George Sand

Consuelo, Tome 1 (1861)
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«Chère Madame, dit-elle en allumant un flambeau, occupez-vous d'appeler
ces messieurs; moi, je vais voir si Zdenko ne nous échappe pas.»

Elle monta précipitamment les deux étages, et ouvrit d'une main
courageuse la porte d'Albert qui céda sans résistance; mais elle trouva
la chambre déserte. Elle pénétra dans un cabinet voisin, souleva tous
les rideaux, se hasarda même à regarder sous le lit et derrière tous les
meubles. Zdenko n'y était plus, et n'y avait laissé aucune trace de son
entrée.

«Plus personne!» dit-elle à la chanoinesse qui venait clopin-clopant,
accompagnée de Hanz et du chapelain: le baron était déjà couché et
endormi; il avait été impossible de le réveiller.

«Je commence à craindre, dit le chapelain un peu mécontent de la
nouvelle alerte qu'on venait de lui donner, que la signora Porporina ne
soit la dupe de ses propres illusions ...»

--Non, monsieur le chapelain, répondit vivement Consuelo, personne ici
n'en a moins que moi.

--Et personne n'a plus de force et de dévouement, c'est la vérité,
reprit le bonhomme; mais dans votre ardente espérance, vous croyez,
signora, voir des indices où il n'y en a malheureusement point.

--Mon père, dit la chanoinesse, la Porporina est brave comme un lion, et
sage comme un docteur. Si elle a vu Zdenko, Zdenko est venu ici. Il faut
le chercher dans toute la maison; et comme tout est bien fermé, Dieu
merci, il ne peut nous échapper.»

On réveilla les autres domestiques, et on chercha de tous côtés. Il n'y
eut pas une armoire qui ne fût ouverte, un meuble qui ne fût dérangé. On
remua jusqu'au fourrage des immenses greniers. Hanz eut la naïveté do
chercher jusque dans les larges bottes du baron. Zdenko ne s'y trouva
pas plus qu'ailleurs. On commença à croire que Consuelo avait rêvé; mais
elle demeura plus persuadée que jamais qu'il fallait trouver l'issue
mystérieuse du château, et elle résolut de porter à cette découverte
toute la persévérance de sa volonté. A peine eut-elle pris quelques
heures de repos qu'elle commença son examen. Le bâtiment qu'elle
habitait (le même où se trouvait l'appartement d'Albert) était appuyé et
comme adossé à la colline. Albert lui-même avait choisi et fait arranger
son logement dans cette situation pittoresque qui lui permettait de
jouir d'un beau point de vue vers le sud, et d'avoir du côté du levant
un joli petit parterre en terrasse, de plain-pied avec son cabinet de
travail. Il avait le goût des fleurs, et en cultivait d'assez rares sur
ce carré de terres rapportées au sommet stérile de l'éminence. La
terrasse était entourée d'un mur à hauteur d'appui, en larges pierres de
taille, assis sur des rocs escarpés, et de ce belvédère fleuri on
dominait le précipice de l'autre versant et une partie du vaste horizon
dentelé du Boehmerwald. Consuelo, qui n'avait pas encore pénétré dans ce
lieu, en admira la belle position et l'arrangement pittoresque; puis
elle se fit expliquer par le chapelain à quel usage était destinée cette
terrasse avant que le château eût été transformé, de forteresse, en
résidence seigneuriale.

«C'était, lui dit-il, un ancien bastion, une sorte de terrasse
fortifiée, d'où la garnison pouvait observer les mouvements des troupes
dans la vallée et sur les flancs des montagnes environnantes. Il n'est
point de brèche offrant un passage qu'on ne puisse découvrir d'ici.
Autrefois une haute muraille, avec des jours pratiqués de tous côtés,
environnait cette plate-forme, et défendait les occupants contre les
flèches ou les balles de l'ennemi.

