--Ceci n'est rien auprès de ce que j'ai encore à vous raconter; et
jusqu'à ce que vous ayez vu par vous-même que, loin d'exagérer,
j'atténue pour abréger, vous aurez, je le conçois, de la peine à me
croire. Moi-même qui vous rapporte ce dont j'ai été témoin, je me
demande encore quelquefois si Albert est sorcier ou s'il se moque de
nous. Mais l'heure est avancée, et véritablement je crains d'abuser de
votre complaisance.
--C'est moi qui abuse de la vôtre, répondit Consuelo; vous devez être
fatiguée de parler. Remettons donc à demain soir, si vous le voulez
bien, la suite de cette incroyable histoire.
--A demain soit, dit la jeune baronne en l'embrassant.
XXIX.
L'histoire incroyable, en effet, qu'elle venait d'entendre tint Consuelo
assez longtemps éveillée. La nuit sombre, pluvieuse, et pleine de
gémissements, contribuait aussi à l'agiter de sentiments superstitieux
qu'elle ne connaissait pas encore. Il y a donc une fatalité
incompréhensible, se disait-elle, qui pèse sur certains êtres? Qu'avait
fait à Dieu cette jeune fille qui me parlait tout à l'heure, avec tant
d'abandon, de son naïf amour-propre blessé et de ses beaux rêves déçus?
Et qu'avais-je fait de mal moi-même pour que mon seul amour fût si
horriblement froissé et brisé dans mon coeur? Mais, hélas! quelle faute
a donc commise ce farouche Albert de Rudolstadt pour perdre ainsi la
conscience et la direction de sa propre vie? Quelle horreur la
Providence a-t-elle conçue pour Anzoleto de l'abandonner, ainsi qu'elle
l'a fait, aux mauvais penchants et aux perverses tentations?
Vaincue enfin par la fatigue, elle s'endormit, et se perdit dans une
suite de rêves sans rapport et sans issue. Deux ou trois fois elle
s'éveilla et se rendormit sans pouvoir se rendre compte du lieu où elle
était, se croyant toujours en voyage. Le Porpora, Anzoleto, le comte
Zustiniani et la Corilla passaient tour à tour devant ses yeux, lui
disant des choses étranges et douloureuses, lui reprochant je ne sais
quel crime dont elle portait la peine sans pouvoir se souvenir de
l'avoir commis. Mais toutes ces visions s'effaçaient devant celle du
comte Albert, qui repassait toujours devant elle avec sa barbe noire,
son oeil fixe, et son vêtement de deuil rehaussé d'or, par moments semé
de larmes comme un drap mortuaire.
Elle trouva, en s'éveillant tout à fait, Amélie déjà parée avec
élégance, fraîche et souriante à côté de son lit.
«Savez-vous, ma chère Porporina, lui dit la jeune baronne en lui donnant
un baiser au front, que vous avez en vous quelque chose d'étrange? Je
suis destinée à vivre avec des êtres extraordinaires; car certainement
vous en êtes un, vous aussi. Il y a un quart d'heure que je vous regarde
dormir, pour voir au grand jour si vous êtes plus belle que moi. Je vous
confesse que cela me donne quelque souci, et que, malgré l'abjuration
complète et empressée que j'ai faite de mon amour pour Albert, je serais
un peu piquée de le voir vous regarder avec intérêt. Que voulez-vous?
c'est le seul homme qui soit ici, et jusqu'ici j'y étais la seule femme.
Maintenant nous sommes deux, et nous aurons maille à partir si vous
m'effacez trop.
--Vous aimez à railler, répondit Consuelo; ce n'est pas généreux de
votre part. Mais voulez-vous bien laisser le chapitre des méchancetés,
et me dire ce que j'ai d'extraordinaire? C'est peut-être ma laideur qui
est tout à fait revenue. Il me semble qu'en effet cela doit être.
--Je vous dirai la vérité, Nina. Au premier coup d'oeil que j'ai jeté
sur vous ce matin, votre pâleur, vos grands yeux à demi clos et plutôt
fixes qu'endormis, votre bras maigre hors du lit, m'ont donné un moment
de triomphe. Et puis, en vous regardant toujours, j'ai été comme
effrayée de votre immobilité et de votre attitude vraiment royale. Votre
bras est celui d'une reine, je le soutiens, et votre calme a quelque
chose de dominateur et d'écrasant dont je ne peux pas me rendre compte.
Voilà que je me prends à vous trouver horriblement belle, et cependant
il y a de la douceur dans votre regard. Dites-moi donc quelle personne
vous êtes. Vous m'attirez et vous m'intimidez: je suis toute honteuse
des folies que je vous ai racontées de moi cette nuit. Vous ne m'avez
encore rien dit de vous; et cependant vous savez à peu près tous mes
défauts.
--Si j'ai l'air d'une reine, ce dont je ne me serais guère doutée,
répondit Consuelo avec un triste sourire, ce doit être l'air piteux
d'une reine détrônée. Quant à ma beauté, elle m'a toujours paru
très-contestable; et quant à l'opinion que j'ai de vous, chère baronne
Amélie, elle est toute en faveur de votre franchise et de votre bonté.
--Pour franche, je le suis; mais vous, Nina, l'êtes-vous? Oui, vous avez
un air de grandeur et de loyauté. Mais êtes-vous expansive? Je ne le
crois pas.
--Ce n'est pas à moi de l'être la première, convenez-en. C'est à vous,
protectrice et maîtresse, de ma destinée en ce moment, de me faire les
avances.
--Vous avez raison. Mais votre grand sens me fait peur. Si je vous
parais écervelée, vous ne me prêcherez pas trop, n'est-ce pas?
--Je n'en ai le droit en aucune façon. Je suis votre maîtresse de
musique, et rien de plus. D'ailleurs une pauvre fille du peuple, comme
moi, saura toujours se tenir à sa place.
--Vous, une fille du peuple, fière Porporina! Oh! vous mentez; cela est
impossible. Je vous croirais plutôt un enfant mystérieux de quelque
famille de princes. Que faisait votre mère?
--Elle chantait, comme moi.
--Et votre père?»
Consuelo resta interdite. Elle n'avait pas préparé toutes ses réponses
aux questions familièrement indiscrètes de la petite baronne. La vérité
est qu'elle n'avait jamais entendu parler de son père, et qu'elle
n'avait jamais songé à demander si elle en avait un.
«Allons! dit Amélie en éclatant de rire, c'est cela, j'en étais sûre;
votre père est quelque grand d'Espagne, où quelque doge de Venise.»
Ces façons de parler parurent légères et blessantes à Consuelo.
«Ainsi, dit-elle avec un peu de mécontentement, un honnête ouvrier, ou
un pauvre artiste, n'aurait pas eu le droit de transmettre à son enfant
quelque distinction naturelle? Il faut absolument que les enfants du
peuple soient grossiers et difformes!
