comme cela, et que Dieu est
content de ce qui se fait ... halte-là! C'est contre la religion de dire
que Dieu aime le mal, et nous sommes chrétiens, que je pense? Avez-vous
été baptisé? moi aussi, et j'ai renié Satan. Du moins on y a renoncé pour
moi, et j'y ai renoncé pour les autres, quand j'ai été parrain. Par ainsi,
nous ne devons ni faire de faux serments, ni blasphémer et dire que tous
les hommes ne se valent pas en venant au monde, et ne méritent pas tous le
bonheur, c'est dire qu'il y en a qui sont condamnés à l'enfer avant de
naître. J'ai dit? Émile! Vous ne mentirez pas, et vous ferez renoncer votre
père à cette jolie condition-là!

--Ah! mon ami, si je pouvais seulement voir Gilberte une fois par semaine!
si je n'étais pas déshonoré aux yeux de son père et banni de sa maison, je
ne perdrais ni l'espoir, ni le courage!...

--Déshonoré aux yeux d'Antoine! Eh bien, pour qui le prenez-vous donc?
Croyez-vous qu'il voulût d'un renégat et d'un cafard pour gendre?

--Oh! s'il comprenait comme vous, Jean! mais il ne comprendra rien à ma
conduite.

--Antoine n'a pas inventé la poudre, j'en conviens. Il n'a jamais pu se
mettre bien dans la tête le carré de l'hypoténuse que j'ai appris en cinq
minutes, rien qu'à le voir faire à un compagnon. Mais aussi vous le croyez
par trop simple. En fait d'honneur et de bons sentiments, ce vieux-là sait
tout ce qu'on doit savoir. Vous pensez donc qu'il faut être bien malin et
bien savant pour comprendre que deux et deux font quatre et non pas cinq?
Moi, je dis qu'il n'est pas besoin pour cela d'avoir lu une pleine chambre
de gros livres, comme le vieux Boisguilbault, et que tout homme malheureux
en ce monde sent fort bien que son sort est injuste quand il ne l'a pas
mérité. Eh bien, donc! est-ce que l'ami Antoine n'a pas souffert et pâti,
lui aussi? Est-ce que les riches ne lui ont pas tourné le dos quand il est
devenu pauvre? Est-ce qu'il peut leur donner raison contre lui, qui n'a
jamais eu un morceau de pain sans en donner les trois quarts aux autres,
parfois le tout? Et si vous n'étiez pas un homme bien pensant, auriez-vous
pris de l'amitié pour lui? Seriez-vous amoureux de sa fille jusqu'à vouloir
l'épouser, si vous aviez les idées de votre père? Non, vous ne l'auriez pas
regardée, ou bien vous l'auriez séduite; mais vous penseriez qu'elle n'a
point de dot, et vous l'abandonneriez vilainement. Allons, Émile, mon
enfant, du courage! Les honnêtes gens vous estimeront toujours, et je vous
réponds d'Antoine; je m'en charge. Si Janille crie, je crierai aussi, et on
verra qui a la voix plus haute et la langue mieux pendue, d'elle ou de moi.
Quant à Gilberte, comptez qu'elle aura toute sa vie un bon sentiment pour
vous, et qu'elle vous saura gré de votre droiture. Elle n'en aimera pas
d'autre, allez! Je la connais; c'est une fille qui n'a qu'une parole: mais
un temps viendra où votre père changera d'idée. C'est quand il sera
malheureux à son tour, et je vous ai prédit que cela arriverait.

--Il n'en croit rien.

--Vous lui avez donc dit ce que je pense de son usine?

--Je le devais.

--Vous avez eu tort, mais c'est fait, et ce qui doit être sera. Allons,
Émile, revenons au village et couchez-vous, car je vois bien que vous avez
le frisson et que vous sentez d'avoir la fièvre. Va, mon garçon, ne te
laisse pas tourner le sang comme ça, et compte un peu sur le bon Dieu!
J'irai demain matin à Châteaubrun; je parlerai, moi, et il faudra bien
qu'on m'entende. Je te réponds qu'au moins tu n'auras pas le chagrin d'être
brouillé avec ceux-là pour avoir fait ton devoir.

--Brave Jean! tu me fais du bien, toi! tu me donnes de la force, et, depuis
que tu me parles, je me sens mieux.

