George Sand

Consuelo, Tome 1 (1861)
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«Mon seigneur et maître! s'écria-t-il en se levant enfin comme surpris
par une visite inattendue: je vais éveiller ma ... fiancée.

--Non, lui répondit le comte, déjà remis de son trouble, et affectant de
lui tourner le dos pour regarder Consuelo à son aise. Je suis trop
heureux de la voir ainsi. Je te défends de l'éveiller.

--Oui, oui, regarde-la bien, pensait Anzoleto; c'est tout ce que je
demandais.»

--Consuelo ne s'éveilla point; et le comte, baissant la voix, se
composant une figure gracieuse et sereine, exprima son admiration sans
contrainte.

«Tu avais raison, Zoto, dit-il d'un air aisé; Consuelo est la première
chanteuse de l'Italie, et j'avais tort de douter qu'elle fût la plus
belle femme de l'univers.

--Votre seigneurie la croyait affreuse, cependant! dit Anzoleto avec
malice.

--Tu m'as sans doute accusé auprès d'elle de toutes mes grossièretés?
Mais je me réserve de me les faire pardonner par une amende honorable si
complète, que tu ne pourras plus me nuire en lui rappelant mes torts.

--Vous nuire, mon cher seigneur! Ah! comment le pourrais-je, quand même
j'en aurais la pensée?»

Consuelo s'agita un peu.

«Laissons-la s'éveiller sans trop de surprise, dit le comte, et
débarrasse-moi cette table pour que je puisse y poser et y relire l'acte
de son engagement. Tiens, ajouta-t-il lorsque Anzoleto eut obéi à son
ordre, tu peux jeter les yeux sur ce papier, en attendant qu'elle ouvre
les siens.

--Un engagement avant l'épreuve des débuts! Mais c'est magnifique, ô mon
noble patron! Et le début tout de suite? avant que l'engagement de la
Corilla soit expiré?

--Ceci ne m'embarrasse point. Il y a un dédit de mille séquins avec la
Corilla: nous le paierons; la belle affaire!

--Mais si la Corilla suscite des cabales?

--Nous la ferons mettre aux plombs, si elle cabale.

--Vive Dieu! Rien ne gêne votre seigneurie.

--Oui, Zoto, répondit le comte d'un ton raide, nous sommes comme cela;
ce que nous voulons, nous le voulons envers et contre tous.

--Et les conditions de l'engagement sont les mêmes que pour la Corilla?
Pour une débutante sans nom, sans gloire, les mêmes conditions que pour
une cantatrice illustre, adorée du public?

--La nouvelle cantatrice le sera davantage; et si les conditions de
l'ancienne ne la satisfont pas, elle n'aura qu'un mot à dire pour qu'on
double ses appointements. Tout dépend d'elle, ajouta-t-il en élevant un
peu la voix, car il s'aperçut que la Consuelo s'éveillait: son sort est
dans ses mains.»

Consuelo avait entendu tout ceci dans un demi-sommeil. Quand elle se fut
frotté les yeux et assuré que ce n'était point un rêve, elle se glissa
dans sa ruelle sans trop songer à l'étrangeté de sa situation, releva sa
chevelure sans trop s'inquiéter de son désordre, s'enveloppa de sa
mantille, et vint avec une confiance ingénue se mêler à la conversation.

«Seigneur comte, dit-elle, c'est trop de bontés; mais je n'aurai pas
l'impertinence d'en profiter. Je ne veux pas signer cet engagement avant
d'avoir essayé mes forces devant le public; ce ne serait point délicat
de ma part. Je peux déplaire, je peux faire _fiasco_, être sifflée. Que
je sois enrouée, troublée, ou bien laide ce jour-là, votre parole serait
engagée, vous seriez trop fier pour la reprendre, et moi trop fière pour
en abuser.

--Laide ce jour-là, Consuelo! s'écria le comte en la regardant avec des
yeux enflammés; laide, vous? Tenez, regardez-vous comme vous voilà,
ajouta-t-il en la prenant par la main et en la conduisant devant son
miroir. Si vous êtes adorable dans ce costume, que serez-vous donc,
couverte de pierreries et rayonnante de l'éclat du triomphe?»

L'impertinence du comte faisait presque grincer les dents à Anzoleto.
Mais l'indifférence enjouée avec laquelle Consuelo recevait ses fadeurs
le calma aussitôt.

«Monseigneur, dit-elle en repoussant le morceau de glace qu'il
approchait de son visage, prenez garde de casser le reste de mon miroir;
je n'en ai jamais eu d'autre, et j'y tiens parce qu'il ne m'a jamais
abusée. Laide ou belle, je refuse vos prodigalités. Et puis je dois vous
dire franchement que je ne débuterai pas, et que je ne m'engagerai pas,
si mon fiancé que voilà n'est engagé aussi; car je ne veux ni d'un autre
théâtre ni d'un autre public que le sien. Nous ne pouvons pas nous
séparer, puisque nous devons nous marier.»

Cette brusque déclaration étourdit un peu le comte; mais il fut bientôt
remis.

«Vous avez raison, Consuelo, répondit-il: aussi mon intention n'est-elle
pas de jamais vous séparer. Zoto débutera en même temps que vous.
Seulement nous ne pouvons pas nous dissimuler que son talent, bien que
remarquable, est encore inférieur au vôtre....

--Je ne crois point cela, monseigneur, répliqua vivement Consuelo en
rougissant, comme si elle eût reçu une offense personnelle.

--Je sais qu'il est votre élève, beaucoup plus que celui du professeur
que je lui ai donné, répondit le comte en souriant. Ne vous en défendez
pas, belle Consuelo En apprenant votre intimité, le Porpora s'est écrié:
Je ne m'étonne plus de certaines qualités qu'il possède et que je ne
pouvais pas concilier avec tant de défauts!

--Grand merci au _signor professor!_ dit Anzoleto en riant du bout des
lèvres.

--Il en reviendra, dit Consuelo gaiement. Le public d'ailleurs lui
donnera un démenti, à ce bon et cher maître.

--Le bon et cher maître est le premier juge et le premier connaisseur de
la terre en fait de chant, répliqua le comte. Anzoleto profitera encore
de vos leçons, et il fera bien. Mais je répète que nous ne pouvons fixer
les bases de son engagement, avant d'avoir apprécié le sentiment du
public à son égard. Qu'il débute donc, et nous verrons à le satisfaire
suivant la justice et notre bienveillance, sur laquelle il doit compter.

--Qu'il débute donc, et moi aussi, reprit Consuelo; nous sommes aux
ordres de monsieur le comte. Mais pas de contrat, pas de signature avant
l'épreuve, j'y suis déterminée....

