George Sand

Consuelo, Tome 1 (1861)
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--Cher et bien-aimé Zoto, répondit le comte d'un ton caressant, plein
d'une malice profonde, j'ai un mot à vous dire à l'oreille;» et, se
penchant vers lui, il ajouta: «Votre fiancée a dû recevoir de vous des
leçons de vertu qui la rendront invulnérable! Mais si j'avais quelque
prétention à lui en donner d'autres, j'aurais le droit de l'essayer au
moins pendant une soirée.»

Anzoleto se sentit froid de la tête aux pieds.

«Votre gracieuse seigneurie daignera-t-elle s'expliquer? dit-il d'une
voix étouffée.

--Ce sera bientôt fait, mon gracieux ami, répondit le comte d'une voix
claire: _gondole pour gondole_.»

Anzoleto fut terrifié en voyant que le comte avait découvert son
tête-à-tête avec la Corilla. Cette folle et audacieuse fille s'en était
vantée à Zustiniani dans une terrible querelle fort violente qu'ils
avaient eue ensemble. Le coupable essaya vainement de faire l'étonné.

«Allez donc écouter ce que dit le Porpora sur les principes de l'école
napolitaine, reprit le comte. Vous viendrez me le répéter, cela
m'intéresse beaucoup.

--Je m'en aperçois, excellence, répondit Anzoleto furieux et prêt à se
perdre.

--Eh bien! tu n'y vas pas? dit l'innocente Consuelo, étonnée de son
hésitation. J'y vais, moi, seigneur comte. Vous verrez que je suis votre
servante.» Et avant que le comte pût la retenir, elle avait franchi d'un
bond léger la banquette qui la séparait de son vieux maître, et s'était
assise sur ses talons à côté de lui.

Le comte, voyant que ses affaires n'étaient pas fort avancées auprès
d'elle, jugea nécessaire de dissimuler.

«Anzoleto, dit-il en souriant et en tirant l'oreille de son protégé un
peu fort, ici se bornera ma vengeance. Elle n'a pas été aussi loin à
beaucoup près que votre délit. Mais aussi je ne fais pas de comparaison
entre le plaisir d'entretenir honnêtement votre maîtresse un quart
d'heure en présence de dix personnes, et celui que vous avez goûté tête
à tête avec la mienne dans une gondole bien fermée.

--Seigneur comte, s'écria Anzoleto, violemment agité, je proteste sur
mon honneur....

--Où est-il, votre honneur? reprit le comte, est-il dans votre oreille
gauche?» Et en même temps il menaçait cette malheureuse oreille d'une
leçon pareille à celle que l'autre venait de recevoir.

«Accordez-vous donc assez peu de finesse à votre protégé, dit Anzoleto,
reprenant sa présence d'esprit, pour ne pas savoir qu'il n'aurait jamais
commis une pareille balourdise?

--Commise ou non, répondit sèchement le comte, c'est la chose du monde
la plus indifférente pour moi en ce moment.» Et il alla s'asseoir auprès
de Consuelo.




XII.


La dissertation musicale se prolongea jusque dans le salon du palais
Zustiniani, où l'on rentra vers minuit pour prendre le chocolat et les
sorbets. Du technique de l'art on était passé au style, aux idées, aux
formes anciennes et modernes, enfin à l'expression, et de là aux
artistes, et à leurs différentes manières de sentir et d'exprimer. Le
Porpora parlait avec admiration de son maître Scarlatti, le premier qui
eût imprimé un caractère pathétique aux compositions religieuses. Mais
il s'arrêtait là, et ne voulait pas que la musique sacrée empiétât sur
le domaine du profane en se permettant les ornements, les traits et les
roulades.

«Est-ce donc, lui dit Anzoleto, que votre seigneurie réprouve ces traits
et ces ornements difficiles qui ont cependant fait le succès et la
célébrité de son illustre élève Farinelli?

--Je ne les réprouve qu'à l'église, répondit le maestro. Je les approuve
au théâtre; mais je les veux à leur place, et surtout j'en proscris
l'abus. Je les veux d'un goût pur, sobres, ingénieux, élégants, et, dans
leurs modulations, appropriés non-seulement au sujet qu'on traite, mais
encore au personnage qu'on représente, à la passion qu'on exprime, et à
la situation où se trouve le personnage. Les nymphes et les bergères
peuvent roucouler comme les oiseaux, ou cadencer leurs accents comme le
murmure des fontaines; mais Médée ou Didon ne peuvent que sangloter ou
rugir comme la lionne blessée. La coquette peut charger d'ornements
capricieux et recherchés ses folles cavatines. La Corilla excelle en ce
genre: mais qu'elle veuille exprimer les émotions profondes, les grandes
passions, elle reste au-dessous de son rôle; et c'est en vain qu'elle
s'agite, c'est en vain qu'elle gonfle sa voix et son sein: un trait
déplacé, une roulade absurde, viennent changer en un instant en ridicule
parodie ce sublime qu'elle croyait atteindre. Vous avez tous entendu la
Faustina Pordoni, aujourd'hui madame Hasse. En de certains rôles
appropriés à ses qualités brillantes, elle n'avait, point de rivale.
Mais que la Cuzzoni vînt, avec son sentiment pur et profond, faire
parler la douleur, la prière, ou la tendresse, les larmes qu'elle vous
arrachait effaçaient en un instant de vos coeurs le souvenir de toutes
les merveilles que la Faustina avait prodiguées à vos sens. C'est qu'il
y a le talent de la matière, et le génie de l'âme. Il y a ce qui amuse,
et ce qui émeut; ce qui étonne et ce qui ravit. Je sais fort bien que
les tours de force sont en faveur; mais quant à moi, si je les ai
enseignés à mes élèves comme des accessoires utiles, je suis presque à
m'en repentir, lorsque je vois la plupart d'entre eux en abuser, et
sacrifier le nécessaire au superflu, l'attendrissement durable de
l'auditoire aux cris de surprise et aux trépignements d'un plaisir
fiévreux et passager.»

Personne ne combattait cette conclusion éternellement vraie dans tous
les arts, et qui sera toujours appliquée à leurs diverses manifestations
par les âmes élevées. Cependant le comte, qui était curieux de savoir
comment Consuelo chanterait la musique profane, feignit de contredire un
peu l'austérité des principes du Porpora; mais voyant que la modeste
fille, au lieu de réfuter ses hérésies, tournait toujours ses yeux vers
son vieux maître, comme pour lui demander de répondre victorieusement,
il prit le parti de s'attaquer directement à elle-même, et de lui
demander si elle entendait chanter sur la scène avec autant de sagesse
et de pureté qu'à l'église.

«Je ne crois pas, répondit-elle avec une humilité sincère, que j'y
trouve les même inspirations, et je crains d'y valoir beaucoup moins.