--Et qu'est-ce que ceci? demanda Consuelo en s'approchant d'une citerne
située au centre du parterre, et dans laquelle on descendait par un
petit escalier rapide et tournant.

--C'est une citerne qui fournissait toujours et en abondance une eau de
roche excellente aux assiégés; ressource inappréciable pour un château
fort!

--Cette eau est donc bonne à boire? dit Consuelo en examinant l'eau
verdâtre et mousseuse de la citerne. Elle me paraît bien trouble.

--Elle n'est plus bonne maintenant, ou du moins elle ne l'est pas
toujours, et le comte Albert n'en fait usage que pour arroser ses
fleurs. Il faut vous dire qu'il se passe depuis deux ans dans cette
fontaine un phénomène bien extraordinaire. La source, car c'en est une,
dont le jaillissement est plus ou moins voisin dans le coeur de la
montagne, est devenue intermittente. Pendant des semaines entières le
niveau s'abaisse extraordinairement, et le comte Albert fait monter, par
Zdenko, de l'eau du puits de la grande cour pour arroser ses plantes
chéries. Et puis, tout à coup, dans l'espace d'une nuit, et quelquefois
même d'une heure, cette citerne se remplit d'une eau tiède, trouble
comme vous la voyez. Quelquefois elle se vide rapidement; d'autres fois
l'eau séjourne assez longtemps et s'épure peu à peu, jusqu'à devenir
froide et limpide comme du cristal de roche. Il faut qu'il se soit passé
cette nuit un phénomène de ce genre; car, hier encore, j'ai vu la
citerne claire et bien pleine, et je la vois en ce moment trouble comme
si elle eût été vidée et remplie de nouveau.

--Ces phénomènes n'ont donc pas un cours régulier?

--Nullement, et je les aurais examinés avec soin, si le comte Albert,
qui défend l'entrée de ses appartements et de son parterre avec l'espèce
de sauvagerie qu'il porte en toutes choses, ne m'eût interdit cet
amusement. J'ai pensé, et je pense encore, que le fond de la citerne est
encombré de mousses et de plantes pariétaires qui bouchent par moments
l'accès à l'eau souterraine, et qui cèdent ensuite à l'effort du
jaillissement.

--Mais comment expliquez-vous la disparition subite de l'eau en d'autres
moments?

--A la grande quantité que le comte en consomme pour arroser ses fleurs.

--Il faudrait bien des bras, ce me semble, pour vider cette fontaine.
Elle n'est donc pas profonde?

--Pas profonde? Il est impossible d'en trouver le fond!

--En ce cas, votre explication n'est pas satisfaisante, dit Consuelo,
frappée de la stupidité du chapelain.

--Cherchez-en une meilleure, reprit-il un peu confus et un peu piqué de
son manque de sagacité.

--Certainement, j'en trouverai une meilleure, pensa Consuelo vivement
préoccupée des caprices de la fontaine.

--Oh! si vous demandiez au comte Albert ce que cela signifie, reprit le
chapelain qui aurait bien voulu faire un peu l'esprit fort pour
reprendre sa supériorité aux yeux de la clairvoyante étrangère, il vous
dirait que ce sont les larmes de sa mère qui se tarissent et se
renouvellent dans le sein de la montagne. Le fameux Zdenko, auquel vous
supposez tant de pénétration, vous jurerait qu'il y a là dedans une
sirène qui chante fort agréablement à ceux qui ont des oreilles pour
l'entendre. A eux deux ils ont baptisé ce puits _la Source des pleurs_.
Cela peut être fort poétique, et il ne tient qu'à ceux qui aiment les
fables païennes de s'en contenter.

--Je ne m'en contenterai pas, pensa Consuelo, et je saurai comment ces
pleurs se tarissent.

--Quant à moi, poursuivit le chapelain, j'ai bien pensé qu'il y avait
une perte d'eau dans un autre coin de la citerne....