--Vous n'êtes pas, satisfaite des conditions que je vous propose,
Consuelo? Eh bien, dictez-les vous-même: tenez, voici la plume, rayez,
ajoutez; ma signature est au bas.»

Consuelo prit la plume. Anzoleto pâlit; et le comte, qui l'observait,
mordit de plaisir le bout de son rabat de dentelle qu'il tortillait
entre ses doigts. Consuelo fit une grande X sur le contrat, et écrivit
sur ce qui restait de blanc au-dessus de la signature du comte:
«Anzoleto et Consuelo s'engageront conjointement aux conditions qu'il
plaira à monsieur le comte Zustiniani de leur imposer après leurs
débuts, qui auront lieu le mois prochain au théâtre de San-Samuel.» Elle
signa rapidement et passa ensuite la plume à son amant.

«Signe sans regarder, lui dit-elle; tu ne peux faire moins pour prouver
ta gratitude et ta confiance à ton bienfaiteur.»

Anzoleto avait lu d'un clin d'oeil avant de signer; lecture et signature
furent l'affaire d'une demi-minute. Le comte lut par-dessus son épaule.

«Consuelo, dit-il, vous êtes une étrange fille, une admirable créature,
en vérité! Venez dîner tous les deux avec moi,» dit-il en déchirant le
contrat et en offrant sa main à Consuelo, qui accepta, mais en le priant
d'aller l'attendre avec Anzoleto dans sa gondole, tandis qu'elle ferait
un peu de toilette.

Décidément, se dit-elle dès qu'elle fut seule, j'aurai le moyen
d'acheter une robe de noces. Elle mit sa robe d'indienne, rajusta ses
cheveux, et bondit dans l'escalier en chantant à pleine voix une phrase
éclatante de force et de fraîcheur. Le comte, par excès de courtoisie,
avait voulu l'attendre avec Anzoleto sur l'escalier. Elle le croyait
plus loin, et tomba presque dans ses bras. Mais, s'en dégageant avec
prestesse, elle prit sa main et la porta à ses lèvres, à la manière du
pays, avec le respect d'une inférieure qui ne veut point escalader les
distances: puis, se retournant, elle se jeta au cou de son fiancé, et
alla, toute joyeuse et toute folâtre, sauter dans la gondole, sans
attendre l'escorte cérémonieuse du protecteur un peu mortifié.




XV.


Le comte, voyant que Consuelo était insensible à l'appât du gain, essaya
de faire jouer les ressorts de la vanité, et lui offrit des bijoux et
des parures: elle les refusa. D'abord Zustiniani s'imagina qu'elle
comprenait ses intentions secrètes; mais bientôt il s'aperçut que
c'était uniquement chez elle une sorte de rustique fierté, et qu'elle ne
voulait pas recevoir de récompenses avant de les avoir méritées en
travaillant à la prospérité de son théâtre. Cependant il lui fit
accepter un habillement complet de satin blanc, en lui disant qu'elle ne
pouvait pas décemment paraître dans son salon avec sa robe d'indienne,
et qu'il exigeait que, par égard pour lui, elle quittât la livrée du
peuple. Elle se soumit, et abandonna sa belle taille aux couturières à
la mode, qui n'en tirèrent point mauvais parti et n'épargnèrent point
l'étoffe. Ainsi transformée au bout de deux jours en femme élégante,
forcée d'accepter aussi un rang de perles fines que le comte lui
présenta comme le paiement de la soirée où elle avait chanté devant lui
et ses amis, elle fut encore belle, sinon comme il convenait à son genre
de beauté, mais comme il fallait qu'elle le devînt pour être comprise
par les yeux vulgaires. Ce résultat ne fut pourtant jamais complètement
obtenu. Au premier abord, Consuelo ne frappait et n'éblouissait
personne. Elle fut toujours pâle, et ses habitudes studieuses et
modestes ôtèrent à son regard cet éclat continuel qu'acquièrent les yeux
des femmes dont l'unique pensée est de briller. Le fond de son caractère
comme celui de sa physionomie était sérieux et réfléchi. On pouvait la
regarder manger, parler de choses indifférentes, s'ennuyer poliment au
milieu des banalités de la vie du monde, sans se douter qu'elle fût
belle. Mais que le sourire d'un enjouement qui s'alliait aisément à
cette sérénité de son âme vînt effleurer ses traits, on commençait à la
trouver agréable. Et puis, qu'elle s'animât davantage, qu'elle
s'intéressât vivement à l'action extérieure, qu'elle s'attendrît,
qu'elle s'exaltât, qu'elle entrât dans la manifestation de son sentiment
intérieur et dans l'exercice de sa force cachée, elle rayonnait de tous
les feux du génie et de l'amour; c'était un autre rêve: on était ravi,
passionné, anéanti à son gré, et sans qu'elle se rendît compte du
mystère de sa puissance.

Aussi ce que le comte éprouvait pour elle l'étonnait et le tourmentait
étrangement. Il y avait dans cet homme du monde des fibres d'artiste qui
n'avaient pas encore vibré, et qu'elle faisait frémir de mouvements
inconnus. Mais cette révélation ne pouvait pénétrer assez avant dans
l'âme du patricien, pour qu'il comprît l'impuissance et la pauvreté des
moyens de séduction qu'il voulait employer auprès d'une femme en tout
différente de celle qu'il avait su corrompre.

Il prit patience, et résolut d'essayer sur elle les effets de
l'émulation. Il la conduisit dans sa loge au théâtre, afin qu'elle vît
les succès de la Corilla, et que l'ambition s'éveillât en elle. Mais le
résultat de cette épreuve fut fort différent de ce qu'il en attendait.
Consuelo sortit du théâtre froide, silencieuse, fatiguée et non émue de
ce bruit et de ces applaudissements. La Corilla lui avait paru manquer
d'un talent solide, d'une passion noble, d'une puissance de bon aloi.
Elle se sentit compétente pour juger ce talent factice, forcé, et déjà
ruiné dans sa source par une vie de désordre et d'égoïsme. Elle battit
des mains d'un air impassible, prononça des paroles d'approbation
mesurée, et dédaigna de jouer cette vaine comédie d'un généreux
enthousiasme pour une rivale qu'elle ne pouvait ni craindre ni admirer.
Un instant, le comte la crut tourmentée d'une secrète jalousie, sinon
pour le talent, du moins pour le succès de la prima-donna.

«Ce succès n'est rien auprès de celui que vous remporterez, lui dit-il;
qu'il vous serve seulement à pressentir les triomphes qui vous
attendent, si vous êtes devant le public ce que vous avez été devant
nous. J'espère que vous n'êtes pas effrayée de ce que vous voyez?