--C'est que je vas droit au fait, moi, et ne m'embarrasse pas des choses
inutiles.

--Tu iras donc demain à Châteaubrun? dès demain? quoique ce soit un jour de
travail?

--Oh! demain: comme je travaille gratis, je peux commencer ma journée à
l'heure qu'il me plaira. Savez-vous pour qui je travaille demain, Émile?
Voyons, devinez: ça vous fera faire un effort pour sortir de vos soucis.

--Je ne devine pas. Pour M. Antoine?

--Non, Antoine n'a guère de travaux à faire faire, le pauvre compère, et il
y suffit tout seul; mais il a un voisin qui n'en manque pas, et qui ne
compte guère ses journées d'ouvrier.

--Qui donc? M. de Boisguilbault s'est-il réconcilié avec ta figure?

--Non pas que je sache; mais il n'a jamais défendu à ses métayers de me
donner de l'ouvrage. Il n'est pas homme à vouloir me faire du tort, et il
n'y a guère que les gens de sa maison qui sachent qu'il m'en veut, si
toutefois il m'en veut; le diable seul comprend ce qu'il y a là-dessous!
Enfin, je vous dis que je travaille pour lui sans qu'il s'en aperçoive; car
vous savez qu'il va visiter ses propriétés tout au plus une fois l'an.
C'est un peu loin de chez nous; mais grâce à votre père, les ouvriers sont
si rares, qu'on est venu me demander; et je ne me suis pas fait prier,
quoique j'eusse ailleurs une besogne qui pressait. Ça me fait plaisir, à
moi, de travailler pour ce vieux-là! Mais, comme bien vous pensez, je ne me
laisserai pas payer. Je lui dois bien assez, après ce qu'il a fait pour
moi.

--Il ne souffrira pas que tu travailles gratis pour lui.

--Il faudra bien qu'il le souffre, car il n'en saura rien. Est-ce qu'il
sait ce qui se fait dans ses fermes? Il fait son compte en gros au bout de
l'an, et ne s'embarrasse guère des détails.

--Mais si ses métayers lui comptent tes journées comme les ayant payées?

--Il faudrait que ce fussent des fripons, et, tout au contraire, ils sont
honnêtes gens. Les gens, voyez-vous, sont ce qu'on les fait. Le vieux
Boisguilbault n'est pas volé, quoique rien au monde ne fût si facile; mais
comme il ne vexe ni ne pressure personne, personne n'a besoin de le tromper
et de prendre plus qu'il ne lui revient. Ce n'est pas comme votre père. Il
compte, il discute, il surveille, lui, et on le vole, et on le volera
toujours: voilà les belles affaires qu'il fera toute sa vie.»

Jean réussit à distraire et presque à consoler Émile. Ce caractère droit,
hardi et ferme, eut sur lui une heureuse influence, et il se coucha plus
tranquille, après avoir reçu de lui la promesse qu'il saurait le lendemain
soir dans quelle disposition étaient les parents de Gilberte à son égard.
Jean se faisait fort de leur ouvrir les yeux sur le fond de sa conduite et
de celle de M. Cardonnet. La douleur nous rend faibles et confiants, et,
quand le courage nous manque, nous n'avons rien de mieux à faire que de
remettre notre sort dans les mains d'une personne active et résolue. Si
elle ne résout pas aussi aisément qu'elle s'en flatte les embarras de notre
position, du moins son contact nous fortifie, nous ranime; sa confiance
passe en nous insensiblement et nous rend capables de nous aider
nous-mêmes.

«Ce paysan que mon père méprise, pensait Émile en s'endormant, cet
ignorant, ce pauvre, ce simple de cœur m'a pourtant fait plus de bien que
M. de Boisguilbault; et quand je demandais à Dieu un conseil, un appui, un
sauveur, il m'a envoyé son plus pauvre et son plus humble serviteur pour me
tracer mon devoir en deux mots. Oh! que la vérité a de force dans la
bouche de ces êtres à instincts droits et purs! et que notre science est
vaine au prix de celle du cœur! Mon père! mon père! je sens plus que
jamais que vous êtes aveuglé, et la leçon que je reçois de ce paysan est ce
qui vous condamne le plus!»

