En reprenant le chemin du château, Consuelo se perdait dans ses
réflexions. «Qui donc, se disait-elle, a trahi le secret de mon
incognito, au point que le premier sauvage que je rencontre dans ces
solitudes me jette mon vrai nom à la tête? Ce fou m'aurait-il vue
quelque part? Ces gens-là voyagent: peut-être a-t-il été en même temps
que moi à Venise.» Elle chercha en vain à se rappeler la figure de tous
les mendiants et de tous les vagabonds qu'elle avait l'habitude de voir
sur les quais et sur la place Saint-Marc, celle du fou de la pierre
d'épouvante ne se présenta point à sa mémoire.
Mais, comme elle repassait le pont-levis, il lui vint à l'esprit un
rapprochement d'idées plus logique et plus intéressant. Elle résolut
d'éclaircir ses soupçons, et se félicita secrètement de n'avoir pas tout
à fait manqué son but dans l'expédition qu'elle venait de tenter.
XXXVI.
Lorsqu'elle se retrouva au milieu de la famille abattue et silencieuse,
elle qui se sentait pleine d'animation et d'espérance, elle se reprocha
la sévérité avec laquelle elle avait accusé secrètement l'apathie de ces
gens profondément affligés. Le comte Christian et la chanoinesse ne
mangèrent presque rien à déjeuner, et le chapelain n'osa pas satisfaire
son appétit; Amélie paraissait en proie à un violent accès d'humeur.
Lorsqu'on se leva de table, le vieux comte s'arrêta un instant devant la
fenêtre, comme pour regarder le chemin sablé de la garenne par où Albert
pouvait revenir, et il secoua tristement la tête comme pour dire: Encore
un jour qui a mal commencé et qui finira de même!
Consuelo s'efforça de les distraire en leur récitant avec ses doigts sur
le clavier quelques-unes des dernières compositions religieuses de
Porpora, qu'ils écoutaient toujours avec une admiration et un intérêt
particuliers. Elle souffrait de les voir si accablés et de ne pouvoir
leur dire qu'elle avait de l'espérance. Mais quand elle vit le comte
reprendre son livre, et la chanoinesse son aiguille, quand elle fut
appelée auprès du métier de cette dernière pour décider si un certain
ornement devait avoir au centre quelques points bleus ou blancs, elle ne
put s'empêcher de reporter son intérêt dominant sur Albert, qui expirait
peut-être de fatigue et d'inanition dans quelque coin de la forêt, sans
savoir retrouver sa route, ou qui reposait peut-être sur quelque froide
pierre, enchaîné par la catalepsie foudroyante, exposé aux loups et aux
serpents, tandis que, sous la main adroite et persévérante de la tendre
Wenceslawa, les fleurs les plus brillantes semblaient éclore par
milliers sur la trame, arrosées parfois d'une larme furtive, mais
stérile.
Aussitôt qu'elle put engager la conversation avec la boudeuse Amélie,
elle lui demanda ce que c'était qu'un fou fort mal fait qui courait le
pays singulièrement vêtu, en riant comme un enfant aux personnes qu'il
rencontrait.
«Eh! c'est Zdenko! répondit Amélie; vous ne l'aviez pas encore aperçu
dans vos promenades? On est sûr de le rencontrer partout, car il
n'habite nulle part.
--Je l'ai vu ce matin pour la première fois, dit Consuelo, et j'ai cru
qu'il était l'hôte attitré du Schreckenstein.
--C'est donc là que vous avez été courir dès l'aurore? Je commence à
croire que vous êtes un peu folle vous-même, ma chère Nina, d'aller
ainsi seule de grand matin dans ces lieux déserts, où vous pourriez
faire de plus mauvaises rencontres que celle de l'inoffensif idiot
Zdenko.
--Être abordée par quelque loup à jeun? reprit Consuelo en souriant; la
carabine du baron votre père doit, ce me semble, couvrir de sa
protection tout le pays.
--Il ne s'agit pas seulement des bêtes sauvages, dit Amélie; le pays
n'est pas si sûr que vous croyez, par rapport aux animaux les plus
méchants de la création, les brigands et les vagabonds. Les guerres qui
viennent de finir ont ruiné assez de familles pour que beaucoup de
mendiants se soient habitués à aller au loin demander l'aumône, le
pistolet à la main. Il y a aussi des nuées de ces Zingari égyptiens,
qu'en France on nous fait l'honneur d'appeler Bohémiens, comme s'ils
étaient originaires de nos montagnes pour les avoir infestées au
commencement de leur apparition en Europe. Ces gens-là, chassés et
rebutés de partout, lâches et obséquieux devant un homme armé,
pourraient bien être audacieux avec une belle fille comme vous; et je
crains que votre goût pour les courses aventureuses ne vous expose plus
qu'il ne convient à une personne aussi raisonnable que ma chère
Porporina affecte de l'être.
--Chère baronne, reprit Consuelo, quoique vous sembliez regarder la dent
du loup comme un mince péril auprès de ceux qui m'attendent, je vous
avouerai que je la craindrais beaucoup plus que celle des Zingari. Ce
sont pour moi d'anciennes connaissances, et, en général, il m'est
difficile d'avoir peur des êtres faibles, pauvres et persécutés. Il me
semble que je saurai toujours dire à ces gens-là ce qui doit m'attirer
leur confiance et leur sympathie; car, si laids, si mal vêtus et si
méprisés qu'ils soient, il m'est impossible de ne pas m'intéresser à eux
particulièrement.
--Brava, ma chère! s'écria Amélie avec une aigreur croissante. Vous
voilà tout à fait arrivée aux beaux sentiments d'Albert pour les
mendiants, les bandits et les aliénés; et je ne serais pas surprise de
vous voir un de ces matins vous promener comme lui, appuyée sur le bras
un peu malpropre et très-mal assuré de l'agréable Zdenko.»
Ces paroles frappèrent Consuelo d'un trait de lumière qu'elle cherchait
depuis le commencement de l'entretien, et qui la consola de l'amertume
de sa compagne.
«Le comte Albert vit donc en bonne intelligence avec Zdenko?
demanda-t-elle avec un air de satisfaction qu'elle ne songea point à
dissimuler.
--C'est son plus intime, son plus précieux ami, répondit Amélie avec un
sourire de dédain. C'est le compagnon de ses promenades, le confident de
ses secrets, le messager, dit-on, de sa correspondance avec le diable.
