George Sand

Le péché de Monsieur Antoine, Tome 2
Go to page: 123456
Gilberte et le marquis ne virent pas cette scène. La jeune fille
suffoquait, et, presque évanouie, se laissait traîner vers le chalet. M. de
Boisguilbault, fort embarrassé de l'aventure, mais résolu à secourir
loyalement une dame offensée, n'osait ni lui parler, ni lui faire
comprendre qu'il l'avait reconnue. Sa méfiance lui revenait; il se
demandait si cette scène n'avait pas été arrangée pour jeter dans son sein
la colombe palpitante; mais lorsqu'elle tomba mourante au seuil du chalet,
et qu'il vit sa pâleur, ses yeux éteints et ses lèvres décolorées, il fut
saisi d'une tendre compassion, et d'une violente colère contre l'homme
capable d'outrager une femme sans défense. Puis il se dit que cette noble
enfant avait couru ce danger pour être venue faire acte de fierté et de
désintéressement auprès de lui. Il la releva, la porta sur un fauteuil, et
lui dit en frottant ses mains glacées:

«Remettez-vous, mademoiselle de Châteaubrun; tranquillisez-vous, je vous en
conjure! vous êtes ici en sûreté, et vous y êtes la bienvenue.

--Gilberte! s'écria le charpentier lorsqu'il reconnut, en entrant, la fille
d'Antoine: ma Gilberte! Dieu du ciel! est-ce possible! Ah! si j'avais su
cela, je ne l'aurais pas épargné, ce misérable! mais il n'est pas bien
loin, et il faut que je le tue!»

Transporté de fureur, il allait retourner à la poursuite de Galuchet,
lorsque le marquis et Gilberte, un peu ranimée, le retinrent. Ce ne fut pas
sans peine, Jean était hors de lui. Enfin, le marquis lui fit comprendre
que, dans l'intérêt de la réputation de mademoiselle de Châteaubrun, il ne
devait pas pousser plus loin sa vengeance.

Cependant le marquis continuait à être fort embarrassé vis-à-vis de
Gilberte. Elle voulait partir, il désirait, au fond du cœur, qu'elle
restât plus longtemps, et il ne pouvait se résoudre à le lui dire, qu'en
alléguant le besoin qu'elle avait de se reposer encore et de se remettre de
son émotion. Mais Gilberte craignait d'inquiéter encore une fois ses
parents, et assurait qu'elle se sentait la force de s'en aller. Le marquis
offrait sa voiture; il offrait de l'éther; il cherchait un flacon et ne le
trouvait pas; il s'agitait autour d'elle; il cherchait surtout ce qu'il
pourrait lui dire pour répondre à sa lettre et à sa démarche; et quoiqu'il
ne manquât ni d'usage ni d'aisance lorsqu'une fois son parti était pris, il
était plus gauche et plus embarrassé qu'un jeune écolier débutant dans le
monde, lorsqu'il était en proie aux irrésolutions pénibles de son
caractère.

Enfin, comme Gilberte se levait pour se retirer avec Jean, dont elle
acceptait l'escorte jusqu'à Châteaubrun, il se leva aussi, prit son
chapeau, et saisissant sa nouvelle canne d'un air délibéré qui fit sourire
le charpentier:

«Vous me permettrez, dit-il, de vous accompagner aussi. Ce malotru peut
être quelque part en embuscade, et deux chevaliers valent mieux qu'un.

--Laissez-le donc faire!» dit tout bas Jean à Gilberte, qui essayait de
refuser sa politesse.

Ils sortirent tous trois du parc, et d'abord, le marquis se tint derrière à
quelque distance, ou marcha devant comme pour leur servir d'avant-garde.
Enfin il se trouva à côté de Gilberte, et, remarquant qu'elle était comme
brisée et marchait avec peine, il se décida à lui offrir son bras. Peu à
peu il se mit à causer avec elle, et peu à peu aussi, il se sentit plus à
l'aise. Il lui parla de choses générales d'abord, puis d'elle-même
particulièrement. Il l'interrogea sur ses goûts, sur ses occupations, sur
ses lectures; et, bien qu'elle se tînt dans une réserve modeste, il
s'aperçut bientôt qu'elle était douée d'une intelligence élevée et qu'elle
avait un fonds d'instruction très-solide.

Frappé de cette découverte, il voulut savoir où et comment elle avait
appris tant de choses sérieuses, et elle lui avoua qu'elle avait puisé la
meilleure partie de ses connaissances dans la bibliothèque de
Boisguilbault.

«J'en suis fier et charmé! dit le marquis, et je mets tous mes bons livres
à votre disposition. J'espère que vous m'en ferez demander, à moins que
vous ne consentiez à me charger de les choisir et de vous les envoyer
chaque semaine. Jean voudra bien être notre commissionnaire, en attendant
qu'Émile le redevienne.»

Gilberte soupira; elle ne prévoyait guère, au silence effrayant d'Émile,
que ce temps heureux pût lui être rendu.

«Mais appuyez-vous donc sur mon bras, lui dit le marquis; vous paraissez
souffrante et vous ne voulez pas que je vous aide!»

Quand on fut au pied de la colline de Châteaubrun, M. de Boisguilbault, qui
semblait s'être oublié jusque-là, commença à donner des signes d'agitation
et d'inquiétude, comme un cheval ombrageux. Il s'arrêta tout à coup et
dégagea doucement le bras de Gilberte du sien, pour le passer sous celui du
charpentier.

«Je vous laisse à votre porte, dit-il, et avec un ami dévoué. Je ne vous
suis plus nécessaire, mais j'emporte votre promesse d'user de mes livres.

--Que ne puis-je vous emmener plus loin! dit Gilberte d'un ton suppliant;
je consentirais à n'ouvrir un livre de ma vie, quoique ce fût une grande
privation pour moi!

--Cela m'est malheureusement impossible! répondit-il avec un soupir: mais
le temps et le hasard amènent des rencontres imprévues. J'espère,
Mademoiselle, que je ne vous dis pas adieu pour toujours; car cette pensée
me serait fort pénible.»

Il la salua et retourna s'enfermer dans son chalet, où il passa une partie
de la nuit à écrire, à ranger des papiers, et à regarder le portrait de la
marquise.

Le lendemain, à midi, M. de Boisguilbault mit son habit vert à la mode de
l'empire, sa perruque la plus blonde, des gants et une culotte de peau de
daim, des demi-bottes à l'écuyère armées de courts éperons d'argent en cou
de cygne. Un domestique, en grande tenue d'écuyer, lui amena le plus beau
cheval de ses écuries, et montant lui-même un cheval de suite presque aussi
parfait, le suivit au petit trot, sur la route de Gargilesse, portant une
cassette légère passée à son bras à l'aide d'une courroie.

