Après le spectacle on alla souper au palais Zustiniani, et Anzoleto
oublia la Corilla qu'il avait enfermée dans sa loge, et qui fut forcée
d'en sortir avec effraction. Dans le tumulte qui suit dans l'intérieur
du théâtre une représentation aussi brillante, on ne s'aperçut guère de
sa retraite. Mais le lendemain cette porte brisée vint coïncider avec le
coup de griffe reçu par Anzoleto, et c'est ainsi qu'on fut sur la voie
de l'intrigue qu'il avait jusque là cachée si soigneusement.
A peine était-il assis au somptueux banquet que donnait le comte en
l'honneur de Consuelo, et tandis que tous les abbés de la littérature
vénitienne débitaient à la triomphatrice les sonnets et madrigaux
improvisés de la veille, un valet glissa sous l'assiette d'Anzoleto un
petit billet de la Corilla, qu'il lut à la dérobée, et qui était ainsi
conçu:
«Si tu ne viens me trouver à l'instant même, je vais te chercher et
faire un éclat, fusses-tu au bout du monde, fusses-tu dans les bras de
ta Consuelo, trois fois maudite.»
Anzoleto feignit d'être pris d'une quinte de toux, et sortit pour écrire
cette réponse au crayon sur un bout de papier réglé arraché dans
l'antichambre à un cahier de musique:
«Viens si tu veux; mon couteau est toujours prêt, et avec lui mon mépris
et ma haine.»
Le despote savait bien qu'avec une nature comme celle à qui il avait
affaire, la peur était le seul frein, la menace le seul expédient du
moment. Mais, malgré lui, il fut sombre et distrait durant la fête; et
lorsqu'on se leva de table, il s'esquiva pour courir chez la Corilla.
Il trouva cette malheureuse fille dans un état digne de pitié. Aux
convulsions avaient succédé des torrents de larmes; elle était assise à
sa fenêtre, échevelée, les yeux meurtris de sanglots; et sa robe,
qu'elle avait déchirée de rage, tombait en lambeaux sur sa poitrine
haletante. Elle renvoya sa soeur et sa femme de chambre; et, malgré
elle, un éclair de joie ranima ses traits en se trouvant auprès de celui
qu'elle avait craint de ne plus revoir. Mais Anzoleto la connaissait
trop pour chercher à la consoler. Il savait bien qu'au premier
témoignage de pitié ou de repentir, il verrait sa fureur se réveiller et
abuser de la vengeance. Il prit le parti de persévérer dans son rôle de
dureté inflexible; et bien qu'il fût touché de son désespoir, il
l'accabla des plus cruels reproches, et lui déclara qu'il venait lui
faire d'éternels adieux. Il l'amena à se jeter à ses pieds, à se traîner
sur ses genoux jusqu'à la porte et à implorer son pardon dans l'angoisse
d'une mortelle douleur. Quand il l'eut ainsi brisée et anéantie, il
feignit de se laisser attendrir; et tout éperdu d'orgueil et de je ne
sais quelle émotion fougueuse, en voyant cette femme si belle et si
fière se rouler devant lui dans la poussière comme une Madeleine
pénitente, il céda à ses transports et la plongea dans de nouvelles
ivresses. Mais en se familiarisant avec cette lionne domptée, il
n'oublia pas un instant que c'était une bête féroce, et garda jusqu'au
bout l'attitude d'un maître offensé qui pardonne.
L'aube commençait à poindre lorsque cette femme, enivrée et avilie,
appuyant son bras de marbre sur le balcon humide du froid matinal et
ensevelissant sa face pâle sous ses longs cheveux noirs, se mit à se
plaindre d'une voix douce et caressante des tortures que son amour lui
faisait éprouver.
