George Sand

Le péché de Monsieur Antoine, Tome 2
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--Oui, c'est vrai, rien que dix-neuf ans! Il me semblait qu'il y avait
davantage. Au reste, la maisonnette est fort bien construite, et il y
aurait peu de réparations à y faire. Veux-tu t'en charger?

--Si elle en a besoin, je ne dis pas non. C'est un ouvrage qui m'a pourtant
donné bien du mal dans le temps. Ai-je regardé souvent vos diables d'images
pour tâcher de la faire ressembler!

--C'est ton chef-d'œuvre, et il t'amusait.

--Oui, il y avait des jours où ça m'amusait trop, ça me rendait malade;
mais quand vous veniez me dire: «Jean, ce n'est pas ça; tu vas me
tromper ...» dame! me mettiez-vous en colère!

--Tu te fâchais, tu m'envoyais presque promener!

--Et vous me laissiez dire, dans ce temps-là. Je n'aurais jamais cru
qu'après avoir eu tant de patience avec moi pendant si longtemps, un beau
jour vous vous fâcheriez sans me dire pourquoi. Voyons, qu'est-ce qu'il y a
donc à y faire, à cette maison de bois?

--Il y a une diable de porte qui ne ferme plus.

--Le bois a joué? Quand faut-il que j'y aille?

--Demain. C'est pour cela que tu vas venir coucher chez moi; il fait trop
mauvais temps pour que tu retournes ce soir à Gargilesse.

--C'est vrai qu'il fait noir à se casser le cou. Prenez garde où vous
marchez, vous allez dans le fossé! Mais quand il pleuvrait des lames de
faux, j'irais coucher ce soir à mon endroit.

--Tu as donc des affaires sérieuses?

--Oui ... Je veux voir mon petit Émile Cardonnet, à qui j'ai quelque chose
à dire.

--Émile? L'as-tu vu aujourd'hui?

--Non, je suis parti de grand matin pour m'occuper de lui. Si vous n'étiez
pas si drôle, on vous conterait ça, puisque vous savez le fond de son
histoire.

--Je ne crois pas qu'il ait de secrets pour moi; pourtant, s'il t'a confié
quelque chose de plus qu'à moi, je ne veux pas le savoir.

--Soyez tranquille, je n'ai pas non plus envie de vous le dire.

--Et tu ne peux même pas me donner de ses nouvelles? J'en suis fort
inquiet. J'espérais le voir aujourd'hui, et c'est pour aller à sa rencontre
que j'étais sorti.

--Ah! alors, je comprends comment, vous qui ne sortez pas de votre parc,
vous avez été si loin. Mais vous avez tort de suivre comme ça les prés.
C'est coupé de ruisseaux qui ne sont pas minces, et voilà que je ne sais
plus où nous sommes. Comme ça tombe, mille millions de diables! voilà
juste le temps qu'il faisait le soir qu'Émile est arrivé dans ce pays-ci.
Je l'ai rencontré sous une grosse pierre où il s'était mis à l'abri, et je
ne savais guère qu'en m'appuyant là je mettais la main sur un ami, sur un
vrai cœur d'homme, sur un trésor!

--Tu lui es donc fort, attaché? Il avait essayé de me parler de toi bien
souvent ...

--Et vous ne vouliez pas le laisser dire? Je m'en doute. Tenez, c'est un
homme comme vous, pas plus fier au fond de l'âme, et aussi prêt à donner sa
vie que sa bourse pour les malheureux. Seulement, il ne se fâche pas pour
rien, et quand il vous a dit une bonne parole, on ne craint pas qu'il vous
allonge un coup de trique.

--Oh! je sais qu'il est beaucoup meilleur; et surtout plus aimable que moi.
Si tu le vois ce soir ou demain matin, apporte-moi de ses nouvelles;
dis-lui de venir me voir, je suis accablé de ses chagrins.

--Et moi aussi; mais j'ai meilleure espérance que lui et vous. Pourtant, si
j'étais riche comme vous ...

--Que ferais-tu?

--Je ne sais; mais l'argent arrange tout avec des gens de l'étoffe du père
Cardonnet. Si vous vouliez l'embarquer dans quelque gros marché et y
sacrifier quelques centaines de mille francs, vous qui avez trois ou quatre
millions, et pas d'enfants! Il n'est pas si riche qu'il en a l'air, lui! Il
se fait peut-être plus de revenu que vous, mais son fonds n'est guère gros,
que je crois!

--Ainsi, tu approuverais qu'on lui achetât la liberté de son fils?

--Il y a des gens qui ne donnent jamais, et qui vendent ce qu'ils doivent.
Mais, par le sang du diable! nous voilà dans l'étang! Arrêtez-vous!
arrêtez-vous! ce n'est pas de la terre, c'est de l'eau; nous avons trop
pris sur la droite: ce n'est pourtant pas le vin qui nous a troublé la
cervelle. Par où allons-nous sortir de là?

--Je n'en sais rien; il y a longtemps que nous marchons, et nous devrions
être à Boisguilbault.

--Attendez! attendez! je me reconnais, dit le charpentier. Voilà derrière
nous une petite clarté avec un gros arbre ... attendons l'éclair ...
regardez bien ... le voilà: oui, j'y suis. C'est la maison de la mère
Marlot! Diable, il y a des malades là-dedans, deux enfants qui ont la
fièvre typhoïde, qu'on dit! C'est égal, c'est une bonne femme, et
d'ailleurs, sur toutes vos terres, vous êtes certain d'être bien reçu.

--Oui, cette femme est ma locataire, si je ne me trompe.

--Qui ne vous paie pas gros, ni souvent, que je crois! Allons, donnez-moi
la main.

--Je ne savais pas qu'elle eût des enfants malades, dit le marquis en
entrant dans la cour de la chaumière.

--C'est tout simple; vous ne sortez pas, et vous n'allez jamais si loin.
Mais d'autres y ont pensé; voyez! voilà une carriole et un cheval de ma
connaissance, ça peut nous servir.

--Quelle est donc cette dame, dit le marquis en regardant à travers la
vitre de la chaumière.

--Vous ne la connaissez donc pas? dit le charpentier tout ému.

--Je ne me rappelle pas de l'avoir jamais rencontrée, répondit M. de
Boisguilbault en examinant l'intérieur avec plus d'attention. C'est sans
doute une personne charitable, qui remplit auprès des malheureux les
devoirs que je néglige.

--C'est la sœur du curé de Cuzion, reprit Jean Jappeloup, c'est une bonne
âme, une jeune veuve très charitable, comme vous le dites. Attendez que je
la prévienne de votre arrivée, car, je la connais, elle est un peu
timide....»

Il s'élança dans la chaumière, dit rapidement quelques paroles à l'oreille
de la vieille femme et de Gilberte, qu'il venait, par une inspiration
subite, de métamorphoser en sœur de curé, puis il revint prendre M. de
Boisguilbault et le fit entrer en lui disant: «Venez, monsieur le marquis,
venez! vous ne ferez peur à personne. Les malades vont mieux, et il y a là
un bon petit feu de javelle pour vous sécher.»