Grande fut la surprise des habitants de l'endroit lorsqu'ils virent
arriver dans leurs murs le marquis, droit et raide sur son cheval blanc,
comme un professeur d'équitation du vieux temps, en tenue de cérémonie,
avec des lunettes d'or, et une cravache à tête d'or, qu'il portait un peu
comme un cierge. Il y avait au moins dix ans que M. de Boisguilbault
n'était entré dans une ville ou dans un village. Les enfants le suivaient,
éblouis de la magnificence de sa désinvolture, les femmes se pressaient sur
le pas de leurs portes, et les hommes portant des fardeaux s'arrêtaient
ébahis en travers de la rue.

Il gravit lentement le pavé en précipice, et descendit de même à côté de
l'usine de Cardonnet, trop bon cavalier pour s'amuser à des imprudences,
et, reprenant le trot à la française pour entrer dans les cours, il cadença
si bien l'allure de son cheval, qu'on eût dit d'une pendule parfaitement
réglée. Certes il avait encore bon air, et les femmes disaient: «Vous voyez
bien qu'il est sorcier, car il n'a pas pris un jour depuis dix ans qu'on ne
l'a vu ici!»

Il demanda à être conduit auprès de M. Émile Cardonnet, et trouva le jeune
homme dans sa chambre, assis sur un sofa, ayant son père à sa droite et son
médecin à sa gauche. Madame Cardonnet était assise vis-à-vis de lui, et
l'examinait avec sollicitude.

Émile était fort pâle, mais sa situation n'avait plus rien d'inquiétant. Il
se leva et vint à la rencontre de M. de Boisguilbault, qui, après l'avoir
embrassé avec tendresse, salua profondément madame Cardonnet, et M.
Cardonnet avec plus de modération. Pendant quelques instants, il ne fut
question que de la santé du malade. Il avait eu un accès de fièvre assez
violent, on l'avait saigné la veille; la nuit avait été bonne, et, depuis
le matin, la fièvre avait cessé entièrement. On l'engageait à faire une
promenade en cabriolet, et il se proposait d'aller chez M. de
Boisguilbault lorsque celui-ci était entré.

Le marquis avait su tous les détails de cette indisposition par le
charpentier, qui l'avait cachée avec soin à Gilberte. Il n'y avait plus
aucun sujet de crainte. Le médecin déclara qu'il fallait faire dîner son
malade, et se retira en disant qu'il ne reviendrait le lendemain que pour
l'acquit de sa conscience.

M. de Boisguilbault, pendant ces détails, observait attentivement la figure
de M. Cardonnet. Il lui trouva un air de triomphe plutôt qu'un air de joie.
Sans doute l'industriel avait tremblé à l'idée de perdre son fils, mais,
cette crainte évanouie, la victoire était remportée: Émile pouvait
supporter la douleur.

De son côté, M. Cardonnet observait la tournure bizarre du marquis et la
trouvait souverainement ridicule. Sa gravité et sa lenteur à parler
l'impatientaient d'autant plus que M. de Boisguilbault, plus embarrassé au
fond qu'il ne voulait le paraître, ne fit que dire des lieux communs d'un
ton sentencieux. L'industriel le salua, au bout de peu d'instants, et
sortit pour retourner à ses affaires. Madame Cardonnet, devinant alors, à
l'inquiétude d'Émile, qu'il désirait s'entretenir avec son vieil ami, les
laissa ensemble, après avoir recommandé à son fils de ne pas trop parler.

«Eh bien, dit Émile au marquis lorsqu'ils furent seuls, vous pouvez
m'apporter la couronne du martyre! J'ai passé par l'épreuve du feu; mais
Dieu protège ceux qui l'invoquent, et j'en suis sorti net et sans brûlure
apparente: un peu brisé, à la vérité, mais calme et plein de foi en
l'avenir. Ce matin, j'ai déclaré à mon père, dans toute la plénitude de ma
raison et de ma tranquillité d'esprit, ce que je lui avais déclaré dans
l'agitation et peut-être dans le délire de la fièvre. Il sait maintenant
que jamais je ne renoncerai à mon opinion, et qu'aucun jeu avec ma passion
ne pourra lui procurer cette victoire. Il en paraît fort satisfait; car il
croit avoir réussi à me dégoûter d'un mariage qu'il redoutait plus que la
ferveur de mes principes.

«Il parlait, ce matin encore, de me distraire, de me faire voyager, de
m'envoyer en Italie. Je lui ai dit que je ne voulais pas quitter la France,
ni même ce pays-ci, à moins qu'il ne me chassât de la maison paternelle.

«Il a souri, et, à cause de la saignée qu'on m'a faite hier, il n'a pas
voulu me contredire; mais demain, il parlera en ami sévère, après-demain en
père irrité, et le jour suivant en maître impérieux. Ne vous inquiétez pas
de moi, mon ami, j'aurai du courage, du calme et de la patience. Soit qu'il
me condamne à l'exil, soit qu'il me garde auprès de lui pour me torturer,
je lui montrerai que l'amour est bien fort quand il est inspiré par
l'enthousiasme de la vérité et soutenu par l'idéal.

--Émile, dit le marquis, je sais, par votre ami Jean tout ce qui s'est
passé entre votre père et vous, et aussi tout ce qui s'est opéré de grand
et de victorieux dans votre âme. J'étais tranquille en venant ici.

--O mon ami! je sais que vous vous êtes réconcilié avec cet homme simple,
mais admirable. Il m'a dit que vous deviez venir me voir; je vous
attendais.

--Ne vous a-t-il rien dit de plus? dit le marquis en examinant Émile
attentivement.

--Non, rien de plus, je vous le jure, répondit Émile avec l'assurance de la
sincérité.

--Il a bien fait de tenir sa promesse, reprit M. de Boisguilbault, vous
étiez trop agité par la fièvre pour supporter de nouvelles émotions. J'en
ai subi de violentes moi-même, depuis que nous ne nous sommes vus, mais je
suis satisfait du résultat, et je vous le ferai connaître. Mais pas
encore, Émile; je vous trouve trop pâle, et moi, je ne suis pas assez sûr
de moi encore. Ne venez pas me voir aujourd'hui; j'ai d'autres courses à
faire, et peut-être qu'en repassant par ici ce soir je vous reverrai. Me
promettez vous jusque-là de dîner, de vous soigner, et de guérir, en un
mot?

--Je vous le promets, mon ami. Que ne puis-je faire savoir à celle que
j'aime, qu'en reprenant le libre exercice de ma vie et de mes facultés,
j'ai retrouvé mon amour plus ardent et plus absolu que jamais au fond de
mon cœur!