Zdenko et Albert sont les seuls qui osent aller à toute heure
s'entretenir des choses divines les plus biscornues sur la pierre
d'épouvante. Albert et Zdenko sont les seuls qui ne rougissent point de
s'asseoir sur l'herbe avec les Zingari qui font halte sous nos sapins,
et de partager avec eux la cuisine dégoûtante que préparent ces gens-là
dans leurs écuelles de bois. Ils appellent cela communier, et on peut
dire que c'est communier sous toutes les espèces possibles. Ah! quel
époux! quel amant désirable que mon cousin Albert, lorsqu'il saisira la
main de sa fiancée dans une main qui vient de presser celle d'un Zingaro
pestiféré, pour la porter à cette bouche qui vient de boire le vin du
calice dans la même coupe que Zdenko!
--Tout ceci peut être fort plaisant, dit Consuelo; mais, quant à moi, je
n'y comprends rien du tout.
--C'est que vous n'avez pas de goût pour l'histoire, reprit Amélie, et
que vous n'avez pas bien écouté tout ce que je vous ai raconté des
Hussites et des Protestants, depuis plusieurs jours que je m'égosille à
vous expliquer scientifiquement les énigmes et les pratiques saugrenues
de mon cousin. Ne vous ai-je pas dit que la grande querelle des Hussites
avec l'église romaine était venue à propos de la communion sous les deux
espèces? Le concile de Bâle avait prononcé que c'était une profanation
de donner aux laïques le sang du Christ sous l'espèce du vin, alléguant,
voyez le beau raisonnement! que son corps et son sang étaient également
contenus sous les deux espèces, et que qui mangeait l'un buvait l'autre.
Comprenez-vous?
--Il me semble que les Pères du concile ne se comprenaient pas beaucoup
eux-mêmes. Ils eussent dû dire, pour être dans la logique, que la
communion du vin était inutile; mais profanatoire! pourquoi, si, en
mangeant le pain, on boit aussi le sang?
--C'est que les Hussites avaient une terrible soif de sang, et que les
Pères du concile les voyaient bien venir. Eux aussi avaient soif du sang
de ce peuple; mais, ils voulaient le boire sous l'espèce de l'or.
L'église romaine a toujours été affamée et altérée de ce suc de la vie
des nations, du travail et de la sueur des pauvres. Les pauvres se
révoltèrent, et reprirent leur sueur et leur sang dans les trésors des
abbayes et sur la chape des évêques. Voilà tout le fond de la querelle,
à laquelle vinrent se joindre, comme je vous l'ai dit, le sentiment
d'indépendance nationale et la haine de l'étranger. La dispute de la
communion en fut le symbole. Rome et ses prêtres officiaient dans des
calices d'or et de pierreries; les Hussites affectaient d'officier dans
des vases de bois, pour fronder le luxe de l'Église, et pour simuler la
pauvreté des apôtres. Voilà pourquoi Albert, qui s'est mis dans la
cervelle de se faire Hussite, après que ces détails du passé ont perdu
toute valeur et toute signification; Albert, qui prétend connaître la
vraie doctrine de Jean Huss mieux que Jean Huss lui-même, invente toutes
sortes de communions, et s'en va communiant sur les chemins avec les
mendiants, les païens, et les imbéciles. C'était la manie des Hussites
de communier partout, à toute heure, et avec tout le monde.
--Tout ceci est fort bizarre, répondit Consuelo, et ne peut s'expliquer
pour moi que par un patriotisme exalté, porté jusqu'au délire, je le
confesse, chez le comte Albert. La pensée est peut-être profonde, mais
les formes qu'il y donne me semblent bien puériles pour un homme aussi
sérieux et aussi savant. La véritable communion ne serait-elle pas
plutôt l'aumône? Que signifient de vaines cérémonies passées de mode, et
que ne comprennent certainement pas ceux qu'il y associe?
--Quant à l'aumône, Albert ne s'en fait pas faute; et si on le laissait
aller, il serait bientôt débarrassé de cette richesse que, pour ma part,
je voudrais bien lui voir fondre dans la main de ses mendiants.
--Et pourquoi cela?
--Parce que mon père ne conserverait pas la fatale idée de m'enrichir en
me faisant épouser ce démoniaque. Car il faut que vous le sachiez, ma
chère Porporina, ajouta Amélie avec une intention malicieuse, ma famille
n'a point renoncé à cet agréable dessein. Ces jours derniers, lorsque la
raison de mon cousin brilla comme un rayon fugitif du soleil entre les
nuages, mon père revint à l'assaut avec plus de fermeté que je ne le
croyais capable d'en montrer avec moi. Nous eûmes une querelle assez
vive, dont le résultat parait être qu'on essaiera de vaincre ma
résistance par l'ennui de la séquestration, comme une citadelle qu'on
veut prendre par la famine. Ainsi donc, si je faiblis, si je succombe,
il faudra que j'épouse Albert malgré lui, malgré moi, et malgré une
troisième personne qui fait semblant de ne pas s'en soucier le moins du
monde.
--Nous y voila! répondit Consuelo en riant: j'attendais cette épigramme,
et vous ne m'avez accordé l'honneur de causer avec vous ce matin que
pour y arriver. Je la reçois avec plaisir, parce que je vois dans cette
petite comédie de jalousie un reste d'affection pour le comte Albert
plus vive que vous ne voulez l'avouer.
--Nina! s'écria la jeune baronne avec énergie, si vous croyez voir cela,
vous avez peu de pénétration, et si vous le voyez avec plaisir, vous
avez peu d'affection pour moi. Je suis violente, orgueilleuse peut-être,
mais non dissimulée. Je vous l'ai dit: la préférence qu'Albert vous
accorde m'irrite contre lui, non contre vous. Elle blesse mon
amour-propre, mais elle flatte mon espérance et mon penchant. Elle me
fait désirer qu'il fasse pour vous quelque bonne folie qui me débarrasse
de tout ménagement envers lui, en justifiant cette aversion que j'ai
longtemps combattue, et qu'il m'inspire enfin sans mélange de pitié ni
d'amour.
--Dieu veuille, répondit Consuelo avec douceur, que ceci soit le langage
de la passion, et non celui de la vérité! car ce serait une vérité bien
dure dans la bouche d'une personne bien cruelle!
L'aigreur et l'emportement qu'Amélie laissa percer dans cet entretien
firent peu d'impression sur l'âme généreuse de Consuelo. Elle ne
songeait plus, quelques instants après, qu'à son entreprise; et ce rêve
qu'elle caressait, de ramener Albert à sa famille, jetait une sorte de
joie naïve sur la monotonie de ses occupations. Il lui fallait bien cela
pour échapper à l'ennui qui la menaçait, et qui, étant la maladie la
plus contraire et la plus inconnue jusqu'alors à sa nature active et
laborieuse, lui fût devenu mortel. En effet, lorsqu'elle avait donné à
son élève indocile et inattentive une longue et fastidieuse leçon, il ne
lui restait plus qu'à exercer sa voix et à étudier ses vieux auteurs.