XXX.

LE SOUPER IMPRÉVU.


Il fallait que le temps fût bien mauvais, ou que le marquis subît à son
insu quelque mystérieuse influence; car il se décida à affronter la
rencontre d'une personne inconnue. Il entra, et saluant la prétendue veuve
avec une politesse craintive, il s'approcha du feu où la vieille femme
s'empressa de jeter de nouvelles branches en s'apitoyant sur les vêtements
mouillés de son vieux maître. «Oh! bonnes gens, est-il possible; comme vous
voilà fait, monsieur le marquis! vrai, je ne vous aurais pas reconnu si le
Jean ne m'avait pas avertie. Chauffez-vous, chauffez-vous, notre monsieur;
car, à votre âge, il y a là de quoi attraper le coup de la mort.» Et,
croyant se montrer officieuse et attentive avec ses sinistres prévisions,
la bonne femme, toute troublée d'ailleurs de recevoir une pareille visite,
faillit mettre le feu à sa cheminée.

«Non, ma bonne femme, lui dit le marquis, je suis fort solidement vêtu en
tout temps, et je sens à peine la pluie ...

--Oh! je le crois bien que vous êtes bien vêtu! reprit-elle, voulant lui
faire un compliment qu'elle supposait propre à le flatter; car vous avez
bien le moyen de l'être!...

--Il ne s'agit pas de cela, reprit le marquis; c'est pour vous dire de ne
pas tant vous démener, et de ne pas quitter vos malades pour moi. Je suis
fort bien ici, et la vie d'un vieillard comme moi est moins précieuse que
celle de ces jeunes enfants. Sont-ils malades depuis longtemps?

--Depuis une quinzaine, Monsieur! Mais le plus mauvais est passé, Dieu
merci!

--Pourquoi, lorsque vous avez des malades, ne venez-vous pas me voir?

--Oh nenni! je n'oserais pas. Je craindrais de vous ennuyer. On est si
simple, nous autres! on ne sait pas bien parler, et on est honteux de
demander.

--C'est moi qui devrais venir m'informer de vos misères, dit le marquis en
soupirant; et je vois que des âmes plus actives et plus dévouées le font à
ma place!»

Gilberte se tenait au fond de la chambre. Muette d'effroi et n'osant se
prêter à la ruse du charpentier, elle essayait de se dissimuler derrière
les gros rideaux de serge du lit où gisait le plus jeune des enfants. Elle
eût voulu n'avoir rien à dire, et, tout en préparant une tisane, elle
cachait son visage tourné vers la muraille, et ramenait son petit châle sur
ses épaules. Un fichu de grosse dentelle noire, noué sous le menton,
cachait, ou du moins éteignait l'or de sa chevelure, que le marquis eût pu
reconnaître, s'il en eût jamais remarqué la nuance et la splendeur. Mais,
deux fois seulement, M. de Boisguilbault avait rencontré Gilberte donnant
le bras à son père. Il avait reconnu de loin M. Antoine, et avait détourné
la tête. S'il s'était vu forcé de passer près d'eux, il avait fermé les
yeux pour ne point voir les traits redoutés de cette jeune fille. Il
n'avait donc aucune idée de sa tournure, de sa physionomie ou de ses
manières.

Jean avait su mentir avec tant d'à-propos et d'aplomb, que le marquis ne
se douta de rien. La figure de Sylvain Charasson, accroupi comme un chat
dans les cendres, et profondément endormi, pouvait ne lui être pas aussi
inconnue, car le page de Châteaubrun, maraudeur effronté de sa nature,
avait dû être surpris par lui maintes fois le long de ses haies, accroché à
ses branches couvertes de fruits; mais il faisait si peu de questions, et
il mettait au contraire un soin si assidu à ne rien voir et à ne rien
savoir de tout ce qui dépassait le mur de son parc, qu'il ne savait
aucunement le nom et la condition de cet enfant.

N'éprouvant donc aucune méfiance, et se sentant porté par l'agitation
morale et physique qu'il avait éprouvée dans cette soirée, à plus
d'expansion que de coutume, il osa suivre des yeux les mouvements de la
dame charitable, et même s'approcher d'elle pour lui faire quelques
questions sur ses malades. La réserve un peu sauvage de cette amie des
pauvres le frappait d'un respect particulier, et il trouvait noble et de
bon goût qu'au lieu d'étaler devant lui ses bonnes œuvres, elle parût
troublée et contrariée d'avoir été surprise au milieu de ses fonctions de
sœur de charité.

Gilberte avait une telle peur d'être reconnue, qu'elle craignait de faire
entendre le son de sa voix, et, comme si son organe n'eût pas été aussi
étranger au marquis que sa figure, elle attendait que la paysanne répondît
pour elle aux interrogations. Mais Jean, qui craignait que la vieille femme
ne sût pas jouer son rôle et ne vînt à trahir, par maladresse, l'incognito
de Gilberte, se plaçait toujours devant elle, et la repoussait vers la
cheminée en lui faisant des yeux terribles chaque fois que M. de
Boisguilbault avait le dos tourné. La mère Marlot, tremblante et ne
comprenant rien à ce qui se passait chez elle, ne savait à qui entendre et
faisait des vœux pour que, la pluie cessant, elle put être délivrée de la
présence de ces nouveaux hôtes.

Enfin Gilberte, un peu rassurée par la voix douce et les manières
courtoises du marquis, s'enhardit à lui répondre; et comme il s'accusait
toujours de négligence: «J'ai ouï dire, Monsieur, lui dit-elle, que vous
étiez d'une santé fort délicate, et que vous lisiez beaucoup. Je conçois
que vos occupations ne vous permettent pas de remplir des soins si
multipliés. Moi, je n'ai rien de mieux à faire, et je demeure si près
d'ici, que je n'ai pas grand mérite à venir soigner les malades de la
paroisse.»

Elle regarda le charpentier en disant ces derniers mots, comme pour lui
faire remarquer qu'elle entrait enfin dans l'esprit de son rôle, et Jean se
hâta d'ajouter, pour donner plus de poids à cette phrase de dévote:
«D'ailleurs, c'est une nécessité et un devoir de position. Si la sœur du
curé ne prenait soin des pauvres, qui le ferait?

--Je serais un peu réconcilié avec ma conscience, dit le marquis, si madame
voulait s'adresser à moi lorsqu'il m'arrive d'ignorer ou d'oublier mes
devoirs. Ce que mon zèle n'accomplit pas, ma bonne volonté du moins
pourrait y suppléer; et tandis que madame se réserverait la plus noble et
la plus pénible tâche, celle de soigner les malades de ses propres mains,
je pourrais ajouter par mon argent, aux ressources trop restreintes de la
charité du prêtre. Permettez-moi de m'associer à vos bonnes actions,
Madame, je vous en supplie, ou si vous ne voulez pas me faire cet honneur,
adressez-moi tous vos pauvres. Une simple recommandation de vous me les
rendra sacrés.