--Il me semble que sans cela, reprit Consuelo, la citerne, étant le
produit d'une source, aurait toujours débordé.

--Sans doute, sans doute, reprit le chapelain, ne voulant pas avoir
l'air de s'aviser de cela pour la première fois; il ne faut pas venir de
bien loin pour découvrir une chose aussi simple! Mais il faut bien qu'il
y ait un dérangement notoire dans les canaux naturels de l'eau,
puisqu'elle ne garde plus le nivellement régulier qu'elle avait naguère.

--Sont-ce des canaux naturels, ou des aqueducs faits de main d'homme?
demanda l'opiniâtre Consuelo: voilà ce qu'il importerait de savoir.

--Voilà ce dont personne ne peut s'assurer, répondit le chapelain,
puisque le comte Albert ne veut point qu'on touche à sa chère fontaine,
et a défendu positivement qu'on essayât de la nettoyer.

--J'en étais sûre! dit Consuelo en s'éloignant; et je pense qu'on fera
bien de respecter sa volonté, car Dieu sait quel malheur pourrait lui
arriver, si on se mêlait de contrarier sa sirène!

«Il devient à peu près certain pour moi, se dit le chapelain en quittant
Consuelo, que cette jeune personne n'a pas l'esprit moins dérangé que
monsieur le comte. La folie serait-elle contagieuse? Ou bien maître
Porpora nous l'aurait-il envoyée pour que l'air de la campagne lui
rafraîchît le cerveau? A voir l'obstination avec laquelle elle se
faisait expliquer le mystère de cette citerne, j'aurais gagé qu'elle
était fille de quelque ingénieur des canaux de Venise, et qu'elle
voulait se donner des airs entendus dans la partie; mais je vois bien à
ses dernières paroles, ainsi qu'à l'hallucination qu'elle a eue à propos
de Zdenko ce matin, et à la promenade qu'elle nous a fait faire cette
nuit au Schreckenstein, que c'est une fantaisie du même genre. Ne
s'imagine-t-elle pas retrouver le comte Albert au fond de ce puits!
Malheureux jeunes gens! que n'y pouvez-vous retrouver la raison et la
vérité!»

Là-dessus, le bon chapelain alla dire son bréviaire en attendant le
dîner.

«Il faut, pensait Consuelo de son côté, que l'oisiveté et l'apathie
engendrent une singulière faiblesse d'esprit, pour que ce saint homme,
qui a lu et appris tant de choses, n'ait pas le moindre soupçon de ce
qui me préoccupe à propos de cette fontaine, mon Dieu, je vous en
demande pardon, mais voilà un de vos ministres qui fait bien peu d'usage
de son raisonnement! Et ils disent que Zdenko est imbécile!»

Là-dessus, Consuelo alla donner à la jeune baronne une leçon de solfège,
en attendant qu'elle pût recommencer ses perquisitions.




XXXIX.


«Avez-vous jamais assisté au décroissement de l'eau, et l'avez-vous
quelquefois observée quand elle remonte? demanda-t-elle tout bas dans la
soirée au chapelain, qui était fort en train de digérer.

--Quoi! qu'y a-t-il? s'écria-t-il en bondissant sur sa chaise, et en
roulant de gros yeux ronds.

--Je vous parle de la citerne, reprit-elle sans se déconcerter;
avez-vous observé par vous-même la production du phénomène?

--Ah! bien, oui, la citerne; j'y suis, répondit-il avec un sourire de
pitié. Voilà, pensa-t-il, sa folie qui la reprend.

--Mais, répondez-moi donc, mon bon chapelain, dit Consuelo, qui
poursuivait sa méditation avec l'espèce d'acharnement qu'elle portait
dans toutes ses occupations mentales, et qui n'avait aucune intention
malicieuse envers le digne homme.