--Non, seigneur comte, répondit Consuelo en souriant: Ce public ne
m'effraie pas, car je ne pense pas à lui; je pense au parti qu'on peut
tirer de ce rôle que la Corilla remplit d'une manière brillante, mais où
il reste à trouver d'autres effets qu'elle n'aperçoit point.

--Quoi! vous ne pensez pas au public?

--Non: je pense à la partition, aux intentions du compositeur, à
l'esprit du rôle, à l'orchestre qui a ses qualités et ses défauts, les
uns dont il faut tirer parti, les autres qu'il faut couvrir en se
surpassant à de certains endroits. J'écoute les choeurs, qui ne sont pas
toujours satisfaisants, et qui ont besoin d'une direction plus sévère;
j'examine les passages où il faut donner tous ses moyens, par conséquent
ceux auxquels il faudrait se ménager. Vous voyez, monsieur le comte, que
j'ai à penser à beaucoup de choses avant de penser au public, qui ne
sait rien de tout cela, et qui ne peut rien m'en apprendre.»

Cette sécurité de jugement et cette gravité d'examen surprirent
tellement Zustiniani, qu'il n'osa plus lui adresser une seule question,
et qu'il se demanda avec effroi quelle prise un galant comme lui pouvait
avoir sur un esprit de cette trempe.

L'apparition des deux débutants fut préparée avec toutes les rubriques
usitées en pareille occasion. Ce fut une source de différends et de
discussions continuelles entre le comte et Porpora, entre Consuelo et
son amant. Le vieux maître et sa forte élève blâmaient le charlatanisme
des pompeuses annonces et de ces mille vilains petits moyens que nous
avons si bien fait progresser en impertinence et en mauvaise foi. A
Venise, en ce temps-là, les journaux ne jouaient pas un grand rôle dans
de telles affaires. On ne travaillait pas aussi savamment la composition
de l'auditoire; on ignorait les ressources profondes de la réclame, les
hâbleries du bulletin biographique, et jusqu'aux puissantes machines
appelées claqueurs. Il y avait de fortes brigues, d'ardentes cabales;
mais tout cela s'élaborait dans les coteries, et s'opérait par là seule
force d'un public engoué naïvement des uns, hostile sincèrement aux
autres. L'art n'était pas toujours le mobile. De petites et de grandes
passions, étrangères à l'art et au talent, venaient bien, comme
aujourd'hui, batailler dans le temple. Mais on était moins habile à
cacher ces causes de discorde, et à les mettre sur le compte d'un
dilettantisme sévère. Enfin c'était le même fond aussi vulgairement
humain, avec une surface moins compliquée par la civilisation.

Zustiniani menait ces sortes d'affaires en grand seigneur plus qu'en
directeur de spectacle. Son ostentation était un moteur plus puissant
que la cupidité des spéculateurs ordinaires. C'était dans les salons
qu'il préparait son public, et _chauffait_ les succès de ses
représentations. Ses moyens n'étaient donc jamais bas ni lâches; mais il
y portait la puérilité de son amour-propre, l'activité de ses passions
galantes, et le commérage adroit de la bonne compagnie. Il allait donc
démolissant pièce à pièce, avec assez d'art, l'édifice élevé naguère de
ses propres mains à la gloire de Corilla. Tout le monde voyait bien
qu'il voulait édifier une autre gloire; et comme on lui attribuait la
possession complète de cette prétendue merveille qu'il voulait produire,
la pauvre Consuelo ne se doutait pas encore des sentiments du comte pour
elle, que déjà tout Venise disait que, dégoûté de la Corilla, il faisait
débuter à sa place une nouvelle maîtresse. Plusieurs ajoutaient: «Grande
mystification pour son public, et grand dommage pour son théâtre! car sa
favorite est une petite chanteuse des rues qui ne sait _rien_, et ne
possède rien qu'une belle voix et une figure passable.»

De là des cabales pour la Corilla, qui, de son côté, allait jouant le
rôle de rivale sacrifiée, et invoquait son nombreux entourage
d'adorateurs, afin qu'ils fissent, eux et leurs amis, justice des
prétentions insolentes de la _Zingarella_ (petite bohémienne). De là
aussi des cabales en faveur de la Consuelo, de la part des femmes dont
la Corilla avait détourné ou disputé les amants et les maris, ou bien de
la part des maris qui souhaitaient qu'un certain groupe de Don Juan
vénitiens se serrât autour de la débutante plutôt qu'autour de leurs
femmes, ou bien encore de la part des amants rebutés ou trahis par la
Corilla et qui désiraient de se voir vengés par le triomphe d'une autre.

Quant aux véritables _dilettanti di musica_, ils étaient également
partagés entre le suffrage des maîtres sérieux, tels que le Porpora,
Marcello, Jomelli, etc., qui annonçaient, avec le début d'une excellente
musicienne, le retour des bonnes traditions et des bonnes partitions; et
le dépit des compositeurs secondaires, dont la Corilla avait toujours
préféré les oeuvres faciles, et qui se voyaient menacés dans sa
personne. Les musiciens de l'orchestre, qu'on menaçait aussi de remettre
à des partitions depuis longtemps négligées, et de faire travailler
sérieusement; tout le personnel du théâtre, qui prévoyait les réformes
résultant toujours d'un notable changement dans la composition de la
troupe; enfin jusqu'aux machinistes des décorations, aux habilleuses des
actrices et au perruquier des figurantes, tout était en rumeur au
théâtre San-Samuel, pour ou contre le début; et il est vrai de dire
qu'on s'en occupait beaucoup plus dans la république que des actes de la
nouvelle administration du doge Pietro Grimaldi, lequel venait de
succéder paisiblement à son prédécesseur le doge Luigi Pisani.

Consuelo s'affligeait et s'ennuyait profondément de ces lenteurs et de
ces misères attachées à sa carrière naissante. Elle eût voulu débuter
tout de suite, sans préparation autre que celle de ses propres moyens et
de l'étude de la pièce nouvelle. Elle ne comprenait rien à ces mille
intrigues qui lui semblaient plus dangereuses qu'utiles, et dont elle
sentait bien qu'elle pouvait se passer. Mais le comte, qui voyait de
plus près les secrets du métier, et qui voulait être envié et non bafoué
dans son bonheur imaginaire auprès d'elle, n'épargnait rien pour lui
faire des partisans. Il la faisait venir tous les jours chez lui, et la
présentait à toutes les aristocraties de la ville et de la campagne. La
modestie et la souffrance intérieure de Consuelo secondaient mal ses
desseins; mais il la faisait chanter, et la victoire était brillante,
décisive, incontestable.