--Je sais qu'ils n'ont pas besoin de cela, monsieur le marquis, répondit
Gilberte, et que vous en secourez beaucoup plus que je ne peux le faire.

--Vous voyez bien que non, puisque je ne me trouve ici que par hasard, et
que vous y êtes venue tout exprès.

--Mais non; je n'ai pas deviné qu'ils avaient besoin de moi, répondit
Gilberte: c'est cette pauvre femme qui est venue me chercher; sans cela
j'aurais pu fort bien l'ignorer aussi.

--Vous voulez en vain diminuer votre mérite pour atténuer mes torts. On va
vous chercher, vous, et on n'ose pas s'adresser à moi: ceci me condamne et
vous glorifie.

--Diantre! ma Gilberte, dit le charpentier à la jeune fille en l'attirant à
l'écart, m'est avis que vous faites des miracles et que vous apprivoiseriez
le vieux hibou si vous vouliez en avoir le courage. _Ah mais!_ comme dit
Janille, ça va bien, et si vous voulez faire et dire comme moi, je vous
réponds que vous le raccommoderez avec votre père.

--Oh! si je le pouvais! mais, hélas! mon père m'a fait promettre, jurer
même de ne jamais l'essayer.

--Et pourtant il mourrait d'envie que ça réussît! Tenez, s'il vous a fait
promettre ça, c'est qu'il croyait impossible ce qui est très possible
aujourd'hui ... pas demain peut-être, mais ce soir! Il faut battre le fer
quand il est chaud, et vous voyez bien qu'il y a un fameux changement,
puisque nous sommes venus là ensemble et qu'il me parle de bonne amitié.

--Comment donc s'est fait ce miracle?

--C'est une canne qui a fait ce miracle-là sur mon dos; je vous conterai ça
plus tard. En attendant, il faut être gentille, un peu hardie, avoir de
l'esprit, enfin ressembler en tout, ce soir, à votre ami Jean. Écoutez, je
commence!

Et quittant brusquement la jeune fille, Jean se rapprocha du vieillard.
«Savez-vous, lui dit-il, ce que cette dame me raconte à l'oreille? C'est
qu'elle veut absolument vous reconduire chez vous dans sa voiture. Ah!
monsieur de Boisguilbault, vous ne pouvez pas refuser à une dame; elle dit
que les chemins sont trop gâtés pour que vous marchiez, que vous êtes trop
mouillé pour attendre ici votre voiture, qu'elle a un cabriolet avec un bon
cheval, une vraie jument de curé qui ne se fâche et ne s'étonne de rien, et
qui va assez vite quand on n'a pas le bras engourdi et qu'il y a une mèche
au fouet. Dans un quart d'heure, vous serez rendu chez vous, au lieu que
vous en avez pour une heure à patauger dans la boue et les cailloux.»

M. de Boisguilbault adressait des remerciements affectueux à la belle
veuve, et ne voulait point accepter; mais Gilberte insista elle-même avec
une grâce irrésistible. «Je vous en supplie, monsieur le marquis, dit-elle
en tournant vers lui ses beaux yeux encore effrayés comme ceux d'une
colombe à demi apprivoisée, ne me faites pas le chagrin de me refuser; ma
voiture est laide, pauvre et crottée, mon cheval aussi; mais l'un et
l'autre sont solides. Je sais fort bien conduire, et Jean me ramènera.

--Mais cette course vous retardera trop, dit le marquis; on sera inquiet
chez vous.

--Non! dit Jean; voilà le page de M. le curé, celui qui lui sert sa messe
et qui lui sonne la cloche; c'est un drôle qui a bon pied, bon œil, et qui
ne craint pas plus l'eau qu'une grenouille. Il a aux pattes des escarpins
de chêne un peu plus solides que les vôtres, et il va marcher aussi vite
vers Cuzion qu'un trait de scie dans une planche de sapin. Il dira qu'on
n'ait pas à s'inquiéter; que madame est en bonne compagnie, et que c'est le
vieux Jean qui la ramène. Ainsi c'est dit!--Écoute ici, l'éveillé, dit-il à
Charasson, qui bâillait à se démettre la mâchoire et regardait, d'un air
ébahi, M. de Boisguilbault; viens que je te ranime un peu au grand air, et
que je te mette sur ton chemin.

Il traîna et porta presque Sylvain à quelques pas de la chaumière, et là,
lui mettant son tablier de cuir sur les épaules, il lui dit, en lui tirant
les oreilles un peu fort, pour lui graver ses paroles dans la mémoire:
«Cours à Châteaubrun, et dis à M. Antoine que Gilberte vient à
Boisguilbault avec moi; qu'il se tienne tranquille, que tout va bien de ce
côté-là, et que dût-elle passer la nuit dehors, il ne faut pas qu'il
s'inquiète. Entends-tu? comprends-tu?

--J'entends bien, mais je ne comprends guère, répondit Sylvain. Voulez-vous
bien laisser mes oreilles, grand vilain Jean?

--Je te les allongerai encore, si tu raisonnes; et si tu fais mal ma
commission, je te les arracherai demain.

--J'ai entendu, ça suffit; lâchez-moi.

--Et si tu t'amuses en route, gare à toi!

--Pardié, il fait un joli temps pour s'amuser!

--Et si tu me perds ma peau de bique!...

--Pas si bête, elle ne me _gâtera_ pas!»

Et l'enfant se mit à courir vers les ruines, se dirigeant dans les ténèbres
avec l'instinct d'un chat.

«A présent, dit Jean en sortant la brouette et la vieille jument de dessous
le hangar, à nous deux, ma vieille brave Lanterne! Ah! monsieur Sacripant,
ne vous fâchez pas, c'est moi! Vous avez suivi votre jeune maîtresse, c'est
bien; mais M. le marquis, qui ne regarde pas les gens, n'a pas peur de
regarder les chiens, et il pourrait vous connaître. Faites-moi le plaisir
de suivre votre ami Charasson. Vous retournerez chez vous à pied, j'en suis
désolé.» Et, allongeant deux grands coups de fouet au pauvre animal, il le
força de s'enfuir en courant sur les traces de Sylvain. «Allons, monsieur
le marquis, je vous attends!» cria le charpentier. Et le marquis, vaincu
par l'insistance de Gilberte, monta dans la brouette, où il se plaça entre
elle et Jean Jappeloup.

Les étoiles du ciel ne virent pas cet étrange rapprochement; car d'épais
nuages voilaient leur face, et la mère Marlot, seule témoin de cette
aventure inouïe, n'eut pas l'esprit assez libre pour se livrer à de longs
commentaires. Le marquis lui avait mis sa bourse dans la main en
franchissant le seuil de sa maison, et elle passa le reste de la nuit à
compter les beaux écus qu'elle contenait et à soigner ses petits, en
disant: «Cette chère demoiselle, c'est elle qui nous a porté bonheur!»