--Cette réponse modeste et spirituelle me rassure, dit le comte, je suis
certain que vous vous inspirerez assez de la présence d'un public
ardent, curieux, un peu gâté, je l'avoue, pour condescendre à étudier
ces difficultés brillantes dont chaque jour il se montre plus avide.

--Étudier! dit le Porpora avec un sourire plein de finesse.

--Étudier! s'écria Anzoleto avec un dédain superbe.

--Oui sans doute, étudier, reprit Consuelo avec sa douceur accoutumée.
Quoique je me sois exercée quelquefois à ce genre de travail, je ne
pense pas encore être capable de rivaliser avec les illustres chanteuses
qui ont paru sur notre scène....

--Tu mens! s'écria Anzoleto tout animé. Monseigneur, elle ment!
faites-lui chanter les airs les plus ornés et les plus difficiles du
répertoire, vous verrez ce qu'elle sait faire.

--Si je ne craignais pas qu'elle fût fatiguée ...» dit le comte, dont les
yeux pétillaient déjà d'impatience et de désir.

Consuelo tourna les siens naïvement vers le Porpora, comme pour prendre
ses ordres.

«Au fait, dit celui-ci, comme elle ne se fatigue pas pour si peu, et
comme nous sommes ici en petite et excellente compagnie, on pourrait
examiner son talent sur toutes les faces. Voyons, seigneur comte,
choisissez un air, et accompagnez-la vous-même au clavecin.

--L'émotion que sa voix et sa présence me causent, répondit Zustiniani,
me feraient faire de fausses notes. Pourquoi pas vous, mon maître?

--Je voudrais la regarder chanter, dit le Porpora; car entre nous soit
dit, je l'ai toujours entendue sans jamais songer à la voir. Il faut que
je sache comment elle se tient, ce qu'elle fait de sa bouche et de ses
yeux. Allons, lève-toi, ma fille; c'est pour moi aussi que l'épreuve va
être tentée.

--Ce sera donc moi qui l'accompagnerai, dit Anzoleto en s'asseyant au
clavecin.

--Vous allez m'intimider trop, mon maître, dit Consuelo à Porpora.

--La timidité n'appartient qu'à la sottise, répondit le maître.
Quiconque se sent pénétré d'un amour vrai pour son art ne peut rien
craindre. Si tu trembles, tu n'as que de la vanité; si tu perds tes
moyens, tu n'en as que de factices; et s'il en est ainsi, je suis là
pour dire tout le premier: La Consuelo n'est bonne à rien!»

Et sans s'inquiéter de l'effet désastreux que pouvaient produire des
encouragements aussi tendres, le professeur mit ses lunettes, arrangea
sa chaise bien en face de son élève, et commença à battre la mesure sur
la queue du clavecin pour donner le vrai mouvement à la ritournelle. On
avait choisi un air brillant, bizarre et difficile, tiré d'un opéra
bouffe de Galuppi, _la Diavolessa_, afin de prendre tout à coup le genre
le plus différent de celui où Consuelo avait triomphé le matin. La jeune
fille avait une si prodigieuse facilité qu'elle était arrivée, presque
sans études, à faire faire, en se jouant, tous les tours de force alors
connus, à sa voix souple et puissante. Le Porpora lui avait recommandé
de faire ces exercices, et, de temps en temps, les lui avait fait
répéter pour s'assurer qu'elle ne les négligeait pas. Mais il n'y avait
jamais donné assez de temps et d'attention pour savoir ce dont
l'étonnante élève était capable en ce genre. Pour se venger de la
rudesse qu'il venait de lui montrer, Consuelo eut l'espièglerie de
surcharger l'air extravagant de _la Diavolessa_ d'une multitude
d'ornements et de traits regardés jusque là comme impossibles, et
qu'elle improvisa aussi tranquillement que si elle les eût notés et
étudiés avec soin. Ces ornements furent si savants de modulations, d'un
caractère si énergique, si infernal, et mêlés, au milieu de leur plus
impétueuse gaîté, d'accents si lugubres, qu'un frisson de terreur vint
traverser l'enthousiasme de l'auditoire, et que le Porpora, se levant
tout à coup, s'écria avec force:

«C'est toi qui es le diable en personne!»

Consuelo finit son air par un crescendo de force qui enleva les cris
d'admiration, tandis qu'elle se rasseyait sur sa chaise en éclatant de
rire.

«Méchante fille! dit le Porpora, tu m'as joué un tour pendable. Tu t'es
moquée de moi. Tu m'as caché la moitié de tes études et de tes
ressources. Je n'avais plus rien à t'enseigner depuis longtemps, et tu
prenais mes leçons par hypocrisie, peut-être pour me ravir tous les
secrets de la composition et de l'enseignement, afin de me surpasser en
toutes choses, et de me faire passer ensuite pour un vieux pédant!

--Mon maître, répondit Consuelo, je n'ai pas fait autre chose qu'imiter
votre malice envers l'empereur Charles. Ne m'avez-vous pas raconté cette
aventure? comme quoi Sa Majesté Impériale n'aimait pas les trilles, et
vous avait fait défense d'en introduire un seul dans votre oratorio, et
comme quoi, ayant scrupuleusement respecté sa défense jusqu'à la fin de
l'oeuvre, vous lui aviez donné un divertissement de bon goût à la fugue
finale en la commençant par quatre trilles ascendantes, répétées ensuite
à l'infini, dans le _stretto_ par toutes les parties? Vous avez fait ce
soir le procès à l'abus des ornements, et puis vous m'avez ordonné d'en
faire. J'en ai fait trop, afin de vous prouver que moi aussi je puis
outrer un travers dont je veux bien me laisser accuser.

--Je te dis que tu es le diable, reprit le Porpora. Maintenant
chante-nous quelque chose d'humain, et chante-le comme tu l'entendras;
car je vois bien que je ne puis plus être ton maître.

--Vous serez toujours mon maître respecté et bien-aimé, s'écria-t-elle
en se jetant à son cou et en le serrant à l'étouffer; c'est à vous que
je dois mon pain et mon instruction depuis dix ans. O mon maître! on dit
que vous avez fait des ingrats: que Dieu me retire à l'instant même
l'amour et la voix, si je porte dans mon coeur le poison de l'orgueil et
de l'ingratitude!»

