George Sand

Consuelo, Tome 1 (1861)
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Et le professeur enfonçant brusquement son chapeau sur sa tête, tourna
le dos, et s'en alla sans saluer personne, absorbé qu'il était dans le
développement intérieur de son énigmatique sentence.

Quoique tout le monde s'efforçât de rire des bizarreries du professeur,
elles laissèrent une impression pénible et comme un sentiment de doute
et de tristesse durant quelques instants. Anzoleto fut le premier qui
parut n'y plus songer, bien qu'elles lui eussent causé une émotion
profonde de joie, d'orgueil, de colère et d'émulation dont toute sa vie
devait être désormais la conséquence. Il parut uniquement occupé de
plaire à la Corilla; et il sut si bien le lui persuader, qu'elle s'éprit
de lui très sérieusement à cette première rencontre. Le comte Zustiniani
n'était pas fort jaloux d'elle, et peut-être avait-il ses raisons pour
ne pas la gêner beaucoup. De plus, il s'intéressait à la gloire et à
l'éclat de son théâtre plus qu'à toute chose au monde; non qu'il fût
_vilain_ à l'endroit des richesses, mais parce qu'il était vraiment;
fanatique de ce qu'on appelle les _beaux-arts_. C'est, selon moi, une
expression qui convient à un certain sentiment vulgaire; tout italien et
par conséquent passionné sans beaucoup de discernement. Le _culte de
l'art_, expression plus moderne, et dont tout le monde ne se servait pas
il y a cent ans, a un sens tout autre que le _goût des beaux-arts_. Le
comte était en effet _homme de goût_ comme on l'entendait alors,
amateur, et rien de plus. Mais la satisfaction de ce goût était la plus
grande affaire de sa vie. Il aimait à s'occuper du public et à l'occuper
de lui; à fréquenter les artistes, à régner sur la mode, à faire parler
de son théâtre, de son luxe, de son amabilité, de sa magnificence. Il
avait, en un mot, la passion dominante des grands seigneurs de province,
l'ostentation. Posséder et diriger un théâtre était le meilleur moyen de
contenter et de divertir toute la ville. Plus heureux encore s'il eût pu
faire asseoir toute la République à sa table! Quand des étrangers
demandaient au professeur Porpora ce que c'était que le comte
Zustiniani, il avait coutume de répondre: C'est un homme qui aime à
régaler, et qui sert de la musique sur son théâtre comme des faisans sur
sa table.

Vers une heure du matin on se sépara.

«Anzolo, dit la Corilla, qui se trouvait seule avec lui dans une
embrasure du balcon, où demeures-tu?»

A cette question inattendue, Anzoleto se sentit rougir et pâlir presque
simultanément; car comment avouer à cette merveilleuse et opulente
beauté qu'il n'avait quasi ni feu ni lieu? Encore cette réponse eût-elle
été plus facile à faire que l'aveu de la misérable tanière où il se
retirait les nuits qu'il ne passait pas par goût ou par nécessité à la
belle étoile.

«Eh bien, qu'est-ce que ma question a de si extraordinaire? dit la
Corilla en riant de son trouble.

--Je me demandais, moi, répondit Anzoleto avec beaucoup de présence
d'esprit, quel palais de rois ou de fées pourrait être digne de
l'orgueilleux mortel qui y porterait le souvenir d'un regard d'amour de
la Corilla!

--Et que prétend dire par là ce flatteur? reprit-elle en lui lançant le
plus brûlant regard qu'elle put tirer de son arsenal de diableries.

--Que je n'ai pas ce bonheur, répondit le jeune homme; mais que si je
l'avais, j'aurais l'orgueil de ne vouloir demeurer qu'entre le ciel et
la mer, comme les étoiles.

--Ou comme les _cuccali?_ s'écria la cantatrice en éclatant de rire. On
sait que les goëlands sont des oiseaux d'une simplicité proverbiale, et
que leur maladresse équivaut, dans le langage de Venise, à notre
locution, _étourdi comme un hanneton._

--Raillez-moi, méprisez-moi, répondit Anzoleto; je crois que j'aime
encore mieux cela que de ne pas vous occuper du tout.

--Allons, puisque tu ne veux me répondre que par métaphores,
reprit-elle, je vais t'emmener dans ma gondole, sauf à t'éloigner de ta
demeure, au lieu de t'en rapprocher. Si je te joue ce mauvais tour,
c'est ta faute.

--Etait-ce là le motif de votre curiosité, signora? En ce cas ma réponse
est bien courte et bien claire: Je demeure sur les marches de votre
palais.

--Va donc m'attendre sur les marches de celui où nous sommes, dit la
Corilla en baissant la voix; car Zustiniani pourrait bien blâmer
l'indulgence avec laquelle j'écoute tes fadaises.»

Dans le premier élan de sa vanité, Anzoleto s'esquiva, et courut
voltiger de l'embarcadère du palais à la proue de la gondole de Corilla,
comptant les secondes aux battements rapides de son coeur enivré. Mais
avant qu'elle parût sur les marches du palais, bien des réflexions
passèrent par la cervelle active et ambitieuse du débutant. La Corilla
est toute-puissante, se dit-il, mais si, à force de lui plaire, j'allais
déplaire au comte? ou bien si j'allais par mon trop facile triomphe, lui
faire perdre la puissance qu'elle tient de lui, en le dégoûtant tout à
fait d'une maîtresse si volage?

Dans ces perplexités, Anzoleto mesura de l'oeil l'escalier qu'il pouvait
remonter encore, et il songeait à effectuer son évasion, lorsque les
flambeaux brillèrent sous le portique, et la belle Corilla, enveloppée
de son mantelet d'hermine, parut sur les premiers degrés, au milieu d'un
groupe de cavaliers jaloux de soutenir son coude arrondi dans le creux
de leur main, et de l'aider ainsi à descendre, comme c'est la coutume à
Venise.

«Eh bien, dit le gondolier de la prima-donna à Anzoleto éperdu, que
faites-vous là? Entrez dans la gondole bien vite, si vous en avez la
permission; ou bien suivez la rive et courez, car le seigneur comte est
avec la signora.»

Anzoleto se jeta au fond de la gondole sans savoir ce qu'il faisait. Il
avait la tête perdue. Mais à peine y fut-il, qu'il s'imagina la stupeur
et l'indignation qu'éprouverait le comte s'il entrait dans la gondole
avec sa maîtresse, en trouvant là son insolent protégé. Son angoisse fut
d'autant plus cruelle qu'elle se prolongea plus de cinq minutes. La
signera s'était arrêtée au beau milieu de l'escalier. Elle causait,
riait très-haut avec son cortège, et, discutant sur un trait, elle le
répétait à pleine voix de plusieurs manières différentes. Sa voix claire
et vibrante allait se perdre sur les palais et sur les coupoles du
canal, comme le chant du coq réveillé avant l'aube se perd dans le
silence des campagnes.