Quoique plus calme d'esprit, Émile fut pris dans la nuit d'une fièvre assez
forte. Au milieu des violentes contractions de l'esprit, on oublie de
soigner et de préserver le corps. On se laisse épuiser par la faim,
surprendre par le froid et l'humidité, lorsqu'on est baigné de sueur ou
brûlé de fièvre. On ne sent point l'atteinte du mal physique, et lorsqu'il
s'est emparé de nous, il y a une sorte de soulagement à subir cette
diversion aux peines de l'âme; on se flatte alors de ne pas pouvoir être
longtemps malheureux sans en mourir, et c'est quelque chose que de se
croire trop faible pour les éternelles douleurs.

M. de Boisguilbault attendit son jeune ami toute la journée, et une vive
inquiétude s'empara de lui le soir, lorsqu'il ne le vit pas arriver. Le
marquis s'était attaché fortement à Émile; sans le lui exprimer, à beaucoup
près, autant qu'il le sentait, il ne pouvait plus se passer de sa société.
Il éprouvait une grande reconnaissance pour ce noble enfant que sa froideur
et sa tristesse n'avaient jamais rebuté, et qui, après s'être obstiné à
lire dans son âme, lui avait religieusement tenu la promesse d'un
dévouement filial. Ce triste vieillard, réputé si ennuyeux, et qui, par
découragement, s'exagérait à lui-même ses défauts involontaires, avait
trouvé un ami au moment où il croyait n'avoir plus qu'à mourir seul et sans
laisser un regret après lui. Émile l'avait presque réconcilié avec la vie,
et il s'abandonnait parfois à une douce illusion de paternité, en voyant ce
jeune homme s'habituer à sa maison, partager ses austères délassements,
ranger sa bibliothèque, feuilleter ses livres, promener ses chevaux,
régler même quelquefois ses affaires pour lui épargner un ennui capital;
enfin se plaire chez lui et avec lui, comme si la nature et l'accoutumance
de toute la vie eussent écarté la distance des âges et la différence des
goûts.

Longtemps le vieillard avait eu des retours de méfiance, et il avait essayé
de comprendre Émile dans son système de misanthropie bizarre: mais il n'y
avait pas réussi. Lorsqu'il avait passé trois jours à vouloir se persuader
que le désœuvrement ou la curiosité lui amenait ce commensal avide de
conversation sérieuse et de discussion philosophique, s'il voyait
reparaître dans sa solitude cette figure enjouée, expansive et candide dans
sa hardiesse, il sentait l'espoir revenir avec lui, et il se surprenait à
aimer tout de bon, au risque d'être plus malheureux quand reviendrait le
doute. Bref, après avoir passé toute sa vie, et les vingt dernières années
surtout, à se préserver des émotions qu'il ne se croyait plus capable de
partager, il retombait sous leur empire, et ne pouvait plus supporter
l'idée d'en être privé.

Il marcha avec agitation dans toutes les allées de son parc, attendit à
toutes les grilles, soupirant à chaque pas, tressaillant au moindre bruit;
et enfin, accablé de ce silence et de cette solitude, navré à l'idée
qu'Émile était aux prises avec une douleur qu'il ne pouvait alléger, il
sortit dans la campagne, et s'avança dans la direction de Gargilesse,
espérant toujours voir un cheval noir venir à sa rencontre.

Il était fort rare que M. de Boisguilbault osât faire une sortie si marquée
hors de son vaste enclos, et il ne pouvait se résoudre à suivre les chemins
battus, dans la crainte de rencontrer quelque figure à laquelle il ne
serait pas très-habitué. Il allait donc à vol d'oiseau, par les prairies,
sans toutefois perdre de vue la route que devait tenir Émile. Il marchait
lentement et d'un pas que l'on eût pu croire incertain, mais que la
prudence et la circonspection de ses moindres habitudes rendaient plus
ferme qu'il ne le paraissait.

En approchant d'un bras de rivière qui, après être sorti de son parc,
serpentait dans la vallée, il entendit résonner une cognée, et plusieurs
voix frappèrent son attention. Il avait coutume de s'éloigner toujours du
bruit qui lui révélait la présence de l'homme, et de faire un détour pour
éviter une rencontre quelconque, mais il avait aussi une préoccupation qui,
cette fois, le fit agir en sens contraire. Il avait la passion des arbres,
si l'on peut parler ainsi, et ne permettait point à ses tenanciers d'en
abattre, à moins qu'ils ne fussent complètement morts. Le bruit d'une
cognée lui faisait donc toujours dresser l'oreille, et il ne pouvait alors
résister au désir d'aller voir, par ses yeux, si ses ordres n'avaient pas
été enfreints.