Mais cette consolation, qui ne lui avait jamais manqué, lui était
opiniâtrement disputée. Amélie, avec son oisiveté inquiète, venait à
chaque instant la troubler et l'interrompre par de puériles questions ou
des observations hors de propos. Le reste de la famille était
affreusement morne. Déjà cinq mortels jours s'étaient écoulés sans que
le jeune comte reparût, et chaque journée de cette absence ajoutait à
l'abattement et à la consternation des précédentes.
Dans l'après-midi, Consuelo, errant dans les jardins avec Amélie, vit
Zdenko sur le revers du fossé qui les séparait de la campagne. Il
paraissait occupé à parler tout seul, et, à son ton, on eût dit qu'il se
racontait une histoire. Consuelo arrêta sa compagne, et la pria de lui
traduire ce que disait l'étrange personnage.
«Comment voulez-vous que je vous traduise des rêveries sans suite et
sans signification? dit Amélie en haussant les épaules. Voici ce qu'il
vient de marmotter, si vous tenez à le savoir:
«II y avait une fois une grande montagne toute blanche, toute blanche,
et à côté une grande montagne toute noire, toute noire, et à côté une
grande montagne toute rouge, toute rouge ...»
«Cela vous intéresse-t-il beaucoup?
--Peut-être, si je pouvais savoir la suite. Oh! que ne donnerais-je pas
pour comprendre le bohême! Je veux l'apprendre.
--Ce n'est pas tout à fait aussi facile que l'italien ou l'espagnol;
mais vous êtes si studieuse, que vous en viendrez à bout si vous voulez:
je vous l'enseignerai, si cela peut vous faire plaisir.
--Vous serez un ange. A condition, toutefois, que vous serez plus
patiente comme maîtresse que vous ne l'êtes comme élève. Et maintenant
que dit ce Zdenko?
--Maintenant ce sont ses montagnes qui parlent.
«Pourquoi, montagne rouge, toute rouge, as-tu écrasé la montagne toute
noire? et toi, montagne blanche, toute blanche, pourquoi as-tu laissé
écraser la montagne noire, toute noire?»
Ici Zdenko se mit à chanter avec une voix grêle et cassée, mais d'une
justesse et d'une douceur qui pénétrèrent Consuelo jusqu'au fond de
l'âme. Sa chanson disait:
«Montagnes noires et montagnes blanches, il vous faudra beaucoup d'eau
de la montagne rouge pour laver vos robes:
«Vos robes noires de crimes, et blanches d'oisiveté, vos robes souillées
de mensonges, vos robes éclatantes d'orgueil.
«Les voilà toutes deux lavées, bien lavées; vos robes qui ne voulaient
pas changer de couleur; les voilà usées, bien usées, vos robes qui ne
voulaient pas traîner sur le chemin.
«Voilà toutes les montagnes rouges, bien rouges! Il faudra toute l'eau
du ciel, toute l'eau du ciel, pour les laver.»
--Est-ce une improvisation ou une vieille chanson du pays? demanda
Consuelo à sa compagne.
--Qui peut le savoir? répondit Amélie: Zdenko est un improvisateur
inépuisable ou un rapsode bien savant. Nos paysans aiment passionnément
à l'écouter, et le respectent comme un saint, tenant sa folie pour un
don du ciel plus que pour une disgrâce de la nature. Ils le nourrissent
et le choient, et il ne tiendrait qu'à lui d'être l'homme le mieux logé
et le mieux habillé du pays; car chacun se dispute le plaisir et
l'avantage de l'avoir pour hôte. Il passe pour un porte-bonheur, pour un
présage de fortune. Quand le temps menace, si Zdenko vient à passer, on
dit: Ce ne sera rien; la grêle ne tombera pas ici. Si la récolte est
mauvaise, on prie Zdenko de chanter; et comme il promet toujours des
années d'abondance et de fertilité, on se console du présent dans
l'attente d'un meilleur avenir. Mais Zdenko ne veut demeurer nulle part,
sa nature vagabonde l'emporte au fond des forêts. On ne sait point où il
s'abrite la nuit, où il se réfugie contre le froid et l'orage. Jamais,
depuis dix ans, on ne l'a vu entrer sous un autre toit que celui du
château des Géants, parce qu'il prétend que ses aïeux sont dans toutes
les maisons du pays, et qu'il lui est défendu de se présenter devant
eux. Cependant il suit Albert jusque dans sa chambre, parce qu'il est
aussi dévoué et aussi soumis à Albert que son chien Cynabre. Albert est
le seul mortel qui enchaîne à son gré cette sauvage indépendance, et qui
puisse d'un mot faire cesser son intarissable gaîté, ses éternelles
chansons, et son babil infatigable. Zdenko a eu, dit-on, une fort belle
voix, mais il l'a épuisée à parler, à chanter et à rire. Il n'est guère
plus âgé qu'Albert, quoiqu'il ait l'apparence d'un homme de cinquante
ans. Ils ont été compagnons d'enfance. Dans ce temps-là, Zdenko n'était
qu'à demi fou. Descendant d'une ancienne famille (un de ses ancêtres
figure avec quelque éclat dans la guerre des Hussites), il montrait
assez de mémoire et d'aptitude pour que ses parents, voyant la faiblesse
de son organisation physique, l'eussent destiné au cloître. On l'a vu
longtemps en habit de novice d'un ordre mendiant: mais on ne put jamais
l'astreindre au joug de la règle; et quand on l'envoyait en tournée avec
un des frères de son couvent, et un âne chargé des dons des fidèles, il
laissait là la besace, l'âne et le frère, et s'en allait prendre de
longues vacances au fond des bois. Lorsque Albert entreprit ses voyages,
Zdenko tomba dans un noir chagrin, jeta le froc aux orties, et se fit
tout à fait vagabond. Sa mélancolie se dissipa peu à peu; mais l'espèce
de raison qui avait toujours brillé au milieu de la bizarrerie de son
caractère s'éclipsa tout à fait. Il ne dit plus que des choses
incohérentes, manifesta toutes sortes de manies incompréhensibles, et
devint réellement insensé. Mais comme il resta toujours sobre, chaste et
inoffensif, on peut dire qu'il est idiot plus que fou. Nos paysans
l'appellent l'_innocent_, et rien de plus.
--Tout ce que vous m'apprenez de ce pauvre homme me le rend sympathique,
dit Consuelo; je voudrais bien lui parler. Il sait un peu l'allemand?