--Ce dernier mot est une épigramme pour ma tante Wenceslawa, répliqua la
baronne riant plus fort. Allons, chère Nina, pardonnez-moi si je vous
fâche un peu, et laissez-moi bâtir dans ma cervelle un plus beau roman
sur vous. Mais faites vite votre toilette, mon enfant; car la cloche va
sonner, et ma tante ferait mourir de faim toute la famille plutôt que de
laisser servir le déjeuner sans vous. Je vais vous aider à ouvrir vos
caisses; donnez-moi les clefs. Je suis sûre que vous apportez de Venise
les plus jolies toilettes, et que vous allez me mettre au courant des
modes, moi qui vis dans ce pays de sauvages, et depuis si longtemps!»
Consuelo, se hâtant d'arranger ses cheveux, lui donna les clefs sans
l'entendre, et Amélie s'empressa d'ouvrir une caisse qu'elle s'imaginait
remplie de chiffons; mais, à sa grande surprise, elle n'y trouva qu'un
amas de vieille musique, de cahiers imprimés, effacés par un long usage,
et de manuscrits en apparence indéchiffrables.
«Ah! qu'est-ce que tout cela? s'écria-t-elle en essuyant ses jolis
doigts bien vite. Vous avez là, ma chère enfant, une singulière
garde-robe!
--Ce sont des trésors, traitez-les avec respect, ma chère baronne,
répondit Consuelo. Il y a des autographes des plus grands maîtres, et
j'aimerais mieux perdre ma voix que de ne pas les remettre au Porpora
qui me les a confiés.»
Amélie ouvrit une seconde caisse, et la trouva pleine de papier réglé,
de traités sur la musique, et d'autres livres sur la composition,
l'harmonie et le contre-point.
«Ah! je comprends, dit-elle en riant, ceci est votre écrin.
--Je n'en ai pas d'autre, répondit Consuelo, et j'espère que vous
voudrez bien vous en servir souvent.
--A la bonne heure, je vois que vous êtes une maîtresse sévère. Mais
peut-on vous demander sans vous offenser, ma chère Nina, où vous avez
mis vos robes?
--Là-bas dans ce petit carton, répondit Consuelo en allant le chercher,
et en montrant à la baronne une petite robe de soie noire qui y était
soigneusement et fraîchement pliée.
--Est-ce là tout? dit Amélie.
--C'est là tout, dit Consuelo, avec ma robe de voyage. Dans quelques
jours d'ici, je me ferai une seconde robe noire, toute pareille à
l'autre, pour changer.
--Ah! ma chère enfant, vous êtes donc en deuil?
--Peut-être, signora, répondit gravement Consuelo.
--En ce cas, pardonnez-moi. J'aurais dû comprendre à vos manières que
vous aviez quelque chagrin dans le coeur, et je vous aime autant ainsi.
Nous sympathiserons encore plus vite; car moi aussi j'ai bien des sujets
de tristesse, et je pourrais déjà porter le deuil de l'époux qu'on
m'avait destiné. Ah! ma chère Nina, ne vous effarouchez pas de ma
gaieté; c'est souvent un effort pour cacher des peines profondes.»
Elles s'embrassèrent, et descendirent au salon où on les attendait.
Consuelo vit, dès le premier coup d'oeil, que sa modeste robe noire, et
son fichu blanc fermé jusqu'au menton par une épingle de jais, donnaient
d'elle à la chanoinesse une opinion très-favorable. Le vieux Christian
fut un peu moins embarrassé et tout aussi affable envers elle que la
veille. Le baron Frédérick, qui, par courtoisie, s'était abstenu d'aller
à la chasse ce jour-là, ne sut pas trouver un mot à lui dire, quoiqu'il
eût préparé mille gracieusetés pour les soins qu'elle venait rendre à sa
fille. Mais il s'assit à table à côté d'elle, et s'empressa de la
servir, avec une importunité si naïve et si minutieuse, qu'il n'eut pas
le temps de satisfaire son propre appétit. Le chapelain lui demanda dans
quel ordre le patriarche faisait la procession à Venise, et l'interrogea
sur le luxe et les ornements des églises. Il vit à ses réponses qu'elle
les avait beaucoup fréquentées; et quand il sut qu'elle avait appris à
chanter au service divin, il eut pour elle une grande considération.
Quant au comte Albert, Consuelo avait à peine osé lever les yeux sur
lui, précisément parce qu'il était le seul qui lui inspirât un vif
sentiment de curiosité. Elle ne savait pas quel accueil il lui avait
fait. Seulement elle l'avait regardé dans une glace en traversant le
salon, et l'avait vu habillé avec une sorte de recherche, quoique
toujours en noir. C'était bien la tournure d'un grand seigneur; mais sa
barbe et ses cheveux dénoués, avec son teint sombre et jaunâtre, lui
donnaient la tête pensive et négligée d'un beau pêcheur de l'Adriatique,
sur les épaules d'un noble personnage.
Cependant la sonorité de sa voix, qui flattait les oreilles musicales de
Consuelo, enhardit peu à peu cette dernière à le regarder. Elle fut
surprise de lui trouver l'air et les manières d'un homme très-sensé. Il
parlait peu, mais judicieusement; et lorsqu'elle se leva de table, il
lui offrit la main, sans la regarder il est vrai (il ne lui avait pas
fait cet honneur depuis la veille), mais avec beaucoup d'aisance et de
politesse. Elle trembla de tous ses membres en mettant sa main dans
celle de ce héros fantastique des récits et des rêves de la nuit
précédente; elle s'attendait à la trouver froide comme celle d'un
cadavre. Mais elle était douce et tiède comme la main d'un homme
soigneux et bien portant. A vrai dire, Consuelo ne put guère constater
ce fait. Son émotion intérieure lui donnait une sorte de vertige; et le
regard d'Amélie, qui suivait tous ses mouvements, eût achevé de la
déconcerter, si elle ne se fût armée de toute la force dont elle sentait
avoir besoin pour conserver sa dignité vis-à-vis de cette malicieuse
jeune fille. Elle rendit au comte Albert le profond salut qu'il lui fit
en la conduisant auprès d'un siége; et pas un mot, pas un regard ne fut
échangé entre eux.
«Savez-vous, perfide Porporina, dit Amélie à sa compagne en s'asseyant
tout près d'elle pour chuchoter librement à son oreille, que vous faites
merveille sur mon cousin?
--Je ne m'en aperçois pas beaucoup jusqu'ici, répondit Consuelo.
--C'est que vous ne daignez pas vous apercevoir de ses manières avec
moi. Depuis un an, il ne m'a pas offert une seule fois la main pour
passer à table ou pour en sortir, et voilà qu'il s'exécute avec vous de
la meilleure grâce! Il est vrai qu'il est dans un de ses moments les
plus lucides. On dirait que vous lui avez apporté la raison et la santé.
Mais ne vous fiez point aux apparences, Nina. Ce sera avec vous comme
avec moi. Après trois jours de cordialité, il ne se souviendra pas
seulement de votre existence.