Anzoleto, n'y pouvant plus tenir, résolut de s'élancer dans l'eau par
l'ouverture de la gondole qui ne faisait pas face à l'escalier. Déjà il
avait fait glisser la glace dans son panneau de velours noir, et déjà il
avait passé une jambe dehors, lorsque le second rameur de la prima-donna,
celui qui occupait à la poupe, se penchant vers lui sur le flanc de la
cabanette, lui dit à voix basse:

«Puisqu'on chante, cela veut dire que vous devez vous tenir coi, et
attendre sans crainte.»

Je ne connaissais pas les usages, pensa Anzoleto, et il attendit, mais
non sans un reste de frayeur douloureuse. La Corilla se donna le plaisir
d'amener le comte jusqu'à la proue de sa gondole, et de s'y tenir debout
en lui adressant les compliments de _felicissima notte_, jusqu'à ce
qu'elle eût quitté la rive: puis elle vint s'asseoir auprès de son
nouvel amant avec autant de naturel et de tranquillité que si elle n'eût
pas risqué la vie de celui-ci et sa propre fortune à ce jeu impertinent.

«Vous voyez bien la Corilla? disait pendant ce temps Zustiniani au comte
Barberigo; eh bien, je parierai ma tête qu'elle n'est pas seule dans sa
gondole.

--Et comment pouvez-vous avoir une pareille idée? reprit Barberigo.

--Parce qu'elle m'a fait mille instances pour que je la reconduisisse à
son palais.

--Et vous n'êtes pas plus jaloux que cela?

--Il y a longtemps que je suis guéri de cette faiblesse. Je donnerais
beaucoup pour que notre première cantatrice s'éprît sérieusement de
quelqu'un qui lui fit préférer le séjour de Venise aux rêves de voyage
dont elle me menace. Je puis très-bien me consoler de ses infidélités;
mais je ne pourrais remplacer ni sa voix, ni son talent, ni la fureur du
public qu'elle captive à San-Samuel.


--Je comprends; mais qui donc peut être ce soir l'amant heureux de cette
folle princesse?»

Le comte et son ami passèrent en revue tous ceux que la Corilla avait pu
remarquer et encourager dans la soirée. Anzoleto fut absolument le seul
dont ils ne s'avisèrent pas.




V.


Cependant un violent combat s'élevait dans l'âme de cet heureux amant
que l'onde et la nuit emportaient dans leurs ombres tranquilles, éperdu
et palpitant auprès de la plus célèbre beauté de Venise. D'une part,
Anzoleto sentait fermenter en lui l'ardeur d'un désir que la joie de
l'orgueil satisfait rendait plus puissant encore; mais d'un autre côté,
la crainte de déplaire bientôt, d'être raillé, éconduit et
traîtreusement accusé auprès du comte, venait refroidir ses transports.
Prudent et rusé comme un vrai Vénitien, il n'avait pas, depuis six ans,
aspiré au théâtre sans s'être bien renseigné sur le compte de la femme
fantasque et impérieuse qui en gouvernait toutes les intrigues. Il avait
tout lieu de penser que son règne auprès d'elle serait de courte durée;
et s'il ne s'était pas soustrait à ce dangereux honneur, c'est que, ne
le prévoyant pas si proche, il avait été subjugué et enlevé par
surprise. Il avait cru se faire tolérer par sa courtoisie, et voilà
qu'il était déjà aimé pour sa jeunesse, sa beauté et sa gloire
naissante! Maintenant, se dit Anzoleto avec cette rapidité d'aperçus et
de conclusions que possèdent quelques têtes merveilleusement organisées,
il ne me reste plus qu'à me faire craindre, si je ne veux toucher au
lendemain amer et ridicule de mon triomphe. Mais comment me faire
craindre, moi, pauvre diable, de la reine des enfers en personne? Son
parti fut bientôt pris. Il se jeta dans un système de méfiance, de
jalousies et d'amertumes dont la coquetterie passionnée étonna la
prima-donna. Toute leur causerie ardente et légère peut se résumer
ainsi:

ANZOLETO.

Je sais bien que vous ne m'aimez pas, que vous ne m'aimerez jamais, et
voilà pourquoi je suis triste et contraint auprès de vous.

CORILLA.

Et si je t'aimais?

ANZOLETO.

Je serais tout à fait désespéré, parce qu'il me faudrait tomber du ciel
dans un abîme, et vous perdre peut-être une heure après vous avoir
conquise au prix de tout mon bonheur futur.

CORILLA.

Et qui te fait croire à tant d'inconstance de ma part?

ANZELOTO

D'abord, mon peu de mérite. Ensuite, tout le mal qu'on dit de vous.

CORILLA.

Et qui donc médit ainsi de moi?

ANZOLETO.

Tous les hommes, parce que tous les hommes vous adorent.

CORILLA.

Ainsi, si j'avais la folie de prendre de l'affection pour toi et de te
le dire, tu me repousserais?

ANZOLETO.

Je ne sais si j'aurais la force de m'enfuir; mais si je l'avais, il est
certain que je ne voudrais vous revoir de ma vie.

--Eh bien, dit la Corilla, j'ai envie de faire cette épreuve par
curiosité.... Anzoleto, je crois que je t'aime.

--Et moi, je n'en crois rien, répondit-il. Si je reste, c'est parce que
je comprends bien que c'est un persiflage. À ce jeu-là, vous ne
m'intimiderez pas, et vous me piquerez encore moins.

--Tu veux faire assaut de finesse, je crois?

--Pourquoi non? Je ne suis pas bien redoutable, puisque je vous donne le
moyen de me vaincre.

--Lequel?

--C'est de me glacer d'épouvante, et de me mettre en fuite en me disant
sérieusement ce que vous venez de me dire par raillerie.

--Tu es un drôle de corps! et je vois bien qu'il faut faire attention à
tout avec toi. Tu es de ces hommes qui ne veulent pas respirer seulement
le parfum de la rose, mais la cueillir et la mettre sous verre. Je ne
t'aurais cru ni si hardi ni si volontaire à ton âge!

--Et vous me méprisez pour cela?

--Au contraire: tu m'en plais davantage. Bonsoir, Anzoleto, nous nous
reverrons.

Elle lui tendit sa belle main, qu'il baisa avec passion. Je ne m'en suis
pas mal tiré, se dit-il en fuyant sous les galeries qui bordaient le
canaletto.