Le Porpora devint pâle, balbutia quelques mots, et déposa un baiser
paternel sur le front de son élève: mais il y laissa une larme; et
Consuelo, qui n'osa l'essuyer, sentit sécher lentement sur son front
cette larme froide et douloureuse de la vieillesse abandonnée et du
génie malheureux. Elle en ressentit une émotion profonde et comme une
terreur religieuse qui éclipsa toute sa gaîté et éteignit toute sa verve
pour le reste de la soirée. Une heure après, quand on eut épuisé autour
d'elle et pour elle toutes les formules de l'admiration, de la surprise
et du ravissement, sans pouvoir la distraire de sa mélancolie, on lui
demanda un spécimen de son talent dramatique. Elle chanta un grand air
de Jomelli dans l'opéra de _Didon abandonnée_; jamais elle n'avait mieux
senti le besoin d'exhaler sa tristesse; elle fut sublime de pathétique,
de simplicité, de grandeur, et belle de visage plus encore qu'elle ne
l'avait été à l'église. Son teint s'était animé d'un peu de fièvre, ses
yeux lançaient de sombres éclairs; ce n'était plus une sainte, c'était
mieux encore, c'était une femme dévorée d'amour. Le comte, son ami
Barberigo, Anzoleto, tous les auditeurs, et, je crois, le vieux Porpora
lui-même, faillirent en perdre l'esprit. La Clorinda suffoqua de
désespoir. Consuelo, à qui le comte déclara que, dès le lendemain, son
engagement serait dressé et signé, le pria de lui promettre une grâce
secondaire, et de lui engager sa parole à la manière des anciens
chevaliers, sans savoir de quoi il s'agissait. Il le fit, et l'on se
sépara, brisé de cette émotion délicieuse que procurent les grandes
choses, et qu'imposent les grandes intelligences.




XIII.


Pendant que Consuelo avait remporté tous ces triomphes, Anzoleto avait
vécu si complètement en elle, qu'il s'était oublié lui-même. Cependant
lorsque le comte, en les congédiant, signifia l'engagement de sa fiancée
sans lui dire un mot du sien, il remarqua la froideur avec laquelle il
avait été traité par lui, durant ces dernières heures; et la crainte
d'être perdu sans retour dans son esprit empoisonna toute sa joie. Il
lui vint dans la pensée de laisser Consuelo sur l'escalier, au bras du
Porpora, et de courir se jeter aux pieds de son protecteur; mais comme
en cet instant il le haïssait, il faut dire à sa louange qu'il résista à
la tentation de s'aller humilier devant lui. Comme il prenait congé du
Porpora, et se disposait à courir le long du canal avec Consuelo, le
gondolier du comte l'arrêta, et lui dit que, par les ordres de son
maître, la gondole attendait la signora Consuelo pour la reconduire. Une
sueur froide lui vint au front.

«La signora est habituée à cheminer sur ses jambes, répondit-il avec
violence. Elle est fort obligée au comte de ses gracieusetés.

--De quel droit refusez-vous pour elle?» dit le comte qui était sur ses
talons.»

Anzoleto se retourna, et le vit, non la tête nue comme un homme qui
reconduit son monde, mais le manteau sur l'épaule, son épée dans une
main et son chapeau dans l'autre, comme un homme qui va courir les
aventures nocturnes. Anzoleto ressentit un tel accès de fureur qu'il eut
la pensée de lui enfoncer entre les côtes ce couteau mince et affilé
qu'un Vénitien homme du peuple cache toujours dans quelque poche
invisible de son ajustement.

«J'espère, Madame, dit le comte à Consuelo d'un ton ferme, que vous ne
me ferez pas l'affront de refuser ma gondole pour vous reconduire, et le
chagrin de ne pas vous appuyer sur mon bras pour y entrer.»

Consuelo, toujours confiante, et ne devinant rien de ce qui se passait
autour d'elle, accepta, remercia, et abandonnant son joli coude arrondi
à la main du comte, elle sauta dans la gondole sans cérémonie. Alors un
dialogue muet, mais énergique, s'établit entre le comte et Anzoleto. Le
comte avait un pied sur la rive, un pied sur la barque, et de l'oeil
toisait Anzoleto, qui, debout sur la dernière marche du perron, le
toisait aussi, mais d'un air farouche, la main cachée dans sa poitrine,
et serrant le manche de son couteau. Un mouvement de plus vers la
barque, et le comte était perdu. Ce qu'il y eut de plus vénitien dans
cette scène rapide et silencieuse, c'est que les deux rivaux
s'observèrent sans hâter de part ni d'autre une catastrophe imminente.
Le comte n'avait d'autre intention que celle de torturer son rival par
une irrésolution apparente, et il le fit à loisir, quoiqu'il vît fort
bien et comprît encore mieux le geste d'Anzoleto, prêt à le poignarder.
De son côté, Anzoleto eut la force d'attendre sans se trahir
officiellement qu'il plût au comte d'achever sa plaisanterie féroce, ou
de renoncer à la vie. Ceci dura deux minutes qui lui semblèrent un
siècle, et que le comte supporta avec un mépris stoïque; après quoi il
fit une profonde révérence à Consuelo, et se tournant vers son protégé:

«Je vous permets, lui dit-il, de monter aussi dans ma gondole; à
l'avenir vous saurez comment se conduit un galant homme.»

Et il se recula pour faire passer Anzoleto dans sa barque. Puis il donna
aux gondoliers l'ordre de ramer vers la Corte-Minelli, et il resta
debout sur la rive, immobile comme une statue. Il semblait attendre de
pied ferme une nouvelle velléité de meurtre de la part de son rival
humilié.

«Comment donc le comte sait-il où tu demeures? fut le premier mot
qu'Anzoleto adressa à son amie dès qu'ils eurent perdu de vue le palais
Zustiniani.

--Parce que je le lui ai dit, repartit Consuelo.

--Et pourquoi le lui as-tu dit?

--Parce qu'il me l'a demandé.

--Tu ne devines donc pas du tout pourquoi il voulait le savoir?

--Apparemment pour me faire reconduire.

--Tu crois que c'est là tout? Tu crois qu'il ne viendra pas te voir?

--Venir me voir? Quelle folie! Dans une aussi misérable demeure? Ce
serait un excès de politesse de sa part que je ne désire pas du tout.

--Tu fais bien de ne pas le désirer, Consuelo; car un excès de honte
serait peut-être pour toi le résultat de cet excès d'honneur!

--De la honte? Et pourquoi de la honte à moi? Vraiment je ne comprends
rien à tes discours ce soir, cher Anzoleto, et je te trouve singulier de
me parler de choses que je n'entends point, au lieu de me dire la joie
que tu éprouves du succès inespéré et incroyable de notre journée.

--Inespéré, en effet, répondit Anzoleto avec amertume.

--Il me semblait qu'à vêpres, et ce soir pendant qu'on m'applaudissait,
tu étais plus enivré que moi! Tu me regardais avec des yeux si
passionnés, et je goûtais si bien mon bonheur en le voyant reflété sur
ton visage! Mais depuis quelques instants te voilà sombre et bizarre
comme tu l'es quelquefois quand nous manquons de pain ou quand notre
avenir paraît incertain et fâcheux.

--Et maintenant, tu veux que je me réjouisse de l'avenir? Il est
possible qu'il ne soit pas incertain, en effet; mais à coup sûr il n'a
rien de divertissant pour moi!