--Je vois, dit Consuelo, qu'il faut que je m'habitue à la plaisanterie.
--N'est-il pas vrai, ma petite tante, dit à voix basse Amélie en
s'adressant à la chanoinesse, qui était venue s'asseoir auprès d'elle et
de Consuelo, que mon cousin est tout à fait charmant pour la chère
Porporina?
--Ne vous moquez pas de lui, Amélie, répondit Wenceslawa avec douceur;
mademoiselle s'apercevra assez tôt de la cause de nos chagrins.
--Je ne me moque pas, bonne tante. Albert est tout à fait bien ce matin,
et je me réjouis de le voir comme je ne l'ai pas encore vu peut-être
depuis que je suis ici. S'il était rasé et poudré comme tout le monde,
on pourrait croire aujourd'hui qu'il n'a jamais été malade.
--Cet air de calme et de santé me frappe en effet bien agréablement, dit
la chanoinesse; mais je n'ose plus me flatter de voir durer un si
heureux état de choses.
--Comme il a l'air noble et bon! dit Consuelo, voulant gagner le coeur de
la chanoinesse par l'endroit le plus sensible.
--Vous trouvez? dit Amélie. la transperçant de son regard espiègle et
moqueur.
--Oui, je le trouve, répondit Consuelo avec fermeté, et je vous l'ai dit
hier soir, signora; jamais visage humain ne m'a inspiré plus de respect.
--Ah! chère fille, dit la chanoinesse en quittant tout à coup son air
guindé pour serrer avec émotion la main de Consuelo; les bons cœurs se
devinent! Je craignais que mon pauvre enfant ne vous fît peur; c'est une
si grande peine pour moi que de lire sur le visage des autres
l'éloignement qu'inspirent toujours de pareilles souffrances! Mais vous
avez de la sensibilité, je le vois, et vous avez compris tout de suite
qu'il y a dans ce corps malade et flétri une âme sublime, bien digne
d'un meilleur sort.
Consuelo fut touchée jusqu'aux larmes des paroles de l'excellente
chanoinesse, et elle lui baisa la main avec effusion. Elle sentait déjà
plus de confiance et de sympathie dans son coeur pour cette vieille
bossue que pour la brillante et frivole Amélie.
Elles furent interrompues par le baron Frédérick, lequel, comptant sur
son courage plus que sur ses moyens, s'approchait avec l'intention de
demander une grâce à la signora Porporina. Encore plus gauche auprès des
dames que ne l'était son frère aîné (cette gaucherie était, à ce qu'il
paraît, une maladie de famille, qu'on ne devait pas s'étonner beaucoup
de retrouver développée jusqu'à la sauvagerie chez Albert), il balbutia
un discours et beaucoup d'excuses qu'Amélie se chargea de comprendre et
de traduire à Consuelo.
«Mon père vous demande, lui dit-elle, si vous vous sentez le courage de
vous remettre à la musique, après un voyage aussi pénible, et si ce ne
serait pas abuser de votre bonté que de vous prier d'entendre ma voix et
de juger ma méthode.
--De tout mon coeur, répondit Consuelo en se levant avec vivacité et en
allant ouvrir le clavecin.
--Vous allez voir, lui dit tout bas Amélie en arrangeant son cahier sur
le pupitre, que ceci va mettre Albert en fuite malgré vos beaux yeux et
les miens.»
En effet, Amélie avait à peine préludé pendant quelques minutes,
qu'Albert se leva, et sortit sur la pointe du pied comme un homme qui se
flatte d'être inaperçu.
«C'est beaucoup, dit Amélie en causant toujours à voix basse, tandis
qu'elle jouait à contre-mesure, qu'il n'ait pas jeté les portes avec
fureur, comme cela lui arrive souvent quand je chante. Il est tout à
fait aimable, on peut même dire galant aujourd'hui.»
Le chapelain, s'imaginant masquer la sortie d'Albert, se rapprocha du
clavecin, et feignit d'écouter avec attention. Le reste de la famille
fit à distance un demi-cercle pour attendre respectueusement le jugement
que Consuelo porterait sur son élève.
Amélie choisit bravement un air de l'_Achille in Scyro_ de Pergolèse, et
le chanta avec assurance d'un bout à l'autre, avec une voix fraîche et
perçante, accompagnée d'un accent allemand si comique, que Consuelo,
n'ayant jamais rien entendu de pareil, se tint à quatre pour ne pas
sourire à chaque mot. Il ne lui fallut pas écouter quatre mesures pour
se convaincre que la jeune baronne n'avait aucune notion vraie, aucune
intelligence de la musique. Elle avait le timbre flexible, et pouvait
avoir reçu de bonnes leçons; mais son caractère était trop léger pour
lui permettre d'étudier quoi que ce fût en conscience. Par la même
raison, elle ne doutait pas de ses forces, et sabrait avec un sang-froid
germanique les traits les plus audacieux et les plus difficiles. Elle
les manquait tous sans se déconcerter, et croyait couvrir ses
maladresses en forçant l'intonation, et en frappant l'accompagnement
avec vigueur, rétablissant la mesure comme elle pouvait, en ajoutant des
temps aux mesures qui suivaient celles où elle en avait supprimé, et
changeant le caractère de la musique à tel point que Consuelo eût eu
peine à reconnaître ce qu'elle entendait, si le cahier n'eût été devant
ses yeux.
Cependant le comte Christian, qui s'y connaissait bien, mais qui
supposait à sa nièce la timidité qu'il aurait eue à sa place, disait de
temps en temps pour l'encourager: «Bien, Amélie, bien! belle musique, en
vérité, belle musique!»
La chanoinesse, qui n'y entendait pas grand'chose, cherchait avec
sollicitude dans les yeux de Consuelo à pressentir son opinion; et le
baron, qui n'aimait pas d'autre musique que celle des fanfares de
chasse, s'imaginant que sa fille chantait trop bien pour qu'il pût la
comprendre, attendait avec confiance l'expression du contentement de son
juge. Le chapelain seul était charmé de ces gargouillades, qu'il n'avait
jamais entendues avant l'arrivée d'Amélie au château, et balançait sa
grosse tête ave un sourire de béatitude.
Consuelo vit bien que dire la vérité crûment serait porter la
consternation dans la famille. Elle se réserva d'éclairer son élève en
particulier sur tout ce qu'elle avait à oublier avant d'apprendre
quelque chose, donna des éloges à sa voix, la questionna sur ses études,
approuva le choix des maîtres qu'on lui avait fait étudier, et se
dispensa ainsi de déclarer qu'elle les avait étudiés à contre-sens.
On se sépara fort satisfait d'une épreuve qui n'avait été cruelle que
pour Consuelo. Elle eut besoin d'aller s'enfermer dans sa chambre avec
la musique qu'elle venait d'entendre profaner, et de la lire des yeux,
en la chantant mentalement, pour effacer de son cerveau l'impression
désagréable qu'elle venait de recevoir.