Désespérant de se faire ouvrir à cette heure indue le bouge où il se
retirait de coutume, il songea à s'aller étendre sur le premier seuil
venu, pour y goûter ce repos angélique que connaissent seules l'enfance
et la pauvreté. Mais, pour la première fois de sa vie, il ne trouva pas
une dalle assez propre pour s'y coucher. Bien que le pavé de Venise soit
plus net et plus blanc que dans aucun autre lieu du monde, il s'en
fallait de beaucoup que ce lit légèrement poudreux convînt à un habit
noir complet de la plus fine étoffe, et de la coupe la plus élégante. Et
puis la convenance! Les mêmes bateliers qui, le matin, enjambaient
honnêtement les marches des escaliers sans heurter les haillons du jeune
plébéien, eussent insulté à son sommeil, et peut-être souillé à dessein
les livrées de son luxe parasite étalées sous leurs pieds.
Qu'eussent-ils pensé d'un dormeur en plein air, en bas de soie, en linge
fin, en manchettes et en rabat de dentelle? Anzoleto regretta en ce
moment sa bonne cape de laine brune et rouge, bien fanée, bien usée,
mais encore épaisse de deux doigts et à l'épreuve de la brume malsaine
qui s'élève au matin sur les eaux de Venise. On était aux derniers jours
de février; et bien qu'à cette époque de l'année le soleil soit déjà
brillant et chaud dans ce climat, les nuits y sont encore très-froides.
L'idée lui vint d'aller se blottir dans quelque gondole amarrée au
rivage: toutes étaient fermées à clé. Enfin il en trouva une dont la
porte céda devant lui; mais en y pénétrant il heurta les pieds du
barcarolle qui s'y était retiré pour dormir, et tomba sur lui.--Par le
corps du diable! lui cria une grosse voix rauque sortant du fond de cet
antre, qui êtes-vous, et que demandez-vous?

--C'est toi, Zanetto? répondit Anzoleto en reconnaissant la voix du
gondolier, assez bienveillant pour lui à l'ordinaire. Laisse-moi me
coucher à tes côtés, et faire un somme à couvert sous ta cabanette.

--Et qui es-tu? demanda Zanetto.

--Anzoleto; ne me reconnais-tu pas?

--Par Satan, non! Tu portes des habits qu'Anzoleto ne pourrait porter, à
moins qu'il ne les eût volés. Va-t'en, va-t'en! Fusses-tu le doge en
personne, je n'ouvrirai pas ma barque à un homme qui a un bel habit pour
se promener et pas un coin pour dormir.

Jusqu'ici, pensa Anzoleto, la protection et les faveurs du comte
Zustiniani m'ont exposé à plus de périls et de désagréments qu'elles ne
m'ont procuré d'avantages. Il est temps que ma fortune réponde à mes
succès, et il me tarde d'avoir quelques sequins dans mes poches pour
soutenir le personnage qu'on me fait jouer.

Plein d'humeur, il se promena au hasard dans les rues désertes, n'osant
s'arrêter de peur de faire rentrer la transpiration que la colère et la
fatigue lui avaient causées. Pourvu qu'à tout ceci je ne gagne pas un
enrouement! se disait-il. Demain monsieur le comte va vouloir faire
entendre son jeune prodige à quelque sot aristarque, qui, si j'ai dans
le gosier le moindre petit chat par suite d'une nuit sans repos, sans
sommeil et sans abri, prononcera que je n'ai pas de voix; et monsieur le
comte, qui sait bien le contraire, dira: Ah! si vous l'aviez entendu
hier!--Il n'est donc pas égal? dira l'autre. Peut-être n'est-il pas
d'une bonne santé?--Ou peut-être, dira un troisième, s'est-il fatigué
hier. Il est bien jeune en effet pour chanter plusieurs jours de suite.
Vous feriez bien d'attendre qu'il fût plus mûr et plus robuste pour le
lancer sur les planches.--Et le comte dira: Diable! s'il s'enroue pour
avoir chanté deux airs, ce n'est pas là mon affaire.--Alors, pour
s'assurer que j'ai de la force et de la santé, ils me feront faire des
exercices tous les jours, jusqu'à perdre haleine, et ils me casseront la
voix pour s'assurer que j'ai des poumons. Au diable la protection des
grands seigneurs! Ah! quand pourrai-je m'en affranchir, et, fort de ma
renommée, de la faveur du public, de la concurrence des théâtres, quand
pourrai-je chanter dans leurs salons par grâce, et traiter de puissance
à puissance avec eux?

En devisant ainsi avec lui-même, Anzoleto arriva dans une de ces petites
places qu'on appelle _corti_ à Venise, bien que ce ne soient pas des
cours, et que cet assemblage de maisons, s'ouvrant sur un espace commun,
corresponde plutôt à ce que nous appelons aujourd'hui à Paris _cité_.
Mais il s'en faut de beaucoup que la disposition de ces prétendues cours
soit régulière, élégante et soignée comme nos _squares_ modernes. Ce
sont plutôt de petites places obscures, quelquefois formant impasse,
d'autres fois servant de passage d'un quartier à l'autre; mais peu
fréquentées, habitées à l'entour par des gens de mince fortune et de
mince condition, le plus, souvent par des gens du peuple, des ouvriers
ou des blanchisseuses qui étendent leur linge sur des cordes tendues en
travers du chemin, inconvénient que le passant supporte avec beaucoup de
tolérance, car son droit de passage est parfois toléré aussi plutôt que
fondé. Malheur à l'artiste pauvre, réduit à ouvrir les fenêtres de son
cabinet sur ces recoins tranquilles, où la vie prolétaire, avec ses
habitudes rustiques, bruyantes et un peu malpropres, reparaît tout à
coup au sein de Venise, à deux pas des larges canaux et des somptueux
édifices. Malheur à lui, si le silence est nécessaire à ses méditations;
car de l'aube à la nuit un bruit d'enfants, de poules et de chiens,
jouant et criant ensemble dans cette enceinte resserrée, les
interminables babillages des femmes rassemblées sur le seuil des portes,
et les chansons des travailleurs dans leurs ateliers, ne lui laisseront
pas un instant de repos. Heureux encore quand l'_improvisatore_ ne vient
pas hurler ses sonnets et ses dithyrambes jusqu'à ce qu'il ait recueilli
un sou de chaque fenêtre, ou quand Brighella n'établit pas sa baraque au
milieu de la cour, patient à recommencer son dialogue avec l'_avocato,
il tedesco e il diavolo_, jusqu'à ce qu'il ait épuisé en vain sa faconde
gratis devant les enfants déguenillés, heureux spectateurs qui ne se
font scrupule d'écouter et de regarder sans avoir un liard dans leur
poche!