--Que te faut-il donc de plus? Il y a à peine huit jours que tu as
débuté chez le comte, tu as eu un succès d'enthousiasme....

--Mon succès auprès du comte est fort éclipsé par le tien; ma chère. Tu
le sais de reste.

--J'espère bien que non. D'ailleurs, quand cela serait, nous ne pouvons
pas être jaloux l'un de l'autre.»

Cette parole ingénue, dite avec un accent de tendresse et de vérité
irrésistible, fit rentrer le calme dans l'âme d'Anzoleto.

«Oh! tu as raison, dit-il en serrant sa fiancée dans ses bras, nous ne
pouvons pas être jaloux l'un de l'autre; car nous ne pouvons pas nous
tromper.»

Mais en même temps qu'il prononça ces derniers mots, il se rappela avec
remords son commencement d'aventure avec la Corilla, et il lui vint
subitement dans l'idée, que le comte, pour achever de l'en punir, ne
manquerait pas de le dévoiler à Consuelo, le jour où il croirait ses
espérances tant soit peu encouragées par elle. Il retomba dans une morne
rêverie, et Consuelo devint pensive aussi.

«Pourquoi, lui dit-elle après un instant de silence, dis-tu que nous ne
pouvons pas nous tromper? A coup sûr, c'est une grande vérité; mais à
quel propos cela t'est-il venu?

--Tiens, ne parlons plus dans cette gondole, répondit Anzoleto à voix
basse; je crains qu'on n'écoute nos paroles, et qu'on ne les rapporte au
comte. Cette couverture de soie et de velours est bien mince, et ces
barcarolles de palais ont les oreilles quatre fois plus larges et plus
profondes que nos barcarolles de place.--Laisse-moi monter avec toi
dans ta chambre, lui dit-il lorsqu'on les eut déposés sur la rive, à
l'entrée de la Corte-Minelli.

--Tu sais que c'est contraire à nos habitudes et à nos conventions, lui
répondit-elle.

--Oh! ne me refuse pas cela, s'écria Anzoleto, tu me mettrais le
désespoir et la fureur dans l'âme.»

Effrayée de son accent et de ses paroles, Consuelo n'osa refuser; et
quand elle eut allumé sa lampe et tiré ses rideaux, le voyant sombre et
comme perdu dans ses pensées, elle entoura de ses bras le cou de son
fiancé:

«Comme tu me parais malheureux et inquiet ce soir! lui dit-elle
tristement. Que se passe-t-il donc en toi?

--Tu ne le sais pas, Consuelo? tu ne t'en doutes pas?

--Non! sur mon âme!

--Jure-le; que tu ne devines pas! Jure-le sur l'âme de ta mère, et sur
ton Christ que tu pries tous les matins et tous les soirs.

--Oh! je te le jure, sur mon Christ et sur l'âme de ma mère.

--Et sur notre amour?

--Sur notre amour et sur notre salut éternel!

--Je te crois, Consuelo; car ce serait la première fois de ta vie que tu
ferais un mensonge.

--Et maintenant m'expliqueras-tu ...?

--Je ne t'expliquerai rien. Peut-être faudra-t-il bientôt que je me
fasse comprendre.... Ah! quand ce moment sera venu, tu ne m'auras déjà
que trop compris. Malheur! malheur à nous deux le jour où tu sauras ce
que je souffre maintenant!

--O mon Dieu, de quel affreux malheur sommes-nous donc menacés? Hélas!
c'est donc sous le coup de je ne sais quelle malédiction que nous
devions rentrer dans cette pauvre chambre, où nous n'avions eu jusqu'à
présent aucun secret l'un pour l'autre! Quelque chose me disait bien,
quand je suis sortie ce matin, que j'y rentrerais la mort dans l'âme.
Qu'ai-je donc fait pour ne pas jouir d'un jour qui semblait si beau?
N'ai-je pas prié Dieu ardemment et sincèrement? N'ai-je pas éloigné de
moi toute pensée d'orgueil? N'ai-je pas chanté le mieux qu'il m'a été
possible? N'ai-je pas souffert de l'humiliation de la Clorinda? N'ai-je
pas obtenu du comte, sans qu'il s'en doutât et sans qu'il puisse se
dédire, la promesse qu'elle serait engagée comme _seconda donna_ avec
nous? Qu'ai-je donc fait de mal, encore une fois, pour souffrir les
douleurs que tu m'annonces, et que je ressens déjà, puisque, toi, tu les
éprouves?

--En vérité, Consuelo, tu as eu la pensée de faire engager la Clorinda?

--J'y suis résolue, si le comte est un homme de parole. Cette pauvre
fille a toujours rêvé le théâtre, elle n'a pas d'autre existence devant
elle.

--Et tu crois que le comte renverra la Rosalba, qui sait quelque chose,
pour la Clorinda, qui ne sait rien?

--La Rosalba suivra la fortune de sa soeur Corilla, et quant à la
Clorinda, nous lui donnerons des leçons, nous lui apprendrons à tirer le
meilleur parti de sa voix, qui est jolie. Le public sera indulgent pour
une aussi belle fille. D'ailleurs, quand même je n'obtiendrais son
admission que comme troisième femme, ce serait toujours une admission,
un début dans la carrière, un commencement d'existence.

--Tu es une sainte, Consuelo. Tu ne vois pas que cette pécore, en
acceptant tes bienfaits, et quoiqu'elle dût s'estimer trop heureuse
d'être troisième ou quatrième femme, ne te pardonnera jamais d'être la
première?

--Qu'importe son ingratitude? Va, j'en sais long déjà sur l'ingratitude
et les ingrats!

--Toi? dit Anzoleto en éclatant de rire et en l'embrassant avec son
ancienne effusion de frère.

--Oui, répondit-elle, enchantée de l'avoir distrait de ses soucis; j'ai
eu jusqu'à présent toujours devant les yeux, et j'aurai toujours gravé
dans l'âme, l'image de mon noble maître Porpora. Il lui est échappé bien
souvent devant moi des paroles amères et profondes qu'il me croyait
incapable de comprendre; mais elles creusaient bien avant dans mon
coeur, et elles n'en sortiront jamais. C'est un homme qui a bien
souffert, et que le chagrin dévore. Par lui, par sa tristesse, par ses
indignations concentrées, par les discours qui lui ont échappé devant
moi, il m'a appris que les artistes sont plus dangereux et plus méchants
que tu ne penses, mon cher ange; que le public est léger, oublieux;
cruel, injuste; qu'une grande carrière est une croix lourde à porter, et
la gloire une couronne d'épines! Oui, je sais tout cela; et j'y ai pensé
si souvent, et j'ai tant réfléchi là-dessus, que je me sens assez forte
pour ne pas m'étonner beaucoup et pour ne pas trop me laisser abattre
quand j'en ferai l'expérience par moi-même. Voilà pourquoi tu ne m'as
pas vue trop enivrée aujourd'hui de mon triomphe; voilà pourquoi aussi
je ne suis pas découragée en ce moment de tes noires pensées. Je ne les
comprends pas encore; mais je sais qu'avec toi, et pourvu que tu
m'aimes, je pourrai lutter avec assez de force pour ne pas tomber dans
la haine du genre humain, comme mon pauvre maître, qui est un noble
vieillard et un enfant malheureux.»