XXX
Lorsqu'on se rassembla de nouveau vers le soir, Consuelo se sentant plus
à l'aise avec toutes ces personnes qu'elle commençait à connaître,
répondit avec moins de réserve et de brièveté aux questions que, de leur
côté, elles s'enhardirent à lui adresser sur son pays, sur son art, et
sur ses voyages. Elle évita soigneusement, ainsi qu'elle se l'était
prescrit, de parler d'elle-même, et raconta les choses au milieu
desquelles elle avait vécu sans jamais faire mention du rôle qu'elle y
avait joué. C'est en vain que la curieuse Amélie s'efforça de l'amener
dans la conversation à développer sa personnalité. Consuelo ne tomba pas
dans ses pièges, et ne trahit pas un seul instant l'incognito qu'elle
s'était promis de garder. Il serait difficile de dire précisément
pourquoi ce mystère avait pour elle un charme particulier. Plusieurs
raisons l'y portaient. D'abord elle avait promis, juré au Porpora, de se
tenir si cachée et si effacée de toutes manières qu'il fût impossible à
Anzoleto de retrouver sa trace au cas où il se mettrait à la poursuivre;
précaution bien inutile, puisqu'à cette époque Anzoleto, après quelques
velléités de ce genre, rapidement étouffées, n'était plus occupé que de
ses débuts et de son succès à Venise.
En second lieu, Consuelo, voulant se concilier l'affection et l'estime
de la famille qui donnait un asile momentané à son isolement et à sa
douleur, comprenait bien qu'on l'accepterait plus volontiers simple
musicienne, élève du Porpora et maîtresse de chant, que _prima donna_,
femme de théâtre et cantatrice célèbre. Elle savait qu'une telle
situation avouée lui imposerait un rôle difficile au milieu de ces gens
simples et pieux; et il est probable que, malgré les recommandations du
Porpora, l'arrivée de Consuelo, la débutante, la merveille de
San-Samuel, les eût passablement effarouchés. Mais ces deux puissants
motifs n'eussent-ils pas existé, Consuelo aurait encore éprouvé le
besoin de se taire et de ne laisser pressentir à personne l'éclat et les
misères de sa destinée. Tout se tenait dans sa vie, sa puissance et sa
faiblesse, sa gloire et son amour. Elle ne pouvait soulever le moindre
coin du voile sans montrer une des plaies de son âme; et ces plaies
étaient trop vives, trop profondes, pour qu'aucun secours humain pût les
soulager. Elle n'éprouvait d'allégement au contraire que dans l'espèce
de rempart qu'elle venait d'élever entre ses douloureux souvenirs et le
calme énergique de sa nouvelle existence. Ce changement de pays,
d'entourage, et de nom, la transportait tout à coup dans un milieu
inconnu où, en jouant un rôle différent, elle aspirait à devenir un
nouvel être.
Cette abjuration de toutes les vanités qui eussent consolé une autre
femme, fut le salut de cette âme courageuse. En renonçant à toute pitié
comme à toute gloire humaine, elle sentit une force céleste venir à son
secours. Il faut que je retrouve une partie de mon ancien bonheur, se
disait-elle; celui que j'ai goûté longtemps et qui consistait tout
entier à aimer les autres et à en être aimée. Le jour où j'ai cherché
leur admiration, ils m'ont retiré leur amour, et j'ai payé trop cher les
honneurs qu'ils ont mis à la place de leur bienveillance. Refaisons-nous
donc obscure et petite, afin de n'avoir ni envieux, ni ingrats, ni
ennemis sur la terre. La moindre marque de sympathie est douce, et le
plus grand témoignage d'admiration est mêlé d'amertume. S'il est des
coeurs orgueilleux et forts à qui la louange suffit, et que le triomphe
console, le mien n'est pas de ce nombre, je l'ai trop cruellement
éprouvé. Hélas! la gloire m'a ravi le cœur de mon amant; que l'humilité
me rende du moins quelques amis!
Ce n'était pas ainsi que l'entendait le Porpora. En éloignant Consuelo
de Venise, en la soustrayant aux dangers et aux déchirements de sa
passion, il n'avait songé qu'à lui procurer quelques jours de repos
avant de la rappeler sur la scène des ambitions, et de la lancer de
nouveau dans les orages de la vie d'artiste. Il ne connaissait pas bien
son élève. Il la croyait plus femme, c'est-à-dire, plus mobile qu'elle
ne l'était. En songeant à elle dans ce moment-là, il ne se la
représentait pas calme, affectueuse, et occupée des autres, comme elle
avait déjà la force de l'être. Il la croyait noyée dans les pleurs et
dévorée de regrets. Mais il pensait qu'une grande réaction devait
bientôt s'opérer en elle, et qu'il la retrouverait guérie de son amour,
ardente à reprendre l'exercice de sa force et les privilèges de son
génie.
Ce sentiment intérieur si pur et si religieux que Consuelo venait de
concevoir de son rôle dans la famille de Rudolstadt, répandit, dès ce
premier jour, une sainte sérénité sur ses paroles, sur ses actions, et
sur son visage. Qui l'eût vue naguère resplendissante d'amour et de joie
au soleil de Venise, n'eût pas compris aisément comment elle pouvait
être tout à coup tranquille et affectueuse au milieu d'inconnus, au fond
des sombres forêts, avec son amour flétri dans le passé et ruiné dans
l'avenir. C'est que la bonté trouve la force, là où l'orgueil ne
rencontrerait que le désespoir. Consuelo fut belle ce soir-là, d'une
beauté qui ne s'était pas encore manifestée en elle. Ce n'était plus ni
l'engourdissement d'une grande nature qui s'ignore elle-même et qui
attend son réveil, ni l'épanouissement d'une puissance qui prend l'essor
avec surprise et ravissement. Ce n'était donc plus ni la beauté voilée
et incompréhensible de la _scolare zingarella_, ni la beauté splendide
et saisissante de la cantatrice couronnée; c'était le charme pénétrant
et suave de la femme pure et recueillie qui se connaît elle-même et se
gouverne par la sainteté de sa propre impulsion.
Ses vieux hôtes, simples et affectueux, n'eurent pas besoin d'autre
lumière que celle de leur généreux instinct pour aspirer, si je puis
ainsi dire, le parfum mystérieux qu'exhalait dans leur atmosphère
intellectuelle l'âme angélique de Consuelo. Ils éprouvèrent, en la
regardant, un bien-être moral dont ils ne se rendirent pas bien compte,
mais dont la douceur les remplit comme d'une vie nouvelle. Albert
lui-même semblait jouir pour la première fois de ses facultés avec
plénitude et liberté. Il était prévenant et affectueux avec tout le
monde: il l'était avec Consuelo dans la mesure convenable, et il lui
parla à plusieurs reprises de manière à prouver qu'il n'abdiquait pas,
ainsi qu'on l'avait cru jusqu'alors, l'esprit élevé et le jugement
lumineux que la nature lui avait donnés. Le baron ne s'endormit pas, la
chanoinesse ne soupira pas une seule fois; et le comte Christian, qui
avait l'habitude de s'affaisser mélancoliquement le soir dans son
fauteuil sous le poids de la vieillesse et du chagrin, resta debout le
dos à la cheminée comme au centre de sa famille, et prenant part à
l'entretien aisé et presque enjoué qui dura sans tomber jusqu'à neuf
heures du soir.