Le marquis prit les rênes, ne voulant pas souffrir que son aimable compagne
eût la peine de le conduire. Jean s'arma du fouet pour stimuler d'un bras
vigoureux l'ardeur de la pauvre Lanterne. Gilberte, que Janille, dans la
prévision de l'orage, avait munie d'un large parapluie et du vieux manteau
de son père, en la laissant vaquer à ses habitudes charitables, s'occupa à
préserver ses compagnons; et comme le vent lui disputait le manteau, elle
le fixa d'une main sur les épaules de M. de Boisguilbault, tandis que de
l'autre elle soutenait le parapluie de toute sa force pour abriter la tête
du vieillard avec un soin filial. Le marquis fut si touché de ces
généreuses attentions, qu'il perdit toute sa timidité et lui exprima sa
reconnaissance dans les termes les plus affectueux que le respect put lui
permettre. Gilberte tremblait à l'idée que d'un moment à l'autre cette
sympathie pouvait se changer en fureur, et le vieux Jean riait dans sa
barbe, en recommandant toutes choses à la Providence.

Quoiqu'il ne fût guère plus de neuf heures, tout le monde était couché au
château de Boisguilbault lorsque nos voyageurs y arrivèrent. Jamais
personne autre que le vieux Martin ne s'occupait du maître après le coucher
du soleil, et ce soir-là Martin ayant fermé le parc après avoir vu le
marquis entrer dans son chalet, ne se doutait guère qu'il avait fait une
sortie et qu'il courait les champs par la pluie et la foudre, en compagnie
d'un vieux charpentier et d'une jeune demoiselle.

Jean ne se souciait pas beaucoup de franchir la grille de la cour avec
Gilberte; car il était impossible, demeurant aussi près de Châteaubrun, que
quelques serviteurs, sinon tous, ne connussent pas la figure de cette
charmante fille, et la première exclamation devait la trahir.

Cependant la pluie tombait toujours, et il n'y avait aucun motif plausible
pour faire descendre à la porte extérieure le marquis ou Gilberte, d'autant
plus que M. de Boisguilbault voulait absolument que ses compagnons
entrassent chez lui pour attendre au coin du feu la fin d'une pluie si
obstinée et si froide. Jean mourait pourtant d'envie de saisir ce prétexte
pour prolonger le rapprochement; mais Gilberte refusait avec terreur
d'entrer dans le sombre manoir de Boisguilbault, et il était certain qu'il
y avait grand danger à le faire.

Heureusement, les habitudes excentriques du marquis lui rendirent
impossible l'entrée de son château. Il eut beau agiter la cloche à diverses
reprises, le vent rugissait avec fureur et emportait au loin la vibration.
Aucun domestique, aucune servante ne couchait dans cette partie du
bâtiment, où régnait systématiquement une affreuse solitude; et quant au
vieux Martin, seul excepté de cette règle, il était trop sourd pour
entendre, soit la cloche, soit la foudre.

M. de Boisguilbault fut très-mortifié de ne pouvoir exercer l'hospitalité
dont tout lui faisait un devoir, et conçut beaucoup de dépit contre
lui-même de n'avoir pas prévu ce qui arrivait. Sa colère faillit revenir,
et se tourner contre le vieux Martin, qui se couchait avec le soleil.
Enfin, prenant tout à coup son parti: «Je vois bien, dit-il, qu'il faut que
je renonce à rentrer chez moi, et qu'à moins d'avoir du canon pour prendre
ma maison d'assaut, je ne réveillerai personne; mais si madame ne craint
pas de visiter la cellule d'un anachorète, j'ai ailleurs un gîte dont la
clef ne me quitte pas, et où nous trouverons tout ce qu'il faut pour se
reposer et se réchauffer.» En parlant ainsi, il tourna la tête du cheval
vers le parc, mit pied à terre à la grille, l'ouvrit lui-même, et y fit
entrer le cabriolet en tirant Lanterne par la bride, tandis que Jean
pressait le bras de la tremblante Gilberte pour la déterminer à tenter
l'aventure. «Dieu me confonde! lui dit-il à voix basse, il nous conduit
dans sa maison de bois, où il passe toutes les nuits à évoquer le diable!
Sois tranquille, ma Gilberte, je suis avec toi, et c'est aujourd'hui que
nous allons mettre Satan à la porte d'ici.»

M. de Boisguilbault, ayant refermé derrière lui la grille du parc, ordonna
au charpentier de conduire le cheval, et de le suivre au pas jusqu'à une
espèce de hangar de jardinier où souvent Émile plaçait _Corbeau_ lorsqu'il
arrivait ou voulait partir tard; et tandis que Jean s'occupait de mettre à
couvert la pauvre Lanterne et la brouette de M. Antoine, le marquis offrit
son bras à Gilberte, en lui disant: «Je suis désolé de vous faire faire
quelques pas sur le sable; mais vous n'aurez pas le temps de mouiller votre
chaussure, car mon ermitage est là, derrière ces rochers.»

Gilberte frissonna de tous ses membres en entrant seule dans le chalet avec
cet étrange vieillard, qu'elle avait toujours cru atteint de folie, et qui
l'entraînait dans les ténèbres. Cependant elle se rassura un peu lorsqu'il
ouvrit une seconde porte, et qu'elle vit le corridor éclairé par une lampe
placée dans une niche ornée de fleurs. Cette demeure élégante et
confortable, malgré ses dehors et son style rustiques, lui plut
extrêmement, et sa jeune imagination, amoureuse de simplicité poétique,
crut se retrouver dans le genre de palais qu'elle avait maintes fois rêvé.

Depuis qu'Émile avait été admis dans le mystérieux chalet, il s'y était
opéré de notables améliorations. Il avait représenté au vieillard que le
stoïcisme des habitudes par lesquelles il voulait protester contre sa
propre richesse, commençait à devenir trop rigide pour son âge; et, bien
que M. de Boisguilbault ne fût encore atteint d'aucune infirmité notable,
il avouait y avoir beaucoup souffert du froid pendant la mauvaise saison.
Émile avait apporté lui-même du vieux château des tapis, des tentures,
d'épais rideaux et des meubles commodes; il y avait souvent allumé le vaste
poêle pour combattre l'humidité des nuits pluvieuses, et le marquis s'était
laissé aller à la douceur d'être soigné, douceur toute morale pour lui, et
où il trouvait la preuve d'une affection attentive et délicate. Le jeune
homme avait aussi arrangé et embelli la pièce où le vieillard prenait
souvent avec lui son repas du soir. Il en avait fait une sorte de salon, et
Gilberte fut charmée de poser ses petits pieds, pour la première fois de sa
vie, sur de magnifiques peaux d'ours, et d'admirer, sur une console de
marbre, de beaux vases de vieux Sèvres, remplis des fleurs les plus rares.

