George Sand

Le péché de Monsieur Antoine, Tome 2
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ŒUVRES DE GEORGE SAND


LE PÉCHÉ DE M. ANTOINE II

       *       *       *       *       *




XXIV.

M. GALUCHET.


Mais, après avoir dormi douze heures, Galuchet n'avait plus qu'un souvenir
fort confus des événements de la veille, et, lorsque M. Cardonnet le fit
appeler, il ne lui restait qu'un vague ressentiment contre le charpentier.
D'ailleurs il n'avait guère envie de se vanter d'avoir fait un si sot
personnage en débutant dans sa carrière diplomatique, et il rejeta son
lever tardif et son air appesanti sur une violente migraine. «Je n'ai fait
que tâter le terrain, répondit-il aux questions de son maître. J'étais si
souffrant que je n'ai pas pu observer grand'chose. Je puis vous assurer
seulement qu'on a dans cette maison des façons fort communes, qu'on y vit
de pair à compagnon avec des manants, et que la table y est fort pauvrement
servie.

--Vous ne m'apprenez là rien de nouveau, dit M. Cardonnet; il est
impossible que vous ayez passé toute la journée à Châteaubrun, sans avoir
remarqué quelque chose de plus particulier. A quelle heure mon fils est-il
arrivé, et à quelle heure est-il parti?

--Je ne saurais dire précisément quelle heure il était ... Leur vieille
pendule va si mal!

--Ce n'est pas là une réponse. Combien d'heures est-il resté? Voyons, je
ne vous demande pas rigoureusement les fractions.

--Tout cela a duré cinq ou six heures, Monsieur; je me suis fort ennuyé. M.
Émile avait l'air peu flatté de me voir, et, quant à la jeune fille, c'est
une franche bégueule. Il fait une chaleur assommante sur cette montagne, et
on ne peut pas dire deux mots sans être interrompu par ce paysan.

--Il y paraît, car vous ne dites pas deux mots de suite ce matin, Galuchet:
de quel paysan parlez-vous?

--De ce charpentier, Jappeloup, un drôle, un animal qui tutoie tout le
monde, et qui appelle monsieur _le père Cardonnet_, comme s'il parlait de
son semblable.

--Cela m'est fort égal; mais que lui disait mon fils?

--M. Émile rit de ses sottises, et mademoiselle Gilberte le trouve
charmant.

--Et n'avez-vous pas remarqué quelque _aparté_ entre elle et mon fils?

--Non pas, Monsieur, précisément. La vieille, qui est certainement sa mère,
car elle l'appelle _ma fille_, ne la quitte guère, et il ne doit pas être
facile de lui faire la cour, d'autant plus qu'elle est très-hautaine et se
donne des airs de princesse. Ça lui va bien, ma foi, avec la toilette
qu'elle a, et pas le sou! On me l'offrirait, que je n'en voudrais pas!

--N'importe, Galuchet, il faut lui faire la cour.

--Pour me moquer d'elle, à la bonne heure, je veux bien!

--Et puis, pour gagner une gratification que vous n'aurez point, si vous ne
me faites pas la prochaine fois un rapport plus clair et mieux
circonstancié; car vous battez la campagne aujourd'hui.»

Galuchet baissa la tête sur son livre de comptes, et lutta tout le jour
contre le malaise qui suit un excès.

Émile passa encore toute la semaine plongé dans l'hydrostatique; il ne se
permit pas d'autre distraction que de chercher Jean Jappeloup dans la
soirée pour causer avec lui, et, comme il cherchait toujours à ramener la
conversation sur Gilberte: «Écoutez, monsieur Émile, lui dit tout à coup le
charpentier, vous n'êtes jamais las de ce chapitre-là, je le vois bien.
Savez-vous que la mère Janille vous croit amoureux de son enfant?

--Quelle idée! répondit le jeune homme, troublé par cette brusque
interpellation.

--C'est une idée comme une autre. Et pourquoi n'en seriez-vous pas
amoureux?

--Sans doute, pourquoi n'en serais-je pas amoureux? répondit Émile de plus
en plus embarrassé. Mais est-ce vous, ami Jean, qui voudriez parler
légèrement d'une pareille possibilité?

--C'est plutôt vous, mon garçon, car vous répondez comme si nous
plaisantions. Allons, voulez-vous me dire la vérité? dites-la, ou je ne
vous en parle plus.

--Jean, si j'étais amoureux, en effet, d'une personne que je respecte
autant que ma propre mère, mon meilleur ami n'en saurait rien.

--Je sais fort bien que je ne suis pas votre meilleur ami, et pourtant je
voudrais le savoir, moi.

--Expliquez-vous, Jean.

--Expliquez-vous vous-même, je vous attends.

--Vous attendrez donc longtemps; car je n'ai rien à répondre à une pareille
question, malgré toute l'estime et l'affection que je vous porte.

--S'il en est ainsi, il faudra donc que vous disiez, un de ces jours, adieu
tout à fait aux gens de Châteaubrun; car ma mie Janille n'est pas femme à
s'endormir longtemps sur le danger.

--Ce mot me blesse; je ne croyais pas qu'on pût m'accuser de faire courir
un danger quelconque à une personne dont la réputation et la dignité me
sont aussi sacrées qu'à ses parents et à ses plus proches amis.

--C'est bien parler, mais cela ne répond pas tout droit à mes questions.
Voulez-vous que je vous dise une chose? c'est qu'au commencement de la
semaine dernière, j'ai été à Châteaubrun pour emprunter à Antoine un outil
dont j'avais besoin. J'y ai trouvé ma mie Janille; elle était toute seule,
et vous attendait. Vous n'y êtes pas venu, et elle m'a tout conté. Or, mon
garçon, si elle ne vous a pas fait mauvaise mine dimanche, et si elle vous
permet de revenir de temps en temps voir sa fille, c'est à moi que vous le
devez.

--Comment cela, mon brave Jean?

--C'est que j'ai plus de confiance en vous que vous n'en avez en moi. J'ai
dit à ma mie Janille que si vous étiez amoureux de Gilberte, vous
l'épouseriez, et que je répondais de vous sur le salut de mon âme.

--Et vous avez eu raison, Jean, s'écria Émile en saisissant le bras du
charpentier: jamais vous n'avez dit une plus grande vérité.

--Oui! mais reste à savoir si vous êtes amoureux, et c'est ce que vous ne
voulez pas dire.

--C'est ce que je peux dire à vous seul, puisque vous m'interrogez ainsi.
Oui, Jean, je l'aime, je l'aime plus que ma vie et je veux l'épouser.

--J'y consens, répondit Jean avec un accent de gaieté enthousiaste, et
quant à moi, je vous marie ensemble ... Un instant! un instant! si Gilberte
y consent aussi.

--Et si elle te demandait conseil, brave Jean, toi, son ami et son second
père?

--Je lui dirais qu'elle ne peut pas mieux choisir, que vous me convenez et
que je veux vous servir de témoin.