Il entra donc résolument dans le pré où les ouvriers travaillaient, et ce
fut avec un naïf sentiment de douleur qu'il vit une trentaine d'arbres
magnifiques, tout couverts de feuillage, étendus sur le flanc, et dépecés
déjà en partie. Un métayer, aidé de ses garçons, travaillait à charger
plusieurs tronçons sur une charrette à bœufs. La cognée qui fonctionnait
avec tant d'activité, et qui faisait résonner tous les échos de la vallée,
était entre les mains diligentes de Jean Jappeloup!

M. de Boisguilbault ne s'était pas vanté, le jour où il avait dit à Émile,
d'un ton glacial, qu'il était fort irascible. C'était encore là une des
anomalies de son caractère. A la vue du charpentier, dont la figure ou
seulement le nom, lui causait toujours une émotion pénible, il pâlit; puis,
le voyant mettre en pièces ses beaux arbres encore jeunes et parfaitement
sains, il éprouva un frisson de colère, devint rouge, balbutia des paroles
confuses, et s'élança vers lui avec une impétuosité dont ne l'aurait
jamais cru capable quiconque l'eût vu, un instant auparavant, marcher à pas
comptés, appuyé sur sa canne à pommeau guilloché.




XXIX.

AVENTURE.


L'abatis d'arbres qui blessait si vivement M. de Boisguilbault avait été
fait sur le bord de la petite rivière, et les sveltes peupliers, les vieux
saules et les aunes majestueux, en tombant pêle-mêle, avaient formé comme
un pont de verdure sur cet étroit courant. Tandis que les bœufs étaient
occupés à en retirer quelques-uns avec des cordes, et à les traîner vers
les chariots destinés à les emporter, le vigoureux charpentier, courant sur
les tiges abattues qui barraient encore la rivière, s'appliquait à couper
les branches entrecroisées dont la résistance paralysait l'effort des
animaux de trait. Ardent au travail et passionné pour la destruction que sa
profession utilise, il déployait son courage et son habileté avec une sorte
de transport. La rivière était profonde et rapide en cet endroit, et le
poste de Jean était assez périlleux pour qu'aucun autre n'eût osé le
partager. Courant avec la légèreté et l'aplomb d'un jeune homme jusque vers
l'extrémité flexible des arbres couchés en travers sur l'eau, il se
retournait parfois pour couper la tige même sur laquelle il se tenait en
équilibre, et au moment où un craquement sérieux lui annonçait que son
appui allait s'enfoncer sous ses pieds, il sautait lestement sur une tige
voisine, électrisé par le danger et par l'étonnement de ses camarades. Sa
hache brillante tournoyait en éclairs autour de lui, et sa voix sonore
stimulait les autres travailleurs, surpris de trouver si facile une tâche
que l'intelligence et l'énergie d'un seul homme commandait, simplifiait et
enlevait comme par miracle.

Si M. de Boisguilbault eût été de sang-froid, il eût admiré à son tour, et
même il eût ressenti un certain respect pour l'homme qui portait la
puissance du génie dans l'accomplissement de ce travail grossier. Mais la
vue d'une belle plante pleine de sève et de vie, tranchée par le fer au
milieu de son développement, l'indignait et lui déchirait le cœur, comme
s'il eût assisté à une scène de meurtre, et, quand cet arbre lui
appartenait, il le défendait comme si c'eût été un membre de sa famille.

«Que faites-vous là, maladroits imbéciles! s'écria-t-il en brandissant sa
canne, et d'une voix de fausset que la colère rendait aiguë et perçante
comme celle d'un fifre. Et toi, bourreau! cria-t-il à Jean Jappeloup, as-tu
juré de me blesser et de m'outrager sans cesse?»