Anzoleto était loin de partager la répugnance de son amie pour les
moyens secondaires. Son succès à lui n'était pas à beaucoup près aussi
assuré. D'abord le comte n'y portait pas la même ardeur; ensuite le
ténor auquel il allait succéder était un talent de premier ordre, qu'il
ne pouvait point se flatter de faire oublier aisément. Il est vrai que
tous les soirs il chantait aussi chez le comte; que Consuelo, dans les
duos, le faisait admirablement ressortir, et que, poussé et soutenu par
l'entraînement magnétique de ce génie supérieur au sien, il s'élevait
souvent à une grande hauteur. Il était donc fort applaudi et fort
encouragé. Mais après la surprise que sa belle voix excitait à la
première audition, après surtout que Consuelo s'était révélée, on
sentait bien les imperfections du débutant, et il les sentait lui-même
avec effroi. C'était le moment de travailler avec une fureur nouvelle;
mais en vain Consuelo l'y exhortait et lui donnait rendez-vous chaque
matin à la _Corte-Minelli_, où elle s'obstinait à demeurer, en dépit des
prières du comte, qui voulait l'établir plus convenablement: Anzoleto se
lançait dans tant de démarches, de visites, de sollicitations et
d'intrigues, il se préoccupait de tant de soucis et d'anxiétés
misérables, qu'il ne lui restait ni temps ni courage pour étudier.

Au milieu de ces perplexités, prévoyant que la plus forte opposition à
son succès viendrait de la Corilla, sachant que le comte ne la voyait
plus et ne s'occupait d'elle en aucune façon, il se résolut à l'aller
voir afin de se la rendre favorable. Il avait ouï dire qu'elle prenait
très gaiement et avec une ironie philosophique l'abandon et les
vengeances de Zustiniani; qu'elle avait reçu de brillantes propositions
de la part de l'Opéra italien de Paris, et qu'en attendant l'échec de sa
rivale, sur lequel elle paraissait compter, elle riait à gorge déployée
des illusions du comte et de son entourage. Il pensa qu'avec de la
prudence et de la fausseté il désarmerait cette ennemie redoutable; et,
s'étant paré et parfumé de son mieux, il pénétra dans ses appartements,
un après-midi, à l'heure où l'habitude de la sieste rend les visites
rares et les palais silencieux.




XVI.


Il trouva la Corilla seule, dans un boudoir exquis, assoupie encore sur
sa chaise longue, et dans un déshabillé des plus galants, comme on
disait alors; mais l'altération de ses traits au grand jour lui fit
penser que sa sécurité n'était pas aussi profonde sur le chapitre de
Consuelo, que voulaient bien le dire ses partisans fidèles. Néanmoins
elle le reçut d'un air fort enjoué, et lui frappant la joue avec malice:

«Ah! ah! c'est toi, petit fourbe? lui dit-elle en faisant signe à sa
suivante de sortir et de fermer la porte; viens-tu encore m'en conter,
et te flattes-tu de me faire croire que tu n'es pas le plus traître des
conteurs de fleurettes, et le plus intrigant des postulants à la gloire?
Vous êtes un maître fat, mon bel ami, si vous avez cru me désespérer par
votre abandon subit, après de si tendres déclarations; et vous avez été
un maître sot de vous faire désirer: car je vous ai parfaitement oublié
au bout de vingt-quatre heures d'attente.

--Vingt-quatre heures! c'est immense, répondit Anzoleto en baisant le
bras lourd et puissant de la Corilla. Ob! si je le croyais, je serais
bien orgueilleux; mais je sais bien que si je m'étais abusé au point de
vous croire lorsque vous me disiez....

--Ce que je te disais, je te conseille de l'oublier aussi; et si tu
étais venu me voir, tu aurais trouvé ma porte fermée. Mais qui te donne
l'impudence de venir aujourd'hui?.

--N'est-il pas de bon goût de s'abstenir de prosternations devant ceux
qui sont dans la faveur, et de venir apporter son coeur et son
dévouement à ceux qui....

--Achève! à ceux qui sont dans la disgrâce? C'est bien généreux et très
humain de ta part, mon illustre ami.» Et la Corilla se renversa sur son
oreiller de satin noir, en poussant des éclats de rire aigus et tant
soit peu forcés.

Quoique la prima-donna disgraciée ne fût pas de la première fraîcheur,
que la clarté de midi ne lui fût pas très favorable, et que le dépit
concentré de ces derniers temps eût un peu amolli les plans de son beau
visage, florissant d'embonpoint, Anzoleto, qui n'avait jamais vu de si
près en tête-à-tête une femme si parée et si renommée, se sentit
émouvoir dans les régions de son âme où Consuelo n'avait pas voulu
descendre, et d'où il avait banni volontairement sa pure image. Les
hommes corrompus avant l'âge peuvent encore ressentir l'amitié pour une
femme honnête et sans art; mais pour ranimer leurs passions, il faut les
avances d'une coquette. Anzoleto conjura les railleries de la Corilla
par les témoignages d'un amour qu'il s'était promis de feindre et qu'il
commença à ressentir véritablement. Je dis amour, faute d'un mot plus
convenable; mais c'est profaner un si beau nom que de l'appliquer à
l'attrait qu'inspirent des femmes froidement provoquantes comme l'était
la Corilla. Quand elle vit que le jeune ténor était ému tout de bon,
elle s'adoucit, et le railla plus amicalement.

«Tu m'as plu tout un soir, je le confesse, dit-elle, mais au fond je ne
t'estime pas. Je te sais ambitieux, par conséquent faux, et prêt à
toutes les infidélités: je ne saurais me fier à toi. Tu fis le jaloux,
une certaine nuit dans ma gondole; tu te posas comme un despote. Cela
m'eût désennuyée des fades galanteries de nos patriciens; mais tu me
trompais, lâche enfant! tu étais épris d'une autre, et tu n'as pas cessé
de l'être, et tu vas épouser ... qui!... Oh! je le sais fort bien, ma
rivale, mon ennemie, la débutante, la nouvelle maîtresse de Zustiniani.
Honte à nous deux, à nous trois, à nous quatre! ajouta-t-elle en
s'animant malgré elle et en retirant sa main de celles d'Anzoleto.

--Cruelle, lui dit-il en s'efforçant de ressaisir cette main potelée,
vous devriez comprendre ce qui s'est passé en moi lorsque je vous vis
pour la première fois, et ne pas vous soucier de ce qui m'occupait avant
ce moment terrible. Quant à ce qui s'est passé depuis, ne pouvez-vous le
deviner, et avons-nous besoin d'y songer désormais?

--Je ne me paie pas de demi-mots et de réticences. Tu aimes toujours la
zingarella tu l'épouses?

--Et si je l'aimais, comment se fait-il que je ne l'aie pas encore
épousée?