--Eh bien, maintenant, ami, il n'y a plus qu'à obtenir le consentement des
parents.

--Oh! je vous réponds d'Antoine, si je m'en mêle. Il a de la fierté; il
craindra que votre père n'hésite, mais je sais ce que j'ai à lui dire
là-dessus.

--Quoi donc, que lui direz-vous?

--Ce que vous ne savez pas, ce que je sais à moi tout seul; je n'ai pas
besoin d'en parler encore, car le temps n'est pas venu, et vous ne pouvez
pas penser à vous marier avant un an ou deux.

--Jean, confiez-moi ce secret comme je vous ai confié le mien. Je ne vois
qu'un obstacle à ce mariage: c'est la volonté de mon père. Je suis résolu à
le vaincre, mais je ne me dissimule pas qu'il est grand.

--Eh bien, puisque tu as été si confiant et si franc avec le vieux Jean, le
vieux Jean agira de même à ton égard. Écoute, petit: avant peu, ton père
sera ruiné et n'aura plus sujet de faire le fier avec la famille de
Châteaubrun.

--Si tu disais vrai, ami, malgré le chagrin que mon père devrait en
ressentir, je bénirais ta singulière prophétie; car il y a bien d'autres
motifs qui me font redouter cette fortune.

--Je le sais, je connais ton cœur, et je vois que tu voudrais enrichir les
autres avant toi-même. Tout s'arrangera comme tu le souhaites, je te le
prédis. Je l'ai rêvé plus de dix fois.

--Si vous n'avez fait que le rêver, mon pauvre Jean ...

--Attendez, attendez ... Qu'est-ce que c'est que ce livre-là, que vous
portez toujours sous le bras et que vous avez l'air d'étudier?

--Je te l'ai dit, un traité savant sur la force de l'eau, sur la pesanteur,
sur les lois de l'équilibre ...

--Je m'en souviens fort bien, vous me l'avez déjà dit; mais je vous dis,
moi, que votre livre est un menteur, ou que vous l'avez mal étudié:
autrement vous sauriez ce que je sais.

--Quoi donc?

--C'est que votre usine est impossible, et que votre père, s'obstinant à se
battre contre une rivière qui se moque de lui, perdra ses dépenses, et
s'avisera trop tard de sa folie. Voilà pourquoi vous me voyez si gai depuis
quelque temps. J'ai été triste et de mauvaise humeur tant que j'ai cru à la
réussite de votre entreprise; mais j'avais une espérance qui pourtant me
revenait toujours et dont j'ai voulu avoir le cœur net. J'ai marché, j'ai
examiné, j'ai travaillé, étudié. Oh oui! étudié! sans avoir besoin de vos
livres, de vos cartes et de vos grimoires; j'ai tout vu, tout compris.
Monsieur Émile, je ne suis qu'un pauvre paysan, et votre Galuchet me
cracherait sur le corps s'il osait; mais je puis vous certifier une chose
dont vous ne vous doutez guère: c'est que votre père n'entend rien à ce
qu'il fait, qu'il a pris de mauvais conseils, et que vous n'en savez pas
assez long pour le redresser. L'hiver qui vient emportera vos travaux, et
tous les hivers les emporteront jusqu'à ce que M. Cardonnet ait jeté son
dernier écu dans l'eau. Souvenez-vous de ce que je vous dis, et n'essayez
pas de le persuader à votre père. Ce serait une raison de plus pour qu'il
s'obstinât à se perdre, et nous n'avons pas besoin de cela pour qu'il le
fasse; mais vous serez ruiné, mon fils, et si ce n'est ici entièrement, ce
sera ailleurs, car je tiens la cervelle de votre papa dans le creux de ma
main. C'est une tête forte, j'en conviens, mais c'est une tête de fou.
C'est un homme qui s'enflamme pour ses projets à tel point qu'il les croit
infaillibles, et, quand on est bâti de cette façon-là, on ne réussit à
rien. J'ai d'abord cru qu'il jouait son jeu, mais, à présent, je vois bien
que la partie devient trop sérieuse, puisqu'il recommence tout ce que la
dernière dribe a détruit. Il avait eu jusque-là trop bonne chance: raison
de plus; les bonnes chances rendent impérieux et présomptueux. C'est
l'histoire de Napoléon, que j'ai vu monter et descendre, comme un
charpentier qui grimpe sur le faîte de la maison sans avoir regardé si les
fondations sont bonnes. Quelque bon charpentier qu'il soit, quelque
chef-d'œuvre qu'il établisse, si le mur fléchit, adieu tout l'ouvrage!»

Jean parlait avec une telle conviction, et ses yeux noirs brillaient si
fort sous ses épais sourcils grisonnants, qu'Émile ne put se défendre
d'être ému. Il le supplia de lui exposer les motifs qui le faisaient parler
ainsi, et longtemps le charpentier s'y refusa. Enfin, vaincu par son
insistance, et un peu irrité par ses doutes, il lui donna rendez-vous pour
le dimanche suivant.

«Vous irez à Châteaubrun samedi ou lundi, lui dit-il; mais, dimanche, nous
partirons à la pointe du jour, et nous remonterons le cours de l'eau
jusqu'à certains endroits que je vous montrerai. Emportez tous vos livres
et tous vos instruments, si bon vous semble. S'ils ne me donnent pas
raison, peu m'importe: c'est la science qui aura menti. Mais ne vous
attendez pas à faire ce voyage-là à cheval ou en voiture, et si vous n'avez
pas de bonnes jambes, ne comptez pas le faire du tout.»

Le samedi suivant, Émile courut à Châteaubrun, et, comme de coutume, il
commença par Boisguilbault, n'osant arriver de trop bonne heure chez
Gilberte.

Comme il approchait des ruines, il vit un point noir au bas de la montagne,
et ce point devint bientôt Constant Galuchet, en habit noir, pantalon et
gants noirs, cravate et gilet de satin noir. C'était sa toilette de
campagne, hiver comme été; et, quelque chaleur qu'il eût à supporter,
quelque fatigue à laquelle il s'exposât, il ne sortait jamais du village
sans cette tenue de rigueur. Il eût craint de ressembler à un paysan, si,
comme Émile, il eût endossé une blouse et porté un chapeau gris à larges
bords.