Le paysan a l'oreille dure, le paysan berrichon surtout. Les bouviers,
échauffés par une ardeur inaccoutumée, n'entendirent pas la voix du maître,
d'autant plus que le grincement des cordes, le craquement des jougs et les
cris puissants et dominateurs du charpentier couvrirent ces sons grêles. Le
temps était à l'orage, l'horizon était chargé de nuées violettes qui
montaient rapidement. Jean, baigné de sueur, avait retenu tout le monde, en
jurant qu'il fallait achever cette besogne avant la pluie qui allait
gonfler la rivière, et qui pouvait emporter les arbres abattus. Une sorte
de rage s'était emparée de lui, et, malgré la piété qui régnait au fond de
son cœur, il jurait comme un païen, comme s'il eût cru ainsi décupler ses
forces. Le sang bourdonnait dans son oreille; des exclamations de fureur et
de joie lui échappaient à chaque exploit de son bras robuste, et venaient
se mêler aux grondements de la foudre. Des coups de vent impétueux
l'enveloppaient de feuillage et faisaient voltiger sur son front les
mèches argentées de sa rude chevelure. Avec son teint pâle, ses yeux
étincelants, son tablier de cuir, sa grande taille maigre, son bras nu et
armé, il avait l'air d'un cyclope faisant, sur les flancs de l'Etna, sa
provision de bois, pour alimenter le foyer de sa forge infernale.

Tandis que le marquis s'épuisait en impuissantes clameurs, le charpentier,
ayant dégagé le dernier obstacle, revint en courant sur le tronc arrondi
d'un jeune érable, avec une adresse qui eût fait honneur à un acrobate de
profession, sauta sur le rivage, et, saisissant la corde de l'attelage, il
allait unir l'exubérance de sa force athlétique à celle des bœufs épuisés
de fatigue, lorsqu'il sentit tomber assez sèchement sur ses reins, couverts
seulement d'une grosse chemise, le jonc souple et nerveux de M. de
Boisguilbault.

Le charpentier se crut fouetté par une branche, comme cela lui était arrivé
assez souvent dans cette bataille contre les rameaux verdoyants. Il laissa
échapper un juron terrible, et, se retournant avec vivacité, il coupa en
deux la canne du marquis avec sa cognée, en disant:

«En voilà une qui ne battra plus personne.»

A peine avait-il prononcé cette formule d'extermination, que ses yeux,
voilés par l'ivresse du travail, s'éclaircirent tout à coup, et, qu'à la
lueur d'un grand éclair, il vit son bienfaiteur debout devant lui, pâle
comme un spectre. Le marquis tenait encore, dans sa main tremblante de
rage, la pomme d'or et le tronçon de sa canne. Ce tronçon était si court
qu'il s'en était fallu de bien peu que Jean n'abattît la main imprudemment
levée sur lui.

--Par les cinq cent mille noms du diable, monsieur de Boisguilbault!
s'écria-t-il en jetant sa cognée; si c'est votre esprit qui vient là pour
me tourmenter, je vous ferai dire une messe; mais si c'est vous, en chair
et en os, parlez-moi, car je ne suis pas patient avec les gens de l'autre
monde.

--Que fais-tu ici? pourquoi détruis-tu mes plantations, bête stupide?
répondit M. de Boisguilbault, que le danger auquel il venait d'échapper
comme par miracle n'avait nullement calmé.

--Excusez, reprit Jean stupéfait, vous ne paraissez pas content! C'est donc
vous qui tapez comme ça? Vous n'êtes pas mignon dans la colère, et vous
n'avertissez pas le monde. Ah ça! ne recommencez plus, car si vous ne
m'aviez pas rendu un si grand service, je vous aurais déjà coupé en deux
comme un osier.

--Not' maître, not' maître, faites pardon, dit le métayer, qui avait
abandonné lestement la tête de ses bœufs pour se mettre entre le
charpentier et le marquis, c'est moi qui ai demandé le Jean pour abattre
nos arbres. Personne ne s'y entend comme lui, et il fait l'ouvrage de dix à
lui tout seul. Voyez s'il a perdu son temps! Depuis midi jusqu'à cette
heure, il a jeté bas ces trente arbres, il les a débités comme vous voyez,
et il nous a aidés à les retirer de l'eau. Ne vous fâchez pas contre lui,
not' maître! C'est un rude ouvrier, et ça serait pour son profit qu'il ne
travaillerait pas si bien.

--Et pourquoi abat-il mes arbres? qui lui a permis de les abattre?

--C'est des arbres que la dribe avait déracinés, not' maître, et qui
commençaient à jaunir: une dribe de plus, et l'eau les emportait avec la
souche. Voyez si je vous trompe!»