«Dieu semble avoir exaucé enfin nos ardentes prières, dit le chapelain
au comte Christian et à la chanoinesse, restés les derniers au salon,
après le départ du baron et des jeunes gens. Le comte Albert est entré
aujourd'hui dans sa trentième année, et ce jour solennel, dont l'attente
avait toujours si vivement frappé son imagination et la nôtre, s'est
écoulé avec un calme et un bonheur inconcevables.
--Oui, rendons grâces à Dieu! dit le vieux comte. Je ne sais si c'est un
songe bienfaisant qu'il nous envoie pour nous soulager un instant; mais
je me suis persuadé durant toute cette journée, et ce soir
particulièrement, que mon fils était guéri pour toujours.
--Mon frère, dit la chanoinesse, je vous en demande pardon ainsi qu'à
vous, monsieur le chapelain, qui avez toujours cru Albert tourmenté par
l'ennemi du genre humain. Moi je l'ai toujours cru aux prises avec deux
puissances contraires qui se disputaient sa pauvre âme; car bien souvent
lorsqu'il semblait répéter les discours du mauvais ange, le ciel parlait
par sa bouche un instant après. Rappelez-vous maintenant tout ce qu'il
disait hier soir durant l'orage et ses dernières paroles en nous
quittant: «La paix du Seigneur est descendue sur cette «maison.» Albert
sentait s'accomplir en lui un miracle de la grâce, et j'ai foi à sa
guérison comme à la promesse divine.»
Le chapelain était trop timoré pour accepter d'emblée une proposition si
hardie. Il se tirait toujours d'embarras en disant: «Rapportons-nous-en
à la sagesse éternelle; Dieu lit dans les choses cachées; l'esprit doit
s'abîmer en Dieu;» et autres sentences plus consolantes que nouvelles.
Le comte Christian était partagé entre le désir d'accepter l'ascétisme
un peu tourné au merveilleux de sa bonne soeur, et le respect que lui
imposait l'orthodoxie méticuleuse et prudente de son confesseur. Il crut
détourner la conversation en parlant de la Porporina, et en louant le
maintien charmant de cette jeune personne. La chanoinesse, qui l'aimait
déjà, renchérit sur ces éloges, et le chapelain donna sa sanction à
l'entraînement de coeur qu'ils éprouvaient pour elle. Il ne leur vint
pas à l'esprit d'attribuer à la présence de Consuelo le miracle qui
venait de s'accomplir dans leur intérieur. Ils en recueillirent le
bienfait sans en reconnaître la source; c'est tout ce que Consuelo eût
demandé à Dieu, si elle eût été consultée.
Amélie avait fait des remarques un peu plus précises. Il devenait bien
évident pour elle que son cousin avait, dans l'occasion, assez d'empire
sur lui-même pour cacher le désordre de ses pensées aux personnes dont
il se méfiait, comme à celles qu'il considérait particulièrement. Devant
certains parents ou certains amis de sa famille qui lui inspiraient ou
de la sympathie ou de l'antipathie, il n'avait jamais trahi par aucun
fait extérieur l'excentricité de son caractère. Aussi, lorsque Consuelo
lui exprima sa surprise de ce qu'elle lui avait entendu raconter la
veille, Amélie, tourmentée d'un secret dépit, s'efforça de lui rendre
l'effroi que ses récits avaient déjà provoqué en elle pour le comte
Albert.
«Eh! ma pauvre amie, lui dit-elle, méfiez-vous de ce calme trompeur;
c'est le temps d'arrêt qui sépare toujours chez lui une crise récente
d'une crise prochaine. Vous l'avez vu aujourd'hui tel que je l'ai vu en
arrivant ici au commencement de l'année dernière. Hélas! si vous étiez
destinée par la volonté d'autrui à devenir la femme d'un pareil
visionnaire, si, pour vaincre votre tacite résistance, on avait
tacitement comploté de vous tenir captive indéfiniment dans cet affreux
château, avec un régime continu de surprises, de terreurs et
d'agitations, avec des pleurs, des exorcismes et des extravagances pour
tout spectacle, en attendant une guérison à laquelle on croit toujours
et qui n'arrivera jamais, vous seriez comme moi bien désenchantée des
belles manières d'Albert et des douces paroles de la famille.
--Il n'est pas croyable, dit Consuelo, qu'on veuille forcer votre
volonté au point de vous unir malgré vous à un homme que vous n'aimez
point. Vous me paraissez être l'idole de vos parents.
--On ne me forcera à rien: on sait bien que ce serait tenter
l'impossible. Mais on oubliera qu'Albert n'est pas le seul mari qui
puisse me convenir, et Dieu sait quand on renoncera à la folle espérance
de me voir reprendre pour lui l'affection que j'avais éprouvée d'abord.
Et puis mon pauvre père, qui a la passion de la chasse, et qui a ici de
quoi se satisfaire, se trouve fort bien dans ce maudit château, et fait
toujours valoir quelque prétexte pour retarder notre départ, vingt fois
projeté et jamais arrêté. Ah! si vous saviez, ma chère Nina, quelque
secret pour faire périr dans une nuit tout le gibier de la contrée, vous
me rendriez le plus grand service qu'âme humaine puisse me rendre.
--Je ne puis malheureusement que m'efforcer de vous distraire en vous
faisant faire de la musique, et en causant avec vous le soir, lorsque
vous n'aurez pas envie, de dormir. Je tâcherai d'être pour vous un
calmant et un somnifère.
--Vous me rappelez, dit Amélie, que j'ai le reste d'une histoire à vous
raconter. Je commence, afin de ne pas vous faire coucher trop tard:
«Quelques jours après la mystérieuse absence qu'il avait faite (toujours
persuadé que cette semaine de disparition n'avait duré que sept heures),
Albert commença seulement à remarquer que l'abbé n'était plus au
château, et il demanda où on l'avait envoyé.»
«--Sa présence auprès de vous n'étant plus nécessaire, lui répondit-on,
il est retourné à ses affaires. Ne vous en étiez-vous pas encore aperçu?
«--Je m'en apercevais, répondit Albert: _quelque chose manquait à ma
souffrance_; mais je ne me rendais pas compte de ce que ce pouvait être.
«--Vous souffrez donc beaucoup, Albert? lui demanda la chanoinesse.
«--Beaucoup, répondit-il du ton d'un homme à qui l'on demande s'il a
bien dormi.
«--Et l'abbé vous était donc bien désagréable? lui demanda le comte
Christian.
«--Beaucoup, répondit Albert du même ton.