--Parce que le comte s'y opposait peut-être. A présent, chacun sait
qu'il le désire. On dit même qu'il a sujet d'en être impatient, et la
petite encore plus.»

Le rouge monta à la figure d'Anzoleto en entendant ces outrages
prodigués à l'être qu'il vénérait en lui-même au-dessus de tout.

--Ah! tu es outré de mes suppositions, répondit la Corilla, c'est bon;
voilà ce que je voulais savoir. Tu l'aimes; et quand l'épouses-tu?

--Je ne l'épouse point du tout.

--Alors vous partagez? Tu es bien avant dans la faveur de monsieur le
comte!

--Pour l'amour du ciel, madame, ne parlons ni du comte, ni de personne
autre que de vous et de moi.

--Eh bien, soit, dit la Corilla. Aussi bien à cette heure, mon ex-amant
et ta future épouse ...»

Anzoleto était indigné. Il se leva pour sortir. Mais qu'allait-il faire?
allumer de plus en plus la haine de cette femme, qu'il était venu
calmer. Il resta indécis, horriblement humilié et malheureux du rôle
qu'il s'était imposé.

La Corilla brûlait d'envie de le rendre infidèle; non qu'elle l'aimât,
mais parce que c'était une manière de se venger de cette Consuelo
qu'elle n'était pas certaine d'avoir outragée, avec justice.

«Tu vois bien, lui dit-elle en l'enchaînant au seuil de son boudoir, par
un regard pénétrant, que j'ai raison de me méfier de toi: car en ce
moment tu trompes quelqu'un ici. Est-ce _elle_ ou moi?

--Ni l'une ni l'autre, s'écria-t-il en cherchant à se justifier à ses
propres yeux; je ne suis point son amant, je ne le fus jamais. Je n'ai
pas d'amour pour elle; car je ne suis pas jaloux du comte.

--En voici bien d'une autre! Ah! tu es jaloux au point de le nier, et tu
viens ici pour te guérir ou te distraire? grand merci!

--Je ne suis point jaloux, je vous le répète; et pour vous prouver que
ce n'est pas le dépit qui me fait parler, je vous dis que le comte n'est
pas plus son amant que moi; qu'elle est honnête comme un enfant qu'elle
est, et que le seul coupable envers vous, c'est le comte Zustiniani.

--Ainsi, je puis faire siffler la zingarella sans t'affliger? Tu seras
dans ma loge et tu la siffleras, et en sortant de là tu seras mon unique
amant. Accepte vite, ou je me rétracte.

--Hélas, madame, vous voulez donc m'empêcher de débuter? car vous savez
bien que je dois débuter en même temps que la Consuelo? Si vous la
faites siffler, moi qui chanterai avec elle, je tomberai donc, victime
de votre courroux? Et qu'ai-je fait, malheureux que je suis, pour vous
déplaire? Hélas! j'ai fait un rêve délicieux et funeste! je me suis
imaginé tout un soir que vous preniez quelque intérêt à moi, et que je
grandirais sous votre protection. Et voilà que je suis l'objet de votre
mépris et de votre haine, moi qui vous ai aimée et respectée au point de
vous fuir! Eh bien, madame, contentez votre aversion. Faites-moi tomber,
perdez-moi, fermez-moi la carrière. Pourvu qu'ici en secret vous me
disiez que je ne vous suis point odieux, j'accepterai les marques
publiques de votre courroux.

--Serpent que tu es, s'écria la Corilla, où as-tu sucé le poison de la
flatterie que ta langue et tes yeux distillent? Je donnerais beaucoup
pour te connaître et te comprendre; mais je te crains, car tu es le plus
aimable des amants ou le plus dangereux des ennemis.

--Moi, votre ennemi! Et comment oserais-je jamais me poser ainsi, quand
même je ne serais pas subjugué par vos charmes? Est-ce que vous avez des
ennemis, divine Corilla? Est-ce que vous pouvez en avoir à Venise, où
l'on vous connaît et où vous avez toujours régné sans partage? Une
querelle d'amour jette le comte dans un dépit douloureux. Il veut vous
éloigner, il veut cesser de souffrir. Il rencontre sur son chemin une
petite fille qui semble montrer quelques moyens et qui ne demande pas
mieux que de débuter. Est-ce un crime de la part d'une pauvre enfant qui
n'entend prononcer votre nom illustre qu'avec terreur, et qui ne le
prononce elle-même qu'avec respect? Vous attribuez à cette pauvrette des
prétentions insolentes qu'elle ne saurait avoir. Les efforts du comte
pour la faire goûter à ses amis, l'obligeance de ces mêmes amis qui vont
exagérant son mérite, l'amertume des vôtres qui répandent des calomnies
pour vous aigrir et vous affliger, tandis qu'ils devraient rendre le
calme à votre belle âme en vous montrant votre gloire inattaquable et
votre rivale tremblante; voilà les causes de ces préventions que je
découvre en vous, et dont je suis si étonné, si stupéfait, que je sais à
peine comment m'y prendre pour les combattre.

--Tu ne le sais que trop bien, langue maudite, dit la Corilla en le
regardant avec un attendrissement voluptueux, encore mêlé de défiance;
j'écoute tes douces paroles, mais ma raison me dit encore de te
redouter. Je gage que cette Consuelo est divinement belle, quoiqu'on
m'ait dit le contraire, et qu'elle a du mérite dans un certain genre
opposé au mien, puisque le Porpora, que je connais si sévère, le
proclame hautement.

--Vous connaissez le Porpora? donc vous savez ses bizarreries, ses
manies, on peut dire. Ennemi de toute originalité chez les autres et de
toute innovation dans l'art du chant, qu'une petite élève soit bien
attentive à ses radotages, bien soumise à ses pédantesques leçons, le
voilà qui, pour une gamme vocalisée proprement, déclare que cela est
préférable à toutes les merveilles que le public idolâtre. Depuis quand
vous tourmentez-vous des lubies de ce vieux fou?

--Elle est donc sans talent?

--Elle a une belle voix, et chante honnêtement à l'église; mais elle ne
doit rien savoir du théâtre, et quant à la puissance qu'il y faudrait
déployer, elle est tellement paralysée par la peur, qu'il est fort à
craindre qu'elle y perde le peu de moyens que le ciel lui a donnés.

--Elle a peur! On m'a dit qu'elle était au contraire d'une rare
impudence.

--Oh! la pauvre fille! hélas, on lui en veut donc bien? Vous
l'entendrez, divine Corilla, et vous serez émue d'une noble pitié, et
vous l'encouragerez au lieu de la faire siffler, comme vous le disiez en
raillant tout à l'heure.

--Ou tu me trompes, ou mes amis m'ont bien trompée sur son compte.