--Eh bien, Émile, écrivez-lui quelques lignes sans vous fatiguer, je
reviendrai ce soir; et, si elle ne demeure pas trop loin, je me chargerai
de lui faire tenir votre lettre.

--Hélas! mon ami, je ne puis vous dire son nom! Mais si le charpentier
voulait s'en charger ... à présent qu'on ne m'observe plus à toute heure et
que j'ai recouvré mes forces, je pourrais écrire.

--Écrivez donc, cachetez, et ne mettez pas d'adresse. Le charpentier
travaille chez moi, et il aura votre lettre avant ce soir.

Tandis que le jeune homme écrivait, M. de Boisguilbault sortit de sa
chambre, et demanda à parler à M. Cardonnet. On lui répondit qu'il venait
de sortir en cabriolet.

«Ne sait-on où je pourrais le rejoindre?» demanda le marquis, à demi
persuadé de cet alibi.

Il n'avait pas dit où il allait, mais on pensait que c'était à Châteaubrun,
parce qu'il avait pris ce chemin-là, et qu'il y avait été déjà la semaine
précédente.

A cette réponse, M. de Boisguilbault montra une vivacité surprenante; il
rentra chez Émile, prit sa lettre, lui tâta le pouls, trouva qu'il était
redevenu un peu agité, remonta à cheval, sortit posément du village comme
il y était entré; mais il prit le petit galop quand il fut en plaine.




XXXV.

L'ABSOLUTION.


Cependant M. Cardonnet arrivait à Châteaubrun, et déjà il était en présence
de Gilberte, de son père et de Janille.

«Monsieur de Châteaubrun, dit-il en s'asseyant avec aisance parmi ces
personnes consternées d'une visite qui leur annonçait de nouveaux chagrins,
vous savez sans doute tout ce qui s'est passé entre mon fils et moi, à
propos de mademoiselle votre fille. Mon fils a eu le bon goût et le bon
esprit de la choisir pour sa fiancée. Mademoiselle et vous, Monsieur, avez
eu l'extrême bonté d'accueillir ses prétentions, sans trop savoir si je les
approuverais....»

Ici, Janille fit un geste de colère, Gilberte baissa les yeux en pâlissant,
et M. Antoine rougit et ouvrit la bouche pour interrompre M. Cardonnet.
Mais celui-ci ne lui en donna pas le temps, et continua ainsi:

«Je n'approuvais pas d'abord cette union, j'en conviens; mais je vins ici,
je vis mademoiselle, et je cédai. Ce fut à des conditions bien douces et
bien simples. Mon fils est ultra-démocrate, et je suis conservateur modéré.
Je prévois que des opinions exagérées ruineront l'intelligence et le crédit
d'Émile. J'exige qu'il y renonce et revienne à l'esprit de sagesse et de
convenance. J'ai cru obtenir aisément ce sacrifice, je m'en suis réjoui
d'avance, je vous l'ai annoncé comme indubitable dans une lettre adressée à
mademoiselle. Mais, à mon grand étonnement, Émile a persisté dans son
exaltation, et il y a sacrifié un amour que j'avais cru plus profond et
plus dévoué. Je suis donc forcé de vous dire qu'il a renoncé ce matin,
sans retour, à la main de mademoiselle, et j'ai cru de mon devoir de vous
en avertir immédiatement, afin que, connaissant bien ses intentions et les
miennes, vous n'eussiez point à m'accuser d'irrésolution et d'imprudence.
S'il vous convient maintenant d'autoriser ses sentiments et de souffrir ses
assiduités, c'est à vous de le savoir, et à moi de m'en laver les mains.

--Monsieur Cardonnet! répondit M. Antoine en se levant, je sais tout cela,
et je sais aussi que vous ne manquerez jamais de belles phrases pour vous
moquer de nous: mais je dis, moi, que si vous êtes si bien informé, c'est
parce que vous avez envoyé des espions dans notre maison, et des laquais
pour nous insulter par des prétentions révoltantes à la main de ma fille.
Vous nous avez déjà beaucoup fait souffrir avec votre diplomatie, et nous
vous prions, sans cérémonie, d'en rester là. Nous ne sommes pas assez
simples pour ne pas comprendre que vous ne voulez, à aucune condition,
allier votre richesse à notre pauvreté. Nous n'avons pas été dupes de vos
détours, et lorsque, par une singulière invention d'esprit, vous avez placé
votre fils entre une soumission morale, qui est impossible en fait
d'opinions, et un mariage auquel vous n'auriez pas consenti davantage s'il
eût voulu descendre à un mensonge, nous avons juré, nous, que nous
éloignerions de lui, de vous et de nous, tout mensonge et toute
dissimulation. C'est donc pour vous dire que nous savons fort bien ce qu'il
nous convient de faire; que je m'entends à préserver l'honneur et la
dignité de ma fille, tout aussi bien que vous la richesse de votre fils, et
que je n'ai, à cet égard, de conseils à prendre et de leçons à recevoir de
personne.»

Ayant ainsi parlé avec une fermeté à laquelle M. Cardonnet était loin de
s'attendre de la part du _vieux ivrogne de Châteaubrun_, M. Antoine se
rassit et regarda l'industriel en face. Gilberte se sentait mourir; mais
elle crut devoir appuyer de sa fierté la juste fierté de son père. Elle
leva aussi les yeux sur M. Cardonnet, et son regard semblait confirmer tout
ce que venait de dire M. Antoine.

Janille, qui ne se possédait plus, crut devoir prendre la parole. «Soyez
tranquille, Monsieur, dit-elle; on se passera fort bien de votre nom. On en
a un qui le vaut bien; et quant à la question d'argent, nous avons eu plus
de gloire à perdre celui que nous avions, que vous à gagner celui que vous
n'aviez pas.

--Je sais, mademoiselle Janille, répondit Cardonnet avec le calme apparent
d'un profond mépris, que vous êtes très vaine du nom que M. de Châteaubrun
fait porter à mademoiselle votre fille. Quant à moi, je n'aurais pas été si
fier, et j'aurais fermé les yeux sur certaines irrégularités de naissance:
mais je conçois que la fortune d'un roturier, acquise au prix du travail,
paraisse méprisable à une personne, née comme vous, apparemment dans les
splendeurs de l'oisiveté. Il ne me reste qu'à vous souhaiter beaucoup de
bonheur à tous, et à demander pardon à mademoiselle Gilberte de lui avoir
causé quelque petit chagrin. Mes torts ont été bien involontaires, mais je
crois les réparer en lui donnant un bon avis: c'est que les jeunes gens qui
se font fort de disposer de la volonté de leurs parents sont parfois plus
enivrés d'un caprice passager que pénétrés d'une grande passion. La
conduite d'Émile à son égard en est, je crois, la preuve, et j'en suis un
peu honteux pour lui.