--Il le comprend, et il peut le parler tant bien que mal. Mais, comme
tous les paysans bohèmes, il a horreur de cette langue; et plongé
d'ailleurs dans ses rêveries comme le voilà, il est fort douteux qu'il
vous réponde si vous l'interrogez.
--Essayez donc de lui parler dans sa langue, et d'attirer son attention
sur nous, dit Consuelo.»
Amélie appela Zdenko à plusieurs reprises, lui demandant en bohémien
s'il se portait bien, et s'il désirait quelque chose; mais elle ne put
jamais lui faire relever sa tête penchée vers la terre, ni interrompre
un petit jeu qu'il faisait avec trois cailloux, un blanc, un rouge, et
un noir, qu'il poussait l'un contre l'autre en riant, et en se
réjouissant beaucoup chaque fois qu'il les faisait tomber.
«Vous voyez que c'est inutile, dit Amélie. Quand il n'a pas faim, ou
qu'il ne cherche pas Albert, il ne nous parle jamais. Dans l'un ou
l'autre cas, il vient à la porte du château, et s'il n'a que faim, il
reste sur la porte. On lui donne ce qu'il désire, il remercie, et s'en
va. S'il veut voir Albert, il entre, et va frapper à la porte de sa
chambre, qui n'est jamais fermée pour lui, et où il reste des heures
entières, silencieux et tranquille comme un enfant craintif si Albert
travaille, expansif et enjoué si Albert est disposé à l'écouter, jamais
importun, à ce qu'il semble, à mon aimable cousin, et plus heureux en
ceci qu'aucun membre de sa famille.
--Et lorsque le comte Albert devient invisible comme dans ce moment-ci,
par exemple, Zdenko, qui l'aimait si ardemment, Zdenko qui perdit sa
gaîté lorsque le comte entreprit ses voyages, Zdenko, son compagnon
inséparable, reste donc tranquille? il ne montre point d'inquiétude?
--Aucune. Il dit qu'Albert est allé voir le grand Dieu et qu'il
reviendra bientôt. C'est ce qu'il disait lorsque Albert parcourait
l'Europe, et que Zdenzo en avait pris son parti.
--Et vous ne soupçonnez pas, chère Amélie, que Zdenko puisse être mieux
fondé que vous tous à goûter cette sécurité? Vous ne vous êtes jamais
avisés de penser qu'il était dans le secret d'Albert, et qu'il veillait
sur lui dans son délire ou dans sa léthargie?
--Nous y avons bien songé, et on a observé longtemps ses démarches;
mais, comme son patron Albert, il déteste la surveillance; et, plus fin
qu'un renard dépisté par les chiens, il a trompé tous les efforts,
déjoué toutes les ruses, et dérouté toutes les observations. Il semble
aussi qu'il ait, comme Albert, le don de se rendre invisible quand il
lui plaît. Il a quelquefois disparu instantanément aux regards fixés sur
lui, comme s'il eût fendu la terre pour s'y engloutir, ou comme si un
nuage l'eût enveloppé de ses voiles impénétrables. Voilà du moins ce
qu'affîrment nos gens et ma tante Wenceslawa elle-même, qui n'a pas,
malgré toute sa piété, la tête beaucoup plus forte à l'endroit du
pouvoir satanique.
--Mais vous, chère baronne, vous ne pouvez pas croire à ces absurdités?
--Moi, je me range à l'avis de mon oncle Christian. Il pense que si
Albert n'a, dans ses détresses mystérieuses, que le secours et l'appui
de cet insensé, il est fort dangereux de les lui ôter, et qu'on risque,
en observant et en contrariant les démarches de Zdenko, de priver
Albert, durant des heures et des jours entiers, des soins et même des
aliments qu'il peut recevoir de lui. Mais, de grâce, passons outre, ma
chère Nina; en voilà bien assez sur ce chapitre, et cet idiot ne me
cause pas le même intérêt qu'à vous. Je suis fort rebattue de ses romans
et de ses chansons, et sa voix cassée me donne mal à la gorge.
--Je suis étonnée, dit Consuelo en se laissant entraîner par sa
compagne, que cette voix n'ait pas pour vos oreilles un charme
extraordinaire. Tout éteinte qu'elle est, elle me fait plus d'impression
que celle des plus grands chanteurs.
--C'est que vous êtes blasée sur les belles choses, et que la nouveauté
vous amuse.
--Cette langue qu'il chante est d'une singulière douceur, reprit
Consuelo, et la monotonie de ses mélodies n'est pas ce que vous croyez:
ce sont, au contraire, des idées bien suaves et bien originales.
--Pas pour moi, qui en suis obsédée, repartit Amélie; j'ai pris dans les
commencements quelque intérêt aux paroles, pensant avec les gens du pays
que c'étaient d'anciens chants nationaux fort curieux sous le rapport
historique; mais comme il ne les dit jamais deux fois de la même
manière, je suis persuadée que ce sont des improvisations, et je me suis
bien vite convaincue que cela ne valait pas la peine d'être écouté, bien
que nos montagnards s'imaginent y trouver à leur gré un sens
symbolique.»
Dès que Consuelo put se débarrasser d'Amélie, elle courut au jardin, et
retrouva Zdenko à la même place, sur le revers du fossé, absorbé dans le
même jeu. Certaine que ce malheureux avait des relations cachées avec
Albert, elle était entrée furtivement dans l'office, et y avait dérobé
un gâteau de miel et de fleur de farine, pétri avec soin des propres
mains de la chanoinesse. Elle se souvenait d'avoir vu Albert, qui
mangeait fort peu, montrer machinalement de la préférence pour ce mets
que sa tante confectionnait toujours pour lui avec le plus grand soin.
Elle l'enveloppa dans un mouchoir blanc, et, voulant le jeter à Zdenko
par dessus le fossé, elle se hasarda à l'appeler. Mais comme il ne
paraissait pas vouloir l'écouter, elle se souvint de la vivacité avec
laquelle il lui avait dit son nom, et elle le prononça d'abord en
allemand. Zdenko sembla l'entendre; mais il était mélancolique dans ce
moment-là, et, sans la regarder, il répéta en allemand, en secouant la
tête et en soupirant: Consolation! consolation! comme s'il eût voulu
dire: Je n'espère plus de consolation.
«Consuelo!» dit alors la jeune fille pour voir si son nom espagnol
réveillerait la joie qu'il avait montrée le matin en le prononçant.
Aussitôt Zdenko abandonna ses cailloux, et se mit à sauter et à gambader
sur le bord du fossé, en faisant voler son bonnet par-dessus sa tête, et
en étendant les bras vers elle, avec des paroles bohêmes très-animées,
et un visage rayonnant de plaisir et d'affection.
«Albert!» lui cria de nouveau Consuelo en lui jetant le gâteau.