«Eh bien, oui, lui dit-elle, je suis jalouse, et si tu le veux
absolument, je suis pis que cela, je suis envieuse. Je ne puis voir ma
gloire de dix années éclipsée en un instant par une puissance nouvelle
qui s'élève et devant laquelle une foule oublieuse et cruelle m'immole
sans ménagement et sans regret. Quand tu auras connu les transports du
triomphe et les humiliations de la décadence, tu ne seras plus si
exigeant et si austère envers toi-même que tu l'es aujourd'hui envers
moi. Je suis encore puissante, dis-tu; comblée de vanités, de succès, de
richesses, et d'espérances superbes, je vais voir de nouvelles contrées,
subjuguer de nouveaux amants, charmer un peuple nouveau. Quand tout cela
serait vrai, crois-tu que quelque chose au monde puisse me consoler
d'avoir été abandonnée de tous mes amis, chassée de mon trône, et d'y
voir monter devant moi une autre idole? Et cette honte, la première de
ma vie, la seule dans toute ma carrière, elle m'est infligée sous tes
yeux; que dis-je! elle m'est infligée par toi; elle est l'ouvrage de mon
amant, du premier homme que j'aie aimé lâchement, éperdument! Tu dis
encore que je suis fausse et méchante, que j'ai affecté devant toi une
grandeur hypocrite, une générosité menteuse; c'est toi qui l'as voulu
ainsi, Anzoleto. J'étais offensée, tu m'as prescrit de paraître
tranquille, et je me suis tenue tranquille; j'étais méfiante, tu m'as
commandé de te croire sincère, et j'ai cru en toi; j'avais la rage et la
mort dans l'âme, tu m'as dit de sourire, et j'ai souri; j'étais furieuse
et désespérée, tu m'as ordonné de garder le silence, et je me suis tue.
Que pouvais-je faire de plus que de m'imposer un caractère qui n'était
pas le mien, et de me parer d'un courage qui m'est impossible? Et quand
ce courage m'abandonne, quand ce supplice devient intolérable, quand je
deviens folle et que mes tortures devraient briser ton coeur, tu me
foules aux pieds, et tu veux m'abandonner mourante dans la fange où tu
m'as plongée! Anzoleto, vous avez un coeur de bronze, et moi je suis
aussi peu de chose que le sable des grèves qui se laisse tourmenter et
emporter par le flot rongeur. Ah! gronde-moi, frappe-moi, outrage-moi,
puisque c'est le besoin de ta force; mais plains-moi du moins au fond de
ton âme; et à la mauvaise opinion que tu as de moi, juge de l'immensité
de mon amour, puisque je souffre tout cela et demande à le souffrir
encore.
«Mais écoute, mon ami, lui dit-elle avec plus de douceur et en
l'enlaçant dans ses bras: ce que tu m'as fait souffrir n'est rien auprès
de ce que j'éprouve en songeant à ton avenir et à ton propre bonheur. Tu
es perdu, Anzoleto, cher Anzoleto! perdu sans retour. Tu ne le sais pas,
tu ne t'en doutes pas, et moi je le vois, et je me dis: «Si du moins
j'avais été sacrifiée à son ambition si ma chute servait à édifier son
triomphe! Mais non! elle n'a servi qu'à sa perte, et je suis
l'instrument d'une rivale qui met son pied sur nos deux têtes.»
--Que veux-tu dire, insensée? reprit Anzoleto; je ne te comprends pas.
--Tu devrais me comprendre pourtant! tu devrais comprendre du moins ce
qui s'est passé ce soir. Tu n'as donc pas vu la froideur du public
succéder à l'enthousiasme que ton premier air avait excité, après
qu'elle a eu chanté, hélas! comme elle chantera toujours, mieux que moi,
mieux que tout le monde, et faut-il te le dire? mieux que toi, mille
fois, mon cher Anzoleto. Ah! tu ne vois pas que cette femme t'écrasera,
et que déjà elle t'a écrasé en naissant? Tu ne vois pas que ta beauté
est éclipsée par sa laideur; car elle est laide, je le soutiens; mais je
sais aussi que les laides qui plaisent allument de plus furieuses
passions et de plus violents engouements chez les hommes que les plus
parfaites beautés de la terre. Tu ne vois pas qu'on l'idolâtre et que
partout où tu seras auprès d'elle, tu seras effacé et passeras inaperçu?