--C'est assez, monsieur Cardonnet, assez, entendez-vous? dit M. Antoine, en
colère pour la première fois de sa vie: je rougirais d'avoir autant
d'esprit que vous, si j'en faisais un si indigne usage que d'outrager une
jeune fille, et de provoquer son père en sa présence. J'espère que vous
m'entendez, et que ...

--Monsieur Antoine! mademoiselle Janille! s'écria Sylvain Charasson en
s'élançant d'un bond au milieu de la chambre; voilà M. de Boisguilbault qui
vient vous voir! vrai, comme il fait jour! c'est M. de Boisguilbault! Je
l'ai reconnu à son _chevau_ blanc et à ses lunettes jaunes!»

Cette nouvelle imprévue causa tant d'émotion à M. de Châteaubrun qu'il
oublia toute sa colère, et, saisi tout à coup d'une joie enfantine mêlée de
terreur, il s'avança d'un pas chancelant à la rencontre de son ancien ami.

Mais, au moment où il allait se jeter dans ses bras, il fut glacé de
crainte et comme paralysé par la figure froide et le salut tristement poli
du marquis. Tremblant et déchiré au fond du cœur, M. Antoine prit d'une
main convulsive le bras de sa fille, incertain s'il la pousserait vers M.
de Boisguilbault, comme un gage de réconciliation, ou s'il l'éloignerait
comme une preuve accablante de sa faute.

Janille, éperdue, fit de grandes révérences au marquis, qui lui jeta un
regard distrait et lui adressa un salut imperceptible.

«Monsieur Cardonnet, dit-il en se trouvant au seuil du pavillon carré, face
à face avec l'industriel qui sortait le dernier, je crois que vous vous
retirez, et je venais précisément ici pour vous rencontrer. Vous êtes sorti
de chez vous, justement comme je vous cherchais, et j'ai couru après vous.
Je vous prie donc de rester encore un peu, et de vouloir bien m'accorder
quelques moments d'attention.

--Nous causerons ailleurs, s'il vous plaît, monsieur le marquis, répondit
Cardonnet; car je ne puis rester ici davantage: mais si vous voulez que
nous descendions à pied cette montagne ...

--Non, Monsieur, non, permettez-moi d'insister. Ce que j'ai à dire est de
quelque importance, et toutes les personnes qui sont ici doivent
l'entendre. Je crois voir que je ne suis pas arrivé assez tôt pour prévenir
des explications désagréables: mais vous êtes un homme d'affaires, monsieur
Cardonnet, et vous savez qu'on s'assemble en conseil dans les affaires
sérieuses, pour discuter froidement de graves intérêts, lors même qu'on y
apporte au fond de l'âme un peu de passion. Monsieur le comte de
Châteaubrun, je vous prie de retenir M. Cardonnet, cela est tout à fait
nécessaire. Je suis vieux, souffrant, je n'aurai peut-être plus la force de
revenir, et de faire d'aussi longues courses. Vous êtes des jeunes gens
auprès de moi; je vous demande donc d'avoir un peu de calme et d'obligeance
pour m'épargner beaucoup de fatigue; me refuserez vous?»

Le marquis parlait cette fois avec une aisance et une grâce qui en
faisaient un tout autre homme que celui que M. Cardonnet venait de voir une
heure auparavant. Il se sentit pris d'une curiosité qui n'était pas sans
mélange d'intérêt et de considération. M. de Châteaubrun se hâta de le
retenir, et ils rentrèrent dans le pavillon, à l'exception de Janille, à
laquelle M. Antoine fit un signe, et qui alla se mettre derrière la porte
de la cuisine pour écouter.

Gilberte était incertaine si elle devait rentrer ou sortir; mais M. de
Boisguilbault lui offrit la main avec beaucoup de courtoisie, et, l'amenant
à un siège, il s'assit auprès d'elle, à une certaine distance de son père
et de celui d'Émile.

«Pour procéder avec ordre, et selon le respect qu'on doit aux dames,
dit-il, je m'adresserai d'abord à mademoiselle de Châteaubrun.
Mademoiselle, j'ai fait mon testament la nuit dernière, et je viens vous en
faire connaître les articles et conditions; mais je voudrais bien, cette
fois, n'être pas refusé, et je n'aurai le courage de vous lire ce
griffonnage, qu'autant que vous m'aurez promis de ne pas vous fâcher. Vous
m'avez posé aussi vos conditions, vous, dans une lettre que j'ai là et qui
m'a fait beaucoup de peine. Cependant je les trouve justes, et je comprends
que vous ne vouliez point accepter le moindre petit présent d'un homme que
vous considérez comme l'ennemi de votre père. Il faudra donc, pour vous
fléchir, que cette inimitié cesse, et que monsieur votre père me pardonne
les torts que je puis avoir eus envers lui. Monsieur de Châteaubrun, dit-il
en se levant avec une résolution héroïque, vous m'avez offensé autrefois;
je vous l'ai rendu en vous retirant mon amitié sans explication. Il fallait
nous battre ou nous pardonner mutuellement. Nous ne nous sommes pas battus,
mais nous avons été pendant vingt ans étrangers l'un à l'autre, ce qui est
plus sérieux pour deux hommes qui se sont beaucoup aimés. Je vous pardonne
aujourd'hui vos torts, voulez-vous me pardonner les miens?

--Oh! marquis, s'écria M. Antoine en s'élançant vers lui et en fléchissant
un genou, vous n'avez jamais eu aucun tort envers moi, vous avez été mon
meilleur ami, vous m'avez tenu lieu de père, et je vous ai mortellement
offensé. Je vous aurais offert ma poitrine nue si vous aviez voulu la
percer d'un coup d'épée, et je n'aurais jamais levé la main contre vous.
Vous n'avez pas voulu prendre ma vie, vous m'avez puni bien davantage en me
retirant votre amitié. A présent, vous m'accordez votre pardon; c'est à
genoux que je le reçois, en présence de mes amis, et de mes ennemis,
puisque cette humiliation est la seule réparation que je puisse vous
offrir.

«Et vous, monsieur Cardonnet, dit-il en se relevant et en toisant
l'industriel de la tête aux pieds, libre à vous de vous moquer de choses
que vous ne pouvez pas comprendre; mais je n'offre pas ma poitrine nue et
mon bras désarmé à tout le monde, vous le saurez bientôt.»