«--Et pourquoi donc, mon fils, ne l'avez-vous pas dit plus tôt? Comment
avez-vous supporté pendant si longtemps la présence d'un homme qui vous
était antipathique, sans me faire part de votre déplaisir? Doutez-vous,
mon cher enfant, que je n'eusse fait cesser au plus vite votre
souffrance?
«--C'était un bien faible accessoire à ma douleur, répondit Albert avec
une effrayante tranquillité; et vos bontés, dont je ne doute pas, mon
père, n'eussent pu que la soulager légèrement en me donnant un autre
surveillant.
«--Dites un autre compagnon de voyage, mon fils. Vous vous servez d'une
expression injurieuse pour ma tendresse.
«--C'est votre tendresse qui causait votre sollicitude, ô mon père! Vous
ne pouviez pas savoir le mal que vous me faisiez en m'éloignant de vous
et de cette maison, où ma place était marquée par la Providence jusqu'à
une époque où ses desseins sur moi doivent s'accomplir. Vous avez cru
travailler à ma guérison et à mon repos; moi qui comprenais mieux que
vous ce qui convient à nous deux, je savais bien que je devais vous
seconder et vous obéir: J'ai connu mon devoir et je l'ai rempli.
«--Je sais votre vertu et votre affection pour nous, Albert; mais ne
sauriez-vous expliquer plus clairement votre pensée?
«--Cela est bien facile, répondit Albert, et le moment de le faire est
venu.
«Il parlait avec tant de calme, que nous crûmes toucher au moment
fortuné où l'âme d'Albert allait cesser d'être pour nous une énigme
douloureuse. Nous nous serrâmes autour de lui, l'encourageant par nos
regards et nos caresses à s'épancher entièrement pour la première fois
de sa vie. Il parut décidé à nous accorder enfin cette confiance, et il
parla ainsi.
«--Vous m'avez toujours pris, vous me prenez encore tous pour un malade
et pour un insensé. Si je n'avais pour vous tous une vénération et une
tendresse infinies, j'oserais peut-être approfondir l'abîme qui nous
sépare, et je vous montrerais que vous êtes dans un monde d'erreur et de
préjugés, tandis que le ciel m'a donné accès dans une sphère de lumière
et de vérité. Mais vous ne pourriez pas me comprendre sans renoncer à
tout ce qui fait votre calme, votre religion et votre sécurité. Lorsque,
emporté à mon insu par des accès d'enthousiasme, quelques paroles
imprudentes m'échappent, je m'aperçois bientôt après que je vous ai fait
un mal affreux en voulant déraciner vos chimères et secouer devant vos
yeux affaiblis la flamme éclatante que je porte dans mes mains. Tous les
détails, toutes les habitudes de votre vie, tous les fibres de votre
coeur, tous les ressorts de votre intelligence sont tellement liés,
enlacés et rivés au joug du mensonge, à la loi des ténèbres, qu'il
semble que je vous donne la mort en voulant vous donner la foi. Il y a
pourtant une voix qui me crie dans la veille et dans le sommeil, dans le
calme et dans l'orage, de vous éclairer et de vous convertir. Mais je
suis un homme trop aimant et trop faible pour l'entreprendre. Quand je
vois vos yeux pleins de larmes, vos poitrines gonflées, vos fronts
abattus, quand je sens que je porte en vous la tristesse et l'épouvante,
je m'enfuis, je me cache pour résister au cri de ma conscience et à
l'ordre de ma destinée. Voilà mon mal, voilà mon tourment, voilà ma
croix et mon supplice; me comprenez-vous maintenant?»
«Mon oncle, ma tante et le chapelain comprenaient jusqu'à un certain
point qu'Albert s'était fait une morale et une religion complètement
différentes des leurs; mais, timides comme des dévots, ils craignaient
d'aller trop avant, et n'osaient plus encourager sa franchise. Quant à
moi, qui ne savais encore que vaguement les particularités de son
enfance et de sa première jeunesse, je ne comprenais pas du tout.
D'ailleurs, à cette époque, j'étais à peu près au même point que vous,
Nina; je savais fort peu ce que c'était que ce Hussitisme et ce
Luthérianisme dont j'ai entendu si souvent parler depuis, et dont les
controverses débattues entre Albert et le chapelain m'ont accablée d'un
si lamentable ennui. J'attendais donc impatiemment une plus ample
explication; mais elle ne vint pas.
«--Je vois, dit Albert, frappé du silence qui se faisait autour de lui,
que vous ne voulez pas me comprendre, de peur de me comprendre trop.
Qu'il en soit donc comme vous le voulez. Votre aveuglement a porté
depuis longtemps l'arrêt dont je subis la rigueur. Éternellement
malheureux, éternellement seul, éternellement étranger parmi ceux que
j'aime, je n'ai de refuge et de soutien que dans la consolation qui m'a
été promise.
«--Quelle est donc cette consolation, mon fils? dit le comte Christian
mortellement affligé; ne peut-elle venir de nous, et ne pouvons-nous
jamais arriver à nous entendre?
«--Jamais, mon père. Aimons-nous, puisque cela seul nous est permis. Le
ciel m'est témoin que notre désaccord immense, irréparable, n'a jamais
altéré en moi l'amour que je vous porte.
--Et cela ne suffit-il pas? dit la chanoinesse en lui prenant une main,
tandis que son frère pressait l'autre main d'Albert dans les siennes; ne
peux-tu oublier tes idées étranges, tes bizarres croyances, pour vivre
d'affection au milieu de nous?
«Je vis d'affection, répondit Albert. C'est un bien qui se communique et
s'échange délicieusement ou amèrement, selon que la foi religieuse est
commune ou opposée. Nos coeurs communient ensemble, ô ma tante
Wenceslawa! mais nos intelligences se font la guerre, et c'est une
grande infortune pour nous tous! Je sais qu'elle ne cessera point avant
plusieurs siècles, voilà pourquoi j'attendrai dans celui-ci un bien qui
m'est promis, et qui me donnera la force d'espérer.
«--Quel est ce bien, Albert? ne peux-tu me le dire?
«--Non, je ne puis le dire, parce que je l'ignore; mais il viendra. Ma
mère n'a point passé une semaine sans me l'annoncer dans mon sommeil, et
toutes les voix de la forêt me l'ont répété chaque fois que je les ai
interrogées. Un ange voltige souvent, et me montre sa face pâle et
lumineuse au-dessus de la pierre d'épouvante; à cet endroit sinistre,
sous l'ombrage de ce chêne, où, lorsque les hommes mes contemporains
m'appelaient Ziska, je fus transporté de la colère du Seigneur, et
devins pour la première fois l'instrument de ses vengeances; au pied de
cette roche où, lorsque je m'appelais Wratislaw, je vis rouler d'un coup
de sabre la tête mutilée et défigurée de mon père Withold, redoutable
expiation qui m'apprit ce que c'est que la douleur et la pitié, jour de
rémunération fatale, où le sang luthérien lava le sang catholique, et
qui fit de moi un homme faible et tendre, au lieu d'un homme de
fanatisme et de destruction que j'avais été cent ans auparavant....