Le marquis retrouva alors assez de calme pour regarder autour de lui, et
pour constater que l'inondation du mois de juin avait couché ces arbres sur
le flanc. La terre largement crevassée et les racines en l'air attestaient
la vérité du rapport qu'on lui faisait. Mais, ne voulant pas encore s'en
rapporter au témoignage de ses yeux:

«Et pourquoi n'avez-vous pas attendu mes ordres pour les enlever? dit-il,
ne vous ai-je pas défendu cent fois de mettre la cognée à un seul arbre
sans m'avoir consulté?

--Mais, not' maître, vous ne vous souvenez donc pas que j'ai été vous
avertir de ce dégât, le lendemain même de la dribe? que vous m'avez dit:
«En ce cas, il faut les ôter de là et en planter d'autres?» Voilà le temps
propice pour planter, et je me dépêchais de faire de la place, d'autant
plus qu'il y a là de beaux et bons arbres pour faire des échelles de
longueur, et que ça ne m'aurait pas contenté de vous les laisser perdre. Si
vous voulez donner un coup de pied jusque dans notre cour, vous verrez
qu'il y en a une douzaine de rangés sous le hangar, et demain nous y
porterons le reste.

--A la bonne heure, répondit M. de Boisguilbault, honteux de sa
précipitation. Je me souviens, en effet, de vous avoir permis de le faire.
Je l'avais oublié: j'aurais dû venir voir cela plus tôt.

--Dame! vous sortez si peu, not' maître! dit le bon paysan. L'autre jour,
pourtant, j'avais rencontré M. Émile, comme il allait vous voir, et je lui
avais montré le dommage, en lui recommandant de vous en faire souvenir. Il
l'aura donc oublié?

--Apparemment, dit M. de Boisguilbault; n'importe, rentrez chez vous, car
voici la nuit et l'orage.

--Mais vous allez vous mouiller, not' maître, il faut venir attendre à la
maison que la pluie ait fini de tomber.

--Non pas, dit le marquis, elle peut durer longtemps, et je ne suis pas
assez loin de chez moi pour ne pouvoir rentrer à temps.

--Not' maître, vous n'aurez pas le temps, la voilà qui commence, et ça va
tomber dru!

--C'est bon, c'est bon, je vous remercie, c'est mon affaire, dit le
marquis.» Et, tournant le dos, il s'éloigna, tandis que ses métayers et
leurs bœufs reprenaient le chemin du domaine[1].

[Footnote 1: On appelle encore _domaine_, dans nos campagnes, les fermes et
les métairies.]

--Ça n'y fait pas trop bon pour un homme d'âge comme lui! dit le métayer à
son fils, en regardant le marquis partir d'autant plus lentement qu'il
était privé de l'appui de sa canne.

--S'il avait voulu patienter, répondit le jeune paysan, on aurait pu lui
aller chercher sa voiture. _Ah çà! Gaillard! Chauvet!_ cria-t-il à ses
bœufs, courage, mes enfants. _Quiche! arrière! vire, mon mignon!_»

Et, ne songeant plus qu'à diriger son attelage encorné à travers les prés
humides, le père et le fils disparurent derrière les buissons, suivis de
tout leur monde, sans s'inquiéter davantage du vieux maître. Telle est
l'insouciance naturelle au paysan.

M. de Boisguilbault atteignit l'extrémité de la prairie par laquelle il
était venu, et au moment de franchir la haie, il se retourna et vit Jean
Jappeloup qui était resté assis sur une souche, au milieu de son abatis,
comme un vainqueur méditant douloureusement sur le champ de bataille. Toute
l'ardeur, toute la gaieté du robuste ouvrier étaient tombées subitement; il
était immobile, indifférent à la pluie qui commençait à se mêler sur sa
tête à la sueur du travail, et il paraissait en proie à une tristesse
profonde.

«Ma destinée est d'offenser cet homme-là, et de ne le rencontrer que pour
souffrir,» se dit M. de Boisguilbault. Et il hésita longtemps, partagé
entre un naïf repentir et un violente répugnance.

Il se décida à lui faire signe de venir à lui, mais Jean ne parut pas le
voir, quoiqu'il fit encore un peu de jour; à l'appeler d'une voix dont la
colère n'élevait plus le diapason, mais Jean ne parut pas l'entendre.

«Allons, se dit M. de Boisguilbault à lui-même, tu es coupable; il faut
t'exécuter.» Et il marcha droit au charpentier.