--Je vous avouerai, Mademoiselle, répondit-il d'un ton très froid, que
je ne me suis jamais trouvé à même d'observer ce que vous me demandez;
et je vous déclare que je ne me suis jamais tourmenté au point d'en
perdre le sommeil.

--Oh! j'en suis bien certaine, reprit Consuelo impatientée.»

Le chapelain haussa les épaules, et se leva péniblement de son siège,
pour échapper à cette ardeur d'investigation.

«Eh bien, puisque personne ici ne veut perdre une heure de sommeil pour
une découverte aussi importante, j'y consacrerai ma nuit entière, s'il
le faut, pensa Consuelo.»

Et, en attendant l'heure de la retraite, elle alla, enveloppée de son
manteau, faire un tour de jardin.

La nuit était froide et brillante; les brouillards s'étaient dissipés à
mesure que la lune, alors pleine, avait monté dans l'empyrée. Les
étoiles pâlissaient à son approche; l'air était sec et sonore. Consuelo,
irritée et non brisée par la fatigue, l'insomnie, et la perplexité
généreuse, mais peut-être un peu maladive, de son esprit, sentait
quelque mouvement de fièvre, que la fraîcheur du soir ne pouvait calmer.
Il lui semblait toucher au terme de son entreprise. Un pressentiment
romanesque, qu'elle prenait pour un ordre et un encouragement de la
Providence, la tenait active et agitée. Elle s'assit sur un tertre de
gazon planté de mélèzes, et se mit à écouter le bruit faible et plaintif
du torrent au fond de la vallée. Mais il lui sembla qu'une vois plus
douce et plus plaintive encore se mêlait au murmure de l'eau et montait
peu à peu jusqu'à elle. Elle s'étendit sur le gazon pour mieux saisir,
étant plus près de la terre, ces sons légers que la brise emportait à
chaque instant. Enfin elle distingua la voix de Zdenko. Il chantait en
allemand; et elle recueillit les paroles suivantes, arrangées tant bien
que mal sur un air bohémien, empreint du même caractère naïf et
mélancolique que celui qu'elle avait déjà entendu:

«Il y a là-bas, là-bas, une âme en peine et en travail, qui attend sa
délivrance.

«Sa délivrance, sa consolation tant promise.

«La délivrance semble enchaînée, la consolation semble impitoyable.

«Il y a là-bas, là-bas, une âme en peine et en travail qui se lasse
d'attendre.»

Quand la voix cessa de chanter, Consuelo se leva, chercha des yeux
Zdenko dans la campagne, parcourut tout le parc et tout le jardin pour
le trouver, l'appela de divers endroits, et rentra sans l'avoir aperçu.

Mais une heure après qu'on eut dit tout haut en commun une longue prière
pour le comte Albert, auquel on invita tous les serviteurs de la maison
à se joindre, tout le monde étant couché, Consuelo alla s'installer
auprès de la fontaine des Pleurs, et, s'asseyant sur la margelle, parmi
les capillaires touffues qui y croissaient naturellement, et les iris
qu'Albert y avait plantés, elle fixa ses regards sur cette eau immobile,
où la lune, alors parvenue à son zénith, plongeait son image comme dans
un miroir.

Au bout d'une heure d'attente, et comme la courageuse enfant, vaincue
par la fatigue, sentait ses paupières s'appesantir, elle fut réveillée
par un léger bruit à la surface de l'eau. Elle ouvrit les yeux, et vit
le spectre de la lune s'agiter, se briser, et s'étendre en cercles
lumineux sur le miroir de la fontaine. En même temps un bouillonnement
et un bruit sourd, d'abord presque insensible et bientôt impétueux, se
manifestèrent; elle vit l'eau baisser en tourbillonnant comme dans un
entonnoir, et, en moins d'un quart d'heure, disparaître dans la
profondeur de l'abîme.