La cheminée, remplie de pommes de pin très-sèches, fut allumée comme par
enchantement, lorsque le marquis y eut jeté une feuille de papier
enflammée, et les bougies, reflétées dans une glace à cadre de chêne
contourné et bizarrement sculpté, remplirent bientôt la chambre d'une
clarté éblouissante pour les yeux d'une fille habituée à la pauvre petite
lampe où Janille épargnait l'huile, à l'exemple de la Femme forte de la
Bible.

M. de Boisguilbault mit une sorte de coquetterie, pour la première fois de
sa vie, à faire les honneurs de son chalet à une si aimable hôtesse. Il eut
un naïf plaisir à la voir examiner et admirer ses fleurs, et lui promit
que, dès le lendemain, elle en aurait toutes les greffes et toutes les
graines pour renouveler _le jardin du presbytère_. Rendu un instant à la
vivacité de la jeunesse, il trottait de tous côtés pour chercher les
petites curiosités qu'il avait rapportées de son voyage en Suisse, et les
lui offrait avec une joie ingénue; et, comme elle refusait, en rougissant,
de rien accepter, il prit le petit panier dans lequel elle avait apporté
des sirops et des confitures à ses malades, et le remplit de jolis ouvrages
en bois découpés à Fribourg, d'échantillons de cristal de roche, d'agates
et de cornalines taillées en cachets et en bagues; enfin de toutes les
fleurs qui remplissaient les vases, et dont il fit un énorme bouquet le
moins maladroitement qu'il put.

La grâce touchante avec laquelle Gilberte, confuse, remerciait le
vieillard, ses questions naïves sur le voyage en Suisse dont M. de
Boisguilbault avait gardé un souvenir enthousiaste (exprimé en termes un
peu classiques), l'intérêt qu'elle mettait à l'écouter, ses réflexions
intelligentes lorsqu'elle parvenait à se mettre à l'aise, le son enchanteur
de sa voix, la distinction de ses manières simples et naturelles, son
absence de coquetterie, et un mélange de terreur et d'entraînement répandu
dans sa contenance et dans ses traits, qui donnait à sa beauté un caractère
plus saisissant encore que d'habitude, son teint animé, ses yeux humides de
fatigue et d'émotions, son sein oppressé par d'étranges angoisses, un
sourire angélique qui semblait demander grâce ou protection; tout cela
pénétra si fortement le marquis et le domina si rapidement, qu'il se sentit
tout à coup épris jusqu'au fond de l'âme; épris saintement, non d'un
ignoble désir de vieillard pour la jeunesse et la beauté, mais d'un amour
de père pour une chaste et adorable enfant! et lorsque le charpentier vint
les rejoindre, tout ébloui et charmé lui-même de se trouver dans une
chambre si claire et si chaude, il crut rêver en entendant M. de
Boisguilbault dire à Gilberte: «Approchez donc vos pieds de la cheminée,
ma chère enfant; je tremble que vous n'ayez gagné un rhume ce soir, et je
ne me le pardonnerais de ma vie!»

Puis, entraîné par une expansion extraordinaire, le marquis, se retournant
vers le charpentier, lui tendit la main en disant: «Approche donc aussi,
toi, et viens t'asseoir auprès du feu avec nous. Pauvre Jean! tu étais à
peine vêtu, et tu es mouillé jusqu'aux os! c'est encore moi qui en suis la
cause; si tu n'avais pas voulu m'accompagner, tu serais entré à la ferme,
et tu y serais encore; tu aurais soupé surtout, et tu es à jeun!... Comment
faire pour te donner à manger ici? car je suis sûr que tu meurs de faim!

--Ma foi, à vous dire vrai, monsieur de Boisguilbault, répondit le
charpentier en souriant et en fourrant ses sabots dans la cendre chaude, je
me moque de la pluie, mais non du jeûne. Votre maison de bois est devenue
diablement belle, depuis que je n'y ai mis la main; mais s'il y avait un
morceau de pain dans quelqu'une de ces armoires, dont j'ai posé les rayons
jadis ... je les trouverais encore plus jolies ... Depuis midi jusqu'à la
nuit, j'ai cogné comme un sourd, et je me sens plus faible qu'une mouche, à
présent!

--Eh! mais, j'y songe! s'écria M. de Boisguilbault, je n'ai pas soupé, moi
non plus; je l'ai complètement oublié, et je suis sûr qu'il y a là quelque
chose, je ne sais où! Cherchons, Jean, cherchons, et nous trouverons!

--Frappez, et l'on vous ouvrira! dit gaiement le charpentier en secouant la
porte du fond.

--Pas par là, Jean! dit vivement le marquis, il n'y a rien là que des
livres.

--Ah! c'est la porte qui ne tient pas! reprit Jean, la voilà qui me tombe
dans les mains. Demain, j'arrangerai ça! ce n'est qu'un peu de bois à ôter
d'en haut pour que le pêne joigne. Comment! votre vieux Martin n'a pas
l'esprit d'arranger ça? Il a toujours été maladroit et embarrassé, ce
chrétien-là!»

Jean, plus fort à lui seul que les deux vieillards de Boisguilbault,
referma la porte sans songer a éprouver la moindre curiosité, et le marquis
lui sut gré de cette insouciance, car il l'avait observé attentivement, et
avec une sorte d'inquiétude, tant qu'il avait tenu le bouton de la serrure.

«Il y a ordinairement ici un guéridon tout servi, reprit M. de
Boisguilbault; je ne conçois pas ce qu'il peut être devenu, à moins que
Martin ne m'ait oublié ce soir!

--Oh! oh! à moins que vous ne l'ayez pas remontée, la vieille horloge de sa
cervelle n'a pas été en défaut, dit le charpentier, qui se rappelait avec
plaisir tous les détails de l'intérieur du marquis, autrefois si bien
connus de lui. Qu'est-ce qu'il y a derrière ce paravent? Oui-dà! ça me
paraît bien friand et guère solide!» Et il exhiba, en repliant le paravent,
un guéridon chargé d'une galantine, d'un pain blanc, d'une assiette de
fraises et d'une bouteille de Bordeaux.

--C'est joli à offrir à une dame, ça, monsieur de Boisguilbault!

--Oh! si je croyais que Madame voulût accepter mon souper! dit le marquis
en faisant rouler le guéridon auprès de Gilberte.

--Pourquoi non? hé! dit Jean en ricanant. Je parie que la bonne âme a songé
aux autres avant de songer à nourrir son corps. Voyons, si elle mangeait
seulement deux ou trois fraises, et vous, cette viande blanche, monsieur de
Boisguilbault, moi, je m'arrangerai bien du pain mollet et d'un verre de
vin noir.

--Nous mangerons comme devraient manger tous les hommes, répondit le
marquis: chacun suivant son appétit, et l'expérience va nous prouver, j'en
suis sûr, que la part trop forte, destinée à un seul, va être suffisante
pour plusieurs. Oh! je vous en prie Madame, procurez-moi le bonheur de vous
servir.