Si le costume bourgeois de notre époque est le plus triste, le plus
incommode et le plus disgracieux que la mode ait jamais inventé, c'est
surtout au milieu des champs que tous ses inconvénients et toutes ses
laideurs ressortent. Aux environs des grandes villes, on en est moins
choqué, parce que la campagne elle-même y est arrangée, alignée, plantée,
bâtie et murée dans un goût systématique, qui ôte à la nature tout son
imprévu et toute sa grâce. On peut quelquefois admirer la richesse et la
symétrie de ces terres soumises à toutes les recherches de la civilisation;
mais aimer une telle campagne, c'est fort difficile à concevoir. La vraie
campagne n'est pas là, elle est au sein des pays un peu négligés et un peu
sauvages, là où la culture n'a pas en vue des embellissements mesquins et
des limites jalouses, là où les terres se confondent, et où la propriété
n'est marquée que par une pierre ou un buisson placés sous la sauvegarde de
la bonne foi rustique. C'est là que les chemins destinés seulement aux
piétons, aux cavaliers ou aux charrettes offrent mille accidents
pittoresques; où les haies abandonnées à leur vigueur naturelle se penchent
en guirlandes, se courbent en berceaux, et se parent de ces plantes
incultes qu'on arrache avec soin dans les pays de luxe. Émile se souvenait
d'avoir marché pendant plusieurs lieues autour de Paris sans avoir eu le
plaisir de rencontrer une ortie, et il sentait vivement le charme de cette
nature agreste où il se trouvait maintenant. La pauvreté ne s'y cachait pas
honteuse et souillée sous les pieds de la richesse. Elle s'y étalait au
contraire souriante et libre sur un sol qui portait fièrement ses emblèmes,
les fleurs sauvages et les herbes vagabondes, l'humble mousse et la fraise
des bois, le cresson au bord d'une eau sans lit, et le lierre sur un
rocher, qui, depuis des siècles, obstruait le sentier sans éveiller les
soucis de la police. Enfin, il aimait ces branches qui traversent le chemin
et que le passant respecte, ces fondrières où murmure la grenouille verte,
comme pour avertir le voyageur, sentinelle plus vigilante que celle qui
défend le palais des rois; ces vieux murs qui s'écroulent au bord des
enclos et que personne ne songe à relever, ces fortes racines qui soulèvent
les terres et creusent des grottes au pied des arbres antiques; tout cet
abandon qui fait la nature naïve, et qui s'harmonise si bien avec le type
sévère et le costume simple et grave du paysan.

Mais qu'au milieu de ce cadre austère et grandiose, qui transporte
l'imagination aux temps de la poésie primitive, apparaisse cette mouche
parasite, le _monsieur_ aux habits noirs, au menton rasé, aux mains
gantées, aux jambes maladroites, et ce roi de la société n'est plus qu'un
accident ridicule, une tache importune dans le tableau. Que viennent-ils
faire à la lumière du soleil, vos vêtements de deuil, dont les épines
semblent se rire comme d'une proie? Votre costume gênant et disparate
inspire alors la pitié plus que les haillons du pauvre; on sent que vous
êtes déplacé au grand air et que votre livrée vous écrase.

Jamais cette remarque ne s'était présentée aussi vivement à la pensée
d'Émile que lorsque Galuchet lui apparut, le chapeau à la main, gravissant
la colline avec un mouvement pénible qui faisait flotter ridiculement les
basques de son habit, et s'arrêtant pour épousseter avec son mouchoir les
traces de chutes fréquentes, Émile eut envie de rire, et puis, il se
demanda avec colère ce que la mouche parasite venait faire autour de la
ruche sacrée.

Émile mit son cheval au galop, passa près de Galuchet sans avoir l'air de
le reconnaître, et, arrivant le premier à Châteaubrun, il l'annonça à
Gilberte comme une inévitable calamité.

«Ah! mon père, dit la jeune fille, ne recevez pas cet homme si mal élevé et
si déplaisant, je vous en supplie! ne nous laissez pas gâter notre
Châteaubrun, et notre intérieur, notre laisser-aller si doux, par la
présence de cet étranger, qui ne peut et qui ne doit jamais sympathiser
avec nous.

--Et que veux-tu donc que j'en fasse? répondit M. de Châteaubrun
embarrassé. Je l'ai invité à venir quand il voudrait; je ne pouvais prévoir
que toi, qui es si tolérante et si généreuse, tu prendrais en grippe un
pauvre hère, à cause de son peu d'usage et de sa triste figure. Moi, ces
gens-là me font peine; je vois que chacun les repousse et qu'ils s'ennuient
d'être au monde!

--Ne croyez pas cela, dit Émile. Ils s'y trouvent fort bien, au contraire,
et s'imaginent plaire à tous.

--En ce cas, pourquoi leur ôter une illusion, sans laquelle il leur
faudrait mourir de chagrin? Moi, je n'ai pas ce courage, et je ne crois pas
que ma bonne Gilberte me conseille de l'avoir.

--Mon trop bon père! dit Gilberte en soupirant, je voudrais l'avoir aussi,
cette bonté, et je crois l'avoir en général; mais cet être suffisant et
satisfait de lui-même, qui semble m'insulter quand il me regarde, et qui
m'appelle par mon nom de baptême le premier jour où il me parle! non, je ne
puis le supporter, et je sens qu'il me fait mal parce que sa vue me porte
au dédain et à l'ironie, contrairement à mes instincts et à mes habitudes
de caractère.

--Il est certain que M. Galuchet se familiarisera beaucoup avec
mademoiselle, dit Émile à M. Antoine, et que vous serez forcé plus d'une
fois de le rappeler au respect qu'il lui doit. S'il arrive qu'il vous
oblige de le chasser, vous regretterez de l'avoir accueilli avec trop de
confiance. Ne vaudrait-il pas mieux lui faire entendre aujourd'hui par un
accueil un peu froid que vous n'avez pas oublié la manière grossière dont
il s'est comporté à sa première visite?

--Ce que je vois de mieux pour arranger l'affaire, dit M. de Châteaubrun,
c'est que vous alliez vous promener dans le verger avec Janille; moi,
j'emmènerai le Galuchet à la pêche, et vous en serez débarrassés.»

Cette proposition ne plaisait pas beaucoup à Émile. Lorsqu'il était sous la
surveillance de M. de Châteaubrun, il pouvait se croire presque tête à tête
avec Gilberte, au lieu que Janille était un tiers autrement actif et
clairvoyant. Et puis Gilberte pensait qu'il y avait de l'égoïsme à laisser
son père subir seul le fardeau d'une telle visite. «Non, dit-elle en
l'embrassant, nous resterons pour te faire enrager; car si nous tournons le
dos, tu vas redevenir si doux et si bon, que ce monsieur se croira, une
fois pour toutes, le très-bien venu. Oh! je te connais, père! tu ne pourras
pas t'empêcher de le lui dire et de le retenir à table, et il boira encore!
Il est donc bon que je reste ici pour le forcer à s'observer.

--D'ailleurs je m'en charge, dit Janille, qui avait écouté jusque-là sans
dire son avis, et qui haïssait Galuchet, depuis le jour où il avait
marchandé avec elle pour une pièce de dix sous qu'elle lui avait demandée
après lui avoir montré les ruines. J'aime beaucoup que monsieur boive son
vin avec ses amis et les gens qui lui font plaisir; mais je ne suis pas
d'avis de le gaspiller avec des pique-assiettes, et je vais baptiser
d'importance celui de M. Galuchet. Ah! mais, Monsieur, tant pis pour vous,
qui n'aimez point l'eau, cela vous forcera de ne pas rester longtemps à
table.