--Vos amis se sont laissé tromper eux-mêmes. Dans leur zèle indiscret,
ils se sont effrayés de vous voir une rivale: effrayés d'un enfant!
effrayés pour vous! Ah! que ces gens-là vous aiment mal, puisqu'ils vous
connaissent si peu! Oh! si j'avais le bonheur d'être votre ami, je
saurais mieux ce que vous êtes, et je ne vous ferais pas l'injure de
m'effrayer pour vous d'une rivalité quelconque, fût-ce celle d'une
Faustina ou d'une Molteni.

--Ne crois pas que j'aie été effrayée. Je ne suis ni jalouse ni
méchante; et les succès d'autrui n'ayant jamais fait de tort aux miens,
je ne m'en suis jamais affligée. Mais quand je crois qu'on veut me
braver et me faire souffrir....

--Voulez-vous que j'amène la petite Consuelo à vos pieds? Si elle l'eût
osé, elle serait venue déjà vous demander votre appui et vos conseils.
Mais c'est un enfant si timide! Et puis, on vous a calomniée aussi
auprès d'elle. A elle aussi on est venu dire que vous étiez cruelle,
vindicative, et que vous comptiez la faire tomber.

--On lui a dit cela? En ce cas je comprends pourquoi tu es ici.

--Non, madame, vous ne le comprenez pas; car je ne l'ai pas cru un
instant, je ne le croirai jamais. Oh! non, madame! vous ne me comprenez
pas!»

En parlant ainsi, Anzoleto fit scintiller ses yeux noirs, et fléchit le
genou devant la Corilla avec une expression de langueur et d'amour
incomparable.

La Corilla n'était pas dépourvue de malice et de pénétration; mais,
comme il arrive aux femmes excessivement éprises d'elles-mêmes, la
vanité lui mettait souvent un épais bandeau sur les yeux, et la faisait
tomber dans des pièges fort grossiers. D'ailleurs elle était d'humeur
galante. Anzoleto était le plus beau garçon qu'elle eût jamais vu. Elle
ne put résister à ses mielleuses paroles, et peu à peu, après avoir
goûté avec lui le plaisir de la vengeance, elle s'attacha à lui par les
plaisirs de la possession. Huit jours après cette première entrevue,
elle en était folle, et menaçait à tout moment de trahir le secret de
leur intimité par des jalousies et des emportements terribles. Anzoleto,
épris d'elle aussi d'une certaine façon (sans que son coeur pût réussir
à être infidèle à Consuelo), était fort effrayé du trop rapide et trop
complet succès de son entreprise. Cependant il se flattait de la dominer
assez longtemps pour en venir à ses fins, c'est-à-dire pour l'empêcher
de nuire à ses débuts et au succès de Consuelo. Il déployait avec elle
une grande habileté, et possédait l'art d'exprimer le mensonge avec un
air de vérité diabolique. Il sut l'enchaîner, la persuader, et la
réduire; il vint à bout de lui faire croire que ce qu'il aimait
par-dessus tout dans une femme c'était la générosité, la douceur et la
droiture; et il lui traça finement le rôle qu'elle avait à jouer devant
le public avec Consuelo, si elle ne voulait être haïe et méprisée par
lui-même. Il sut être sévère avec tendresse; et, masquant la menace sous
la louange, il feignit de la prendre pour un ange de bonté. La pauvre
Corilla avait joué tous les rôles dans son boudoir, excepté celui-là; et
celui-là, elle l'avait toujours mal joué sur la scène. Elle s'y soumit
pourtant, dans la crainte de perdre des voluptés dont elle n'était pas
encore rassasiée, et que, sous divers prétextes, Anzoleto sut lui
ménager et lui rendre désirables. Il lui fit croire que le comte était
toujours épris d'elle, malgré son dépit, et secrètement jaloux en se
vantant du contraire.

«S'il venait à découvrir le bonheur que je goûte près de toi, lui
disait-il, c'en serait fait de mes débuts et peut-être de mon avenir:
car je vois à son refroidissement, depuis le jour où tu as eu
l'imprudence de trahir mon amour pour toi, qu'il me poursuivrait
éternellement de sa haine s'il savait que je t'ai consolée.»

Cela était peu vraisemblable, au point où en étaient les choses; le
comte eût été charmé de savoir Anzoleto infidèle à sa fiancée. Mais la
vanité de Corilla aimait à se laisser abuser. Elle crut aussi n'avoir
rien à craindre des sentiments d'Anzoleto pour la débutante. Lorsqu'il
se justifiait sur ce point, et jurait par tous les dieux n'avoir été
jamais que le frère de cette jeune fille, comme il disait matériellement
la vérité, il y avait tant d'assurance dans ses dénégations que la
jalousie de Corilla était vaincue. Enfin le grand jour approchait, et la
cabale qu'elle avait préparée était anéantie. Pour son compte, elle
travaillait désormais en sens contraire, persuadée que la timide et
inexpérimentée Consuelo tomberait d'elle-même, et qu'Anzoleto lui
saurait un gré infini de n'y avoir pas contribué. En outre, il avait
déjà eu le talent de la brouiller avec ses plus fermes champions, en
feignant d'être jaloux de leurs assiduités, et en la forçant à les
éconduire un peu brusquement.

Tandis qu'il travaillait ainsi dans l'ombre à déjouer les espérances de
la femme qu'il pressait chaque nuit dans ses bras, le rusé Vénitien
jouait un autre rôle avec le comte et Consuelo. Il se vantait à eux
d'avoir désarmé par d'adroites démarches, des visites intéressées, et
des mensonges effrontés, la redoutable ennemie de leur triomphe. Le
comte, frivole et un peu commère, s'amusait infiniment des contes de son
protégé. Son amour-propre triomphait des regrets que celui-ci attribuait
à la Corilla par rapport à leur rupture, et il poussait ce jeune homme à
de lâches perfidies avec cette légèreté cruelle qu'on porte dans les
relations du théâtre et la galanterie. Consuelo s'en étonnait et s'en
affligeait:

«Tu ferais mieux, lui disait-elle, de travailler ta voie et d'étudier
ton rôle. Tu crois avoir fait beaucoup en désarmant l'ennemi. Mais une
note bien épurée, une inflexion bien sentie, feraient beaucoup plus sur
le public impartial que le silence des envieux. C'est à ce public seul
qu'il faudrait songer, et je vois avec chagrin que tu n'y songes
nullement.

--Sois donc tranquille, chère Consuelita, lui répondait-il. Ton erreur
est de croire à un public à la fois impartial et éclairé. Les gens qui
s'y connaissent ne sont presque jamais de bonne foi, et ceux qui sont de
bonne foi s'y connaissent si peu qu'il suffit d'un peu d'audace pour les
éblouir et les entraîner.