Mais, la nuit, quand tout est rentré dans le silence, et que la lune
paisible éclaire et blanchit les dalles, cet assemblage de maisons de
toutes les époques, accolées les unes aux autres sans symétrie et sans
prétention, coupées par de fortes ombres, pleines de mystères dans leurs
enfoncements, et de grâce instinctive dans leurs bizarreries, offre un
désordre infiniment pittoresque. Tout devient beau sous les regards de
la lune; le moindre effet d'architecture s'agrandit et prend du
caractère; le moindre balcon festonné de vigne se donne des airs de
roman espagnol, et vous remplit l'imagination de ces belles aventures
dites de _cape et d'épée_. Le ciel limpide où se baignent, au-dessus de
ce cadre sombre et anguleux, les pâles coupoles des édifices lointains,
verse sur les moindres détails du tableau une couleur vague et
harmonieuse qui porte à des rêveries sans fin.

C'est dans la _corte Minelli_, près l'église San-Fantin, qu'Anzoleto se
trouva au moment où les horloges se renvoyaient l'une à l'autre le coup
de deux heures après minuit. Un instinct secret avait conduit ses pas
vers la demeure d'une personne dont le nom et l'image ne s'étaient pas
présentés à lui depuis le coucher du soleil. A peine était-il rentré
dans cette cour, qu'il entendit une voix douce l'appeler bien bas par
les dernières syllabes de son nom; et, levant le tête, il vit une légère
silhouette se dessiner sur une des plus misérables terrasses de
l'enceinte. Un instant après, la porte de cette masure s'ouvrit, et
Consuelo en jupe d'indienne, et le corsage enveloppé d'une vieille mante
de soie noire qui avait servi jadis de parure à sa mère, vint lui tendre
une main, tandis qu'elle posait de l'autre un doigt sur ses lèvres pour
lui recommander le silence. Ils montèrent sur la pointe du pied et à
tâtons l'escalier de bois tournant et délabré qui conduisait jusque sur
le toit; et quand ils furent assis sur la terrasse, ils commencèrent un
de ces longs chuchotements entrecoupés de baisers, que chaque nuit on
entend murmurer sur les toits, comme des brises mystérieuses, ou comme
un babillage d'esprits aériens voltigeant par couples dans la brume
autour des cheminées bizarres qui coiffent de leurs nombreux turbans
rouges toutes les maisons de Venise.

«Comment, ma pauvre amie, dit Anzoleto, tu m'as attendu jusqu'à présent?

--Ne m'avais-tu pas dit que tu viendrais me rendre compte de ta soirée?
Eh bien, dis-moi donc si tu as bien chanté, si tu as fait plaisir, si on
t'a applaudi, si on t'a signifié ton engagement?

--Et toi, ma bonne Consuelo, dit Anzoleto, pénétré tout à coup de
remords en voyant la confiance et la douceur de cette pauvre fille,
dis-moi donc si tu t'es impatientée de ma longue absence, si tu n'es pas
bien fatiguée de m'attendre ainsi, si tu n'as pas eu bien froid sur
cette terrasse, si tu as songé à souper, si tu ne m'en veux pas de venir
si tard, si tu as été inquiète, si tu m'accusais?

--Rien de tout cela, répondit-elle en lui jetant ses bras au cou avec
candeur. Si je me suis impatientée, ce n'est pas contre toi; si je suis
fatiguée, si j'ai eu froid, je ne m'en ressens plus depuis que tu es là;
si j'ai soupé je ne m'en souviens pas; si je t'ai accusé ... de quoi
t'aurais-je accusé? si j'ai été inquiète ... pourquoi l'aurais-je été?
si je t'en veux? jamais.

--Tu es un ange, toi! dit Anzoleto en l'embrassant. Ah! ma consolation!
que les autres coeurs sont perfides et durs!

--Hélas! qu'est-il donc arrivé? quel mal a-t-on fait là-bas au _fils de
mon âme?_ dit Consuelo, mêlant au gentil dialecte vénitien les
métaphores hardies et passionnées de sa langue natale.

Anzoleto raconta tout ce qui lui était arrivé, même ses galanteries
auprès de la Corilla, et surtout les agaceries qu'il en avait reçues.
Seulement, il raconta les choses d'une certaine façon, disant tout ce
qui ne pouvait affliger Consuelo, puisque, de fait et d'intention, il
lui avait été fidèle, et c'était _presque_ toute la vérité. Mais il y a
centième partie de vérité que nulle enquête judiciaire n'a jamais
éclairée, que nul client n'a jamais confessée à son avocat, et que nul
arrêt n'a jamais atteinte qu'au hasard, parce que dans ce peu de faits
ou d'intentions qui reste mystérieux, est la cause tout entière, le
motif, le but, le mot enfin de ces grands procès toujours si mal plaidés
et toujours si mal jugés, quelles que soient la passion des orateurs et
la froideur des magistrats.

Pour en revenir à Anzoleto, il n'est pas besoin de dire quelles
peccadilles il passa sous silence, quelles émotions ardentes devant le
public il traduisit à sa manière, et quelles palpitations étouffées dans
la gondole il oublia de mentionner. Je crois même qu'il ne parla point
du tout de la gondole, et qu'il rapporta ses flatteries à la cantatrice
comme les adroites moqueries au moyen desquelles il avait échappé sans
l'irriter aux périlleuses avances dont elle l'avait accablé. Pourquoi,
ne voulant pas et ne pouvant pas dire le fond des choses, c'est-à-dire
la puissance des tentations qu'il avait surmontées par prudence et par
esprit de conduite, pourquoi, dites-vous, chère lectrice, ce jeune
fourbe allait-il risquer d'éveiller la jalousie de Consuelo? Vous me le
demandez, Madame? Dites-moi donc si vous n'avez pas pour habitude de
conter à l'amant, je veux dire à l'époux de votre choix, tous les
hommages dont vous avez été entourée par les autres, tous les aspirants
que vous avez éconduits, tous les rivaux que vous avez sacrifiés, non
seulement avant l'hymen, mais après, mais tous les jours de bal, mais
hier et ce matin encore! Voyons, Madame, si vous êtes belle, comme je me
complais à le croire, je gage ma tête que vous ne faites point autrement
qu'Anzoleto, non pour vous faire valoir, non pour faire souffrir un âme
jalouse, non pour enorgueillir un coeur trop orgueilleux déjà de vos
préférences; mais parce qu'il est doux d'avoir près de soi quelqu'un à
qui l'on puisse raconter ces choses-là, tout en ayant l'air d'accomplir
un devoir, et de se confesser en se vantant au confesseur. Seulement,
Madame, vous ne vous confessez que de _presque tout_. Il n'y a qu'un
tout petit rien, dont vous ne parlez jamais; c'est le regard, c'est le
sourire qui ont provoqué l'impertinente déclaration du présomptueux dont
vous vous plaignez. Ce sourire, ce regard, ce rien, c'est précisément la
gondole dont Anzoleto, heureux de repasser tout haut dans sa mémoire les
enivrements de la soirée, oublia de parler à Consuelo. Heureusement pour
la petite Espagnole, elle ne savait point encore ce que c'est que la
jalousie: ce noir et amer sentiment ne vient qu'aux âmes qui ont
beaucoup souffert, et jusque-là Consuelo était aussi heureuse de son
amour qu'elle était bonne. La seule circonstance qui fit en elle une
impression profonde, ce fut l'oracle flatteur et sévère prononcé par son
respectable maître, le professeur Porpora, sur la tête adorée
d'Anzoleto. Elle fit répéter à ce dernier les expressions dont le maître
s'était servi; et après qu'il les lui eut exactement rapportées, elle y
pensa longtemps et demeura silencieuse.