Tu ne sais pas que pour se développer et pour prendre son essor, le
talent du théâtre a besoin de louanges et de succès, comme l'enfant qui
vient au monde a besoin d'air pour vivre et pour grandir; que la moindre
rivalité absorbe une partie de la vie que l'artiste aspire, et qu'une
rivalité redoutable, c'est le vide qui se fait autour de nous, c'est la
mort qui pénètre dans notre âme! Tu le vois bien par mon triste exemple:
la seule appréhension de cette rivale que je ne connaissais pas, et que
tu voulais m'empêcher de craindre, a suffi pour me paralyser depuis un
mois; et plus j'approchais du jour de son triomphe, plus ma voix
s'éteignait, plus je me sentais dépérir. Et je croyais à peine à ce
triomphe possible! Que sera-ce donc maintenant que je l'ai vu certain,
éclatant, inattaquable? Sais-tu bien que je ne peux plus reparaître à
Venise, et peut-être en Italie sur aucun théâtre, parce que je serais
démoralisée, tremblante, frappée d'impuissance? Et qui sait où ce
souvenir ne m'atteindra pas, où le nom et la présence de cette rivale
victorieuse ne viendront pas me poursuivre et me mettre en fuite? Ah!
moi, je suis perdue; mais tu l'es aussi, Anzoleto. Tu es mort avant
d'avoir vécu; et si j'étais aussi méchante que tu le dis, je m'en
réjouirais, je te pousserais à ta perte, et je serais vengée; au lieu
que je te le dis avec désespoir: si tu reparais une seule fois auprès
d'elle à Venise, tu n'as plus d'avenir à Venise; si tu la suis dans ses
voyages, la honte et le néant voyageront avec toi. Si, vivant de ses
recettes, partageant son opulence, et t'abritant sous sa renommée, tu
traînes à ses côtés une existence pâle et misérable, sais-tu quel sera
ton titre auprès du public? Quel est, dira-t-on en te voyant, ce beau
jeune homme qu'on aperçoit derrière elle? Rien, répondra-t-on; moins que
rien: c'est le mari ou l'amant de la divine cantatrice.»
Anzoleto devint sombre comme les nuées orageuses qui montaient à
l'orient du ciel.
«Tu es une folle, chère Corilla, répondit-il; la Consuelo n'est pas
aussi redoutable pour toi que tu te l'es représentée aujourd'hui dans
ton imagination malade. Quant à moi, je te l'ai dit, je ne suis pas son
amant, je ne serai sûrement jamais son mari, et je ne vivrai pas comme
un oiseau chétif sous l'ombre de ses larges ailes. Laisse-la prendre son
vol. Il y a dans le ciel de l'air et de l'espace pour tous ceux qu'un
essor puissant enlève de terre. Tiens, regarde ce passereau; ne
vole-t-il pas aussi bien sur le canal que le plus lourd goëland sur la
mer? Allons! trêve à ces rêveries! le jour me chasse de tes bras. A
demain. Si tu veux que je revienne, reprends cette douceur et cette
patience qui m'avaient charmé, et qui vont mieux à ta beauté que les
cris et les emportements de la jalousie.»
Anzoleto, absorbé pourtant dans de noires pensées, se retira chez lui,
et ce ne fut que couché et prêt à s'endormir, qu'il se demanda qui avait
dû accompagner Consuelo au sortir du palais Zustiniani pour la ramener
chez elle. C'était un soin qu'il n'avait jamais laissé prendre à
personne.
«Après tout, se dit-il en donnant de grands coups de poing à son
oreiller pour l'arranger sous sa tête, si la destinée veut que le comte
en vienne à ses fins, autant vaut pour moi que cela arrive plus tôt que
plus tard!»
XVIII.