XVII.


La jalousie d'Anzoleto à l'égard du comte s'était endormie au milieu des
distractions que lui donnaient la soif du succès et les ardeurs de la
Corilla. Heureusement Consuelo n'avait pas besoin d'un défenseur plus
moral et plus vigilant. Préservée par sa propre innocence, elle
échappait encore aux hardiesses de Zustiniani et le tenait à distance,
précisément par le peu de souci qu'elle en prenait. Au bout de quinze
jours, ce roué Vénitien avait reconnu qu'elle n'avait point encore les
passions mondaines qui mènent à la corruption, et il n'épargnait rien
pour les faire éclore. Mais comme, à cet égard même, il n'était pas plus
avancé que le premier jour, il ne voulait point ruiner ses espérances
par trop d'empressement. Si Anzoleto l'eût contrarié par sa
surveillance, peut-être le dépit l'eût-il poussé à brusquer les choses;
mais Anzoleto lui laissait le champ libre, Consuelo ne se méfiait de
rien: tout ce qu'il avait à faire, c'était de se rendre agréable, en
attendant qu'il devînt nécessaire. Il n'y avait donc sorte de
prévenances délicates, de galanteries raffinées, dont il ne s'ingéniât
pour plaire. Consuelo recevait toutes ces idolâtries en s'obstinant à
les mettre sur le compte des moeurs élégantes et libérales du patriciat,
du dilettantisme passionné et de la bonté naturelle de son protecteur.
Elle éprouvait pour lui une amitié vraie, une sainte reconnaissance; et
lui, heureux et inquiet de cet abandon d'une âme pure, commençait à
s'effrayer du sentiment qu'il inspirerait lorsqu'il voudrait rompre
enfin la glace.

Tandis qu'il se livrait avec crainte, et non sans douceur à un sentiment
tout nouveau pour lui (se consolant un peu de ses mécomptes par
l'opinion où tout Venise était de son triomphe), la Corilla sentait
s'opérer en elle aussi une sorte de transformation. Elle aimait sinon
avec noblesse, du moins avec ardeur; et son âme irritable et impérieuse
pliait sous le joug de son jeune Adonis. C'était bien vraiment
l'impudique Vénus éprise du chasseur superbe, et pour la première fois
humble et craintive devant un mortel préféré. Elle se soumettait jusqu'à
feindre des vertus qui n'étaient point en elle, et qu'elle n'affectait
cependant point sans en ressentir une sorte d'attendrissement voluptueux
et doux; tant il est vrai que l'idolâtrie qu'on se retire à soi-même,
pour la reporter sur un autre être, élève et ennoblit par instants les
âmes les moins susceptibles de grandeur et de dévouement.

L'émotion qu'elle éprouvait réagissait sur son talent, et l'on
remarquait au théâtre qu'elle jouait avec plus de naturel et de
sensibilité les rôles pathétiques. Mais comme son caractère et l'essence
même de sa nature étaient pour ainsi dire brisés, comme il fallait une
crise intérieure violente et pénible pour opérer cette métamorphose, sa
force physique succombait dans la lutte; et chaque jour on s'apercevait
avec surprise, les uns avec une joie maligne, les autres avec un effroi
sérieux, de la perte de ses moyens. Sa voix s'éteignait à chaque
instant. Les brillants caprices de son improvisation étaient trahis par
une respiration courte et des intonations hasardées. Le déplaisir et la
terreur qu'elle en ressentait achevaient de l'affaiblir; et, à la
représentation qui précéda les débuts de Consuelo, elle chanta tellement
faux et manqua tant de passages éclatants, que ses amis l'applaudirent
faiblement et furent bientôt réduits au silence de la consternation par
les murmures des opposants.

Enfin ce grand jour arriva, et la salle fut si remplie qu'on y pouvait à
peine respirer. Corilla, vêtue de noir, pâle, émue, plus morte que vive,
partagée entre la crainte de voir tomber son amant et celle de voir
triompher sa rivale, alla s'asseoir au fond de sa petite loge obscure
sur lé théâtre. Tout le ban et l'arrière-ban des aristocraties et des
beautés de Venise vinrent étaler les fleurs et les pierreries en un
triple hémicycle étincelant. Les hommes _charmants_ encombraient les
coulisses et, comme c'était alors l'usage, une partie du théâtre. La
dogaresse se montra à l'avant-scène avec tous les grands dignitaires de
la république. Le Porpora dirigea l'orchestre en personne, et le comte
Zustiniani attendit à la porte de la loge de Consuelo qu'elle eût achevé
sa toilette, tandis qu'Anzoleto, paré en guerrier antique avec toute la
coquetterie bizarre de l'époque, s'évanouissait dans la coulisse et
avalait un grand verre de vin de Chypre pour se remettre sur ses jambes.

L'opéra n'était ni d'un classique ni d'un novateur, ni d'un ancien
sévère ni d'un moderne audacieux. C'était l'oeuvre inconnue d'un
étranger. Pour échapper aux cabales que son propre nom, ou tout autre
nom célèbre, n'eût pas manqué de soulever chez les compositeurs rivaux,
le Porpora désirant, avant tout, le succès de son élève, avait proposé
et mis à l'étude la partition d'_Ipermnestre_, début lyrique d'un jeune
Allemand qui n'avait encore en Italie, et nulle part au monde, ni
ennemis, ni séides, et qui s'appelait tout simplement monsieur
Christophe Gluck.

Lorsque Anzoleto parut sur la scène, un murmure d'admiration courut dans
toute la salle. Le ténor auquel il succédait, admirable chanteur, qui
avait eu le tort d'attendre pour prendre sa retraite que l'âge eût
exténué sa voix et enlaidi son visage, était peu regretté d'un public
ingrat; et le beau sexe, qui écoute plus souvent avec les yeux qu'avec
les oreilles, fut ravi de voir, à la place de ce gros homme bourgeonné,
un garçon de vingt-quatre ans, frais comme une rose, blond comme Phébus,
bâti comme si Phidias s'en fût mêlé, un vrai fils des lagunes: _Bianco,
crespo, é grassotto_.

Il était trop ému pour bien chanter son premier air, mais sa voix
magnifique, ses belles poses, quelques traits heureux et neufs suffirent
pour lui conquérir l'engouement des femmes et des indigènes. Le débutant
avait de grands moyens, de l'avenir: il fut applaudi à trois reprises et
rappelé deux fois sur la scène après être rentré dans la coulisse, comme
cela se pratique en Italie et à à Venise plus que partout ailleurs.