Zdenko le ramassa en riant, et ne déploya pas le mouchoir; mais il
disait beaucoup de choses que Consuelo était désespérée de ne pas
comprendre. Elle écouta particulièrement et s'attacha, à retenir une
phrase qu'il répéta plusieurs fois en la saluant; son oreille musicale
l'aida à en saisir la prononciation exacte; et dès qu'elle eut perdu
Zdenko de vue, qui s'enfuyait à toutes jambes, elle l'écrivit sur son
carnet, en l'orthographiant à la vénitienne, et se réservant d'en
demander le sens à Amélie. Mais, avant de quitter Zdenko, elle voulut
lui donner encore quelque chose qui témoignât à Albert l'intérêt qu'elle
lui portait, d'une manière plus délicate; et, ayant rappelé le fou, qui
revint, docile à sa voix, elle lui jeta un bouquet de fleurs qu'elle
avait cueilli dans la serre une heure auparavant, et qui était encore
frais et parfumé à sa ceinture. Zdenko le ramassa, répéta son salut,
renouvela ses exclamations et ses gambades, et, s'enfonçant dans des
buissons épais où un lièvre eût seul semblé pouvoir se frayer un
passage, il y disparut tout entier. Consuelo suivit des yeux sa course
rapide pendant quelques instants, en voyant le haut des branches
s'agiter dans la direction du sud-est. Mais un léger vent qui s'éleva
rendit cette observation inutile, en agitant toutes les branches du
taillis; et Consuelo rentra, plus que jamais attachée à la poursuite de
son dessein.
XXXVII.
Lorsque Amélie fut appelée à traduire la phrase que Consuelo avait
écrite sur son carnet et gravée dans sa mémoire, elle dit qu'elle ne la
comprenait pas du tout, quoiqu'elle pût la traduire littéralement par
ces mots:
_Que celui à qui on a fait tort te salue._
«Peut-être, ajouta-t-elle, veut-il parler d'Albert, ou de lui-même, en
disant qu'on leur a fait tort en les taxant de folie, eux qui se croient
les seuls hommes raisonnables qu'il y ait sur la terre: Mais à quoi bon
chercher le sens des discours d'un insensé? Ce Zdenko occupe beaucoup
plus votre imagination qu'il ne mérite.
--C'est la croyance du peuple dans tous les pays, répondit Consuelo,
d'attribuer aux fous une sorte de lumière supérieure à celle que
perçoivent les esprits positifs et froids. J'ai le droit de conserver
les préjugés de ma classe, et je ne puis jamais croire qu'un fou parle
au hasard en disant des paroles qui nous paraissent inintelligibles.
--Voyons, dit Amélie, si le chapelain, qui est très versé dans toutes
les formules anciennes et nouvelles dont se servent nos paysans,
connaîtra celle-ci.»
Et, courant vers le bonhomme, elle lui demanda l'explication de la
phrase de Zdenko.
Mais ces paroles obscures parurent frapper le chapelain d'une affreuse
lumière.
«Dieu vivant! s'écria-t-il en pâlissant, où donc votre seigneurie
a-t-elle entendu un semblable blasphème?
--Si c'en est un, je ne le devine pas, répondit Amélie en riant, et
c'est pour cela que j'en attends de vous la traduction.
--Mot à mot, c'est bien, en bon allemand, ce que vous venez de dire,
madame, c'est bien «_Que celui à qui on a fait tort te salue_;» mais si
vous voulez en savoir le sens (et j'ose à peine le prononcer), c'est,
dans la pensée de l'idolâtre qui le prononce, «_que le diable soit avec
toi!_»
--En d'autres termes, reprit Amélie en riant plus fort: «_Va au
diable!_» Eh bien! c'est un joli compliment, et voilà ce qu'on gagne, ma
chère Nina, à causer avec les fous. Vous ne pensiez pas que Zdenko, avec
un sourire si affable et des grimaces si enjouées, vous adressait un
souhait aussi peu galant.
--Zdenko? s'écria le chapelain. Ah! c'est ce malheureux idiot qui se
sert de pareilles formules? A la bonne heure! je tremblais que ce ne fût
quelque autre ... et j'avais tort; cela ne pouvait sortir que de cette
tête farcie des abominations de l'antique hérésie! Où prend-il ces
choses à peu près inconnues et oubliées aujourd'hui? L'esprit du mal
peut seul les lui suggérer.
--Mais c'est tout simplement un fort vilain jurement dont le peuple se
sert dans toutes les langues, repartit Amélie; et les catholiques ne
s'en font pas plus faute que les autres.
--Ne croyez pas cela, baronne, dit le chapelain. Ce n'est pas une
malédiction dans l'esprit égaré de celui qui s'en sert, c'est un hommage
et une bénédiction, au contraire; et là est le crime. Cette abomination
vient des Lollards, secte détestable qui engendra celle des Vaudois,
laquelle engendra celle des Hussites....
--Laquelle en engendra bien d'autres! dit Amélie en prenant un air grave
pour se moquer du bon prêtre. Mais, voyons, monsieur le chapelain,
expliquez-nous donc comment ce peut être un compliment que de
recommander son prochain au diable?
--C'est que, dans la croyance des Lollards, Satan n'était pas l'ennemi
du genre humain, mais au contraire son protecteur et son patron. Ils le
disaient victime de l'injustice et de la jalousie. Selon eux, l'archange
Michel et les autres puissances célestes qui l'avaient précipité dans
l'abîme étaient de véritables démons, tandis que Lucifer, Belzébuth,
Astaroth, Aslarté, et tous les monstres de l'enfer étaient l'innocence
et la lumière même. Ils croyaient que le règne de Michel et de sa
glorieuse milice finirait bientôt, et que le diable serait réhabilité et
réintégré dans le ciel avec sa phalange maudite. Enfin ils lui rendaient
un culte impie, et s'abordaient les uns les autres en se disant: Que
celui à _qui on a fait tort_, c'est-à-dire celui qu'on a méconnu et
condamné injustement, _te salue_, c'est-à-dire, te protège et t'assiste.
--Eh bien, dit Amélie en riant aux éclats, voilà ma chère Nina sous des
auspices bien favorables, et je ne serais pas étonnée qu'il fallût
bientôt en venir avec elle à des exorcismes pour détruire l'effet des
incantations de Zdenko.»