En écoutant parler son amie, Anzoleto reprit aussi son courage et sa
sérénité. Elle exerçait sur lui une grande puissance, et chaque jour il
découvrait en elle une fermeté de caractère et une droiture d'intentions
qui suppléait à tout ce qui lui manquait à lui-même. Les terreurs que la
jalousie lui avait inspirées s'effacèrent donc de son souvenir au bout
d'un quart d'heure d'entretien avec elle; et quand elle le questionna de
nouveau, il eut tellement honte d'avoir soupçonné un être si pur et si
calme, qu'il donna d'autres motifs à son agitation. «Je n'ai qu'une
crainte, lui dit-il, c'est que le comte ne te trouve tellement
supérieure à moi, qu'il ne me juge indigne de paraître à côté de toi
devant le public. Il ne m'a pas fait chanter ce soir, quoique je
m'attendisse à ce qu'il nous demanderait un duo. Il semblait avoir
oublié jusqu'à mon existence. Il ne s'est même pas aperçu qu'en
t'accompagnant, je touchais assez joliment le clavecin. Enfin, lorsqu'il
t'a signifié ton engagement, il ne m'a pas dit un mot du mien. Comment
n'as-tu pas remarqué une chose aussi étrange?

--La pensée ne m'est pas venue qu'il lui fût possible de vouloir
m'engager sans toi. Est-ce qu'il ne sait pas que rien ne pourrait m'y
décider, que nous sommes fiancés, que nous nous aimons? Est-ce que tu ne
le lui as pas dit bien positivement?

--Je lui ai dit; mais peut-être croît-il que je me vante, Consuelo.

--En ce cas je me vanterai moi-même de mon amour, Anzoleto; je lui dirai
tout cela si bien qu'il n'en doutera pas. Mais tu t'abuses, mon ami; le
comte n'a pas jugé nécessaire de te parler de ton engagement, parce que
c'est une chose arrêtée, conclue, depuis le jour où tu as chanté chez
lui avec tant de succès.

--Mais non signé! Et le tien sera signé demain: il te l'a dit!

--Crois-tu que je signerai la première? Oh! non pas! Tu as bien fait de
me mettre sur mes gardes. Mon nom ne sera écrit qu'au bas du tien.

--Tu me le jures?

--Oh! fi! Vas-tu encore me faire faire des serments pour une chose que
tu sais si bien? Vraiment, tu ne m'aimes pas ce soir, ou tu veux me
faire souffrir; car tu fais semblant de croire que je ne t'aime point.»

A cette pensée, les yeux de Consuelo se gonflèrent, et elle s'assit avec
un petit air boudeur qui la rendit charmante.

«Au fait, je suis un fou, un sot, pensa Anzoleto. Comment ai-je pu
penser un instant que le comte triompherait d'une âme si pure et d'un
amour si complet? Est-ce qu'il n'est pas assez expérimenté pour voir du
premier coup d'oeil que Consuelo n'est pas son fait; et aurait-il été
assez généreux ce soir pour me faire monter dans la gondole à sa place,
s'il n'eût connu pertinemment qu'il y jouerait auprès d'elle le rôle
d'un fat ridicule? Non, non; mon sort est assuré, ma position
inexpugnable. Que Consuelo lui plaise, qu'il l'aime, qu'il la courtise,
tout cela ne servira qu'à avancer ma fortune; car elle saura bien
obtenir de lui tout ce qu'elle voudra sans s'exposer. Consuelo en saura
vite plus que moi sur ce chapitre. Elle est forte, elle est prudente.
Les prétentions du cher comte tourneront à mon profit et à ma gloire.»

Et, abjurant complètement tous ses doutes, il se jeta aux pieds de son
amie, et se livra à l'enthousiasme passionné qu'il éprouvait pour la
première fois, et que depuis quelques-heures la jalousie comprimait en
lui.

«O ma belle! ô ma sainte! ô ma diablesse! ô ma reine! s'écria-t-il,
pardonne-moi d'avoir pensé à moi-même au lieu de me prosterner devant
toi pour t'adorer; ainsi que j'aurais dû le faire en me retrouvant seul
avec toi dans cette chambre! J'en suis sorti ce matin en te querellant.
Oui, oui, je devrais n'y être rentré qu'en me traînant sur mes genoux!
Comment peux-tu aimer encore et sourire à une brute telle que moi?
Casse-moi ton éventail sur la figure, Consuelo. Mets ton joli pied sur
ma tête. Tu es plus grande que moi de cent coudées, et je suis ton
esclave pour jamais, à partir d'aujourd'hui.

--Je ne mérite pas ces belles paroles, lui répondit-elle en
s'abandonnant à ses étreintes; et quant à tes distractions, je les
excuse, car je les comprends. Je vois bien que la peur d'être séparé de
moi, et de voir diviser une vie qui ne peut être qu'une pour nous deux,
t'a seule inspiré ce chagrin et ces doutes. Tu as manqué dé foi envers
Dieu; c'est bien plus mal que si tu m'avais accusée de quelque lâcheté.
Mais je prierai pour toi, et je dirai: Seigneur, pardonnez-lui comme je
lui pardonne.»

En exprimant son amour avec abandon, simplicité, et en y mêlant, comme
toujours, cette dévotion espagnole pleine de tendresse humaine et de
compromis ingénus, Consuelo était si belle; la fatigue et lés émotions
de la journée avaient répandu sur elle une langueur si suave,
qu'Anzoleto, exalté d'ailleurs par cette espèce d'apothéose dont elle
sortait et qui la lui montrait sous une face nouvelle, ressentit enfin
tous les délires d'une passion violente pour cette petite soeur jusque
là si paisiblement aimée. Il était de ces hommes qui ne s'enthousiasment
que pour ce qui est applaudi, convoité et disputé par les autres. La
joie de sentir en sa possession l'objet de tant de désirs qu'il avait
vus s'allumer et bouillonner autour d'elle, éveilla en lui des désirs
irréfrénables; et, pour la première fois, Consuelo fut réellement en
péril entre ses bras.

«Sois mon amante, sois ma femme, s'écria-t-il enfin d'une voix étouffée.
Sois à moi tout entière et pour toujours.

--Quand tu voudras, lui répondit Consuelo avec un sourire angélique.
Demain si tu veux.

--Demain! Et pourquoi demain?