M. Cardonnet s'était levé aussi en lançant à M. Antoine des regards
menaçants. Le marquis se mit entre eux et dit à Antoine: «Monsieur le
comte, je ne sais pas ce qui s'est passé entre M. Cardonnet et vous; mais
vous venez de m'offrir une réparation que je repousse. Je veux croire que
nos torts ont été réciproques, et ce n'est pas à mes genoux, c'est dans mes
bras que je veux vous voir; mais puisque vous croyez me devoir un acte de
soumission que mon âge autorise, avant de vous embrasser, j'exige que vous
vous réconciliiez avec M. Cardonnet, et que vous fassiez les premiers pas.

--Impossible! s'écria Antoine en pressant convulsivement le bras du
marquis, et partagé entre la joie et la colère; monsieur vient de parler à
ma fille d'une manière offensante.

--Non, cela ne se peut pas, reprit le marquis, c'est un malentendu. Je
connais les sentiments de M. Cardonnet; son caractère s'oppose à une
lâcheté. Monsieur Cardonnet, je suis certain que vous connaissez le point
d'honneur tout aussi bien qu'un gentilhommes, et vous venez de voir deux
gentilhommes qui s'étaient cruellement blessés l'un l'autre, se réconcilier
sous vos yeux, sans rougir de leurs mutuelles concessions. Soyez généreux,
et montrez-nous que le nom ne fait pas la noblesse. Je vous apporte des
paroles de paix et surtout des moyens de conciliation. Permettez-moi de
mettre votre main dans celle de M. de Châteaubrun. Voyez; vous ne refuserez
pas un vieillard au bord de sa tombe. Mademoiselle Gilberte, venez à mon
aide, dites un mot à votre père ...»

Les _moyens de conciliation_ avaient retenti avec un son clair à l'oreille
de M. Cardonnet. Son esprit pénétrant avait déjà deviné une partie de la
vérité. Il pensa qu'il faudrait céder et qu'il valait mieux avoir les
honneurs de la guerre que de subir les nécessités de la capitulation.

«Mes intentions ont été si éloignées de ce que M. de Châteaubrun les
suppose, dit-il, et il y a toujours eu dans ma pensée tant de respect et
d'estime pour mademoiselle sa fille, que je n'hésiterai point à désavouer
tout ce qui a pu être mal interprété dans mes paroles. Je supplie
mademoiselle Gilberte d'en être persuadée, et je tends la main à son père
comme un gage du serment que j'en fais.

--Il suffit, Monsieur, n'en parlons plus! dit M. Antoine en lui prenant la
main: quittons-nous sans ressentiment. Antoine de Châteaubrun n'a jamais su
mentir.

«C'est vrai, pensa M. de Boisguilbault: s'il eût été plus dissimulé,
j'aurais été aveugle ... et heureux comme tant d'autres!»

«Maintenant, lui dit-il d'une voix tremblante, je te remercie, Antoine,
viens m'embrasser!»

L'accolade du comte fut passionnée et enthousiaste; celle du marquis
convenable et contrainte. Il jouait un rôle au-dessus de ses forces: il
pâlit, trembla, et fut forcé de s'asseoir. Antoine s'assit de son côté, la
poitrine pleine de sanglots. Gilberte se mit à genoux devant le marquis,
et, pleurant aussi de joie et de reconnaissance, elle couvrit ses mains de
baisers.

Toute cette sensibilité impatientait l'industriel, qui la contemplait d'un
œil froid et fier, et qui attendait les _moyens de conciliation_.

M. de Boisguilbault les tira enfin de sa poche, et les lut d'une voix nette
et distincte.

Il établissait en peu de mots clairs et précis qu'il avait quatre millions
cinq cent mille livres de fortune, qu'il donnait, par contrat, la nue
propriété de deux millions à mademoiselle Gilberte de Châteaubrun, à
condition qu'elle épouserait M. Émile Cardonnet; et à M. Émile Cardonnet,
celle de deux autres millions, à condition qu'il épouserait mademoiselle
Gilberte de Châteaubrun. Dans le cas où cette condition serait remplie, le
mariage serait conclu dans six mois au plus, et M. de Boisguilbault se
réservait l'usufruit sa vie durant: mais il donnait la propriété et la
jouissance immédiate de cinq cent mille livres aux futurs conjoints dès le
jour de leur mariage ... Laquelle somme pourtant restait acquise et assurée
en jouissance et en propriété à mademoiselle de Châteaubrun, si elle
n'épousait pas M. Émile Cardonnet.

On entendit un faible cri derrière la porte; c'était Janille qui se
trouvait mal de joie dans les bras de Sylvain Charasson.




XXXVI.

CONCILIATION.


Gilberte ne comprenait rien à ce qui lui arrivait; elle ne se faisait
aucune idée de ce que c'était que quatre millions de fortune, et un tel
fardeau à porter pour une vie aussi simple et aussi heureuse que la sienne,
lui eût fait plus de peur que de joie; mais elle voyait renaître la
possibilité de son union avec Émile, et, ne pouvant parler, elle pressait
convulsivement la main de M. de Boisguilbault dans les siennes. Antoine
était complètement étourdi de voir sa fille si riche. Il ne s'en
réjouissait pas plus qu'elle, mais il voyait là une preuve si énorme du
généreux pardon du marquis, qu'il croyait rêver et ne trouvait non plus
rien à lui dire.

Cardonnet fut le seul qui comprit ce que c'était que quatre millions et
demi à réunir sur la tête de ses futurs petits-enfants. Il ne perdit
pourtant point la tête, écouta la lecture du testament d'un air
impassible, et, ne voulant pas paraître s'humilier sous la puissance de
l'or, il dit froidement:

«Je vois que M. de Boisguilbault tient fortement à faire fléchir la volonté
paternelle devant celle de l'amitié: mais ce n'est pas la pauvreté de
mademoiselle de Châteaubrun qui m'a jamais paru un obstacle capital à ce
mariage. Il y en a un autre qui m'inspire beaucoup plus de répugnance:
c'est qu'elle est fille naturelle, et que tout porte à croire que sa
mère ... je ne la nommerai pas ... occupe une position infime dans la
société.

--Vous êtes dans l'erreur, monsieur Cardonnet, répondit M. de Boisguilbault
avec fermeté. Mademoiselle Janille a toujours été irréprochable dans ses
mœurs, et je crois que vous auriez tort de mépriser une personne aussi
fidèle et aussi dévouée aux objets de son affection. Mais la vérité exige
que je redresse votre jugement à cet égard. Je vous atteste, Monsieur, que
mademoiselle de Châteaubrun est de sang noble et sans mélange, si cela peut
vous faire plaisir. Je vous dirai même que j'ai connu parfaitement sa mère,
et qu'elle était d'aussi bonne maison que moi-même. Maintenant, monsieur
Cardonnet, avez-vous quelque autre objection à faire? Pensez-vous que le
caractère de mademoiselle de Châteaubrun puisse inspirer de l'éloignement
et de la méfiance à quelqu'un?