--Je n'ai aucunement faim, dit Gilberte, qui, depuis plusieurs jours, était
trop accablée et trop agitée pour n'avoir pas perdu l'appétit; mais, pour
vous décider à souper tous les deux, je ferai mine de souper aussi.»

M. de Boisguilbault s'assit auprès d'elle, et la servit avec empressement.
Jean prétendit qu'il était trop crotté pour se mettre à côté d'eux, et
quand le marquis eut insisté, il avoua qu'il se trouvait fort mal à l'aise
sur des chaises si molles et si profondes. Il tira un escabeau de bois, qui
restait de l'ancien mobilier rustique, et, se plaçant sous le manteau de la
cheminée pour se sécher des pieds à la tête, il se mit à manger de grand
cœur. Sa part fut amplement suffisante, car Gilberte ne fit que goûter les
fraises, et le marquis était d'une sobriété phénoménale. D'ailleurs, eût-il
eu plus d'appétit que de coutume, il se fût volontiers privé pour l'homme
qu'il avait battu deux heures auparavant, et qui lui pardonnait avec tant
de candeur.

Le paysan mange lentement et en silence; ce n'est pas pour lui la
satisfaction d'un besoin capricieux et fugitif, c'est une espèce de
solennité; car cette heure de repas est en même temps, dans la journée de
travail, une heure de repos et de réflexion. Jappeloup devint donc très
grave en coupant méthodiquement son pain par petits morceaux, et en
regardant brûler les pommes de pin dans le foyer. M. de Boisguilbault,
ayant épuisé à peu près avec Gilberte tout ce qu'on peut dire à une
personne qu'on ne connaît pas, retomba aussi dans son laconisme habituel,
et Gilberte, accablée par plusieurs nuits d'insomnie et de larmes, sentit
que la chaleur du feu, succédant au froid de l'orage, la jetait dans un
assoupissement insurmontable. Elle lutta tant qu'elle put, mais la pauvre
enfant n'était guère plus accoutumée que son ami le charpentier aux
fauteuils moelleux, aux tapis de fourrure et à l'éclat des bougies. Tout en
essayant de répondre et de sourire aux paroles de plus en plus rares du
marquis, elle se sentit comme magnétisée; sa belle tête se renversa
insensiblement sur le dossier, son joli pied s'étendit vers le feu, et sa
respiration égale et pure trahit tout à coup la victoire impérieuse du
sommeil sur sa volonté.

M. de Boisguilbault, voyant le charpentier absorbé dans une sorte de
méditation, se mit alors à examiner les traits de Gilberte avec plus
d'attention qu'il n'avait encore osé le faire, et une sorte de frisson
s'empara de lui lorsqu'il vit, sous la dentelle noire, à demi détachée de
sa coiffure, la profusion de son éblouissante chevelure dorée. Mais il fut
tiré de sa contemplation par le charpentier, qui lui dit à voix basse:

«Monsieur de Boisguilbault, je parie que vous ne vous doutez guère de ce
que je vais vous apprendre? Regardez bien cette jolie petite dame, et puis
je vous dirai qui elle est!»

M. de Boisguilbault pâlit et regarda le charpentier avec des yeux effarés.




XXXI.

INCERTITUDE.


«Eh bien, monsieur de Boisguilbault, l'avez-vous assez regardée, reprit le
charpentier d'un air malin et satisfait, et ne pouvez-vous deviner
vous-même ce qui doit vous intéresser le plus en elle?»

Le marquis se leva et retomba tout aussitôt sur sa chaise. Un rayon de
lumière avait enfin traversé son esprit, et sa pénétration, si longtemps
en défaut, allait, tout d'un coup, plus loin que Jean ne le souhaitait. Il
crut avoir deviné, et il s'écria avec un accent de violente indignation:
«Elle ne restera pas ici un instant de plus!»

Gilberte, effrayée et réveillée en sursaut, vit devant elle la figure
irritée du marquis; elle se crut perdue, et pensant avec désespoir qu'au
lieu de rapprocher son père de M. de Boisguilbault, elle allait être la
cause d'une inimitié plus profonde, elle ne songea plus qu'à assumer sur
elle toute la faute, et à demander grâce pour M. Antoine. Tombant sur ses
genoux avec la grâce d'une fleur qui se courbe sous le vent d'orage, elle
s'empara de la main tremblante du marquis, et, trop émue pour parler, elle
courba sa tête charmante, et appuya, sur le bras du vieillard, son front
couvert d'une mortelle pâleur.

«Eh bien, eh bien, dit le charpentier en s'emparant de l'autre main du
marquis et en la secouant avec force, à quoi songez-vous donc, monsieur de
Boisguilbault, d'effrayer ainsi cette enfant? Est-ce que vos lubies vous
reprennent, et faut-il que je me fâche, à la fin?

--Qui est-elle? reprit le marquis en essayant de repousser Gilberte, mais
trop crispé pour en avoir la force; dites-moi qui elle est, je veux le
savoir!

--Vous le savez bien, puisqu'on vous l'a déjà dit, répliqua Jean en
haussant les épaules: c'est la sœur sans fortune et sans nom d'un curé de
campagne. Est-ce pour cela que vous lui parlez si durement? Et voulez-vous
qu'elle sache ce que je sais de vous? Tâchez donc qu'elle ne s'aperçoive
pas de vos accès, monsieur de Boisguilbault, vous voyez bien que vos airs
méchants la rendent malade de peur! et c'est une drôle de manière de lui
faire fête et honneur dans votre maison! Elle ne devait guère s'attendre à
cela, après avoir eu tant d'honnêtetés pour vous; et le pire, c'est que je
ne peux pas lui dire à qui vous en avez, puisque je n'y comprends rien
moi-même, pour l'instant!

--Je ne sais pas si vous vous jouez de moi, dit le marquis tout troublé;
mais que vouliez-vous donc me dire tout à l'heure?

--Quelque chose qui vous eût fait plaisir, mais que je ne vous dirai pas,
puisque vous n'avez plus votre tête.

--Jean, parlez, expliquez-vous, je ne puis supporter cette incertitude!

--Je ne puis la supporter non plus, dit Gilberte fondant en larmes: Jean,
je ne sais pas ce que vous avez dit ou voulu dire de moi; je ne sais pas
quelle est ma situation ici, mais je la trouve insupportable;
allons-nous-en!

--Non ... non ... dit le marquis plein d'irrésolution et de honte; il pleut
encore, il fait un temps affreux, et je ne veux pas que vous partiez.

--Eh bien, pourquoi donc vouliez-vous la chasser tout à l'heure? reprit
Jean avec une tranquillité dédaigneuse; qui peut rien comprendre à vos
caprices? Moi, j'y renonce, et je m'en vais.

--Je ne resterai pas ici sans vous! s'écria Gilberte en se levant et en
courant après le charpentier, qui faisait mine de partir.