«Consuelina, lui dit Anzoleto sans trop s'apercevoir de sa rêverie, je
t'avoue que l'air est extrêmement frais. Ne crains-tu pas de t'enrhumer?
Songe, ma chérie, que notre avenir repose sur ta voix encore plus que
sur la mienne ...

--Je ne m'enrhume jamais, répondit-elle; mais toi, tu es si peu vêtu
avec tes beaux habits! Tiens, enveloppe-toi de ma mantille.

--Que veux-tu que je fasse de ce pauvre morceau de taffetas percé à
jour? J'aimerais bien mieux me mettre à couvert une demi-heure dans ta
chambre.

--Je le veux bien, dit Consuelo: mais alors il ne faudra pas parler; car
les voisins pourraient nous entendre, et ils nous blâmeraient. Ils ne
sont pas méchants; ils voient nos amours sans trop me tourmenter, parce
qu'ils savent bien que jamais tu n'entres chez moi la nuit. Tu ferais
mieux d'aller dormir chez toi.

--Impossible! on ne m'ouvrira qu'au jour, et j'ai encore trois heures à
grelotter. Tiens, mes dents claquent dans ma bouche.

--En ce cas, viens, dit Consuelo en se levant; je t'enfermerai dans ma
chambre, et je reviendrai sur la terrasse pour que, si quelqu'un nous
observe, il voie bien que je ne fais pas de scandale.»

--Elle le conduisit en effet dans sa chambre: c'était une assez grande
pièce délabrée, où les fleurs peintes à fresque sur les murs
reparaissaient ça et là sous une seconde peinture encore plus grossière
et déjà presque aussi dégradée. Un grand bois de lit carré avec une
paillasse d'algues marines, et une couverture d'indienne piquée fort
propre, mais rapetassée en mille endroits avec des morceaux de toutes
couleurs, une chaise de paille, une petite table, une guitare fort
ancienne, et un Christ de filigrane, uniques richesses que sa mère lui
avait laissées; une petite épinette, et un gros tas de vieille musique
rongée des vers, que le professeur Porpora avait la générosité de lui
prêter: tel était l'ameublement de la jeune artiste, fille d'une pauvre
Bohémienne, élève d'un grand maître et amoureuse d'un bel aventurier.

Comme il n'y avait qu'une chaise, et que la table était couverte de
musique, il n'y avait qu'un siège pour Anzoleto; c'était le lit, et il
s'en accommoda sans façon. A peine se fut-il assis sur le bord, que la
fatigue s'emparant de lui, il laissa tomber sa tête sur un gros coussin
de laine qui servait d'oreiller, en disant:

«Oh! ma chère petite femme, je donnerais en cet instant tout ce qui me
reste d'années à vivre pour une heure de bon sommeil, et tous les
trésors de l'univers pour un bout de cette couverture sur mes jambes. Je
n'ai jamais eu si froid que dans ces maudits habits, et le malaise de
cette insomnie me donne le frisson de la fièvre.»

Consuelo hésita un instant. Orpheline et seule au monde à dix-huit ans,
elle ne devait compte qu'à Dieu de ses actions. Croyant à la promesse
d'Anzoleto comme à la parole de l'Évangile, elle ne se croyait menacée
ni de son dégoût ni de son abandon en cédant à tous ses désirs. Mais un
sentiment de pudeur qu'Anzoleto n'avait jamais ni combattu ni altéré en
elle, lui fit trouver sa demande un peu grossière. Elle s'approcha de
lui, et lui toucha la main. Cette main était bien froide en effet, et
Anzoleto prenant celle de Consuelo la porta à son front, qui était
brûlant.

«Tu es malade! lui dit-elle, saisie d'une sollicitude qui fit taire
toutes les autres considérations. Eh bien, dors une heure sur ce lit.»

Anzoleto ne se le fit pas dire deux fois.

«Bonne comme Dieu même!» murmura-t-il en s'étendant sur le matelas
d'algue marine.

Consuelo l'entoura de sa couverture; elle alla prendre dans un coin
quelques pauvres hardes qui lui restaient, et lui en couvrit les pieds.

«Anzoleto, lui dit-elle à voix basse tout en remplissant ce soin
maternel, ce lit où tu vas dormir, c'est celui où j'ai dormi avec ma
mère les dernières années de sa vie; c'est celui où je l'ai vue mourir,
où je l'ai enveloppée de son drap mortuaire, où j'ai veillé sur son
corps en priant et en pleurant, jusqu'à ce que la barque des morts soit
venue me l'ôter pour toujours. Eh bien, je vais te dire maintenant ce
qu'elle m'a fait promettre à sa dernière heure. Consuelo, m'a-t-elle dit,
jure-moi sur le Christ qu'Anzoleto ne prendra pas ma place dans ce lit
avant de s'être marié avec toi devant un prêtre.

--Et tu as juré?

--Et j'ai juré. Mais en te laissant dormir ici pour la première fois, ce
n'est pas la place de ma mère que je te donne, c'est la mienne.

--Et toi, pauvre fille, tu ne dormiras donc pas? reprit Anzoleto en se
relevant à demi par un violent effort. Ah! je suis un lâche, je m'en
vais dormir dans la rue.

--Non! dit Consuelo en le repoussant sur le coussin avec une douce
violence; tu es malade, et je ne le suis pas. Ma mère qui est morte en
bonne catholique, et qui est dans le ciel, nous voit à toute heure. Elle
sait que tu lui as tenu la promesse que tu lui avais faite de ne pas
m'abandonner. Elle sait aussi que notre amour est aussi honnête depuis
sa mort qu'il l'a été de son vivant. Elle voit qu'en ce moment je ne
fais et je ne pense rien de mal. Que son âme repose dans le Seigneur!»

Ici Consuelo fit un grand signe de croix. Anzoleto était déjà endormi.

«Je vais dire mon chapelet là-haut sur la terrasse pour que tu n'aies
pas la fièvre,» ajouta Consuelo en s'éloignant.