--Non, certes, monsieur le marquis, répondit Cardonnet, et pourtant
j'hésite encore. Il me semble que l'autorité et la dignité paternelles sont
blessées par un pareil contrat, que mon consentement semble être acheté à
prix d'or, et, tandis que je n'avais qu'une ambition pour mon fils, celle
de lui voir acquérir de la fortune par son travail et son talent, je vois
qu'on l'élève au faîte de la richesse, en lui donnant pour avenir
l'inaction et l'oisiveté.

--J'espère qu'il n'en sera point ainsi, dit M. de Boisguilbault. Si j'ai
choisi Émile pour mon héritier, c'est parce que je crois qu'il ne me
ressemblera en aucune façon, et qu'il saura tirer un meilleur parti que moi
de la fortune.»

Cardonnet ne demandait qu'à céder. Il se disait qu'en refusant, il
s'aliénait à jamais son fils, et qu'en consentant de bonne grâce, il
pouvait ressaisir assez d'influence pour lui apprendre à se servir de sa
richesse comme il l'entendait: c'est-à-dire qu'il calculait qu'avec quatre
millions on pouvait en avoir un jour quarante, et il était convaincu
qu'aucun homme, fût-il un saint, ne peut posséder tout à coup quatre
millions sans prendre goût à la richesse. «Il fera d'abord des folies,
pensait-il, il perdra une partie de ce trésor; et quand il le verra
diminuer, il en sera si effrayé qu'il voudra combler le déficit; puis,
comme l'appétit vient à ceux qui consentent à manger, il voudra doubler,
décupler, centupler ... Moi aidant, nous pouvons être un jour les rois de
la finance.»

«Je n'ai pas le droit, dit-il enfin, de refuser la fortune offerte à mon
fils. Je le ferais si je le pouvais, parce que tout cela est contre mes
opinions et mes idées: mais la propriété est une loi sacrée. Du moment que
mon fils reçoit un pareil don, il est propriétaire. Je le dépouillerais, en
refusant d'accéder aux conditions exigées. Je dois donc garder à jamais le
silence sur tout ce qui blesse ma conviction dans cet arrangement bizarre,
et puisque je suis contraint de céder, je veux au moins le faire avec
grâce ... d'autant plus que la beauté, l'esprit et le noble caractère de
mademoiselle Gilberte flattent mon égoïsme en promettant du bonheur à ma
famille.

--Puisque tout est convenu, dit M. de Boisguilbault en se levant et en
faisant signe par la fenêtre, je prierai mademoiselle Gilberte, qui a,
comme moi, le goût des fleurs, d'accepter le bouquet des fiançailles.»

Le domestique du marquis entra et déposa la petite caisse qu'il avait
apportée. M. de Boisguilbault en tira un magnifique bouquet des fleurs les
plus rares et les plus suaves; le vieux Martin avait mis plus d'une heure à
le combiner savamment. Mais, en guise de ruban, le bouquet était entouré de
la rivière de diamants que Gilberte avait renvoyée, et cette fois, au lieu
du cachemire que le marquis n'avait pas jugé prudent de faire reparaître,
il avait mis au collier deux rangs au lieu d'un.

«Donc, deux ou trois cent mille francs de plus au contrat!» pensa M.
Cardonnet, eu feignant de regarder les diamants avec indifférence.

«A présent, dit M. de Boisguilbault à Gilberte, vous ne pouvez plus rien me
refuser, puisque j'ai fait votre volonté. Je vous propose de monter en
voiture avec votre père, dans cette même brouette qui m'a été si utile, et
qui m'a procuré le bonheur de vous connaître. Nous irons à Gargilesse; je
pense que M. Cardonnet désire présenter sa belle-fille à sa femme, et moi,
j'ai à cœur de lui faire agréer mon héritière.»

M. Cardonnet accepta cette offre avec empressement, et on allait partir
lorsque Émile parut. Il avait appris que son père était parti pour
Châteaubrun: il craignait quelque nouvelle trame contre son bonheur et le
repos de Gilberte. Il avait sauté sur son cheval, et, oubliant sa saignée,
sa fièvre, et ses promesses au marquis, il arrivait tremblant, hors
d'haleine, et en proie aux plus amères prévisions.

«Allons, Émile, voilà ta femme déjà parée pour la noce,» dit M. Cardonnet,
qui devina vite le motif de son imprudence. Et il lui montra Gilberte,
couverte de fleurs et de diamants, au bras de M. de Boisguilbault.

Émile, dont les nerfs étaient horriblement tendus et agités, fut comme
foudroyé par tous les miracles qui fondaient à la fois sur lui. Il voulut
parler, chancela, et tomba évanoui dans les bras de M. Antoine.

Le bonheur tue rarement; Émile revint bientôt à la vie et à l'ivresse.
Janille lui frottait les tempes avec du vinaigre, Gilberte tenait sa main
dans les siennes, et pour que rien ne manquât à sa joie, sa mère était là
aussi quand il ouvrit les yeux. Instruite récemment, par le délire d'Émile,
de sa passion pour Gilberte, elle avait tout fait raconter à Galuchet, et,
apprenant que son mari était parti pour Châteaubrun, que son fils venait de
monter à cheval en dépit de tout, et prévoyant quelque terrible orage, elle
était accourue en voiture, bravant pour la première fois la colère de son
mari et les mauvais chemins, sans y songer. Elle se prit d'amour pour
Gilberte dès les premiers mots qu'elles échangèrent, et si la jeune fille
entrait avec terreur dans une famille dont Cardonnet était le chef, elle
sentit qu'elle trouverait du moins un dédommagement dans le cœur tendre et
le doux caractère de sa femme.

«Puisque nous voici tous réunis, dit alors M. de Boisguilbault avec une
grâce dont personne ne l'eût cru capable, il nous faut passer le reste de
la journée ensemble, et dîner quelque part. Nous sommes trop nombreux pour
ne pas causer ici quelque embarras à mademoiselle Janille, et notre retour
à Gargilesse pourrait aussi prendre au dépourvu le maître d'hôtel de M.
Cardonnet. Si vous vouliez tous me faire l'honneur de venir à
Boisguilbault, outre que c'est le plus proche, nous y trouverions, je
crois, de quoi dîner. Peut-être M. Cardonnet prendra-t-il quelque intérêt à
faire connaissance avec la propriété de ses enfants: nous y rédigerons le
projet de leur contrat de mariage, et nous prendrons jour pour la noce.»