--Mademoiselle ... ou madame, dit M. de Boisguilbault en l'arrêtant et en
retenant aussi le charpentier, daignez m'écouter, et si vous êtes étrangère
aux tristes préoccupations dont je suis assailli en cet instant,
pardonnez-moi une agitation qui doit vous paraître bien ridicule, mais qui
est bien pénible, je vous assure! Je vous en dois pourtant l'explication.
On vient de me donner à entendre que vous n'étiez pas la personne que je
croyais ... mais une autre personne ... que je ne veux point voir et point
connaître ... Mon Dieu! je ne sais comment vous dire ... Ou vous me
comprenez trop, ou vous ne pouvez pas du tout me comprendre!...

«Ah! je vous comprends à la fin, moi, dit le rusé charpentier, et je vas
dire à madame ce que vous ne pouvez pas venir à bout de lui expliquer.
Madame Rose, ajouta-t-il en s'adressant à Gilberte, et en lui donnant
résolument le nom de la sœur du curé de Cuzion, vous connaissez bien
mademoiselle Gilberte de Châteaubrun, votre jeune voisine? Eh bien, M. le
marquis a une grande rancune contre elle, à ce qu'il paraît; il faut croire
qu'elle lui a fait quelque vilaine offense; et comme j'allais lui dire
quelque chose par rapport à vous et à M. Émile ...

--Que dis-tu? s'écria le marquis, Émile?

--Ça ne vous regarde pas, reprit Jean: vous ne saurez plus rien, je parle à
madame Rose ... oui, madame Rose, M. de Boisguilbault déteste mademoiselle
Gilberte; il s'est imaginé que c'était peut-être vous; voilà pourquoi il
voulait vous jeter dehors, et plutôt par la fenêtre que par la porte.»

Gilberte éprouvait une mortelle répugnance à soutenir cet étrange et
audacieux persiflage; pendant quelques instants elle avait éprouvé une si
vive sympathie pour le marquis, qu'elle se reprochait d'abuser de son
erreur et de l'exposer à des émotions qui paraissaient le faire autant
souffrir qu'elle-même. Elle résolut de le désabuser peu à peu, et d'être
plus hardie que son facétieux complice, en affrontant les suites de la
colère de M. de Boisguilbault.

«Il y a du moins, dit-elle avec une noble assurance, une énigme pour moi
dans ce que j'entends. Je ne puis comprendre que Gilberte de Châteaubrun
soit un objet de réprobation pour un homme aussi juste et aussi respectable
que M. de Boisguilbault. Comme je ne sais rien d'elle qui puisse justifier
un pareil mépris, et qu'il m'importe de savoir à quoi m'en tenir sur son
compte, je supplie monsieur le marquis de me dire tout le mal qu'il sait
d'elle, afin, du moins, qu'elle puisse se disculper auprès des personnes
honnêtes qui la connaissent.

--J'aurais désiré, dit le marquis avec un profond soupir, que le nom de
Châteaubrun ne fût pas prononcé devant moi ...

--C'est, donc un nom entaché d'infamie? reprit Gilberte avec un mouvement
d'irrésistible fierté.

--Non ... non ... je n'ai jamais dit cela, répondit le marquis, dont la
colère tombait aussi vite qu'elle s'allumait. Je n'accuse personne, je ne
reproche rien à qui que ce soit. Je suis brouillé avec la personne dont on
parle; je ne veux point qu'on m'en parle, mais je n'en parle pas non
plus ... et alors pourquoi donc m'adresser d'inutiles questions?

--Inutiles questions! répéta Gilberte; vous ne pouvez pas les juger ainsi,
monsieur le marquis. Il est fort étrange qu'un homme tel que vous soit
brouillé avec une jeune personne qu'il ne connaît pas, qu'il n'a peut-être
jamais vue ... Il faut donc qu'elle ait commis quelque indigne action ou
dit quelque odieuse parole contre lui, et c'est ce que je veux savoir,
c'est ce que je vous supplie de me dire; afin que, si Gilberte de
Châteaubrun ne mérite ni estime ni confiance, je me préserve du contact
d'une fille aussi dangereuse.

--C'est ça qui s'appelle parler! s'écria Jean en frappant dans ses mains.
Allons! je serai bien aise aussi de savoir qu'en penser; car enfin cette
Gilberte m'a fait du bien, à moi; elle m'a donné à boire et à manger quand
j'avais faim et soif; elle a filé sa laine pour me couvrir quand j'avais
froid. Je l'ai toujours vue charitable, douce, dévouée à ses parents, et
honnête fille s'il en fut! A présent, si elle a commis quelque péché
honteux, j'aurai honte moi-même d'être son obligé, et je ne veux plus rien
lui devoir.

--Ce sont vos ridicules explications qui soulèvent cet inutile débat! dit
le marquis en s'adressant au charpentier. Où avez-vous pris toutes les
sottises que vous m'attribuez? C'est avec le père de cette jeune personne
que je suis brouillé pour d'anciennes querelles, et non avec une enfant que
je ne connais pas, et dont je n'ai rien à dire, absolument rien ...

--Et que vous auriez pourtant chassée de chez vous si elle eût osé s'y
présenter! dit Gilberte en examinant le marquis, dont l'embarras commençait
à la rassurer beaucoup.

--Chassée?... non; je ne chasse personne! répondit-il: j'aurais seulement
pu trouver un peu blessant, un peu étrange qu'elle eût songé à venir ici.

--Eh bien, elle y a songé bien des fois, pourtant, dit Gilberte; je le
sais, moi, car je connais ses pensées, et je vais répéter ce qu'elle m'a
dit ...

--A quoi bon? dit le marquis en détournant la tête, et pourquoi s'occuper
si longtemps d'un mouvement qui m'est échappé sans réflexion? Je serais
désespéré de faire naître dans l'esprit de qui que ce soit une mauvaise
pensée contre la jeune fille ... Je ne la connais pas, je le répète, et ne
puis rien lui reprocher. La seule chose que je désire, c'est que mes
paroles ne soient pas répétées, torturées, amplifiées ... Entendez vous,
Jean? vous prenez sur vous d'interpréter les exclamations qui m'échappent,
et vous le faites fort mal. Je vous prie, si vous avez quelque affection
pour moi, ajouta le marquis avec un triste effort, de ne jamais prononcer
mon nom à Châteaubrun, et de ne me mêler à aucun propos. Je demande aussi à
madame de me préserver de tout contact indirect, de toute explication
détournée, de toute espèce de relation, enfin, avec cette famille; et si,
pour obtenir que mon repos, à cet égard, continue à être respecté, je dois
démentir ce que ma vivacité peut avoir eu d'irréfléchi, je suis prêt à
protester contre tout ce qui pourrait porter atteinte, dans ma pensée, à la
réputation et au caractère de mademoiselle de Châteaubrun.»