--Bonté divine, s'écria ma tante en se signant, voilà sa folie qui le
reprend!
--Ne le contrariez point, ma soeur, dit le comte Christian en faisant un
grand effort sur lui-même; laissez-le s'expliquer. Parle, mon fils,
qu'est-ce que l'ange t'a dit sur la pierre d'épouvante?
«--Il m'a dit que ma consolation était proche, répondit Albert avec un
visage rayonnant d'enthousiasme, et qu'elle descendrait dans mon coeur
lorsque j'aurais accompli ma vingt-neuvième année.
«Mon oncle laissa retomber sa tête sur son sein. Albert semblait faire
allusion à sa mort en désignant l'âge où sa mère était morte, et il
paraît qu'elle avait souvent prédit, durant sa maladie, que ni elle ni
ses fils n'atteindraient l'âge de trente ans. Il paraît que ma tante
Wanda était aussi un peu illuminée pour ne rien dire de plus; mais je
n'ai jamais pu rien savoir de précis à cet égard. C'est un souvenir trop
douloureux pour mon oncle, et personne n'ose le réveiller autour de lui.
«Le chapelain tenta d'éloigner la funeste pensée que cette prédiction
faisait naître, en amenant Albert à s'expliquer sur le compte de l'abbé.
C'était par là que la conversation avait commencé.»
Albert fit à son tour un effort pour lui répondre.
«--Je vous parle de choses divines et éternelles, reprit-il après un peu
d'hésitation, et vous me rappelez les courts instants qui s'envolent,
les soucis puérils et éphémères dont le souvenir s'efface déjà en moi.
«--Parle encore, mon fils, parle, reprit le comte Christian; il faut que
nous te connaissions aujourd'hui.
«--Vous ne m'avez point connu, mon père, répondit Albert, et vous ne me
connaîtrez point dans ce que vous appelez cette vie. Mais si vous voulez
savoir pourquoi j'ai voyagé, pourquoi j'ai supporté ce gardien infidèle
et insouciant que vous aviez attaché à mes pas comme un chien gourmand
et paresseux au bras d'un aveugle, je vous le dirai en peu de mots. Je
vous avais fait assez souffrir. Il fallait vous dérober le spectacle
d'un fils rebelle à vos leçons et sourd à vos remontrances. Je savais
bien que je ne guérirais pas de ce que vous appeliez mon délire; mais il
fallait vous laisser le repos et l'espérance: j'ai consenti à
m'éloigner. Vous aviez exigé de moi la promesse que je ne me séparerais
point, sans votre consentement, de ce guide que vous m'aviez donné, et
que je me laisserais conduire par lui à travers le monde. J'ai voulu
tenir ma promesse; j'ai voulu aussi qu'il pût entretenir votre espérance
et votre sécurité, en vous rendant compte de ma douceur et de ma
patience. J'ai été doux et patient. Je lui ai fermé mon coeur et mes
oreilles; il a eu l'esprit de ne pas songer seulement à se les faire
ouvrir. Il m'a promené, habillé et nourri comme un enfant. J'ai renoncé
à vivre comme je l'entendais; je me suis habitué à voir le malheur,
l'injustice et la démence régner sur la terre. J'ai vu les hommes et
leurs institutions; l'indignation a fait place dans mon coeur à la
pitié, en reconnaissant que l'infortune des opprimés était moindre que
celle des oppresseurs. Dans mon enfance, je n'aimais que les victimes:
je me suis pris de charité pour les bourreaux, pénitents déplorables qui
portent dans cette génération la peine des crimes qu'ils ont commis dans
des existences antérieures, et que Dieu condamne à être méchants,
supplice mille fois plus cruel que celui d'être leur proie innocente.
Voilà pourquoi je ne fais plus l'aumône que pour me soulager
personnellement du poids de la richesse, sans vous tourmenter de mes
prédications, connaissant aujourd'hui que le temps n'est pas venu d'être
heureux, puisque le temps d'être bon est loin encore, pour parler le
langage des hommes.
«--Et maintenant que tu es délivré de ce surveillant, comme tu
l'appelles, maintenant que tu peux vivre tranquille, sans avoir sous les
yeux le spectacle de misères que tu éteins une à une autour de toi, sans
que personne contrarie ton généreux entraînement, ne peux-tu faire un
effort sur toi-même pour chasser tes agitations intérieures?
«--Ne m'interrogez plus; mes chers parents, répondit Albert; je ne dirai
plus rien aujourd'hui.»
«Il tint parole, et au delà; car il ne desserra plus les dents de toute
une semaine.
XXXI.
«L'histoire d'Albert sera terminée en peu de mots, ma chère Porporina,
parce qu'à moins de vous répéter ce que vous avez déjà entendu, je n'ai
presque plus rien à vous apprendre. La conduite de mon cousin durant les
dix-huit mois que j'ai passés ici a été une continuelle répétition des
fantaisies que vous connaissez maintenant. Seulement son prétendu
souvenir de ce qu'il avait été et de ce qu'il avait vu dans les siècles
passés prit une apparence de réalité effrayante, lorsque Albert vint à
manifester une faculté particulière et vraiment inouïe dont vous avez
peut-être entendu parler, mais à laquelle je ne croyais pas, avant d'en
avoir eu les preuves qu'il en a données. Cette faculté s'appelle,
dit-on, en d'autres pays, la seconde vue; et ceux qui la possèdent sont
l'objet d'une grande vénération parmi les gens superstitieux. Quant à
moi, qui ne sais qu'en penser, et qui n'entreprendrai point de vous en
donner une explication raisonnable, j'y trouve un motif de plus pour ne
jamais être la femme d'un homme qui verrait toutes mes actions, fût-il à
cent lieues de moi, et qui lirait presque dans ma pensée. Une telle
femme doit être au moins une sainte, et le moyen de l'être avec un homme
qui semble voué au diable!»
--Vous avez le don de plaisanter sur toutes choses, dit Consuelo, et
j'admire l'enjouement avec lequel vous parlez de choses qui me font
dresser les cheveux sur la tête. En quoi consiste donc cette seconde
vue?
--Albert voit et entend ce qu'aucun autre ne peut voir ni entendre.
Lorsqu'une personne qu'il aime doit venir, bien que personne ne
l'attende, il l'annonce et va à sa rencontre une heure d'avance. De même
il se retire et va s'enfermer dans sa chambre, quand il sent venir de
loin quelqu'un qui lui déplaît.
«Un jour qu'il se promenait avec mon père dans un sentier de la
montagne, il s'arrêta tout à coup et fit un grand détour à travers les
rochers et les épines, pour ne point passer sur une certaine place qui
n'avait cependant rien de particulier. Ils revinrent sur leurs pas au
bout de quelques instants, et Albert fit le même manège. Mon père, qui
l'observait, feignit d'avoir perdu quelque chose, et voulut l'amener au
pied d'un sapin qui paraissait être l'objet de cette répugnance.