Cette nouvelle preuve de la conversion complète du marquis fut accueillie
avec empressement. Janille ne demanda que cinq minutes pour faire la
toilette de _mademoiselle_, car elle crut devoir prendre un ton de
cérémonie pour la circonstance, mais Gilberte accueillit par un gros baiser
ce qu'elle appela une facétie de sa tendre mère.

En attendant, la famille Cardonnet visita les ruines, et M. de
Boisguilbault entra avec Antoine dans le pavillon carré pour se reposer.
Personne n'entendit leur entretien. Ni l'un ni l'autre n'a jamais fait
savoir quel en fut le sujet. Échangèrent-ils des explications délicates et
quasi impossibles? ce n'est guère probable. Convinrent-ils pour l'avenir de
ne jamais faire la moindre allusion à leur longue mésintelligence, et de
reprendre leurs souvenirs d'amitié juste où ils en étaient restés? Il est
certain que, dès ce moment, ils parlèrent ensemble du passé sans amertume,
et se reportèrent à leurs anciennes années avec un plaisir mêlé parfois
d'attendrissement et de gaieté. Mais on eût pu remarquer que ces retours
sur eux-mêmes ne dépassèrent jamais une certaine époque, celle du mariage
de M. de Boisguilbault, et que le nom de la marquise ne fut jamais prononcé
entre eux. Il sembla qu'elle n'eût jamais existé.

Lorsque Gilberte revint parée autant qu'elle pouvait et voulait l'être,
Émile vit avec transport qu'elle avait mis la robe lilas, qu'un dernier
blanchissage de Janille avait rendue presque rose, et que les miracles de
son économie et de son adresse faisaient paraître encore fraîche. Elle
avait tressé ses longs cheveux qui pendaient jusqu'à terre, et, dans cet
abandon magnifique, rappelaient à son heureux fiancé la brûlante journée de
Crozant. Des dons de M. de Boisguilbault elle n'avait conservé que le
bouquet et la bague de cornaline qu'elle montra à ce dernier avec un tendre
sourire. Elle se fit coquette avec le marquis, coquette de cœur, si l'on
peut ainsi dire, et tandis qu'elle témoignait à M. Cardonnet une déférence
et des égards un peu forcés, elle se laissait aller ingénument à traiter
le marquis, dans ses manières et dans sa pensée, comme s'il eût été le père
d'Émile.

Au moment du départ, M. de Boisguilbault prit la main de Janille et
l'invita à venir dîner chez lui, avec autant de courtoisie que si elle eût
été la mère de Gilberte. Loin d'être choqué de les entendre se traiter de
_mère_ et de _fille_, cette intimité l'avait subitement frappé d'une grande
estime et d'une secrète reconnaissance pour la vieille fille qui avait subi
tant de commérages et de quolibets plutôt que de révéler à qui que ce soit,
même à l'ami Jappeloup (que pendant si longtemps le marquis avait cru le
confident et le messager d'Antoine), le secret de la naissance de Gilberte.

M. Cardonnet ne put s'empêcher de sourire dédaigneusement à cette
invitation.

«Monsieur Cardonnet, lui dit à voix basse M. de Boisguilbault, qui s'en
aperçut, vous connaîtrez et vous apprécierez cette femme quand vous la
verrez élever vos petits-enfants.

Le parc de Boisguilbault fut donc ouvert pour la première fois, depuis
qu'il existait, à une société conduite et accueillie par le propriétaire.
Le chalet fut ouvert aussi, à l'exception du cabinet, dont cette fois la
porte avait été, grâce à Jappeloup, solidement fixée.

La tristesse imposante du château, la beauté intéressante du mobilier, la
magnificence du parc et le grand air de _bonne maison_ répandu dans le
service, causèrent un certain dépit à M. Cardonnet. Il avait fait tout son
possible à Gargilesse pour ne point montrer dans son intérieur des
habitudes de parvenu, et, tant qu'il s'était senti homme d'importance au
milieu des ruines de Châteaubrun, il n'avait pas été trop mal à l'aise.
Mais il se trouva fort petit au milieu de ce majestueux mélange d'opulence
et d'austérité qui caractérisait Boisguilbault. Il essaya, par des
réflexions _libérales_, d'empêcher que le marquis ne le crût ébloui de sa
vieille splendeur. M. de Boisguilbault, qui ne manquait pas de finesse sous
sa gaucherie, et qui l'attendait à ce moment-là pour lui faire accepter la
plus rude de ses exigences, lui répondit avec calme et en abondant dans son
sens. Cardonnet s'en montra fort surpris, car il croyait avec tout le
monde, que le marquis avait conservé tout l'orgueil de sa caste et tout le
ridicule des principes de la restauration. Et comme il ne put s'empêcher de
marquer son étonnement, M. de Boisguilbault lui dit avec douceur: «Vous ne
me connaissez pas, monsieur Cardonnet; je suis aussi ennemi des
distinctions et des privilèges que vous-même. Je crois les hommes égaux en
droits et en valeur, lorsqu'ils sont honnêtes et bons.»

En ce moment, on vint annoncer que le dîner était servi, et, comme on s'y
rendait, maître Jean Jappeloup, bien rasé et endimanché, sortit du chalet,
et repoussant Émile avec gaieté, il prit la main de Gilberte pour la
conduire à table:

«C'est mon droit, dit-il; vous savez, Émile, que je vous ai promis d'être
votre témoin et votre garçon de noces!»

Tout le monde accueillit le charpentier avec transport, excepté M.
Cardonnet, qui n'osa pourtant pas être moins libéral, en cette
circonstance, que le vieux marquis, et qui se contenta de sourire en le
voyant prendre place au repas de famille. Il se résigna à tout, se
promettant bien de changer de ton, quand le mariage serait conclu.

Le dîner, servi sous les ombrages du parc, fut splendide de fleurs, exquis
dans les mets, et le vieux Martin, que son maître avait prévenu de grand
matin, se surpassa lui-même dans l'ordonnance du service. Sylvain
Charasson fut admis à l'honneur de travailler ce jour-là sous ses ordres,
et il en parlera toute sa vie.

Les premiers instants furent assez froids. Mais peu à peu le nombre des
heureux l'emportant de beaucoup sur celui des mécontents, puisque M.
Cardonnet l'était seul et à demi, on s'anima, et au dessert M. Cardonnet
dit en souriant à Émile: «_Nous autres marquis_ ...»