«Bonne comme Dieu!» répéta faiblement Anzoleto, et il ne s'aperçut
seulement pas que sa fiancée le laissait seul. Elle alla en effet dire
son chapelet sur le toit. Puis elle revint pour s'assurer qu'il n'était
pas plus malade, et le voyant dormir paisiblement, elle contempla
longtemps avec recueillement son beau visage pâle éclairé par la lune.

Et puis, ne voulant pas céder au sommeil elle-même, et se rappelant que
les émotions de la soirée lui avaient fait négliger son travail, elle
ralluma sa lampe, s'assit devant sa petite table, et nota un essai de
composition que maître Porpora lui avait demandé pour le jour suivant.




VI.


Le comte Zustiniani, malgré son détachement philosophique et de
nouvelles amours dont la Corilla feignait assez maladroitement d'être
jalouse, n'était pas cependant aussi insensible aux insolents caprices
de cette folle maîtresse qu'il s'efforçait de le paraître. Bon, faible
et frivole, Zustiniani n'était roué que par ton et par position sociale.
Il ne pouvait s'empêcher de souffrir, au fond de son coeur, de
l'ingratitude avec laquelle cette fille avait répondu à sa générosité;
et d'ailleurs, quoiqu'il fût à cette époque (à Venise aussi bien qu'à
Paris) de la dernière inconvenance de montrer de la jalousie, l'orgueil
italien se révoltait contre le rôle ridicule et misérable que la Corilla
lui faisait jouer.

Donc, ce même soir où Anzoleto avait brillé au palais Zustiniani, le
comte, après avoir agréablement plaisanté avec son ami Barberigo sur les
espiègleries de sa maîtresse, dès qu'il vit ses salons déserts et les
flambeaux éteints, prit son manteau et son épée, et, pour en avoir _le
coeur net_, courut au palais qu'habitait la Corilla.

Quand il se fut assuré qu'elle était bien seule, ne se trouvant pas
encore tranquille, il entama la conversation à voix basse avec le
barcarolle qui était en train de remiser la gondole de la prima-donna
sous la voûte destinée à cet usage. Moyennant quelques sequins, il le
fit parler, et se convainquit bientôt qu'il ne s'était pas trompé en
supposant que la Corilla avait pris un compagnon de route dans sa
gondole. Mais il lui fut impossible de savoir qui était ce compagnon; le
gondolier ne le savait pas. Bien qu'il eût vu cent fois Anzoleto aux
alentours du théâtre et du palais Zustiniani, il ne l'avait pas reconnu
dans l'ombre, sous l'habit noir et avec de la poudre.

Ce mystère impénétrable acheva de donner de l'humeur au comte. Il se fût
consolé en persiflant son rival, seule vengeance de bon goût, mais aussi
cruelle dans les temps de parade que le meurtre l'est aux époques de
passions sérieuses. Il ne dormit pas; et avant l'heure où Porpora
commençait son cours de musique au conservatoire des filles pauvres, il
s'achemina vers la _scuola di Mendicanti_, dans la salle où devaient se
rassembler les jeunes élèves.

La position du comte à l'égard du docte professeur avait beaucoup changé
depuis quelques années. Zustiniani n'était plus l'antagoniste musical de
Porpora, mais son associé, et son chef en quelque sorte; il avait fait
des dons considérables à l'établissement que dirigeait ce savant maître,
et par reconnaissance on lui en avait donné la direction suprême. Ces
deux amis vivaient donc désormais en aussi bonne intelligence que
pouvait le permettre l'intolérance du professeur à l'égard de la musique
à la mode; intolérance qui cependant était forcée de s'adoucir à la vue
des encouragements que le comte donnait de ses soins et de sa bourse à
l'enseignement et à la propagation de la musique sérieuse. En outre, il
avait fait représenter à San-Samuel un opéra que ce maître venait de
composer.

«Mon cher maître, lui dit Zustiniani en l'attirant à l'écart, il faut
que non seulement vous vous décidiez à vous laisser enlever pour le
théâtre une de vos élèves, mais il faut encore que vous m'indiquiez
celle qui vous paraîtra la plus propre à remplacer la Corilla. Cette
cantatrice est fatiguée, sa voix se perd, ses caprices nous ruinent, le
public est bientôt dégoûté d'elle. Vraiment nous devons songer à lui
trouver une _succeditrice_. (Pardon, cher lecteur, ceci se dit en
italien, et le comte ne faisait point un néologisme.)

--Je n'ai pas ce qu'il vous faut, répliqua sèchement Porpora.

--Eh quoi, maître, s'écria le comte, allez-vous retomber dans vos
humeurs noires? Est-ce tout de bon qu'après tant de sacrifices et de
dévouement de ma part pour encourager votre oeuvre musicale, vous vous
refusez à la moindre obligeance quand je réclame votre aide et vos
conseils pour la mienne?

--Je n'en ai plus de droit, comte, répondit le professeur; et ce que je
viens de vous dire est la vérité, dite par un ami, et avec le désir de
vous obliger. Je n'ai point dans mon école de chant une seule personne
capable de vous remplacer la Corilla. Je ne fais pas plus de cas d'elle
qu'il ne faut; mais en déclarant que le talent de cette fille n'a aucune
valeur solide à mes yeux, je suis forcé de reconnaître qu'elle possède
un savoir-faire, une habitude, une facilité et une communication établie
avec les sens du public qui ne s'acquièrent qu'avec des années de
pratique, et que n'auront pas de longtemps d'autres débutantes.

--Cela est vrai, dit le comte; mais enfin nous avons formé la Corilla,
nous l'avons vue commencer, nous l'avons fait accepter au public; sa
beauté a fait les trois quarts de son succès, et vous avez d'aussi
charmantes personnes dans votre école. Vous ne nierez pas cela, mon
maître! Voyons, confessez que la Clorinda est la plus belle créature de
l'univers!

--Mais affectée, mais minaudière, mais insupportable.... Il est vrai que
le public trouvera peut-être charmantes ces grimaces ridicules ... mais
elle chante faux, elle n'a ni âme, ni intelligence.... Il est vrai que
le public n'en a pas plus que d'oreilles ... mais elle n'a ni mémoire,
ni adresse, et elle ne se sauvera même pas du _fiasco_ par le
charlatanisme heureux qui réussit à tant de gens!»

En parlant ainsi, le professeur laissa tomber un regard involontaire sur
Anzoleto, qui, à la faveur de son titre de favori du comte, et sous
prétexte de venir lui parler, s'était glissé dans la classe, et se
tenait à peu de distance, l'oreille ouverte à la conversation.

«N'importe, dit le comte sans faire attention à la malice rancunière du
maître; je n'abandonne pas mon idée. Il y a longtemps que je n'ai
entendu la Clorinda. Faisons-la venir, et avec elle cinq ou six autres,
les plus jolies que l'on pourra trouver. Voyons, Anzoleto, ajouta-t-il
en riant, te voilà assez bien équipé pour prendre l'air grave d'un jeune
professeur. Entre dans le jardin, et adresse-toi aux plus remarquables
de ces jeunes beautés, pour leur dire que nous les attendons ici,
monsieur le professeur et moi.»