«Pourquoi restes-tu là?» lui dit-il en lui frappant sur l'épaule.

Jean tressaillit, et, sortant comme d'un rêve:

«Ah! ah! que me voulez-vous donc? dit-il d'un ton brusque et courroucé.
Venez-vous encore pour me battre? Tenez, voilà le reste de votre canne! je
comptais vous le reporter demain matin pour vous faire souvenir de ce qui
vous est arrivé ce soir.

--J'ai eu tort, dit M. de Boisguilbault en balbutiant.

--C'est bientôt dit, j'ai eu tort, reprit le charpentier; avec ça, quand on
est riche, vieux et marquis, on croit tout réparé.

--Et quelle réparation exiges-tu de moi?

--Vous savez bien que je n'en peux demander aucune. D'une chiquenaude, je
vous casserais en deux, et, en outre, je suis votre obligé. Mais je vous en
voudrai toute ma vie pour m'avoir rendu la reconnaissance humiliante et
lourde à porter. Je n'aurais pas cru que ça dût jamais m'arriver, car je
n'ai pas le cœur plus mal fait qu'un autre, et je m'étais soumis au
chagrin de ne pouvoir pas vous remercier. A présent, tenez, j'aime mieux
aller en prison, ou recommencer à vagabonder que d'emporter un coup de
canne. Allez-vous-en, laissez-moi tranquille. J'étais en train de me
raisonner, et voilà que vous me remettez en colère. J'ai besoin de me dire
que vous êtes un peu fou, pour ne pas vous en dire davantage.

--Eh bien, c'est vrai, Jean, je suis un peu fou, répondit tristement le
marquis, et ce n'est pas la première fois qu'il m'arrive de perdre l'empire
de ma raison pour des misères. C'est à cause de cela que je vis seul, que
je ne sors pas, et que je me montre le moins possible. Ne suis-je pas assez
puni?»

Jean ne répliqua pas; ce triste aveu faisait succéder la pitié à la colère.

«Maintenant, dites-moi ce que je puis faire pour réparer mon tort, reprit
M. de Boisguilbault d'une voix tremblante.

--Rien, répondit le charpentier, je vous pardonne.

--Je vous en remercie, Jean. Voulez-vous venir travailler chez moi?

--A quoi bon, puisque je travaille ici pour vous? Ma figure vous ennuie, et
il ne tenait qu'à vous de ne pas la voir. Je n'allais pas vous chercher. Et
puis, vous voudriez me payer mes journées, et quand je travaille pour vos
métayers, vous ne pouvez pas me contraindre à recevoir leur argent.

--Mais ton travail me profite, puisque l'ouvrage reste acquis à mes
propriétés. Jean, je ne veux pas qu'il en soit ainsi.

--Ah! vous ne voulez pas? Je m'en moque bien, moi! Vous ne pouvez pas
m'empêcher de m'acquitter de cette façon-là; et, puisque vous m'avez
injurié et battu, je m'acquitterai, mordieu! pour vous faire enrager. Ça
vous humilie, pas vrai? Eh bien, ça me venge.

--Venge-toi autrement.

--Et comment donc? Que je vous frappe? Nous ne serions pas quittes: je
resterais toujours votre obligé, et je ne veux rien vous devoir.

--Eh bien, acquitte-toi, si bon te semble, puisque tu es si fier et si
têtu, dit le marquis perdant patience. Tu es aveugle et méchant, puisque tu
ne vois pas la peine que j'éprouve. Tu serais assez vengé si tu la
comprenais; mais tu veux une vengeance brutale et cruelle. Tu veux te
réduire à la misère et t'épuiser de fatigue pour me faire rougir et pleurer
tous les jours de ma vie.

--Si vous le prenez comme ça ... dit Jean à demi vaincu, non, je ne suis
pas un méchant homme, et je peux vous pardonner une folie de jeunesse.
Diable! c'est que vous avez encore la tête vive et la main leste! Qu'est-ce
qui dirait ça? Enfin, n'en parlons plus; encore une fois, je vous pardonne.

--Tu consens à travailler pour moi?

--A moitié prix. Faisons cet arrangement-là pour en finir.