--Tu as raison, il est plus de minuit, c'est aujourd'hui que nous
pouvons nous marier. Dès que le jour sera levé, nous pouvons aller
trouver le prêtre. Nous n'avons de parents ni l'un ni l'autre, la
cérémonie ne demandera pas de longs préparatifs. J'ai ma robe d'indienne
que je n'ai pas encore mise. Tiens, mon ami, en la faisant, je me
disais: Je n'aurai plus d'argent pour acheter ma robe de noces; et si
mon ami se décidait à m'épouser un de ces jours, je serais forcée de
porter à l'église la même qui aurait déjà été étrennée. Cela parte
malheur, à ce qu'on dit. Aussi, quand ma mère est venue en rêve me la
retirer pour la remettre dans l'armoire, elle savait bien ce qu'elle
faisait, la pauvre âme! Ainsi donc tout est prêt; demain, au lever du
soleil, nous nous jurerons fidélité. Tu attendais pour cela, méchant,
d'être sûr que je n'étais pas laide?

--Oh! Consuelo, s'écria Anzoleto avec angoisse, tu es un enfant, un
véritable enfant! Nous ne pouvons nous marier ainsi du jour au lendemain
sans qu'on le sache; car le comte et le Porpora, dont la protection nous
est encore si nécessaire, seraient fort irrités contre nous, si nous
prenions cette détermination sans les consulter, sans même les avertir.
Ton vieux maître ne m'aime pas trop, et te comte, je le sais de bonne
part, n'aime pas les cantatrices mariées. Il faudra donc que nous
gagnions du temps pour les amener à consentir à notre mariage; ou bien
il faut au moins quelques jours, si nous nous marions en secret, pour
préparer mystérieusement cette affaire délicate. Nous ne pouvons pas
courir à San-Samuel, où tout le monde nous connaît, et où il ne faudra
que la présence d'une vieille bonne femme pour que toute la paroisse en
soit avertie au bout d'une heure.

--Je n'avais pas songé à tout cela, dit Consuelo. Eh bien, de quoi me
parlais-tu donc tout à l'heure? Pourquoi, méchant, me disais-tu «Sois ma
femme» puisque tu savais que cela n'était pas encore possible? Ce n'est
pas moi qui t'en ai parlé la première, Anzoleto! Quoique j'aie pensé
bien souvent que nous étions en âge de nous marier, et que je n'eusse
jamais songé aux obstacles dont tu parles, je m'étais fait un devoir de
laisser cette décision à ta prudence, et, faut-il te le dire? à ton
inspiration; car je voyais bien, que tu n'étais pas trop pressé de
m'appeler ta femme, et je ne t'en voulais pas. Tu m'as souvent dit
qu'avant de s'établir, il fallait assurer le sort de sa famille future,
en s'assurant soi-même de quelques ressources. Ma mère le disait aussi,
et je trouve cela raisonnable. Ainsi, tout bien considéré, ce serait
encore trop tôt. Il faut que notre engagement à tous deux avec le
théâtre soit signé, n'est-ce pas? Il faut même que la faveur du public
nous soit assurée. Nous reparlerons de cela après nos débuts. Pourquoi
pâlis-tu? mon Dieu, pourquoi serres-tu ainsi les poings, Anzoleto? Ne
sommes-nous pas bien heureux? Avons-nous besoin d'être liés par un
serment pour nous aimer, et compter l'un sur l'autre?

--O Consuelo, que tu es calme, que tu es pure, et que tu es froide!
soeécria Anzoleto avec une sorte de rage.


--Moi! je suis froide! s'écria la jeune Espagnole stupéfaite et
vermeille d'indignation.

--Hélas! je t'aime comme on peut aimer une femme, et tu m'écoutes et tu
me réponds comme un enfant. Tu ne connais que l'amitié, tu ne comprends
pas l'amour. Je souffre, je brûle, je meurs à tes pieds, et tu me parles
de prêtre, de robe et de théâtre?»

Consuelo, qui s'était levée avec impétuosité, se rassit confuse et toute
tremblante. Elle garda longtemps le silence; et lorsque Anzoleto voulut
lui arracher de nouvelles caresses, elle le repoussa doucement.

«Écoute, lui dit-elle, il faut s'expliquer et se connaître. Tu me crois
trop enfant en vérité, et ce serait une minauderie de ma part, de ne te
pas avouer qu'à présent je comprends fort bien. Je n'ai pas traversé les
trois quarts de l'Europe avec des gens de toute espèce, je n'ai pas vu
de près les moeurs libres et sauvages des artistes vagabonds, je n'ai
pas deviné, hélas! les secrets mal cachés de ma pauvre mère, sans savoir
ce que toute fille du peuple sait d'ailleurs fort bien à mon âge. Mais
je ne pouvais pas me décider à croire, Anzoleto, que tu voulusses
m'engager à violer un serment fait à Dieu entre les mains de ma mère
mourante. Je ne tiens pas beaucoup à ce que les patriciennes, dont
j'entends quelquefois les causeries, appellent leur réputation. Je suis
trop peu de chose dans le monde pour attacher mon honneur au plus ou
moins de chasteté qu'on voudra bien me supposer; mais je fais consister
mon honneur à garder mes promesses, de même que je fais consister le
tien à savoir garder les tiennes. Je ne suis peut-être pas aussi bonne
catholique que je voudrais l'être. J'ai été si peu instruite dans la
religion! Je ne puis pas avoir d'aussi belles règles de conduite et
d'aussi belles maximes de vertu que ces jeunes filles de la Scuola,
élevées dans le cloître et entretenues du matin au soir dans la science
divine. Mais je pratique comme je sais et comme je peux. Je ne crois pas
notre amour capable de s'entacher d'impureté pour devenir un peu plus
vif avec nos années. Je ne compte pas trop les baisers que je te donne,
mais je sais que nous n'avons pas désobéi à ma mère, et que je ne veux
pas lui désobéir pour satisfaire des impatiences faciles à réprimer.

--Faciles! s'écria Anzoleto en la pressant avec emportement sur sa
poitrine; faciles! Je savais bien que tu étais froide.

--Froide, tant que tu voudras, répondit-elle en se dégageant de ses
bras. Dieu, qui lit dans mon coeur, sait bien si je t'aime!

--Eh bien! jette-toi donc dans son sein, dit Anzoleto avec dépit; car le
mien n'est pas un refuge aussi assuré, et je m'enfuis pour ne pas
devenir impie.»

II courut vers la porte, croyant que Consuelo, qui n'avait jamais pu se
séparer de lui au milieu d'une querelle, si légère qu'elle fût, sans
chercher à le calmer, s'empresserait de le retenir. Elle fit
effectivement un mouvement impétueux pour s'élancer vers lui; puis elle
s'arrêta, le vit sortir, courut aussi vers la porte, mit la main sur le
loquet pour ouvrir et le rappeler. Mais, ramenée à sa résolution par une
force surhumaine, elle tira le verrou sur lui; et, vaincue par une lutte
trop violente, elle tomba raide évanouie sur le plancher, où elle resta
sans mouvement jusqu'au jour.