--Mais, Janille, c'est une tyrannie, dit M. Antoine, tu vas me mettre à
l'eau maintenant? tu veux donc ma mort?

--Non, Monsieur, vous n'en aurez le teint que plus frais, et tant pis pour
ce petit monsieur s'il fait la grimace!»

Janille tint parole, mais Galuchet était trop troublé pour s'en apercevoir.
Il se sentait de plus en plus mal à l'aise devant Émile, dont les yeux et
le sourire semblaient toujours l'interroger sévèrement, et, lorsqu'il
voulait payer d'audace en faisant l'agréable auprès de Gilberte, il était
si mal reçu, qu'il ne savait plus que devenir. Il avait résolu de
s'observer à l'endroit du clairet de Châteaubrun, et il fut fort satisfait,
lorsque, après le premier verre, son hôte n'insista plus pour lui en faire
avaler un second. M. Antoine, en lui donnant l'exemple de la première
rasade, comme c'était son devoir d'hôte campagnard, étouffa un soupir, et
lança à Janille un regard de reproche pour la libéralité qui avait présidé
à la ration d'eau. Charasson, qui était dans la confidence de la vieille,
partit d'un gros rire, et fut vertement réprimandé par son maître, qui le
condamna à avaler à son souper le reste du breuvage inoffensif.

Quand Galuchet se fut convaincu qu'il était insupportable à Gilberte et à
Émile, il résolut d'avancer ses affaires auprès de M. Cardonnet, en
risquant la demande en mariage. Il emmena M. Antoine à l'écart, et, certain
d'être refusé, il lui offrit son cœur, sa main et ses vingt mille francs
pour sa fille. M. Galuchet crut ne rien risquer en doublant le capital
fictif de sa dot.

Cette petite fortune, jointe à un emploi qui procurait à Galuchet un revenu
de douze cents francs, causa quelque surprise à M. Antoine. C'était là un
très-bon parti pour Gilberte, et elle ne pouvait espérer mieux, en fait de
richesse; car enfin, il était impossible au bon campagnard de lui fournir
une dot quelconque, se dépouillât-il entièrement. Personne au monde n'était
plus désintéressé que ce brave homme; il en avait donné assez de preuves,
sa vie durant. Mais il ne pensait pas sans quelque amertume que sa fille
chérie, faute de rencontrer un homme qui l'aimât pour elle-même, serait
probablement condamnée au célibat pour longtemps, peut-être pour toujours!
«Quel malheur, se dit-il, que ce garçon ne soit pas aimable, car, à coup
sûr, il est honnête et généreux: ma fille lui plaît, et il ne demande pas
ce qu'elle a. Il sait sans doute qu'elle n'a rien, et il veut lui donner
tout ce qu'il possède. C'est un prétendant bien intentionné, qu'il faut
refuser honnêtement, avec douceur et amitié.»

Et, ne sachant comment s'y prendre, n'osant exposer Gilberte au soupçon
d'être vaine de son nom, ou au ressentiment d'un cœur blessé par son
aversion, il ne trouva rien de mieux que de ne pas se prononcer, et de
demander du temps pour réfléchir et se consulter. Galuchet demanda aussi la
permission de revenir, non pas précisément faire sa cour, mais s'informer
de son sort, et il y fut autorisé, bien que le pauvre Antoine tremblât en
lui faisant cette réponse.

Il le mena au bord de la rivière pour l'installer à la pêche, bien que
Galuchet n'eût rien apporté pour cela, et désirât fort rester au château.
Antoine le promena du moins au bord de la Creuse pour lui indiquer les bons
endroits, et, chemin faisant, il eut la faiblesse et la bonhomie de lui
demander pardon pour les taquineries et les malices de Jean. Galuchet prit
la chose à merveille, rejeta tout le tort sur lui-même, en disant
toutefois, pour se montrer sous un meilleur jour, qu'il avait été grisé par
surprise, et que s'il n'était pas capable de porter le vin, c'est parce
qu'il était habitué à une grande sobriété. «A la bonne heure! dit Antoine,
Janille avait craint que vous ne fussiez un peu intempérant; mais ce qui
vous est arrivé prouve bien le contraire.»

Ils causèrent assez longtemps, et Galuchet s'obstinant à ne pas partir,
quoiqu'il vît bien à l'inquiétude de son hôte qu'il eût voulu ne pas le
ramener au château, ils y revinrent, et Galuchet prit aussi Janille à part
pour lui confier ses intentions et donner à Antoine le temps de prévenir
Gilberte. Il comptait bien sur le dépit qu'elle en éprouverait; car, cette
fois, n'étant pas ivre, il voyait fort clairement l'air irrité d'Émile, et
les sentiments de Gilberte pour le protecteur qu'elle avait choisi.

«Cette fois-ci, se disait-il, M. Cardonnet ne me reprochera pas d'avoir
perdu mon temps. Mes beaux amoureux vont être dans une furieuse colère
contre moi, et M. Émile ne pourra pas se tenir de me chercher noise.»
Galuchet n'était pas poltron, et bien qu'il ne supposât pas Émile capable
d'un duel à coups de poings, il se disait avec une certaine satisfaction
qu'il était de force à lui tenir tête. Quant à une véritable partie
d'honneur, cela eût été moins de son goût, parce qu'il n'entendait rien aux
armes courtoises; mais il pouvait bien compter que M. Cardonnet saurait
l'en préserver.

Pendant qu'il entretenait Janille, M. de Châteaubrun resta avec sa fille et
Émile dans le verger et leur raconta ce qui venait de se passer entre lui
et Galuchet, mais avec quelques précautions oratoires. «Eh bien, dit-il,
vous l'accusez d'être un sot et un impertinent, vous allez vous repentir de
votre dureté; car c'est là véritablement un digne garçon, et j'en ai la
preuve. Je puis raconter cela devant Émile qui est notre ami, et même si
Gilberte voulait examiner la chose sans prévention, elle pourrait lui
demander des renseignements certains sur ce jeune homme ... dites, Émile,
en votre âme et conscience, est-ce un homme probe?

--Sans aucun doute, répondit Émile. Mon père l'emploie depuis trois ans, et
serait très-fâché de le perdre.

--Est-il d'un bon caractère?

--Quoiqu'il n'en ait guère donné la preuve ici l'autre jour, je dois dire
qu'il est fort tranquille, et tout à fait inoffensif à l'habitude.

--Il n'est point sujet à s'enivrer?

--Non pas que je sache.

--Eh bien, qu'a-t-on à lui reprocher?

--S'il n'avait pas pris fantaisie de devenir notre commensal, je le
trouverais accompli, dit Gilberte.

--Il te déplaît donc bien? reprit M. Antoine en s'arrêtant pour la regarder
en face.