Elle se hasarda à descendre plusieurs marches. L'escalier, qui semblait
avoir été pratiqué pour qu’on pût approcher à volonté du niveau variable
de l'eau, était formé de blocs de granit enfoncés ou taillés en spirale
dans le roc. Ces marches limoneuses et glissantes n'offraient aucun
point d'appui, et se perdaient dans une effrayante profondeur.
L'obscurité, un reste d'eau qui clapotait encore au fond du précipice
incommensurable, l'impossibilité d'assurer ses pieds délicats sur cette
vase filandreuse, arrêtèrent la tentative insensée de Consuelo; elle
remonta à reculons avec beaucoup de peine, et se rassit tremblante et
consternée sur la première marche.

Cependant l'eau semblait toujours fuir dans les entrailles de la terre.
Le bruit devint de plus en plus sourd, jusqu'à ce qu'il cessa
entièrement; et Consuelo songea à aller chercher de la lumière pour
examiner autant que possible d'en haut l'intérieur de la citerne. Mais
elle craignit de manquer l'arrivée de celui qu'elle attendait, et se
tint patiemment immobile pendant près d'une heure encore. Enfin, elle
crût apercevoir une faible lueur au fond du puits; et, se penchant avec
anxiété, elle vit cette tremblante clarté monter peu à peu. Bientôt elle
n'en douta plus; Zdenko montait la spirale en s'aidant d'une chaîne de
fer scellée aux parois du rocher. Le bruit que sa main produisait en
soulevant cette chaîne et en la laissant retomber de distance en
distance, avertissait Consuelo de l'existence de cette sorte de rampe,
qui cessait à une certaine hauteur, et qu'elle n'avait pu ni voir ni
soupçonner. Zdenko portait une lanterne, qu'il suspendit à un croc
destiné à cet usage, et planté dans le roc à environ vingt pieds
au-dessous du sol; puis il monta légèrement et rapidement le reste de
l'escalier, privé de chaîne et de point d'appui apparent. Cependant
Consuelo, qui observait tout avec la plus grande attention, le vit
s'aider de quelques pointes de rocher, de certaines plantes pariétaires
plus vigoureuses que les autres, et peut-être de quelques clous
recourbés qui sortaient du mur, et dont sa main avait l'habitude. Dès
qu'il fut à portée de voir Consuelo, celle-ci se cacha et se déroba à
ses regards en rampant derrière la balustrade de pierre à demi
circulaire qui couronnait le haut du puits, et qui s'interrompait
seulement à l'entrée de l'escalier. Zdenko sortit, et se mit à cueillir
lentement dans le parterre, avec beaucoup de soin et comme en
choisissant certaines fleurs, un gros bouquet; puis il entra dans le
cabinet d'Albert, et, à travers le vitrage de la porte, Consuelo le vit
remuer longtemps les livres, et en chercher un, qu'il parut enfin avoir
trouvé; car il revint vers la citerne en riant et en se parlant à
lui-même d'un ton de contentement, mais d'une voix faible et presque
insaisissable, tant il semblait partagé entre le besoin de causer tout
seul, selon son habitude, et la crainte d'éveiller les hôtes du château.

Consuelo ne s'était pas encore demandé si elle l'aborderait, si elle le
prierait de la conduire auprès d'Albert; et il faut avouer qu'en cet
instant, confondue de ce qu'elle voyait, éperdue au milieu de son
entreprise, joyeuse d'avoir deviné la vérité tant pressentie, mais émue
de l'idée de descendre au fond des entrailles de la terre et des abîmes
de l'eau, elle ne se sentit pas le courage d'aller d'emblée au résultat,
et laissa Zdenko redescendre comme il était monté, reprendre sa
lanterne, et disparaître en chantant d'une voix qui prenait de
l'assurance à mesure qu'il s'enfonçait dans les profondeurs de sa
retraite:

«La délivrance est enchaînée, la consolation est impitoyable.»