Anzoleto obéit; mais soit par malice, soit qu'il eût ses vues, il amena
les plus laides, et c'est pour le coup que Jean-Jacques aurait pu
s'écrier: «La Sofia était borgne, la Cattina était boiteuse.»

Ce quiproquo fut pris en bonne part, et, après qu'on en eut ri sous
cape, on renvoya ces demoiselles avertir celles de leurs compagnes que
désigna le professeur. Un groupe charmant vint bientôt, avec la belle
Clorinda au centre.

«La magnifique chevelure! dit le comte à l'oreille du professeur en
voyant passer près de lui les superbes tresses blondes de cette
dernière.

--Il y a beaucoup plus _dessus_ que _dedans_ cette tête, répondit le
rude censeur sans daigner baisser la voix.

Après une heure d'épreuve, le comte, n'y pouvant plus tenir, se retira
consterné en donnant des éloges pleins de grâces à ces demoiselles, et
en disant tout bas au professeur:--Il ne faut point songer à ces
perruches!

«Si votre seigneurie illustrissime daignait me permettre de dire un mot
sur ce qui la préoccupe ... articula doucement Anzoleto à l'oreille du
comte en descendant l'escalier.

--Parle, reprit le comte; connaîtrais-tu cette merveille que nous
cherchons?

--Oui, excellence.

--Et au fond de quelle mer iras-tu pêcher cette perle fine?

--Tout au fond de la classe où le malin professeur Porpora la tient
cachée les jours où vous passez votre bataillon féminin en revue.

--Quoi? est-il dans la scuola un diamant dont mes yeux n'aient jamais
aperçu l'éclat? Si maître Porpora m'a joué un pareil tour!...

--Illustrissime, le diamant dont je parle ne fait pas partie de la
scuola. C'est une pauvre fille qui vient seulement chanter dans les
choeurs quand on a besoin d'elle, et à qui le professeur donne des
leçons particulières par charité, et plus encore par amour de l'art.


--Il faut donc que cette pauvre fille ait des facultés extraordinaires;
car le professeur n'est pas facile à contenter, et il n'est pas prodigue
de son temps et de sa peine. L'ai-je entendue quelquefois sans la
connaître?

--Votre Seigneurie l'a entendue une fois, il y a bien longtemps, et
lorsqu'elle n'était encore qu'un enfant. Aujourd'hui c'est une grande
jeune fille, forte, studieuse, savante comme le professeur, et capable
de faire siffler la Corilla le jour où elle chantera une phrase de trois
mesures à côté d'elle sur le théâtre.

--Et ne chante-t-elle jamais en public? Le professeur ne lui a-t-il pas
fait dire quelques motets aux grandes vêpres?

--Autrefois, excellence, le professeur se faisait une joie de l'entendre
chanter à l'église; mais depuis que les _scolari_, par jalousie et par
vengeance, ont menacé de la faire chasser de la tribune si elle y
reparaissait à côté d'elles....

--C'est donc une fille de mauvaise vie?...

--O Dieu vivant! excellence, c'est une vierge aussi pure que la porte du
ciel! Mais elle est pauvre et de basse extraction ... comme moi,
excellence, que vous daignez cependant élever jusqu'à vous par vos
bontés; et ces méchantes harpies ont menacé le professeur de se plaindre
à vous de l'infraction qu'il commettait contre le règlement en
introduisant dans leur classe une élève qui n'en fait point partie.

--Où pourrai-je donc entendre cette merveille?

--Que votre seigneurie donne l'ordre au professeur de la faire chanter
devant elle; elle pourra juger de sa voix et de la grandeur de son
talent.

--Ton assurance me donne envie de te croire. Tu dis donc que je l'ai
déjà entendue, il y a longtemps ... J'ai beau chercher à me rappeler....

--Dans l'église des Mendicanti, un jour de répétition générale, le
_Salve Regina_ de Pergolèse....

--Oh! j'y suis, s'écria le comte; une voix, un accent, une intelligence
admirables!

--Et elle n'avait que quatorze ans, monseigneur, c'était un enfant.

--Oui, mais ... je crois me rappeler qu'elle n'était pas jolie.

--Pas jolie, excellence! dit Anzoleto tout interdit.

--Ne s'appelait-elle pas?... Oui, c'était une Espagnole, un nom
bizarre....

--Consuelo, monseigneur!

--C'est cela, tu voulais l'épouser alors, et vos amours nous ont fait
rire, le professeur et moi. Consuelo! c'est bien elle; la favorite du
professeur, une fille bien intelligente, mais bien laide!

--Bien laide! répéta Anzoleto stupéfait.

--Eh oui, mon enfant. Tu en es donc toujours épris?

--C'est mon amie, illustrissime.

--Amie veut dire chez nous également soeur et amante. Laquelle des deux?

--Soeur, mon maître.

--Eh bien, je puis, sans te faire de peine, te dire ce que j'en pense.
Ton idée n'a pas le sens commun. Pour remplacer la Corilla il faut un
ange de beauté, et ta Consuelo, je m'en souviens bien maintenant, est
plus que laide, elle est affreuse.»

Le comte fut abordé en cet instant par un de ses amis, qui l'emmena d'un
autre côté, et il laissa Anzoleto consterné se répéter en
soupirant:--Elle est affreuse!...




VII.


Il vous paraîtra peut-être étonnant, et il est pourtant très certain,
cher lecteur, que jamais Anzoleto n'avait eu d'opinion sur la beauté ou
la laideur de Consuelo. Consuelo était un être tellement isolé,
tellement ignoré dans Venise, que nul n'avait jamais songé à chercher
si, à travers ce voile d'oubli et d'obscurité, l'intelligence et la
bonté avaient fini par se montrer sous une forme agréable ou
insignifiante. Porpora, qui n'avait plus de sens que pour l'art, n'avait
vu en elle que l'artiste. Les voisins de la _Corte-Minelli_ voyaient
sans se scandaliser ses innocentes amours avec Anzoleto. A Venise on
n'est point féroce sur ce chapitre-là. Ils lui prédisaient bien parfois
qu'elle serait malheureuse avec ce garçon sans aveu et sans état, et ils
lui conseillaient de chercher plutôt à s'établir avec quelque honnête et
paisible ouvrier. Mais comme elle leur répondait qu'étant sans famille
et sans appui elle-même, Anzoleto lui convenait parfaitement; comme,
depuis six ans, il ne s'était pas écoulé un seul jour sans qu'on les vît
ensemble, ne cherchant point le mystère, et ne se querellant jamais, on
avait fini par s'habituer à leur union libre et indissoluble. Aucun
voisin ne s'était jamais avisé de faire la cour à l'_amica_ d'Anzoleto.
Était-ce seulement à cause des engagements qu'on lui supposait, ou bien
était-ce à cause de sa misère? ou bien encore n'était-ce pas que sa
personne n'avait exercé de séduction sur aucun d'eux? La dernière
hypothèse est fort vraisemblable.