Non-seulement Albert évita d'en approcher, mais encore il affecta de ne
point marcher sur l'ombre que cet arbre projetait en travers du chemin;
et, tandis que mon père passait et repassait dessus, il montra un
malaise et une angoisse extraordinaires. Enfin, mon père s'étant arrêté
tout au pied de l'arbre, Albert fit un cri, et le rappela
précipitamment. Mais il refusa bien longtemps de s'expliquer sur cette
fantaisie, et ce ne fut que vaincu par les prières de toute la famille,
qu'il déclara que cet arbre était la marque d'une sépulture, et qu'un
grand crime avait été commis en ce lieu. Le chapelain pensa que si
Albert avait connaissance de quelque meurtre commis jadis en cet
endroit, il était de son devoir de s'en informer, afin de donner la
sépulture à des ossements abandonnés.
«--Prenez garde à ce que vous ferez, dit Albert avec l'air moqueur et
triste à la fois qu'il sait prendre souvent. L'homme, la femme et
l'enfant que vous trouverez là étaient hussites, et c'est l'ivrogne
Wenceslas qui les a fait égorger par ses soldats, une nuit qu'il se
cachait dans nos bois, et qu'il craignait d'être observé et trahi par
eux.
«On ne parla plus de cette circonstance à mon cousin. Mais mon oncle,
qui voulait savoir si c'était une inspiration ou un caprice de sa part,
fit faire des fouilles durant la nuit à l'endroit que désigna mon père.
On y trouva les squelettes d'un homme, d'une femme et d'un enfant.
L'homme était couvert d'un de ces énormes boucliers de bois que
portaient les hussites, et qui sont bien reconnaissables à cause du
calice qui est gravé dessus, avec cette devise autour en latin: _O Mort,
que ton souvenir est amer aux méchants! mais que tu laisses calme celui
dont toutes les actions sont justes et dirigées en vue du trépas!_»[1]
[1 _O mors, quam est amara memoria tua hominibus injustis, viro quieta
cujus omnes res flunt ordinate et ad hoc_. C'est une sentence empruntée
à la Bible (_Ecclésiastique_, ch. XLI;, v. 1 et 3). Mais, dans la Bible,
au lieu des méchants, il y a les riches; au lieu des justes, les
indigents.]
«On porta ces ossements dans un endroit plus retiré de la forêt, et
lorsque Albert repassa à plusieurs jours de là au pied du sapin, mon
père remarqua qu'il n'éprouvait aucune répugnance à marcher sur cette
place, qu'on avait cependant recouverte de pierres et de sable, et où
rien ne paraissait changé. Il ne se souvenait pas même de l'émotion
qu'il avait eue en cette occasion, et il eut de la peine à se la
rappeler lorsqu'on lui en parla.
«--II faut, dit-il à mon père, que vous vous trompiez, et que j'aie été
_averti-dans un autre endroit. Je suis certain qu'ici il n'y a rien;
car je ne sens ni froid, ni douleur, ni tremblement dans mon corps.»
«Ma tante était bien portée à attribuer cette puissance divinatoire à
une faveur spéciale de la Providence. Mais Albert est si sombre, si
tourmenté, et si malheureux, qu'on ne conçoit guère pourquoi la
Providence lui aurait fait un don si funeste. Si je croyais au diable,
je trouverais bien plus acceptable la supposition de notre chapelain,
qui lui met toutes les hallucinations d'Albert sur le dos. Mon oncle
Christian, qui est un homme plus sensé et plus ferme dans sa religion
que nous tous, trouve à beaucoup de ces choses-là des éclaircissements
fort vraisemblables. Il pense que malgré tous les soins qu'ont pris les
jésuites de brûler, pendant et après la guerre de trente ans, tous les
hérétiques de la Bohême, et en particulier ceux qui se trouvaient au
château des Géants, malgré l'exploration minutieuse que notre chapelain
a faite dans tous les coins après la mort de ma tante Wanda, il doit
être resté, dans quelque cachette ignorée de tout le monde, des
documents historiques du temps des hussites, et qu'Albert les a
retrouvés. Il pense que la lecture de ces dangereux papiers aura
vivement frappé son imagination malade, et qu'il attribue naïvement à
des souvenirs merveilleux d'une existence antérieure sur la terre
l'impression qu'il a reçue de plusieurs détails ignorés aujourd'hui,
mais consignés et rapportés avec exactitude dans ces manuscrits. Par là
s'expliquent naturellement tous les contes qu'il nous a faits, et ses
disparitions inexplicables durant des journées et des semaines entières;
car il est bon de vous dire que ce fait-là s'est renouvelé plusieurs
fois, et qu'il est impossible de supposer qu'il se soit accompli hors du
château. Toutes les fois qu'il a disparu ainsi, il est resté
introuvable, et nous sommes certains qu'aucun paysan ne lui a jamais
donné asile ni nourriture. Nous savons déjà qu'il a des accès de
léthargie qui le retiennent enfermé dans sa chambre des journées
entières. Quand on enfonce les portes, et qu'on s'agite autour de lui,
il tombe en convulsions: Aussi s'en garde-t-on bien désormais. On le
laisse en proie à son extase. Il se passe dans son esprit à ces
moments-là des choses extraordinaires; mais aucun bruit, aucune
agitation extérieure ne les trahissent: ses discours seuls nous les
apprennent plus tard. Lorsqu'il en sort, il paraît soulagé et rendu à la
raison; mais peu à peu l'agitation revient et va croissant jusqu'au
retour de l'accablement. Il semble qu'il pressente la durée de ces
crises; car, lorsqu'elles doivent être longues, il s'en va au loin, ou
se réfugie dans cette cachette présumée, qui doit être quelque grotte de
la montagne ou quelque cave du château, connue de lui seul. Jusqu'ici on
n'a pu le découvrir. Cela est d'autant plus difficile qu'on ne peut le
surveiller, et qu'on le rend dangereusement malade quand on veut le
suivre, l'observer, ou seulement l'interroger. Aussi a-t-on pris le
parti de le laisser absolument libre, puisque ces absences, si
effrayantes pour nous dans les commencements, nous nous sommes habitués
à les regarder comme des crises favorables dans sa maladie. Lorsqu'elles
arrivent, ma tante souffre et mon oncle prie; mais personne ne bouge; et
quant à moi, je vous avoue que je me suis beaucoup endurcie à cet
égard-là. Le chagrin a amené l'ennui et le dégoût. J'aimerais mieux
mourir que d'épouser ce maniaque. Je lui reconnais de grandes qualités;
mais quoiqu'il vous semble que je ne dusse tenir aucun compte de ses
travers, puisqu'ils sont le fait de son mal, je vous avoue que je m'en
irrite comme d'un fléau dans ma vie et dans celle de ma famille.