--Eh non, mon père, répondit-elle, étonnée de cet air solennel. Ne prenez
pas mon éloignement si fort au sérieux. Je ne hais personne; et si la
société de ce jeune homme a quelque agrément pour vous, s'il vous a donné
quelque raison plausible de l'estimer particulièrement, à Dieu ne plaise
que je vous en prive par un caprice! Je ferai un effort sur moi-même, et
j'arriverai peut-être à partager la bonne opinion que mon digne père a de
lui.

--Voilà parler comme une bonne et sage fille, et je reconnais ma Gilberte.
Sache donc, petite, que c'est toi, moins que personne, qui dois mépriser le
caractère de ce garçon-là; que si tu n'éprouves aucun attrait pour lui, tu
dois du moins le traiter avec politesse et le renvoyer avec bonté. Allons,
me devines-tu?

--Pas le moins du monde, mon père.

--Moi, je crains de deviner, dit Émile, dont les joues se couvrirent d'une
vive rougeur.

--Eh bien, reprit M. Antoine, je suppose qu'un garçon assez riche,
relativement à nous, remarque une belle et bonne fille qui est fort
pauvre, et que, s'éprenant à la première vue, il vienne mettre à ses pieds
les plus honnêtes prétentions du monde, faut-il le chasser brutalement, et
lui jeter la porte au nez en lui disant: «Non, Monsieur, vous êtes trop
laid?»

Gilberte rougit autant qu'Émile, et quelque effort d'humilité qu'elle pût
faire sur elle-même, elle se sentit si outragée par les prétentions de
Galuchet, qu'elle ne put rien répondre, et sentit ses yeux se remplir de
larmes.

«Ce misérable a indignement menti, s'écria Émile, et vous pouvez le chasser
honteusement. Il n'a aucune fortune, et mon père l'a tiré de la dernière
détresse. Or, il n'y a que trois ans qu'il l'emploie, et à moins que M.
Galuchet n'ait fait tout à coup un héritage mystérieux ...

--Non, Émile, non, il ne m'a pas fait de mensonge; je ne suis pas si faible
et si crédule que vous croyez. Je l'ai interrogé, et je sais que la source
de sa petite fortune est pure et certaine. C'est votre père qui lui assure
vingt mille francs pour se l'attacher à tout jamais par l'affection et la
reconnaissance, au cas où il se mariera dans le pays.

--Mais, sans doute, dit Émile d'une voix mal assurée, mon père ignore que
c'est sur mademoiselle de Châteaubrun qu'il a osé lever les yeux, car il ne
l'eût pas encouragé dans une semblable espérance.

--Tout au contraire, reprit M. Antoine, qui trouvait la chose fort
naturelle; votre père a reçu la confidence de son goût pour Gilberte, et il
l'a autorisé à se servir de son nom pour la demander en mariage.»

Gilberte devint pâle comme la mort et regarda Émile, qui baissa les yeux,
stupéfait, humilié et brisé au fond de l'âme.




XXV.

L'EXPLOSION.


--Eh bien, qu'y a-t-il donc? dit Janille, qui vint les rejoindre dans une
tonnelle à l'endroit du verger, où ils s'étaient assis tous trois; pourquoi
Gilberte est-elle toute défaite, et pourquoi vous taisez-vous tous quand
j'approche, comme si vous méditiez quelque complot?»

Gilberte se jeta dans le sein de sa gouvernante et fondit en larmes.

«Eh bien, eh bien, reprit la petite bonne femme, en voici bien d'une autre!
Ma fille a de la peine, et je ne sais point de quoi il s'agit!
Parlerez-vous, monsieur Antoine?

--Est-ce que ce jeune homme est parti? dit M. Antoine en regardant autour
de lui avec inquiétude.

--Sans doute, car il m'a fait ses adieux, et je l'ai reconduit jusqu'à la
porte, dit Janille. J'ai eu quelque peine à m'en débarrasser. Il est un peu
lourd à s'expliquer, celui-là! Il aurait souhaité rester, je l'ai bien vu;
mais je lui ai fait comprendre que de telles affaires ne se terminaient pas
si vite, qu'il me fallait en conférer avec vous, et qu'on lui écrirait, si
on voulait le revoir pour un motif ou pour un autre. Mais, avant, qu'a donc
ma fille? qui lui a fait du chagrin ici? Ah! mais, voici ma mie Janille
pour la défendre et la consoler.

--Oh oui! toi, tu me comprendras, s'écria Gilberte, et tu m'aideras à
repousser l'injure, car je me trouve offensée, et j'ai besoin de toi pour
la faire comprendre à mon père! Sache donc qu'il se fait presque l'avocat
de M. Galuchet!

--Ah! tu es déjà au courant de ce qui se passe? En ce cas, ce sont donc des
affaires de famille! Et moi aussi, j'en ai à vous conter; mais tout cela
va ennuyer monsieur Émile?

--Je vous entends, ma chère mademoiselle Janille, répondit le jeune homme,
et je sais que les convenances ordinaires me commanderaient de me retirer;
mais je suis trop intéressé à ce qui se passe ici pour m'astreindre à de
vulgaires usages: vous pouvez parler devant moi, puisque maintenant je sais
tout.

--Eh bien, Monsieur, si vous savez de quoi il s'agit, et si M. Antoine a
trouvé bon de s'expliquer devant vous, ce qui, entre nous soit dit, était
assez inutile, je parlerai donc comme si vous n'étiez pas là. Et d'abord,
Gilberte, il ne faut pas pleurer: de quoi t'affliges-tu, ma fille? De ce
qu'un malotru s'imagine être digne de toi? Eh! mon Dieu, ce n'est pas la
dernière fois que tu seras exposée, mariée ou non, à voir des gens
avantageux te donner à rire; car il faut rire de cela, mon enfant, et ne
point t'en fâcher. Ce garçon croit te faire honneur et te donner une preuve
d'estime; reçois-la de même, et dis-lui, ou fais-lui dire très-sérieusement
que tu le remercies, mais que tu ne veux point de lui. Je ne vois point du
tout pourquoi tu t'inquiètes: est-ce que tu t'imagines, par hasard, que je
suis d'humeur à l'encourager? Ah! bien, oui, il aurait cent mille francs,
cent millions d'écus, que je ne le trouverais pas fait pour ma fille! Le
vilain, avec ses gros yeux et son air content d'être au monde, qu'il aille
plus loin! nous n'avons point ici de fille à lui donner! Ah! mais, ma mie
Janille s'y connaît, et sait qu'on ne met point, dans un bouquet, le
chardon à côté de la rose.

--C'est bien parler, bonne Janille! s'écria Émile, et vous êtes digne
d'être appelée sa mère!

--Et qu'est-ce que cela vous fait, à vous, Monsieur! dit Janille, animée et
montée par sa propre éloquence; qu'avez-vous à voir dans nos petites
affaires? Savez-vous du mal de ce prétendant? c'est fort inutile de nous
le dire: nous n'avons pas besoin de vous pour nous en débarrasser.