Dirons-nous le bonheur d'Émile et de Gilberte? Le bonheur ne se décrit pas,
et les amants eux-mêmes manquent d'expression pour le peindre. Quand la
nuit fut venue, M. et madame Cardonnet montèrent en voiture et autorisèrent
gracieusement Émile à reconduire sa fiancée à Châteaubrun, à condition
qu'il garderait le cabriolet de son père et ne monterait plus à cheval ce
jour-là. M. Antoine, perdu dans une conversation joyeuse avec son ami Jean,
s'égara dans le parc, et Janille, qui commençait à s'ennuyer de faire la
dame, apaisa ses besoins d'activité en aidant Martin à remettre tout en
ordre. Alors M. de Boisguilbault prit le bras d'Émile et celui de Gilberte,
et les conduisant au rocher où, pour la première fois, il avait ouvert son
âme à son jeune ami:

«Mes enfants, leur dit-il, je vous ai faits riches, puisque c'était une
nécessité pour vaincre les obstacles qui vous séparaient, et le seul moyen
d'arriver à vous faire heureux. Mon testament était écrit depuis longtemps,
et je l'ai refait cette nuit pour la forme. Mes intentions demeurent; je
crois qu'Émile les connaît, et que Gilberte les respectera. J'ai voulu que,
dans l'avenir, cette vaste propriété fût destinée à fonder une _commune_,
et, dans mon premier acte, j'essayais d'en tracer le plan et d'en poser les
bases. Mais ce plan pouvait être défectueux et ces bases fragiles; je n'ai
pas eu regret à mon travail, parce que j'ai toujours senti qu'il était
faible, et que je suis l'homme le moins capable du monde d'organiser et de
réaliser. La Providence était venue à mon secours en m'envoyant Émile pour
entrer à ma place dans l'application, et, dans ces derniers temps, je
l'avais institué déjà mon légataire universel, c'est-à-dire mon exécuteur
testamentaire. Mais un pareil acte eût rendu le consentement de M.
Cardonnet impossible à obtenir, et je l'ai détruit en prenant la résolution
de vous marier ensemble. Les actes officiels n'ont pas la valeur qu'on leur
attribue, et les lois civiles n'ont jamais trouvé le moyen d'enchaîner les
consciences. C'est pourquoi je suis beaucoup plus tranquille en vous disant
ma volonté et en recevant vos promesses, que si je vous liais par des
chaînes aussi fragiles que les articles d'un testament.

«Ne me répondez pas, mes enfants! je sais vos pensées, je connais vos
cœurs. Vous avez été mis à la plus rude de toutes les épreuves, celle de
renoncer à être unis, ou d'abjurer vos croyances; vous en êtes sortis
triomphants; je me repose à jamais sur vous, et je vous laisse maîtres de
l'avenir. Vous avez l'intention d'entrer dans la pratique, Émile, je vous
en donne les instruments; mais ce n'est pas à dire que vous en ayez encore
les moyens.

«Il vous faut la science sociale, et c'est le résultat d'un long travail
auquel vous vous appliquerez avec l'aide des forces que votre siècle, qui
n'est pas le mien, développera plus ou moins vite, plus ou moins
heureusement, selon la volonté de Dieu. Ce n'est peut-être pas vous, mes
enfants, ce seront peut-être vos enfants qui verront mûrir mes projets;
mais, en vous léguant ma richesse, je vous lègue mon âme et ma foi. Vous la
léguerez à d'autres, si vous traversez une phase de l'humanité qui ne vous
permette pas de fonder utilement. Mais Émile m'a dit un mot qui m'a frappé.
Un jour que je lui demandais ce qu'il ferait d'une propriété comme la
mienne, il m'a répondu: «_J'essayerais!_» Qu'il essaye donc, et qu'après
avoir bien réfléchi, et bien étudié la réalité, lui qui a toujours rêvé le
salut de la nature humaine dans l'organisation et le développement de la
science agricole, il trouve les moyens de transition qui empêchent la
chaîne du passé à l'avenir d'être déplorablement brisée.

«Je me fie à son intelligence, parce qu'elle a sa source dans le cœur. Que
Dieu te donne le génie, Émile, et qu'il le donne aux hommes de ton temps!
car le génie d'un seul n'est presque rien. Moi, je n'ai plus qu'à
m'endormir doucement dans ma tombe. S'il m'est accordé de vivre encore
quelques jours entre vous deux, j'aurai commencé à vivre seulement la
veille de ma mort. Mais je n'aurai pas vécu en vain, tout paresseux,
découragé et inutile que j'ai été, si j'ai découvert l'homme qui pouvait et
devait agir à ma place.

«Gardez-moi jusqu'après votre mariage, et même jusqu'après l'éducation
nouvelle et complète qu'Émile doit s'imposer, le secret de ma croyance et
de nos projets. J'aspire à vous voir libres et forts, pour mourir
tranquille.

«Et, après tout, mes enfants, quelque parti que vous sachiez prendre,
quelque faute que vous commettiez, ou quel que soit le succès qui couronne
vos efforts, je vous avoue qu'il m'est impossible d'être inquiet pour
l'avenir du monde. En vain l'orage passera sur les générations qui naissent
ou vont naître; en vain l'erreur et le mensonge travailleront pour
perpétuer le désordre affreux que certains esprits appellent aujourd'hui,
par dérision, apparemment, l'ordre social; en vain l'iniquité combattra
dans le monde: la vérité éternelle aura son jour ici-bas. Et si mon ombre
peut revenir, dans quelques siècles, visiter ce vaste héritage et se
glisser sous les arbres antiques que ma main a plantés, elle y verra des
hommes libres, heureux, égaux, unis, c'est-à-dire justes et sages! Ces
ombrages où j'ai promené tant d'ennuis et de douleurs, où j'ai fui avec
épouvante la présence des hommes d'aujourd'hui, abriteront alors, ainsi que
les voûtes d'un temple sublime, une nombreuse famille prosternée pour prier
et bénir l'auteur de la nature et le père des hommes! Ceci sera le _jardin
de la commune_, c'est-à-dire aussi son gynécée, sa salle de fête et de
banquet, son théâtre et son église: car, ne me parlez pas des étroits
espaces où la pierre et le ciment parquent les hommes et la pensée: ne me
parlez pas de vos riches colonnades et de vos parvis superbes, en
comparaison de cette architecture naturelle dont le Créateur suprême fait
les frais! J'ai mis dans les arbres et dans les fleurs, dans les ruisseaux,
dans les rochers et dans les prairies toute la poésie de mes pensées.
N'ôtez pas au vieux planteur son illusion, si c'en est une! Il en est
encore à cet adage que Dieu est dans tout, et que la nature est son
temple!»




FIN DU PÉCHÉ DE M. ANTOINE.
                
Go to page: 123456
 
 
Хостинг от uCoz