Le coeur palpitant, le cou tendu, Consuelo eut dix fois son nom sur les
lèvres pour le rappeler. Elle allait s'y décider par un effort héroïque,
lorsqu'elle pensa tout à coup que la surprise pouvait faire chanceler
cet infortuné sur cet escalier difficile et périlleux, et lui donner le
vertige de la mort. Elle s'en abstint, se promettant d'être plus
courageuse le lendemain, en temps opportun.

Elle attendit encore pour voir remonter l'eau, et cette fois le
phénomène s'opéra plus rapidement. Il y avait à peine un quart d'heure
qu'elle n'entendait plus Zdenko et qu'elle ne voyait plus de lueur de
lanterne, lorsqu'un bruit sourd, semblable au grondement lointain du
tonnerre, se fit entendre; et l'eau, s'élançant avec violence, monta en
tournoyant et en battant les murs de sa prison avec un bouillonnement
impétueux. Cette irruption soudaine de l'eau eut quelque chose de si
effrayant, que Consuelo trembla pour le pauvre Zdenko, en se demandant
si, à jouer avec de tels périls, et à gouverner ainsi les forces de la
nature, il ne risquait pas d'être emporté par la violence du courant, et
de reparaître à la surface de la fontaine, noyé et brisé comme ces
plantes limoneuses qu'elle y voyait surnager.

Cependant le moyen devait être bien simple; il ne s'agissait que de
baisser et de relever une écluse, peut-être de poser une pierre en
arrivant, et de la déranger en s'en retournant. Mais cet homme, toujours
préoccupé et perdu dans ses rêveries bizarres, ne pouvait-il pas se
tromper et déranger la pierre un instant trop tôt? Venait-il par le même
souterrain qui servait de passage à l'eau de la source? Il faudra
pourtant que j'y passe avec ou sans lui, se dit Consuelo, et cela pas
plus tard que la nuit prochaine; _car il y a là-bas une âme en travail
et en peine qui m'attend et qui se lasse d'attendre_. Ceci n'a point été
chanté au hasard; et ce n'est pas sans but que Zdenko, qui déteste
l'allemand et qui le prononce avec difficulté, s'est expliqué
aujourd'hui dans cette langue.

Elle alla enfin se coucher; mais elle eut tout le reste de la nuit
d'affreux cauchemars. La fièvre faisait des progrès. Elle ne s'en
apercevait pas, tant elle se sentait encore pleine de force et de
résolution; mais à chaque instant elle se réveillait en sursaut,
s'imaginant être encore sur les marches du terrible escalier, et ne
pouvant le remonter, tandis que l'eau s'élevait au-dessous d'elle avec
le rugissement et la rapidité de la foudre.

Elle était si changée le lendemain, que tout le monde remarqua
l'altération de ses traits. Le chapelain n'avait pu s'empêcher de
confier à la chanoinesse que _cette agréable et obligeante personne_ lui
paraissait avoir le cerveau dérangé; et la bonne Wenceslawa, qui n'était
pas habituée à voir tant de courage et de dévouement autour d'elle,
commençait à croire que la Porporina était tout au moins une jeune fille
fort exaltée et d'un tempérament nerveux très excitable. Elle comptait
trop sur ses bonnes portes doublées de fer, et sur ses fidèles clefs,
toujours grinçantes à sa ceinture, pour avoir cru longtemps à l'entrée
et à l'évasion de Zdenko l'avant-dernière nuit. Elle adressa donc à
Consuelo des paroles affectueuses et compatissantes, la conjurant de ne
pas s'identifier au malheur de la famille, jusqu'à en perdre la santé,
et s'efforçant de lui donner, sur le retour prochain de son neveu, des
espérances qu'elle commençait elle-même à perdre dans le secret de son
coeur.