Ce succès lui rendit le courage; et lorsqu'il reparut avec
_Ipermnestre_, il n'avait plus peur. Mais tout l'effet de cette scène
était pour Consuelo: on ne voyait, on n'écoutait plus qu'elle. On se
disait: «La voilà; oui, c'est elle! Qui? L'Espagnole? Oui, la
débutante, l'_amante del Zustiniani_.»

Consuelo entra gravement et froidement. Elle fit des yeux le tour de son
public, reçut les salves d'applaudissements de ses protecteurs avec une
révérence sans humilité et sans coquetterie, et entonna son récitatif
d'une voix si ferme, avec un accent si grandiose, et une sécurité si
victorieuse, qu'à la première phrase des cris d'admiration partirent dé
tous les points de la salle.

«Ah! le perfide s'est joué de moi,» s'écria la Corilla en lançant un
regard terrible à Anzoleto, qui ne put s'empêcher en cet instant de
lever les yeux vers elle avec un sourire mal déguisé.

Et elle se rejeta au fond de sa loge, en fondant en larmes.

Consuelo dit encore quelques phrases. On entendit la voix cassée du
vieux Lotti qui disait dans son coin: «_Amici miei, questo è un
portento!_»

Elle chanta son grand air de début, et fut interrompue dix fois; on cria
_bis!_ on la rappela sept fois sur la scène; il y eut des hurlements
d'enthousiasme. Enfin la fureur du dilettantisme vénitien s'exhala dans
toute sa fougue à la fois entraînante et ridicule.

«Qu'ont-ils donc à crier ainsi? dit Consuelo en rentrant dans la
coulisse pour en être arrachée aussitôt par les vociférations du
parterre: on dirait qu'ils veulent me lapider.»

De ce moment on ne s'occupa plus que très secondairement d'Anzoleto. On
le traita bien, parce qu'on était en veine de satisfaction; mais la
froideur indulgente avec laquelle on laissa passer les endroits
défectueux de son chant, sans le consoler immodérément à ceux où il s'en
releva, lui prouva que si sa figure plaisait aux femmes, la majorité
expansive et bruyante, le public masculin faisait bon marché de lui et
réservait ses tempêtes d'exaltation pour la prima-donna. Parmi tous ceux
qui étaient venus avec des intentions hostiles, il n'y en eut pas un qui
hasarda un murmure, et la vérité est qu'il n'y en eut pas trois qui
résistèrent à l'entraînement et au besoin invincible d'applaudir la
merveille du jour.

La partition eut le plus grand succès, quoiqu'elle ne fût point écoutée
et que personne ne s'occupât de la musique en elle-même. C'était une
musique tout italienne, gracieuse, modérément pathétique, et qui ne
faisait point encore pressentir, dit-on, l'auteur d'_Alceste_ et
d'_Orphée_. Il n'y avait pas assez de beautés frappantes pour choquer
l'auditoire. Dès le premier entr'acte, le maestro allemand fut rappelé
devant le rideau avec le débutant, la débutante, voire la Clorinda qui,
grâce à la protection de Consuelo, avait nasillé le second rôle d'une
voix pâteuse et avec un accent commun, mais dont les beaux bras avaient
désarmé tout le monde: la Rosalba, qu'elle remplaçait, était fort
maigre.

Au dernier entracte, Anzoleto, qui surveillait Corilla à la dérobée et
qui s'était aperçu de son agitation croissante, jugea prudent d'aller la
trouver dans sa loge pour prévenir quelque explosion. Aussitôt qu'elle
l'aperçut, elle se jeta sur lui comme une tigresse, et lui appliqua deux
ou trois vigoureux soufflets, dont le dernier se termina d'une manière
assez crochue pour faire couler quelques gouttes de sang et laisser une
marque que le rouge et le blanc ne purent ensuite couvrir. Le ténor
outragé mit ordre à ces emportements par un grand coup de poing dans la
poitrine, qui fit tomber la cantatrice à demi pâmée dans les bras de sa
soeur Rosalba.

«Infâme, traître, _buggiardo!_ murmura-t-elle d'une voix étouffée; ta
Consuelo et toi ne périrez que de ma main.

--Si tu as le malheur de faire un pas, un geste, une inconvenance
quelconque ce soir, je te poignarde à la face de Venise, répondit
Anzoleto pâle et les dents serrées, en faisant briller devant ses yeux
son couteau fidèle qu'il savait lancer avec toute la dextérité d'un
homme des lagunes.

--Il le ferait comme il le dit, murmura la Rosalba épouvantée. Tais-toi;
allons-nous-en, nous sommes ici en danger de mort.

--Oui, vous y êtes, ne l'oubliez pas,» répondit Anzoleto; et se
retirant, il poussa la porte de la loge avec violence en les y enfermant
à double tour.

Bien que cette scène tragi-comique se fût passée à la manière vénitienne
dans un mezzo-voce mystérieux et rapide, en voyant le débutant traverser
rapidement les coulisses pour regagner sa loge la joue cachée dans son
mouchoir, on se douta de quelque mignonne bisbille; et le perruquier,
qui fut appelé à rajuster les boucles de la coiffure du prince grec et à
replâtrer sa cicatrice, raconta à toute la bande des choristes et des
comparses, qu'une chatte amoureuse avait joué des griffes sur la face du
héros. Ledit perruquier se connaissait à ces sortes de blessures, et
n'était pas novice confident de pareilles aventures dé coulisse.
L'anecdote fit le tour de la scène, sauta, je ne sais comment,
par-dessus la rampe, et alla se promener de l'orchestre aux balcons, et
de là dans les loges, d'où elle redescendit, un peu grossie en chemin,
jusque dans les profondeurs du parterre. On ignorait encore les
relations d'Anzoleto avec Corilla; mais quelques personnes l'avaient vu
empressé en apparence auprès de la Clorinda, et le bruit général fut que
la _seconda-donna_, jalouse de la _prima-donna_, venait de crever un
oeil et de casser trois dents au plus beau des _tenori_.

Ce fut une désolation pour les uns (je devrais dire les unes), et un
délicieux petit scandale pour la plupart. On se demandait si la
représentation serait suspendue, si on verrait reparaître le vieux ténor
Stefanini pour achever le rôle, un cahier à la main. La toile se releva,
et tout fut oublié lorsqu'on vit revenir Consuelo aussi calme et aussi
sublime qu'au commencement. Quoique son rôle ne fût pas extrêmement
tragique, elle le rendit tel par la puissance de son jeu et l'expression
de son chant. Elle fit verser des larmes; et quand le ténor reparut, sa
mince égratignure n'excita qu'un sourire. Mais cet incident ridicule
empêcha cependant son succès d'être aussi brillant qu'il eût pu l'être;
et tous les honneurs de la soirée demeurèrent à Consuelo, qui fut encore
rappelée et applaudie à la fin avec frénésie.
                
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