Consuelo fut un peu émue de cette plaisanterie. Elle n'était pas bien
sûre que le diable fût une chimère, et l'enfer une fable poétique. Elle
eût été portée à prendre au sérieux l'indignation et la frayeur du
chapelain, si celui-ci, scandalisé des rires d'Amélie, n'eût été, en ce
moment, parfaitement ridicule. Interdite, troublée dans toutes les
croyances de son enfance par cette lutte où elle se voyait lancée, entre
la superstition des uns et l'incrédulité des autres, Consuelo eut, ce
soir-là, beaucoup de peine à dire ses prières. Elle cherchait le sens de
toutes ces formules de dévotion qu'elle avait acceptées jusque-là sans
examen, et qui ne satisfaisaient plus son esprit alarmé. «A ce que j'ai
pu voir, pensait-elle, il y a deux sortes de dévotions à Venise. Celle
des moines, des nonnes, et du peuple, qui va trop loin peut-être; car
elle accepte, avec les mystères de la religion, toutes sortes de
superstitions accessoires, l'_Orco_ (le diable des lagunes), les
sorcières de Malamocco, les chercheuses d'or, l'horoscope, et les voeux
aux saints pour la réussite des desseins les moins pieux et parfois les
moins honnêtes: celle du haut clergé et du beau monde, qui n'est qu'un
simulacre; car ces gens-là vont à l'église comme au théâtre, pour
entendre la musique et se montrer; ils rient de tout, et n'examinent
rien dans la religion, pensant que rien n'y est sérieux, que rien n'y
oblige la conscience, et que tout est affaire de forme et d'usage.
Anzoleto n'était pas religieux le moins du monde; c'était un de mes
chagrins, et j'avais raison d'être effrayée de son incrédulité. Mon
maître Porpora ... que croyait-il? je l'ignore. Il ne s'expliquait point
là-dessus, et cependant il m'a parlé de Dieu et des choses divines dans
le moment le plus douloureux et le plus solennel de ma vie. Mais quoique
ses paroles m'aient beaucoup frappée, elles n'ont laissé en moi que de
la terreur et de l'incertitude. Il semblait qu'il crût à un Dieu jaloux
et absolu, qui n'envoyait le génie et l'inspiration qu'aux êtres isolés
par leur orgueil des peines et des joies de leurs semblables. Mon coeur
désavoue cette religion sauvage, et ne peut aimer un Dieu qui me défend
d'aimer. Quel est donc le vrai Dieu? Qui me l'enseignera? Ma pauvre mère
était croyante; mais de combien d'idolâtries puériles son culte était
mêlé! Que croire et que penser? Dirai-je, comme l'insouciante Amélie,
que la raison est le seul Dieu? Mais elle ne connaît même pas ce
Dieu-là, et ne peut me l'enseigner; car il n'est pas de personne moins
raisonnable qu'elle. Peut-on vivre sans religion? Alors pourquoi vivre?
En vue de quoi travaillerais-je? en vue de quoi aurais-je de la pitié,
du courage, de la générosité, de la conscience et de la droiture, moi
qui suis seule dans l'univers, s'il n'est point dans l'univers un Être
suprême, intelligent et plein d'amour, qui me juge, qui m'approuve, qui
m'aide, me préserve et me bénisse? Quelles forces, quels enivrements
puisent-ils dans la vie, ceux qui peuvent se passer d'un espoir et d'un
amour au-dessus de toutes les illusions et de toutes les vicissitudes
humaines?
«Maître suprême! s'écria-t-elle dans son coeur, oubliant les formules de
sa prière accoutumée, enseigne-moi ce que je dois faire. Amour suprême!
enseigne-moi ce que je dois aimer. Science suprême! enseigne-moi ce que
je dois croire.»
En priant et en méditant de la sorte, elle oublia l'heure qui
s'écoulait, et il était plus de minuit lorsque avant de se mettre au
lit, elle jeta un coup d'oeil sur la campagne éclairée par la lune. La
vue qu'on découvrait de sa fenêtre était peu étendue, à cause des
montagnes environnantes, mais extrêmement pittoresque. Un torrent
coulait au fond d'une vallée étroite et sinueuse, doucement ondulée en
prairies sur la base des collines inégales qui fermaient l'horizon,
s'entr'ouvrant çà et là pour laisser apercevoir derrière elles d'autres
gorges et d'autres montagnes plus escarpées et toutes couvertes de noirs
sapins. La clarté de la lune à son déclin se glissait derrière les
principaux plans de ce paysage triste et vigoureux, où tout était
sombre, la verdure vivace, l'eau encaissée, les roches couvertes de
mousse et de lierre.
Tandis que Consuelo comparait ce pays à tous ceux qu'elle avait
parcourus dans son enfance, elle fut frappée d'une idée qui ne lui était
pas encore venue; c'est que cette nature qu'elle avait sous les yeux
n'avait pas un aspect nouveau pour elle, soit qu'elle eût traversé
autrefois cette partie de la Bohême, soit qu'elle eût vu ailleurs des
lieux très-analogues. «Nous avons tant voyagé, ma mère et moi, se
disait-elle, qu'il n'y aurait rien d'étonnant à ce que je fusse déjà
venue de ce côté-ci. J'ai un souvenir distinct de Dresde et de Vienne.
Nous avons bien pu traverser la Bohême pour aller d'une de ces capitales
à l'autre. Il serait étrange cependant que nous eussions reçu
l'hospitalité dans quelque grange du château où me voici logée comme une
demoiselle d'importance; ou bien que nous eussions gagné, en chantant,
un morceau de pain à la porte de quelqu'une de ces cabanes où Zdenko
tend la main et chante ses vieilles chansons; Zdenko, l'artiste
vagabond, qui est mon égal et mon confrère, bien qu'il n'y paraisse
plus!»
En ce moment, ses regards se portèrent sur le Schreckenstein, dont on
apercevait le sommet au-dessus d'une éminence plus rapprochée, et il lui
sembla que cette place sinistre était couronnée d'une lueur rougeâtre
qui teignait faiblement l'azur transparent du ciel. Elle y porta toute
son attention, et vit cette clarté indécise augmenter, s'éteindre et
reparaître, jusqu'à ce qu'enfin elle devint si nette et si intense,
qu'elle ne put l'attribuer à une illusion de ses sens. Que ce fût la
retraite passagère d'une bande de Zingari, ou le repaire de quelque
brigand, il n'en était pas moins certain que le Schreckenstein était
occupé en ce moment par des êtres vivants; et Consuelo, après sa prière
naïve et fervente au Dieu de vérité, n'était plus disposée du tout à
croire à l'existence des êtres fantastiques et malfaisants dont la
chronique populaire peuplait la montagne. Mais n'était-ce pas plutôt
Zdenko qui allumait ce feu pour se soustraire au froid de la nuit? Et si
c'était Zdenko, n'était-ce pas pour réchauffer Albert que les branches
desséchées de la forêt brûlaient en ce moment? Ou avait vu souvent cette
lueur sur le Schreckenstein; on en parlait avec effroi, on l'attribuait
à quelque fait surnaturel. On avait dit mille fois qu'elle émanait du
tronc enchanté du vieux chêne de Ziska. Mais le _Hussite_ n'existait
plus; du moins il gisait au fond du ravin, et la clarté rouge brillait
encore à la cime du mont. Comment ce phare mystérieux n'appelait-il pas
les recherches vers cette retraite présumée d'Albert?