XIV.


«Je t'avoue que j'en suis éperdument amoureux, disait cette même nuit le
comte Zustiniani à son ami Barberigo, vers deux heures du matin, sur le
balcon de son palais, par une nuit obscure et silencieuse.

--C'est me signifier que je dois me garder de le devenir, répondit le
jeune et brillant Barberigo; et je me soumets, car tes droits priment
les miens. Cependant si la Corilla réussissait à te reprendre dans ses
filets, tu aurais la bonté de m'en avertir, et je pourrais alors essayer
de me faire écouler?...

--N'y songe pas, si tu m'aimes. La Corilla n'a jamais été pour moi qu'un
amusement. Je vois à ta figure que tu me railles?

--Non, mais je pense que c'est un amusement un peu sérieux que celui qui
nous fait faire de telles dépenses et de si grandes folies.

--Prenons que je porte tant d'ardeur dans mes amusements que rien ne me
coûte pour les prolonger. Mais ici c'est plus qu'un désir; c'est, je
crois, une passion Je n'ai jamais vu de créature aussi étrangement belle
que cette Consuelo; c'est comme une lampe qui pâlit de temps en temps,
mais qui, au moment où elle semble prête à s'éteindre, jette une clarté
si vive que les astres, comme disent nos poètes, en sont éclipsés.

--Ah! dit Barberigo en soupirant, cette petite robe noire et cette
collerette blanche, cette toilette à demi pauvre et à demi dévote, cette
tête pâle, calme, sans éclat au premier regard, ces manières rondes et
franches, cette étonnante absence de coquetterie, comme tout cela se
transforme et se divinise lorsqu'elle s'inspire de son propre génie pour
chanter! Heureux Zustiniani qui tiens dans tes mains les destinées de
cette ambition naissante!

--Que ne suis-je assuré de ce bonheur que tu m'envies! mais je suis tout
effrayé au contraire de ne trouver là aucune des passions féminines que
je connais, et qui sont si faciles à mettre en jeu. Conçois-tu, ami, que
celte fille soit restée une énigme pour moi, après toute une journée
d'examen et dé surveillance? Il me semble, à sa tranquillité et à ma
maladresse, que je suis déjà épris au point de ne plus voir clair.

--Certes, tu es épris plus qu'il ne faudrait, puisque tu es aveugle.
Moi, que l'espérance ne trouble point, je te dirai en trois mots ce que
tu ne comprends pas. Consuelo est une fleur d'innocence; elle aime le
petit Anzoleto; elle l'aimera encore pendant quelques jours; et si tu
brusques cet attachement d'enfance, tu lui donneras des forces
nouvelles. Mais si tu parais ne point t'en occuper, la comparaison
qu'elle fera entre lui et toi refroidira bientôt son amour.

--Mais il est beau comme Apollon, ce petit drôle, il a une voix
magnifique; il aura du succès. Déjà la Corilla en était folle. Ce n'est
pas un rival à dédaigner auprès d'une fille qui a des yeux.

--Mais il est pauvre, et tu es riche; inconnu, et tu es tout-puissant,
reprit Barberigo. L'important serait de savoir s'il est son amant ou son
ami. Dans le premier cas, le désabusement arrivera plus vite que
Consuelo; dans le second, il y aura entre eux une lutte, une
incertitude, qui prolongeront tes angoisses.

--Il me faudrait donc désirer ce que je crains horriblement, ce qui me
bouleverse de rage rien que d'y songer! Toi, qu'en penses-tu?

--Je crois qu'ils ne sont point amants.

--Mais c'est impossible! L'enfant est libertin, audacieux, bouillant: et
puis les moeurs de ces gens-là!

--Consuelo est un prodige en toutes choses. Tu n'es pas bien expérimenté
encore, malgré tous tes succès auprès des femmes, cher Zustiniani, si tu
ne vois pas dans tous les mouvements, dans toutes les paroles, dans tous
les regards de cette fille, qu'elle est aussi pure que le cristal au
sein du rocher.

--Tu me transportes de joie!

--Prends garde! c'est une folie, un préjugé! Si tu aimes Consuelo, il
faut la marier demain, afin que dans huit jours son maître lui ait fait
sentir le poids d'une chaîne, les tourments de la jalousie, l'ennui d'un
surveillant fâcheux, injuste, et infidèle; car le bel Anzoleto sera tout
cela. Je l'ai assez observé hier entre la Consuelo et la Clorinda, pour
être à même de lui prophétiser ses torts et ses malheurs. Suis mon
conseil, ami, et tu m'en remercieras bientôt. Le lien du mariage est
facile à détendre, entre gens de cette condition; et tu sais que, chez
ces femmes-là, l'amour est une fantaisie ardente qui ne s'exalte qu'avec
les obstacles.


--Tu me désespères, répondit le comte, et pourtant je sens que tu as
raison.»

Malheureusement pour les projets du comte Zustiniani, ce dialogue avait
un auditeur sur lequel on ne comptait point et qui n'en perdait pas une
syllabe. Après avoir quitté Consuelo, Anzoleto, repris de jalousie,
était revenu rôder autour du palais de son protecteur, pour s'assurer
qu'il ne machinait pas un de ces enlèvements si fort à la mode en ce
temps-là, et dont l'impunité était à peu près garantie aux patriciens.
Il ne put en entendre davantage; car la lune, qui commençait à monter
obliquement au-dessus des combles du palais, vint dessiner, de plus en
plus nette, son ombre sur le pavé, et les deux seigneurs, s'apercevant
ainsi de la présence d'un homme sous le balcon, se retirèrent et
fermèrent la croisée.

Anzoleto s'esquiva, et alla rêver en liberté à ce qu'il venait
d'entendre. C'en était bien assez pour qu'il sût à quoi s'en tenir, et
pour qu'il fit son profit des vertueux conseils de Barberigo à son ami.
Il dormit à peine deux heures vers le matin, puis il courut à la
_Corte-Minelli_. La porte était encore fermée au verrou, mais à travers
les fentes de cette barrière mal close, il put voir Consuelo tout
habillée, étendue sur son lit, endormie, avec la pâleur et l'immobilité
de la mort. La fraîcheur de l'aube l'avait tirée de son évanouissement,
et elle s'était jetée sur sa couche sans avoir la force de se
déshabiller. Il resta quelques instants à la contempler avec une
inquiétude pleine de remords. Mais bientôt s'impatientant et s'effrayant
de ce sommeil léthargique, si contraire aux vigilantes habitudes de son
amie, il élargit doucement avec son couteau une fente par laquelle il
put passer la lame et faire glisser le verrou. Cela ne réussit pourtant
pas sans quelque bruit; mais Consuelo, brisée de fatigue, n'en fut point
éveillée. Il entra donc, referma la porte, et vint s'agenouiller à son
chevet, où il resta jusqu'à ce qu'elle ouvrit les yeux. En le trouvant
là, le premier mouvement de Consuelo fut un cri de joie; mais, retirant
aussitôt ses bras qu'elle lui avait jetés au cou, elle se recula avec un
mouvement d'effroi.