Le marquis parla ainsi avec une froideur mesurée qui lui rendit toute la
convenance et la dignité de son rôle habituel. Gilberte eût préféré un
retour de colère qui lui eût fait espérer une réaction de faiblesse et
d'attendrissement. Elle ne se sentit plus le courage d'insister, et,
comprenant, aux manières tout à coup glacées du marquis, qu'elle était à
demi devinée, et qu'une invincible méfiance venait de naître en lui, elle
se sentit si mal à l'aise, qu'elle eût voulu partir sur l'heure; mais Jean
n'était nullement satisfait de l'issue de cette explication, et il résolut
de frapper le dernier coup.

«Allons, dit-il, c'est comme M. de Boisguilbault voudra. Il est bon et
juste au fond du cœur, madame Rose; ne lui faisons donc plus de peine, et
partons! mais auparavant, je voudrais qu'il y eût une autre sorte
d'explication entre vous deux ... Allons, un peu d'épanchement! Vous allez
rougir, me gronder, pleurer peut-être ... Mais moi, je sais ce que je fais,
je sais que voici une occasion qui ne se retrouvera peut-être jamais, et
qu'il faut savoir subir un peu d'embarras pour assister et consoler ceux
qu'on aime ... Vous me regardez d'un air tout étonné! vous ne savez donc
pas que M. de Boisguilbault est le meilleur ami de notre Émile, qu'il a
toute sa confiance, et que, sans savoir qu'il s'agissait de vous, il
connaît fort bien toutes ses peines et toutes les vôtres? Oui, monsieur de
Boisguilbault, voilà madame Rose ... c'est elle! vous me comprenez bien,
vous? Ainsi donc, parlez-lui, donnez lui du courage; dites-lui qu'Émile a
bien fait, et elle aussi, de ne pas vouloir céder à la malice du père
Cardonnet. Voilà ce que je voulais vous dire quand vous m'avez interrompu
avec un esclandre à propos de mademoiselle de Châteaubrun, à laquelle Dieu
sait si je pensais!»

Gilberte devint si confuse, que M. de Boisguilbault, qui recommençait à la
regarder avec un intérêt mêlé d'inquiétude, en fut touché, et s'efforça de
la rassurer. Il lui prit la main, et, la ramenant à son fauteuil: «Ne soyez
pas troublée devant moi, dit-il; je suis un vieillard, et c'est un autre
vieillard qui trahit vos secrets. Sans doute cet homme-là a des façons
d'agir bien hardies et bien inusitées; mais puisque ses intentions sont
bonnes, et que son caractère à part le place dans l'intimité de l'être qui
nous intéresse le plus au monde, vous et moi, essayons de surmonter notre
mutuel embarras, et de profiter en effet de l'occasion!...»

Mais Gilberte, confondue de la résolution de caractère du charpentier, et
terrifiée de voir le secret de son cœur entre les mains d'un homme qui lui
inspirait encore plus d'effroi que de confiance, mit ses deux mains sur son
visage et ne répondit pas.

«Allons! dit le charpentier, que rien au monde ne pouvait faire reculer
dans ses entreprises, soit qu'il s'agît de combattre un scrupule ou
d'abattre une forêt, la voilà toute mortifiée, et je serai boudé pour mon
indiscrétion! mais si Émile était là, il ne me désavouerait pas. Il serait
content que M. de Boisguilbault vît par ses yeux s'il a bien placé son
sentiment, et il sera un peu fier demain quand M. de Boisguilbault lui
dira: «Je l'ai vue, je la connais, et je ne m'étonne plus de rien!» Pas
vrai, monsieur de Boisguilbault, que vous direz cela?»

M. de Boisguilbault ne répondit rien. Il regardait toujours Gilberte,
partagé entre un attrait puissant et un soupçon terrible. Il fit quelques
tours dans l'appartement pour combattre une énorme oppression, et, après
bien des soupirs et des combats intérieurs, il revint prendre les deux
mains de Gilberte:

«Qui que vous soyez, lui dit-il, vous disposez du sort du plus noble enfant
que ma vieillesse ait pu rêver pour son soutien et sa consolation. Je vais
bientôt mourir, et je quitterai la terre sans y avoir connu un instant de
bonheur, si je n'y laisse Émile en paix avec lui-même.

«Oh! je vous en supplie, vous qui allez exercer sur tout son avenir une
influence si grande ... si bienfaisante ou si funeste!... conservez à la
vérité ce cœur digne d'en être le sanctuaire. Vous êtes bien jeune, vous
ne savez pas encore ce que c'est que l'amour d'une femme dans la vie d'un
homme comme lui! Vous ne savez peut-être pas qu'il dépend de vous d'en
faire un héros ou un lâche, un martyr ou un apostat! Hélas! ce que je vous
dis en cet instant, sans doute vous n'en comprenez pas la portée.... Non,
vous êtes trop jeune: plus je vous regarde, plus vous me paraissez une
enfant! Pauvre jeune être, sans expérience et sans force, vous allez
disposer d'une âme forte, pour la briser on l'ennoblir.... Pardonnez-moi ce
que je vous dis, je suis fort ému et je ne sais pas trouver les paroles qui
conviennent.... Je ne voudrais ni vous affliger ni vous causer de
l'embarras; mais je me sens triste, effrayé, et plus vous êtes belle et
candide, plus je sens que l'âme d'Émile ne m'appartient plus!

--Pardonnez-moi, monsieur le marquis, répondit Gilberte en essuyant ses
larmes, je vous comprends fort bien, et, quoique bien jeune, en effet, je
sens quelle est la responsabilité que je porte devant Dieu; mais ce n'est
pas de moi qu'il s'agit, ce n'est pas moi que je veux défendre et justifier
auprès de vous, c'est Émile; c'est ce noble cœur dont vous semblez douter,
Oh! rassurez-vous! Émile ne mentira ni aux hommes, ni à vous, ni à son
père, ni à lui-même. J'ignore si je comprends bien l'importance de ses
idées et la profondeur des vôtres; mais j'adore la vérité. Je ne suis pas
philosophe, moi, je suis trop ignorante! Mais je suis pieuse, je suis
nourrie des préceptes de l'Évangile, et je ne puis les interpréter dans un
sens opposé à ceux qu'Émile leur donne. Je comprends que son père, qui
invoque pourtant aussi l'Évangile, quand la fantaisie lui en vient, veut
qu'il mente à la foi de l'Évangile, et, si je croyais Émile capable d'y
consentir, je rougirais de m'être assez grossièrement trompée pour aimer un
homme sans lumières et sans conscience! mais je n'ai pas eu ce malheur.
Émile saura renoncer à moi, s'il le faut, plutôt que de renoncer à
lui-même; et, quant à moi, je saurai bien avoir du courage, si par moments
le sien venait à défaillir. Je ne le crains pourtant pas: je sais qu'il
souffre, et je souffre aussi; mais je serai digne de son affection, comme
il est digne de la vôtre, et Dieu nous aidera à tout supporter, car il
n'abandonne pas ceux qui souffrent pour l'amour de lui et pour la gloire de
son nom.
                
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