--Laisse, Janille, ne le gronde pas, dit Gilberte en caressant sa vieille
amie. Cela me fait du bien d'entendre dire que les prétentions de cet
homme-là sont un outrage pour moi, car je me sens humiliée d'y songer. J'en
ai froid, j'en suis malade. Et mon père ne comprend pas cela, pourtant! Mon
père se trouve honoré par sa demande et ne saura rien lui dire pour me
préserver de sa vue!

--Ah! ah! reprit Janille en riant, c'est lui qui a tort comme à
l'ordinaire, le méchant homme! c'est lui qui fait pleurer sa fille! Ah
mais! Monsieur, voulez-vous par hasard faire le tyran ici? Ne comptez pas
là-dessus, car ma mie Janille n'est pas morte et n'a pas envie de mourir.

--C'est cela, dit M. Antoine; c'est moi qui suis un despote, un père
dénaturé! Bien, bien! tombez sur moi, si cela vous soulage. Ensuite, ma
fille voudra peut-être bien me dire à qui elle en a, et ce que j'ai fait de
si criminel.

--Mon bon père, dit Gilberte, en se jetant dans ses bras, laissons ces
tristes plaisanteries, et dépêche-toi de renvoyer d'ici, pour toujours, M.
Galuchet, afin que je respire, et que j'oublie ce mauvais rêve.

--Ah! voilà le hic, répondit M. Antoine, il s'agit de savoir ce que je vais
lui écrire, et c'est pour cela qu'il est bon de tenir conseil.

--Entends-tu, mère! dit Gilberte à Janille, il ne sait que lui répondre?
apparemment il n'a pas su refuser.

--Eh bien, mon enfant, ton père n'a pas tant de tort, répondit Janille,
car, moi aussi, j'ai reçu la demande de ton beau soupirant, je l'ai écouté
sans m'émouvoir, et je ne lui ai dit ni oui, ni non. Allons! allons! ne te
fâche pas. C'est comme cela qu'il faut agir, et consultons-nous
tranquillement. On ne peut pas dire à ce garçon: «Vous me déplaisez», cela
ne se dit pas. On ne peut pas lui dire non plus: «Nous sommes de bonne
maison, et vous vous appelez Galuchet;» car cela serait dur et mortifiant.

--Et ce ne serait pas là une raison, dit Gilberte. Que nous importe la
noblesse à présent? La vraie noblesse est dans le cœur, et non dans de
vains titres. Ce n'est pas le nom de Galuchet qui me répugne, ce sont les
manières et les sentiments de l'homme qui le porte.

--Ma fille a raison: le nom, la profession et la fortune n'y font rien, dit
M. Antoine. Ce n'est donc pas de cela que nous pouvons nous servir. On ne
peut pas reprocher non plus à un homme les défauts de sa personne. Ce que
nous avons de mieux à dire, c'est que Gilberte ne veut pas se marier.

--Ah mais! Monsieur, un petit moment, dit Janille, je n'entends pas qu'on
dise cela, moi; car si ce jeune homme allait le répéter (comme cela ne peut
manquer), il ne se présenterait plus personne, et je ne suis pas d'avis que
ma fille se fasse religieuse.

--Il faut pourtant alléguer quelque chose, reprit M. Antoine. Disons, en ce
cas, qu'elle ne veut pas se marier encore, et que nous la trouvons trop
jeune.

--Oui, oui, c'est cela, mon père! vous avez trouvé la meilleure raison, et
c'est la vraie; je ne veux pas me marier encore, je suis trop jeune.

--Ce n'est pas vrai! s'écria Janille. Vous êtes en âge, et je prétends
qu'avant peu vous trouviez un beau et bon mari qui vous plaise et qui nous
plaise à tous.

--Ne pense pas à cela, ma mère, reprit Gilberte avec feu. Je te fais le
serment devant Dieu que mon père a dit la vérité. Je ne veux pas encore me
marier, et je désire que tout le monde le sache, afin que tous les
prétendants soient écartés. Ah! si vous voulez m'entourer d'importunités
pareilles, vous m'ôterez tout le bonheur dont je jouis auprès de vous et
vous me ferez une triste jeunesse! mais ce sera me rendre malheureuse en
pure perte, car je ne changerai pas de résolution, et je mourrai plutôt que
de me séparer de vous.

--Et qui te parle de nous séparer? dit Janille. L'homme qui t'aimera ne
voudra pas te faire de peine; et toi, d'ailleurs, tu ne sais pas ce que tu
penseras quand tu aimeras quelqu'un. Ah! ma pauvre enfant! ce sera
peut-être alors notre tour de pleurer, car il est écrit que la femme
quittera son père et sa mère pour suivre son mari, et celui qui a dit cela
connaissait le cœur des femmes.

--Oh! s'écria Émile, c'est là une loi d'obéissance, et non une loi d'amour.
L'homme qui aimera véritablement Gilberte aimera ses parents et ses amis
comme les siens propres, et ne voudra pas plus l'en séparer qu'il ne voudra
s'en éloigner lui-même.»

Ici Janille rencontra les regards passionnés des deux amants qui se
cherchaient, et toute sa prudence lui revint.

«Pardine, Monsieur! dit-elle d'un ton un peu sec, vous vous mêlez de choses
qui ne vous regardent guère, et m'est avis que toutes mes explications sont
bien déplacées devant vous; mais puisque vous vous êtes obstiné à les
entendre, et que M. Antoine trouve cela fort sage, je vous dirai, moi, que
je vous défends de répéter, et surtout de croire ce que ma fille vient de
dire dans un beau mouvement de dépit contre votre Galuchet. Car enfin tous
les hommes ne sont pas taillés, Dieu merci, sur ce patron-là, et nous
n'avons pas besoin que le monde la condamne à rester fille, parce qu'elle
veut un mari plus agréable. Nous le lui trouverons fort bien, soyez
tranquille; et ne vous imaginez pas que, parce qu'elle n'est pas riche
comme vous, elle séchera sur pied.

--Allons, allons, Janille! dit M. Antoine, en prenant la main d'Émile,
c'est vous qui dites des choses déplacées. Il semblerait que vous voulez
faire de la peine à notre ami ... Vous hochez trop de la tête: je vous dis
que c'est notre meilleur ami après Jean, qui a le droit d'ancienneté; et je
déclare que personne, depuis vingt ans que je suis, par ma pauvreté, à même
d'apprécier les sentiments désintéressés, ne m'a montré et inspiré autant
d'affection qu'Émile. C'est pourquoi je dis qu'il ne sera jamais de trop
dans nos petits secrets de famille. Il est, par sa raison, la noblesse de
ses idées et son instruction, fort au-dessus de son âge et du nôtre. C'est
pourquoi nous ne pourrions prendre un meilleur conseil. Je le regarde comme
le frère de Gilberte, et je vous réponds que s'il se présentait pour elle
un parti sortable, il nous éclairerait sur les convenances de caractère,
qu'il s'emploierait pour faire réussir un mariage qui la rendrait heureuse,
et pour empêcher le contraire. Vos taquineries n'ont donc pas le sens
commun, Janille; si je l'ai mis dans ma confidence, j'ai su ce que je
faisais: vous me traitez aussi par trop comme un petit enfant!