Cependant chacun sait que, de douze à quatorze ans, les jeunes filles
sont généralement maigres, décontenancées, sans harmonie dans les
traits, dans les proportions, dans les mouvements. Vers quinze ans elles
se _refont_ (c'est en français vulgaire l'expression des matrones); et
celle qui paraissait affreuse naguère reparaît, après ce court travail
de transformation, sinon belle, du moins agréable. On a remarqué même
qu'il n'était pas avantageux à l'avenir d'une fillette d'être jolie de
trop bonne heure.

Consuelo ayant recueilli comme les autres le bénéfice de l'adolescence,
on avait cessé de dire qu'elle était laide; et le fait est qu'elle ne
l'était plus. Seulement, comme elle n'était ni dauphine, ni infante,
elle n'avait point eu de courtisans autour d'elle pour proclamer que la
royale progéniture embellissait à vue d'oeil; et comme elle n'avait pas
l'appui de tendres sollicitudes pour s'inquiéter de son avenir, personne
ne prenait la peine de dire à Anzoleto: «Ta fiancée ne te fera point
rougir devant le monde.»

Si bien qu'Anzoleto l'avait entendu traiter de laideron à l'âge où ce
reproche n'avait pour lui ni sens ni valeur; et depuis qu'on ne disait
plus ni mal ni bien de la figure de Consuelo, il avait oublié de s'en
préoccuper. Sa vanité avait pris un autre essor. Il rêvait le théâtre et
la célébrité, et n'avait pas le temps de songer à faire étalage de ses
conquêtes. Et puis la grosse part de curiosité qui entre dans les désirs
de la première jeunesse était assouvie chez lui. J'ai dit qu'à dix-huit
ans il n'avait plus rien à apprendre. A vingt-deux ans, il était quasi
blasé; et à vingt-deux ans comme à dix-huit, son attachement pour
Consuelo était aussi tranquille, en dépit de quelques chastes baisers
pris sans trouble et rendus sans honte, qu'il l'avait été jusque-là.

Pour qu'on ne s'étonne pas trop de ce calme et de cette vertu de la part
d'un jeune homme qui ne s'en piquait point ailleurs, il faut faire
observer que la grande liberté dans laquelle nos adolescents vivaient au
commencement de cette histoire s'était modifiée et peu à peu restreinte
avec le temps. Consuelo avait près de seize ans, et menait encore une
vie un peu vagabonde, sortant du Conservatoire toute seule pour aller
répéter sa leçon et manger son riz sur les degrés de la Piazzetta avec
Anzoleto, lorsque sa mère, épuisée de fatigue, cessa de chanter le soir
dans les cafés, une guitare à la main et une sébile devant elle. La
pauvre créature se retira dans un des plus misérables greniers de la
_Corte-Minelli_, pour s'y éteindre à petit feu sur un grabat. Alors la
bonne Consuelo, ne voulant plus la quitter, changea tout à fait de genre
de vie. Hormis les heures où le professeur daignait lui donner sa leçon,
elle travaillait soit à l'aiguille, soit au contre point, toujours
auprès du chevet de cette mère impérieuse et désespérée, qui l'avait
cruellement maltraitée dans son enfance, et qui maintenant lui donnait
l'affreux spectacle d'une agonie sans courage et sans vertu. La piété
filiale et le dévouement tranquille de Consuelo ne se démentirent pas un
seul instant. Joies de l'enfance, liberté, vie errante, amour même, tout
fut sacrifié sans amertume et sans hésitation. Anzoleto s'en plaignit
vivement, et, voyant ses reproches inutiles, résolut d'oublier et de se
distraire; mais ce lui fut impossible. Anzoleto n'était pas assidu au
travail comme Consuelo; il prenait vite et mal les mauvaises leçons que
son professeur, pour gagner le salaire promis par Zustiniani, lui
donnait tout aussi mal et aussi vite. Cela était fort heureux pour
Anzoleto, en qui les prodigalités de la nature réparaient aussi bien que
possible le temps perdu et les effets d'un mauvais enseignement; mais il
en résultait bien des heures d'oisiveté durant lesquelles la société
fidèle et enjouée de Consuelo lui manquait horriblement. Il tenta de
s'adonner aux passions de son âge et de sa classe; il fréquenta les
cabarets, et joua avec les polissons les petites gratifications que lui
octroyait de temps en temps le comte Zustiniani. Cette vie lui plut deux
ou trois semaines, au bout desquelles il trouva que son bien-être, sa
santé et sa voix s'altéraient sensiblement; que le _far-niente_ n'était
pas le désordre, et que le désordre n'était pas son élément. Préservé
des mauvaises passions par l'amour bien entendu de soi-même, il se
retira dans la solitude et s'efforça d'étudier; mais cette solitude lui
sembla effrayante de tristesse et de difficultés. Il s'aperçut alors que
Consuelo était aussi nécessaire à son talent qu'à son bonheur. Studieuse
et persévérante, vivant dans la musique comme l'oiseau dans l'air et le
poisson dans l'eau, aimant à vaincre les difficultés sans se rendre plus
de raison de l'importance de cette victoire qu'il n'appartient à un
enfant, mais poussée fatalement à combattre les obstacles et à pénétrer
les mystères de l'art, par cet invincible instinct qui fait que le germe
des plantes cherche à percer le sein de la terre et à se lancer vers le
jour, Consuelo avait une de ces rares et bienheureuses organisations
pour lesquelles le travail est une jouissance, un repos véritable, un
état normal nécessaire, et pour qui l'inaction serait une fatigue, un
dépérissement, un état maladif, si l'inaction était possible à de telles
natures.

Mais elles ne la connaissent pas; dans une oisiveté apparente, elles
travaillent encore; leur rêverie n'est point vague, c'est une
méditation. Quand on les voit agir, on croit qu'elles créent, tandis
qu'elles manifestent seulement une création récente.--Tu me diras, cher
lecteur, que tu n'as guère connu de ces organisations exceptionnelles.
Je te répondrai, lecteur bien-aimé, que je n'en ai connu qu'une seule,
et si, suis-je plus vieux que toi. Que ne puis-je te dire que j'ai
analysé sur mon pauvre cerveau le divin mystère de cette activité
intellectuelle! Mais, hélas! ami lecteur, ce n'est ni toi ni moi qui
étudierons sur nous-mêmes.
                
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