Mais elle fut émue à la fois de crainte et d'espoir, lorsque Consuelo
lui répondit, avec un regard brillant de satisfaction et un sourire de
douce fierté:

«Vous avez bien raison de croire et d'attendre avec confiance, chère
madame. Le comte Albert est vivant et peu malade, je l'espère; car il
s'intéresse encore à ses livres et à ses fleurs du fond de sa retraite.
J'en ai la certitude; et j'en pourrais donner la preuve.

--Que voulez-vous dire, chère enfant? s'écria la chanoinesse, dominée
par son air de conviction: qu'avez-vous appris? qu'avez-vous découvert?
Parlez, au nom du ciel! rendez la vie à une famille désolée!

--Dites au comte Christian que son fils existe, et qu'il n'est pas loin
d'ici. Cela est aussi vrai que je vous aime et vous respecte.»

La chanoinesse se leva pour courir vers son frère, qui n'était pas
encore descendu au salon; mais un regard et un soupir du chapelain
l'arrêtèrent.

«Ne donnons pas à la légère une telle joie à mon pauvre Christian,
dit-elle en soupirant à son tour. Si le fait venait bientôt démentir vos
douces promesses, ah! ma chère enfant! nous aurions porté le coup de la
mort à ce malheureux père.

--Vous doutez donc de ma parole? répliqua Consuelo étonnée.

--Dieu m'en garde, noble Nina! mais vous pouvez vous faire illusion!
Hélas! cela nous est arrivé si souvent à nous-mêmes! Vous dites que vous
avez des preuves, ma chère fille; ne pourriez-vous nous les mentionner?

--Je ne le peux pas ... du moins il me semble que je ne le dois pas, dit
Consuelo un peu embarrassée. J'ai découvert un secret auquel le comte
Albert attache certainement beaucoup d'importance, et je ne crois pas
pouvoir le trahir sans son aveu.

--Sans son aveu! s'écria la chanoinesse en regardant le chapelain avec
irrésolution. L'aurait-elle vu?»

Le chapelain haussa imperceptiblement les épaules, sans comprendre la
douleur que son incrédulité causait à la pauvre chanoinesse.

«Je ne l'ai pas vu, reprit Consuelo; mais, je le verrai bientôt, et vous
aussi, j'espère. Voilà pourquoi je craindrais de retarder son retour en
contrariant ses volontés par mon indiscrétion.

--Puisse la vérité divine habiter dans ton coeur, généreuse créature, et
parler par la bouche! dit Wenceslawa en la regardant avec des yeux
inquiets et attendris. Garde ton secret, si tu en as un; et rends-nous
Albert, si tu en as la puissance. Tout ce que je sais, c'est que, si
cela se réalise, j'embrasserai tes genoux comme j'embrasse en ce moment
ton pauvre front ... humide et brûlant! ajouta-t-elle, après avoir
touché de ses lèvres le beau front embrasé de la jeune fille, et en se
retournant vers le chapelain d'un air ému.

--Si elle est folle, dit-elle à ce dernier lorsqu'elle put lui parler
sans témoins, c'est toujours un ange de bonté, et il semble qu'elle soit
occupée do nos souffrances plus que nous-mêmes. Ah! mon père! il y a une
malédiction sur cette maison! Tout ce qui porte un coeur sublime y est
frappé de vertige, et notre vie se passe à plaindre ce que nous sommes
forcés d'admirer!

--Je ne nie pas les bons mouvements de cette jeune étrangère, répondit
le chapelain. Mais il y a du délire dans son fait, n'en doutez pas,
Madame. Elle aura rêvé du comte Albert cette nuit, et elle nous donne
imprudemment ses visions pour des certitudes. Gardez-vous d'agiter l'âme
pieuse et soumise de votre vénérable frère par des assertions si
frivoles. Peut-être aussi ne faudrait-il pas trop encourager les
témérités de cette signora Porporina ... Elles peuvent la précipiter
dans des dangers d'une autre nature que ceux qu'elle a voulu braver
jusqu'ici....

--Je ne vous comprends pas, dit avec une grave naïveté la chanoinesse
Wenceslawa.