--Ah bien! Monsieur, vous cherchez noise à votre tour? dit Janille
très-animée. Eh bien, soit! c'est le jour des vérités, et je parlerai,
puisqu'on me pousse à bout. Je vous dis, moi, et je dis à M. Émile, parlant
à sa personne, qu'il est beaucoup trop jeune pour ce rôle d'ami de la
maison, et que cela doit se refroidir un peu, ou vous en sentirez les
inconvénients. Par exemple, aujourd'hui même, l'occasion s'en montre, et
vous vous en apercevrez. Voilà un jeune homme qui se présente pour épouser
Gilberte, nous n'en voulons point, c'est fort bien, c'est entendu; mais qui
empêchera ce prétendant éconduit de croire et de dire, ne fût-ce que pour
se venger un peu, que c'est à cause de M. Émile, et de l'ambition qu'on a,
dans la maison, de faire un riche mariage, qu'on n'écoute personne autre?
Je ne dis pas que M. Émile soit capable d'avoir de pareilles idées, je suis
sûre du contraire. Il nous connaît assez pour savoir qui nous sommes. Mais
de sottes gens le penseront, et cela nous fera passer pour des sots.
Comment! nous allons mettre M. Galuchet à la porte, parce que notre fille
est trop jeune, soi-disant, et M. Cardonnet fils viendra toutes les
semaines, comme s'il était seul excepté? Ça ne se peut pas, monsieur
Antoine! Et vous, vous avez beau me regarder avec des yeux tendres,
monsieur Émile, vous avez beau vous mettre à genoux auprès de moi, et me
prendre les mains comme si vous vouliez me faire une déclaration ... je
vous aime, oui, j'en conviens, et je vous regretterai même beaucoup; mais
je n'en ferai pas moins mon devoir, puisque moi seule ai de la tête, de la
prévoyance et de la volonté, ici! Ah mais! vous partirez aussi, mon garçon,
car ma mie Janille ne radote pas encore.»

Gilberte était redevenue pâle comme un lis, et M. Antoine avait de
l'humeur, peut-être pour la première fois de sa vie. Il trouvait Janille
déraisonnable, et n'osant entrer en révolte, il tirait l'oreille de
Sacripant, qui, lui voyant un air fâché, l'accablait de caresses et se
laissait martyriser par sa main distraite. Émile était à genoux entre
Janille et Gilberte; son cœur débordait, et il ne pouvait plus se taire.

--«Ma chère Janille, s'écria-t-il enfin avec une émotion impétueuse, et
vous, digne et généreux Antoine, écoutez-moi, et apprenez enfin mon secret.
J'aime votre fille, je l'aime avec passion depuis le premier jour où je
l'ai vue, et, si elle daigne agréer mes sentiments, je vous la demande en
mariage, non pour M. Galuchet, non pour aucun protégé de mon père, ni pour
aucun de mes amis, mais pour moi-même, qui ne puis vivre séparé d'elle, et
qui ne me relèverai qu'avec son consentement et le vôtre.

--Viens sur mon cœur, s'écria M. Antoine transporté de joie et
d'enthousiasme; car tu es un noble enfant, et je savais bien qu'il n'y
avait rien de plus grand et de plus loyal que ton âme!»

Et il serrait dans ses bras le svelte jeune homme comme s'il eût voulu
l'étouffer. Janille, attendrie, couvrit ses yeux de son mouchoir; mais tout
à coup, renfonçant ses larmes:

«Voilà des folies, monsieur Antoine, dit-elle, de vraies folies!
Observez-vous et ne laissez pas aller votre cœur si vite. Certes, celui-là
est un brave garçon, et, si nous étions riches, ou s'il était pauvre, nous
ne pourrions jamais mieux choisir; mais n'oublions pas que ce qu'il propose
est impossible, que sa famille n'y consentira jamais, et qu'il vient de
faire un roman dans sa petite cervelle. Si je ne vous aimais pas tant,
Émile, je vous gronderais de monter ainsi l'imagination de M. Antoine, qui
est encore plus jeune que la vôtre, et qui est capable de prendre vos rêves
au sérieux. Heureusement sa fille est plus raisonnable que lui et que moi.
Elle n'est pas du tout troublée de vos douces paroles. Elle vous en sait
gré, et vous remercie de vos bonnes intentions; mais elle sait bien que
vous ne vous appartenez pas, que vous ne pouvez pas encore vous passer du
consentement de votre père, et que, quand même vous seriez en âge de lui
faire des sommations respectueuses, elle est trop bien née pour vouloir
entrer de force dans une famille qui la repousserait.

--C'est vrai, cela! dit M. Antoine, sortant comme d'un rêve: nous
divaguons, mes pauvres enfants! jamais M. Cardonnet ne voudra de nous, car
nous n'avons à lui offrir qu'un nom qu'il doit traiter de chimère, dont
nous faisons d'ailleurs assez bon marché nous-mêmes, et qui ne nous ouvre
aucun chemin vers la fortune. Émile, Émile! ne parlons plus de cela, car
cela deviendrait une source de regrets. Soyons amis, toujours amis! soyez
le frère de mon enfant, son protecteur et son défenseur dans l'occasion;
mais ne parlons pas de mariage ni d'amour, puisque, dans le temps où nous
vivons, l'amour est un songe, et le mariage une affaire!

--Vous ne me connaissez pas, s'écria Émile, si vous croyez que j'accepte,
et que je veuille accepter jamais les lois du monde et les calculs de
l'intérêt! Je ne vous tromperai pas; je répondrais de ma mère si elle était
libre, mais mon père ne sera pas favorable à cette union. Cependant mon
père m'aime, et quand il aura essayé la puissance et la durée de ma
volonté, il reconnaîtra que la sienne ne peut l'emporter en ceci. Il aura
peut-être un moyen pour tenter de me réduire. Ce sera de me priver pendant
quelque temps des jouissances de sa richesse. Oh! alors, avec quel bonheur
je travaillerai pour mériter la main de Gilberte, pour arriver jusqu'à
elle, digne de l'estime qu'on n'accorde point aux oisifs, et que méritent
ceux qui ont passé comme vous, monsieur Antoine, par d'honorables épreuves?
Mon père se laissera fléchir un jour, je n'en doute pas; je puis en faire
le serment devant Dieu et devant vous, parce que je sens en moi toutes les
forces d'un amour invincible. Et quand il aura constaté la puissance d'une
passion comme la mienne, lui qui est souverainement sage et intelligent,
lui qui m'aime plus que tout au monde, et certes plus que l'ambition et la
fortune, il ouvrira, sans arrière-pensée, ses bras et son cœur à ma
fiancée. Car je connais assez mon père pour savoir que lorsqu'il cède à
l'empire de la destinée, c'est sans retour vers le passé, sans mesquine
rancune, sans lâche regret. Croyez donc, ô mes amis, en mon amour, et
comptez comme moi sur l'aide de Dieu. Il n'y a rien d'humiliant pour vous
dans les préjugés que j'aurais à combattre, et la tendresse de ma mère, qui
ne vit que pour moi et par moi, dédommagera Gilberte en secret des
passagères préventions de mon père. Oh! ne doutez pas, ne doutez pas, je
vous en supplie! La foi peut tout, et, si vous m'aidez dans cette lutte, je
serai encore le plus heureux mortel qui ait combattu pour la plus sainte de
toutes les causes, pour un noble amour, et pour une femme digne du
dévouement de toute ma vie!