--Il n'y a aucune proportion entre ma position et la tienne. Il y en aurait
encore moins entre ton travail et ton salaire; sois généreux: c'est la plus
belle et la plus complète des vengeances. Viens travailler pour moi comme
tu travailles pour tout le monde; oublie que je t'ai rendu un service dont
ma bourse ne s'est pas seulement aperçue, et force-moi ainsi à être ton
obligé, puisque tu accepteras, en dédommagement d'un outrage irréparable,
la plus misérable des réparations, celle de l'argent.

--Comme vous tournez ça, je n'y comprends plus goutte. Allons, nous verrons
si nous pouvons nous entendre. Mais si je vais chez vous et que ma figure
vous mette encore en colère! Voyons, ne pouvez-vous pas me dire, au moins,
ce que vous avez eu si longtemps contre moi? Vous me devriez bien ça! Il
faut que, sans le savoir, je ressemble à quelqu'un qui vous a fait du mal.
Ce n'est toujours pas quelqu'un d'ici; car je ne connais dans le pays que
le vieux cheval du curé de Cuzion à qui je ressemble.

--Ne me fais pas de questions; il m'est impossible de te répondre. Admets
que je suis sujet à des accès de folie, et aime-moi par pitié, puisque je
ne puis être aimé autrement.

--Monsieur de Boisguilbault, dit le charpentier avec effusion, il ne faut
pas parler comme cela: ce n'est pas vous rendre justice. Vous avez des
défauts, c'est vrai, des caprices, des vivacités un peu fortes; mais, au
fond, vous savez bien qu'on est obligé de vous respecter, parce que vous
avez un cœur juste, que vous aimez le bien et que vous n'avez jamais fait
un malheureux autour de vous; et puis, vous avez des idées ... que vous
n'avez pas prises seulement dans vos livres, des idées que les riches n'ont
pas souvent, et qui rendraient le monde heureux, si le monde voulait penser
comme vous. Pour avoir ces idées-là, il ne suffit pas d'être instruit et
raisonnable, il faut aimer beaucoup tous les hommes qui sont sur la terre,
et n'avoir pas une pierre à la place du cœur; c'est pourquoi il faut bien
que Dieu s'en soit mêlé. Ne dites donc pas qu'on vous aimerait par pitié;
vous n'auriez qu'à vouloir être aimé, et il ne faudrait pas beaucoup vous
changer pour en venir à bout.

--Que faudrait-il donc faire, suivant toi?

--Il ne s'agirait que de ne pas vouloir en empêcher ceux qui y sont portés.

--Quand donc l'ai-je fait?

--Maintes fois, et, pour ne parler que de moi, puisqu'il y en a d'autres
dont vous ne voulez sûrement pas encore qu'on vous rappelle le nom ...

--Parle-moi de toi, Jean, dit M. de. Boisguilbault avec un empressement
douloureux ... ou plutôt ... viens prendre ton souper et ton gîte chez moi
ce soir. Je veux que nous soyons, dès aujourd'hui, entièrement réconciliés,
mais à certaines conditions que je te dirai peut-être ... et qui sont
étrangères au fond de notre querelle. La pluie augmente, et ces branches ne
nous garantissent plus.

--Non, je n'irai pas chez vous ce soir, dit le charpentier, mais je vous
reconduirai jusqu'à votre porte; car voilà une mauvaise nuée, et il ne fera
pas bon à marcher dans un instant. Tenez, monsieur de Boisguilbault,
voulez-vous me croire? mettez sur vos épaules mon tablier de cuir; ça n'est
pas beau, mais ça ne touche que du bois (mon état est propre, c'est ce qui
m'en a toujours plu), et puis ça ne craint pas l'eau.

--Je veux au contraire que tu le mettes sur ton dos, ce tablier; tu es
trempé de sueur, et quoique tu veuilles me traiter en vieillard, tu n'es
pas jeune non plus, mon ami; allons, pas de cérémonie! je suis bien vêtu.
Ne t'enrhume pas pour moi; souviens-toi que je t'ai frappé ce soir.

--Vous êtes malin comme le diable, vous! Allons, marchons! Non, je ne suis
plus jeune, quoique je ne sente pas encore beaucoup les années! Mais
savez-vous que je n'ai guère que dix ans de moins que vous? Vous
souvenez-vous du temps où j'ai construit votre maison de bois dans votre
parc? votre chalet, comme vous l'appelez? Eh bien, il y a eu dix-neuf ans,
à la Saint-Jean dernière, que j'y ai planté le bouquet.
                
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