--Je suis fort embarrassé de m'expliquer, reprit le digne homme....
Pourtant il me semble ... que si un commerce secret, bien honnête et
bien désintéressé sans doute, venait à s'établir entre cette jeune
artiste et le noble comte....

--Eh bien? dit la chanoinesse en ouvrant de grands yeux.

--Eh bien, Madame, ne pensez-vous pas que des sentiments d'intérêt et de
sollicitude, fort innocents dans leur principe, pourraient, en peu de
temps, à l'aide de circonstances et d'idées romanesques, devenir
dangereux pour le repos et la dignité de la jeune musicienne?

--Je ne me serais jamais avisée de cela! s'écria la chanoinesse, frappée
de cette réflexion. Croiriez-vous donc, mon père, que la Porporina
pourrait oublier sa position humble et précaire dans des relations
quelconques avec un homme si élevé au-dessus d'elle que l'est mon neveu
Albert de Rudolstadt?

--Le comte Albert de Rudolstadt pourrait l'y aider lui-même, sans le
vouloir, par l'affectation qu'il met à traiter de préjugés les
respectables avantages du rang et de la naissance.

--Vous éveillez en moi de graves inquiétudes, dit Wenceslawa, rendue à
son orgueil de famille et à la vanité de la naissance, son unique
travers. Le mal aurait-il déjà germé dans le coeur de cette enfant? Y
aurait-il dans son agitation et dans son empressement à retrouver Albert
un motif moins pur que sa générosité naturelle et son attachement pour
nous?

--Je me flatte encore que non, répondit le chapelain, dont l'unique
passion était de jouer, par ses avis et par ses conseils, un rôle
important dans la famille, tout en conservant les dehors d'un respect
craintif et d'une soumission obséquieuse. Il faudra pourtant, ma chère
fille, que vous ayez les yeux ouverts sur la suite des événements, et
que votre vigilance ne s'endorme pas sur de pareils dangers. Ce rôle
délicat ne convient qu'à vous, et demande toute la prudence et la
pénétration dont le ciel vous a douée.»

Après cet entretien, la chanoinesse demeura toute bouleversée, et son
inquiétude changea d'objet. Elle oublia presque qu'Albert était comme
perdu pour elle, peut-être mourant, peut-être mort, pour ne songer qu'à
prévenir enfin les effets d'une affection qu'en elle-même elle appelait
_disproportionnée_: semblable à l'Indien de la fable, qui, monté sur un
arbre, poursuivi par l'épouvante sous la figure d'un tigre, s'amuse à
combattre le souci sous la figure d'une mouche bourdonnant autour de sa
tête.

Toute la journée elle eut les yeux attachés sur Porporina, épiant tous
ses pas, et analysant toutes ses paroles avec anxiété. Notre héroïne,
car c'en était une dans toute la force du terme en ce moment-là que la
brave Consuelo, s'en aperçut bien, mais demeura fort éloignée
d'attribuer cette inquiétude à un autre sentiment que le doute de la
voir tenir ses promesses en ramenant Albert. Elle ne songeait point à
cacher sa propre agitation, tant elle sentait, dans sa conscience
tranquille et forte, qu'il y avait de quoi être fière de son projet
plutôt que d'en rougir. Cette modeste confusion que lui avait causée,
quelques jours auparavant, l'enthousiasme du jeune comte pour elle,
s'était dissipée en face d'une volonté sérieuse et pure de toute vanité
personnelle. Les amers sarcasmes d'Amélie, qui pressentait son
entreprise sans en connaître les détails, ne l'émouvaient nullement.
Elle les entendait à peine, y répondait par des sourires, et laissait à
la chanoinesse, dont les oreilles s'ouvraient d'heure en heure, le soin
de les enregistrer, de les commenter, et d'y trouver une lumière
terrible.


FIN DU PREMIER VOLUME.
                
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