«O apathie des âmes dévotes! pensa Consuelo; tu es un bienfait de la
Providence, ou une infirmité des natures incomplètes?» Elle se demanda
en même temps si elle aurait le courage d'aller seule, à cette heure, au
Schreckenstein, et elle se répondit que, guidée par la charité, elle
l'aurait certainement. Mais elle pouvait se flatter un peu gratuitement
à cet égard; car la clôture sévère du château ne lui laissait aucune
chance d'exécuter ce dessein.
Dès le matin, elle s'éveilla pleine de zèle, et courut au
Schreckenstein. Tout y était silencieux et désert. L'herbe ne paraissait
pas foulée autour de la pierre d'Épouvante. Il n'y avait aucune trace de
feu, aucun vestige de la présence des fioles de la nuit. Elle parcourut
la montagne dans tous les sens, et n'y trouva aucun indice. Elle appela
Zdenko de tous côtés: elle essaya de siffler pour voir si elle
éveillerait les aboiements de Cynabre; elle se nomma à plusieurs
reprises; elle prononça le nom de Consolation dans toutes les langues
qu'elle savait: elle chanta quelques phrases de son cantique espagnol,
et même de l'air bohémien de Zdenko, qu'elle avait parfaitement retenu.
Rien ne lui répondit. Le craquement des lichens desséchés sous ses
pieds, et le murmure des eaux mystérieuses qui couraient sous les
rochers, furent les seuls bruits qui lui répondirent.
Fatiguée de cette inutile exploration, elle allait se retirer après
avoir pris un instant de repos sur la pierre, lorsqu'elle vit à ses
pieds une feuille de rose froissée et flétrie. Elle la ramassa, la
déplia, et s'assura bien que ce ne pouvait être qu'une feuille du
bouquet qu'elle avait jeté à Zdenko; car la montagne ne produisait pas
de roses sauvages, et d'ailleurs ce n'était pas la saison. Il n'y en
avait encore que dans la serre du château. Ce faible indice la consola
de l'apparente inutilité de sa promenade, et la laissa de plus en plus
persuadée que c'était au Sehreckenstein qu'il fallait espérer de
découvrir Albert.
Mais dans quel antre de cette montagne impénétrable était-il donc caché?
il n'y était donc pas à toute heure, ou bien il était plongé, en ce
moment, dans un accès d'insensibilité cataleptique; ou bien encore
Consuelo s'était trompée en attribuant à sa voix quelque pouvoir sur
lui, et l'exaltation qu'il lui avait montrée n'était qu'un accès de
folie qui n'avait laissé aucune trace dans sa mémoire. Il la voyait, il
l'entendait peut-être maintenant, et il se riait de ses efforts, et il
méprisait ses inutiles avances.
A cette dernière pensée, Consuelo sentit une rougeur brûlante monter à
ses joues, et elle quitta précipitamment le Schreckenstein en se
promettant presque de n'y plus revenir. Cependant elle y laissa un petit
panier de fruits qu'elle avait apporté.
Mais le lendemain, elle trouva le panier à la même place; on n'y avait
pas touché. Les feuilles qui recouvraient les fruits n'avaient pas même
été dérangées par un mouvement de curiosité. Son offrande avait été
dédaignée, ou bien ni Albert ni Zdenko n'étaient venus par là; et
pourtant la lueur rouge d'un feu de sapin avait brillé encore durant
cette nuit sur le sommet de la montagne.
Consuelo avait veillé jusqu'au jour pour observer cette particularité.
Elle avait vu plusieurs fois la clarté décroître et se ranimer, comme si
une main vigilante l'eût entretenue. Personne n'avait vu de Zingali dans
les environs. Aucun étranger n'avait été signalé sur les sentiers de la
forêt; et tous les paysans que Consuelo interrogeait sur le phénomène
lumineux de la pierre d'Épouvante, lui répondaient en mauvais allemand,
qu'il ne faisait pas bon d'approfondir ces choses-là, et qu'il ne
fallait pas se mêler des affaires de l'autre monde.
Cependant, il y avait déjà neuf jours qu'Albert avait disparu. C'était
la plus longue absence de ce genre qu'il eût encore faite, et cette
prolongation, jointe aux sinistres présages qui avaient annoncé
l'avènement de sa trentième année, n'était pas propre à ranimer les
espérances de la famille. On commençait enfin à s'agiter; le comte
Christian soupirait à toute heure d'une façon lamentable; le baron
allait à la chasse sans songer à rien tuer; le chapelain faisait des
prières extraordinaires; Amélie n'osait plus rire ni causer, et la
chanoinesse, pâle et affaiblie, distraite des soins domestiques, et
oublieuse de son ouvrage en tapisserie, égrenait son chapelet du matin
au soir, entretenait de petites bougies devant l'image de la Vierge, et
semblait plus voûtée d'un pied qu'à son ordinaire.
Consuelo se hasarda à proposer une grande et scrupuleuse exploration du
Schreckenstein, avoua les recherches qu'elle y avait faites, et confia
en particulier à la chanoinesse la circonstance de la feuille de rose,
et le soin qu'elle avait mis à examiner toute la nuit le sommet lumineux
de la montagne. Mais les dispositions que voulait prendre Wenceslawa
pour cette exploration, firent bientôt repentir Consuelo de son
épanchement. La chanoinesse voulait qu'on s'assurât de la personne de
Zdenko, qu'on l'effrayât par des menaces, qu'on fît armer cinquante
hommes de torches et de fusils, enfin que le chapelain prononçât sur la
pierre fatale ses plus terribles exorcismes, tandis que le baron, suivi
de Hanz, et de ses plus courageux acolytes, ferait en règle, au milieu
de la nuit, le siège du Schreckenstein. C'était le vrai moyen de porter
Albert à la folie la plus extrême, et peut-être à la fureur, que de lui
procurer une surprise de ce genre; et Consuelo obtint, à force de
représentations et de prières, que Wenceslawa n'agirait point et
n'entreprendrait rien sans son avis. Or, voici quel parti elle lui
proposa en définitive: ce fut de sortir du château la nuit suivante, et
d'aller seule avec la chanoinesse, en se faisant suivre à distance de
Hanz et du chapelain seulement, examiner de près le feu du
Schreckenstein. Mais cette résolution se trouva au-dessus des forces de
la chanoinesse. Elle était persuadée que le Sabbat officiait sur la
pierre d'Épouvante, et tout ce que Consuelo put obtenir fut qu'on lui
ouvrirait les portes à minuit et que le baron et quelques autres
personnes de bonne volonté la suivraient sans armes et dans le plus
grand silence. Il fut convenu qu'on cacherait cette tentative au comte
Christian, dont le grand âge et la santé affaiblie ne pourraient se
prêter à une pareille course durant la nuit froide et malsaine, et qui
cependant voudrait s'y associer s'il en avait connaissance.