«Tu me crains donc à présent, et, au lieu de m'embrasser, tu veux me
fuir! lui dit-il avec douleur. Ah! que je suis cruellement puni de ma
faute! Pardonne-moi, Consuelo, et vois si tu dois te méfier de ton ami.
Il y a une grande heure que je suis là à te regarder dormir. Oh!
pardonne-moi, ma soeur; c'est la première et la dernière fois de ta vie
que tu auras eu à blâmer et à repousser ton frère. Jamais plus je
n'offenserai la sainteté de notre amour par des emportements coupables.
Quitte-moi, chasse-moi, si je manque à mon serment. Tiens, ici, sur ta
couche virginale, sur le lit de mort de ta pauvre mère, je te jure de te
respecter comme je t'ai respectée jusqu'à ce jour, et de ne pas te
demander un seul baiser, si tu l'exiges, tant que le prêtre ne nous aura
pas bénis. Es-tu contente de moi, chère et sainte Consuelo?».

Consuelo ne répondit qu'en pressant la tête blonde du Vénitien sur son
coeur et en l'arrosant de larmes. Cette effusion la soulagea; et bientôt
après, retombant sur son dur petit oreiller: «Je t'avoue, lui dit-elle,
que je suis anéantie; car je n'ai pu fermer l'oeil de toute la nuit.
Nous nous étions si mal quittés!

--Dors, Consuelo, dors, mon cher ange, répondit Anzoleto; souviens-toi
de cette, nuit où tu m'as permis de dormir sur ton lit, pendant que tu
priais et que tu travaillais à cette petite table. C'est à mon tour de
garder et de protéger ton repos. Dors encore, mon enfant; je vais
feuilleter ta musique et la lire tout bas, pendant que tu sommeilleras
une heure ou deux. Personne ne s'occupera de nous (si on s'en occupe
aujourd'hui) avant le soir. Dors donc, et prouve-moi par cette confiance
que tu me pardonnes et que tu crois en moi.»

Consuelo lui répondit par un sourire de béatitude. Il l'embrassa au
front, et s'installa devant la petite table, tandis qu'elle goûtait un
sommeil bienfaisant entremêlé des plus doux songes.

Anzoleto avait vécu trop longtemps dans un état de calme et d'innocence
auprès de cette jeune fille, pour qu'il lui fût bien difficile, après un
seul jour d'agitation, de reprendre son rôle accoutumé. C'était pour
ainsi dire l'état normal de son âme que cette affection fraternelle.
D'ailleurs ce qu'il avait entendu la nuit précédente, sous le balcon de
Zustiniani, était de nature à fortifier ses résolutions: Merci, mes
beaux seigneurs, se disait-il en lui-même; vous m'avez donné des leçons
de morale à votre usage dont le _petit drôle_ saura profiter ni plus ni
moins qu'un roué de votre classe. Puisque la possession refroidit
l'amour, puisque les droits du mariage amènent la satiété et le dégoût,
nous saurons conserver pure cette flamme que vous croyez si facile à
éteindre. Nous saurons nous abstenir et de la jalousie, et de
l'infidélité, et môme des joies de l'amour. Illustre et profond
Barberigo, vos prophéties portent conseil, et il fait bon d'aller à
votre école!

En songeant ainsi, Anzoleto, vaincu à son tour par la fatigue d'une nuit
presque blanche, s'assoupit de son côté, la tête dans ses mains et les
coudes sur la table. Mais son sommeil fut léger; et, le soleil
commençant à baisser, il se leva pour regarder si Consuelo dormait
encore.

Les feux du couchant, pénétrant par la fenêtre, empourpraient d'un
superbe reflet le vieux lit et la belle dormeuse. Elle s'était fait, de
sa mantille de mousseline blanche, un rideau attaché aux pieds du
crucifix de filigrane qui était cloué au mur au-dessus de sa tête. Ce
voile léger retombait avec grâce sur son corps souple et admirable de
proportions; et dans cette demi-teinte rose, affaissée comme une fleur
aux approches du soir, les épaules inondées de ses beaux cheveux sombres
sur sa peau blanche et mate, les mains jointes sur sa poitrine comme une
sainte de marbre blanc sur son tombeau, elle était si chaste et si
divine, qu'Anzoleto s'écria dans son coeur: Ah! comte Zustiniani! que ne
peux-tu la voir en cet instant, et moi auprès d'elle, gardien jaloux et
prudent d'un trésor que tu convoiteras en vain!

Au même instant un faible bruit se fit entendre au dehors; Anzoleto
reconnut le clapotement de l'eau au pied de la masure où était située la
chambre de Consuelo. Bien rarement les gondoles abordaient à cette
pauvre Corte-Minelli; d'ailleurs un démon tenait en éveil les facultés
divinatoires d'Anzoleto. Il grimpa sur une chaise, et atteignit à une
petite lucarne percée près du plafond sur la face de la maison que
baignait le canaletto. Il vit distinctement le comte Zustiniani sortir
de sa barque et interroger les enfants demi-nus qui jouaient sur la
rive. Il fut incertain s'il éveillerait son amie, ou s'il tiendrait la
porte fermée. Mais pendant dix minutes que le comte perdit à demander et
à chercher la mansarde de Consuelo, il eut le temps de se faire un
sang-froid diabolique et d'aller entr'ouvrir la porte, afin qu'on pût
entrer sans obstacle et sans bruit; puis il se remit devant la petite
table, prit une plume, et feignit d'écrire des notes. Son coeur battait
violemment; mais sa figure était calme et impénétrable.

Le comte entra en effet sur la pointe du pied, se faisant un plaisir
curieux de surprendre sa protégée, et se réjouissant de ces apparences
de misère qu'il jugeait être les meilleures conditions possibles pour
favoriser son plan de corruption. Il apportait l'engagement de Consuelo
déjà signé de lui, et ne pensait point qu'avec un tel passe-port il dût
essuyer un accueil trop farouche. Mais au premier aspect de ce
sanctuaire étrange, où une adorable fille dormait du sommeil des anges,
sous l'oeil de son amant respectueux ou satisfait, le pauvre Zustiniani
perdit contenance, s'embarrassa dans son manteau qu'il portait drapé sur
l'épaule d'un air conquérant, et fit trois pas tout de travers entre le
lit et la table sans savoir à qui s'adresser. Anzoleto était vengé de la
scène de la veille à l'entrée de la gondole.
                
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