--Allons, ta, ta, ta! dit Janille éperdue; le voilà qui parle comme un
livre et qui va essayer, à présent, de monter la tête de ma fille!
Voulez-vous bien vous taire, langue dorée! on ne veut point vous écouter et
on ne vous croira point. Je vous le défends, monsieur Antoine! Vous ne
savez pas tous les malheurs que cela peut attirer sur vous, et le moindre
serait d'empêcher Gilberte de faire un mariage possible et raisonnable.»

Le pauvre Antoine ne savait plus à qui entendre. Lorsque Émile parlait, il
s'exaltait au souvenir de ses jeunes années; et se souvenait d'avoir aimé;
rien ne lui paraissait plus saint et plus noble que de défendre la cause de
l'amour, et d'encourager une si belle entreprise. Mais, lorsque Janille
venait jeter de l'eau sur le feu, il reconnaissait la sagesse et la
prudence de son mentor, et tantôt il parlait avec elle contre Émile, tantôt
avec Émile contre elle.

«En voilà assez, dit enfin Janille, toute fâchée de ne voir aucun terme à
ces irrésolutions; et tout cela ne devait pas être dit devant ma fille.
Qu'en résulterait-il, si c'était une tête faible ou légère? Heureusement
elle ne mord point à vos contes, et, comme elle fait fort peu de cas de vos
écus, elle aura bien trop de dignité pour attendre que vous soyez le maître
de disposer de votre cœur. Elle disposera du sien comme elle l'entendra,
et, tout en vous gardant son estime et son amitié, elle vous priera de ne
point la compromettre par vos visites. Allons, Gilberte, un mot de raison
et de courage, pour faire finir toutes ces folles histoires!»

Jusque-là Gilberte n'avait rien dit. Émue et pensive, elle regardait,
tantôt son père, tantôt Janille, et plus souvent Émile, dont l'ardeur et la
conviction exaltaient son âme. Elle se leva tout à coup, et s'agenouillant
devant son père et sa gouvernante, dont elle baisa les mains avec effusion:
«Il est trop tard pour me demander une froide prudence et me rappeler aux
calculs de l'égoïsme, dit-elle: j'aime Émile, je l'aime autant qu'il
m'aime, et, avant de songer que je pusse jamais lui appartenir, j'avais
juré dans mon cœur de n'être jamais à aucun autre. Recevez ma confession,
ô mon père et ma mère devant Dieu! Depuis deux mois je dissimule avec vous,
et, depuis deux semaines, je vous cache un secret qui me pèse et qui sera
le dernier de ma vie comme il est le premier. J'ai donné mon cœur à Émile,
je lui ai juré d'être sa femme le jour où mes parents et les siens y
consentiraient. Jusque-là j'ai juré de l'aimer avec courage et calme, je le
lui jure encore, et je prends Dieu et vous à témoin de mon serment. J'ai
juré encore, et je jure toujours, que si la volonté de son père est
inflexible, nous nous aimerons comme frère et sœur, sans qu'il me soit
possible d'en aimer jamais un autre, et sans que je me porte à aucun acte
de folie et de désespoir. Ayez confiance en moi. Voyez, je suis forte et je
me trouve plus heureuse que jamais, depuis que j'ai mis Émile entre vous
deux, et avec vous deux, dans mon cœur. Ne craignez de moi ni plainte, ni
tristesse, ni langueur, ni maladie. Je serai dans dix ans telle que vous me
voyez aujourd'hui, trouvant dans votre amour des consolations toutes
puissantes, et, dans le mien, un courage à toute épreuve.

--Merci de Dieu! s'écria Janille désespérée, nous voilà tous maudits. Il ne
manquait plus que cela! Voilà ma fille qui l'aime et qui le lui a dit, et
qui le lui dit encore devant nous! Ah! malheur! malheur sur nous, le jour
où ce jeune homme est entré dans notre maison!...»

Antoine, accablé, ne sut que fondre en larmes, pressant sa fille contre son
sein. Mais Émile, ranimé par la vaillance de Gilberte, sut dire tant de
choses, qu'il réussit à s'emparer de cette âme incapable de se défendre.
Janille elle-même fut ébranlée, et on finit par adopter le plan que les
deux amants avaient conçu eux-mêmes, à Crozant, à savoir, d'attendre, ce
qui ne résolvait pas grand'chose, au gré de Janille; et de ne se pas voir
trop souvent, ce qui la rassurait du moins un peu sur les dangers de la
situation extérieure.

On quitta le verger, et quelques moments après, Galuchet en sortit aussi,
mais furtivement, et, sans avoir été vu, il s'enfonça dans les haies pour
gagner à couvert la route de Gargilesse.

Émile resta à dîner, car ni Antoine ni Janille n'eurent le courage de lui
faire abréger une visite qui ne devait plus se renouveler avant la semaine
suivante.

Le cœur affectueux et naïf du bon campagnard ne savait pas résister aux
caresses et aux tendres discours de ses deux enfants, et, lorsque Janille
avait le dos tourné, il se laissait aller à partager leurs espérances et à
bénir leur amour. Janille essayait de leur tenir rigueur, et sa tristesse
était réelle et profonde; mais il n'y a pas de plan de séduction mieux
organisé que celui de deux amants qui veulent gagner un ami à leur cause.
Ils étaient si bons tous deux, si dévoués, si tendres, si ingénieux dans
leurs douces flatteries, et si beaux surtout, l'œil et le front éclairés
du rayon de l'enthousiasme, qu'un tigre n'y eût pas résisté. Janille
pleurait de dépit d'abord, puis de chagrin, et puis de tendresse; et quand
le soir vint, et qu'on alla s'asseoir au bord de la rivière, sous le doux
regard de la lune, ces quatre personnes, unies par une invincible
affection, ne formèrent plus qu'un groupe de bras entrelacés et de cœurs
battant à l'unisson.
                
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