Tout fut exécuté ainsi que Consuelo l'avait désiré. Le baron, le
chapelain et Hanz l'accompagnèrent. Elle s'avança seule, à cent pas de
son escorte, et monta sur le Schreckenstein avec un courage digne de
Bradamante. Mais à mesure qu'elle approchait, la lueur qui lui
paraissait sortir en rayonnant des fissures de la roche culminante
s'éteignit peu à peu, et lorsqu'elle y fut arrivée, une profonde
obscurité enveloppait la montagne du sommet à la base. Un profond
silence et l'horreur de la solitude régnaient partout. Elle appela
Zdenko, Cynabre, et même Albert, quoiqu'en tremblant. Tout fut muet, et
l'écho seul lui renvoya le son de sa voix mal assurée.
Elle revint découragée vers ses guides. Ils vantèrent beaucoup son
courage, et osèrent, après elle, explorer encore les lieux qu'elle
venait de quitter, mais sans succès; et tous rentrèrent en silence au
château, où la chanoinesse, qui les attendait sur le seuil, vit, à leur
récit, évanouir sa dernière espérance.
XXXVIII.
Consuelo, après avoir reçu les remercîments et le baiser que la bonne
Wenceslawa, toute triste, lui donna au front, reprit le chemin de sa
chambre avec précaution, pour ne point réveiller Amélie, à qui on avait
caché l'entreprise. Elle demeurait au premier étage, tandis que la
chambre de la chanoinesse était au rez-de-chaussée. Mais en montant
l'escalier, elle laissa tomber son flambeau, qui s'éteignit avant
qu'elle eût pu le ramasser. Elle pensa pouvoir s'en passer pour
retrouver son chemin, d'autant plus que le jour commençait à poindre;
mais, soit que son esprit fût préoccupé étrangement, soit que son
courage, après un effort au-dessus de son sexe, vînt à l'abandonner tout
à coup, elle se troubla au point que, parvenue à l'étage qu'elle
habitait, elle ne s'y arrêta pas, continua de monter jusqu'à l'étage
supérieur, et entra dans le corridor qui conduisait à la chambre
d'Albert, située presque au-dessus de la sienne; mais elle s'arrêta
glacée d'effroi à l'entrée de cette galerie, en voyant une ombre grêle
et noire se dessiner devant elle, glisser comme si ses pieds n'eussent
pas touché le carreau, et entrer dans cette chambre vers laquelle
Consuelo se dirigeait, pensant que c'était la sienne. Elle eut, au
milieu de sa frayeur, assez de présence d'esprit pour examiner cette
figure, et pour voir rapidement dans le vague du crépuscule qu'elle
avait la forme et l'accoutrement de Zdenko. Mais qu'allait-il faire dans
la chambre de Consuelo à une pareille heure, et de quel message était-il
chargé pour elle? Elle ne se sentit point disposée à affronter ce
tête-à-tête, et redescendit pour chercher la chanoinesse. Ce fut après
avoir descendu un étage qu'elle reconnut son corridor, la porte de sa
chambre, et s'aperçut que c'était dans celle d'Albert qu'elle venait de
voir entrer Zdenko.
Alors mille conjectures se présentèrent à son esprit redevenu calme et
attentif. Comment l'idiot pouvait-il pénétrer la nuit dans ce château si
bien fermé, si bien examiné chaque soir par la chanoinesse et les
domestiques? Cette apparition de Zdenko la confirmait dans l'idée
qu'elle avait toujours eue que le château avait une secrète issue et
peut-être une communication souterraine avec le Schreckenstein. Elle
courut frapper à la porte de la chanoinesse, qui déjà s'était barricadée
dans son austère cellule, et qui fit un grand cri en la voyant paraître
sans lumière et un peu pâle.
«Tranquillisez-vous, chère madame, lui dit la jeune fille; c'est un
nouvel événement assez bizarre, mais qui n'a rien d'effrayant: je viens
de voir Zdenko entrer dans la chambre du comte Albert.»
--Zdenko! mais vous rêvez, ma chère enfant; par où serait-il entré? J'ai
fermé toutes les portes avec le même soin qu'à l'ordinaire, et pendant
tout le temps de votre course au Schreckenstein, je n'ai pas cessé de
faire bonne garde; le pont a été levé, et quand vous l'avez passé pour
rentrer, je suis restée la dernière pour le faire relever.
--Quoi qu'il en soit, Madame, Zdenko est dans la chambre du comte
Albert. Il ne tient qu'à vous de venir vous en convaincre.
--J'y vais sur-le-champ, répondit la chanoinesse, et l'en chasser comme
il le mérite. Il faut que ce misérable y soit entré pendant le jour.
Mais quels desseins l'amènent ici? Sans doute il cherche Albert, ou il
vient l'attendre; preuve, ma pauvre enfant, qu'il ne sait pas plus que
nous où il est!
--Eh bien, allons toujours l'interroger, dit Consuelo.
--Un instant, un instant! dit la chanoinesse qui, au moment de se mettre
au lit, avait ôté deux de ses jupes, et qui se croyait trop légèrement
vêtue, n'en ayant plus que trois; je ne puis pas me présenter ainsi
devant un homme, ma chère. Allez chercher le chapelain ou mon frère le
baron, le premier que vous rencontrerez ... Nous ne pouvons nous exposer
seules vis-à-vis de cet homme en démence ... Mais j'y songe! une jeune
personne comme vous, ne peut aller frapper à la porte de ces
messieurs ... Allons, allons, je me dépêche; dans un petit instant je
serai prête.
Et elle se mit à refaire sa toilette avec d'autant plus de lenteur
qu'elle voulait se dépêcher davantage, et que, dérangée dans ses
habitudes régulières comme elle ne l'avait pas été depuis longtemps,
elle avait tout à fait perdu la tête. Consuelo, impatiente d'un retard
pendant lequel Zdenko pouvait sortir de la chambre d'Albert et se cacher
dans le château sans qu'il fût possible de l'y découvrir, retrouva toute
son énergie.