Lorsque Anzoleto s'éveilla, il sentit se réveiller aussi la jalousie que
lui avait inspirée le comte Zustiniani. Mille sentiments contraires se
partageaient son âme. D'abord cette autre jalousie que la Corilla avait
éveillée en lui pour le génie et le succès de Consuelo. Celle-là
s'enfonçait plus avant dans son sein, à mesure qu'il comparait le
triomphe de sa fiancée à ce que, dans son ambition trompée, il appelait
sa propre chute. Ensuite l'humiliation d'être supplanté peut-être dans
la réalité, comme il l'était déjà dans l'opinion, auprès de cette femme
désormais célèbre et toute-puissante dont il était si flatté la veille
d'être l'unique et souverain amour. Ces deux jalousies se disputaient
dans sa pensée, et il ne savait à laquelle se livrer pour éteindre
l'autre. Il avait à choisir entre deux partis: ou d'éloigner Consuelo du
comte et de Venise, et de chercher avec elle fortune ailleurs, ou de
l'abandonner à son rival, et d'aller au loin tenter seul les chances
d'un succès qu'elle ne viendrait plus contre-balancer. Dans cette
incertitude de plus en plus poignante, au lieu d'aller reprendre du
calme auprès de sa véritable amie, il se lança de nouveau dans l'orage
en retournant chez la Corilla. Elle attisa le feu en lui démontrant,
avec plus de force que la veille, tout le désavantage de sa position.
«Nul n'est prophète en son pays, lui dit-elle; et c'est déjà un mauvais
milieu pour toi que la ville où tu es né, où l'on t'a vu courir en
haillons sur la place publique, où chacun peut se dire (et Dieu sait que
les nobles aiment à se vanter de leurs bienfaits, même imaginaires,
envers les artistes): «C'est moi qui l'ai protégé; je me suis aperçu le
premier de son talent; c'est moi qui l'ai recommandé à celui-ci, c'est
moi qui l'ai préféré à celui-là.» Tu as beaucoup trop vécu ici au grand
air, mon pauvre Anzolo; ta charmante figure avait frappé tous les
passants avant qu'on sût qu'il y avait en toi de l'avenir. Le moyen
d'éblouir des gens qui t'ont vu ramer sur leur gondole, pour gagner
quelques sous, en leur chantant les strophes du Tasse, ou faire leurs
commissions pour avoir de quoi souper! Consuelo, laide et menant une vie
retirée, est ici une merveille étrangère. Elle est Espagnole d'ailleurs,
elle n'a pas l'accent vénitien. Sa prononciation belle, quoiqu'un peu
singulière, leur plairait encore, quand même elle serait détestable:
c'est quelque chose dont leurs oreilles ne sont pas rebattues. Ta beauté
a été pour les trois quarts dans le petit succès que tu as eu au premier
acte. Au dernier on y était déjà habitué.
--Dites aussi que la belle cicatrice que vous m'avez faite au-dessous de
l'oeil, et que je ne devrais vous pardonner de ma vie, n'a pas peu
contribué à m'enlever ce dernier, ce frivole avantage.
--Sérieux au contraire aux yeux des femmes, mais frivole à ceux des
hommes. Avec les unes, tu régneras dans les salons; sans les autres, tu
succomberas au théâtre. Et comment veux-tu les occuper, quand c'est une
femme qui te les dispute? une femme qui subjugue non-seulement les
dilettanti sérieux, mais qui enivre encore, par sa grâce et le prestige
de son sexe, tous les hommes qui ne sont point connaisseurs en musique!
Ah! que pour lutter avec moi, il a fallu de talent et de science à
Stefanini, à Saverio, et à tous ceux qui ont paru avec moi sur la scène!
--A ce compte, chère Corilla, je courrais autant de risques en me
montrant auprès de toi, que j'en cours auprès de la Consuelo. Si j'avais
eu la fantaisie de te suivre en France, tu me donnerais là un bon
avertissement.»
Ces mots échappés à Anzoleto furent un trait de lumière pour la Corilla.
Elle vit qu'elle avait frappé plus juste qu'elle ne s'en flattait
encore; car la pensée de quitter Venise s'était déjà formulée dans
l'esprit de son amant. Dès qu'elle conçut l'espoir de l'entraîner avec
elle, elle n'épargna rien pour lui faire goûter ce projet. Elle
s'abaissa elle-même tant qu'elle put, et elle se mit au-dessous de sa
rivale avec une modestie sans bornes. Elle se résigna même à dire
qu'elle n'était ni assez grande cantatrice, ni assez belle pour allumer
des passions dans le public. Et comme tout cela était plus vrai qu'elle
ne le pensait en le disant, comme Anzoleto s'en apercevait de reste, et
ne s'était jamais abusé sur l'immense supériorité de Consuelo, elle
n'eut pas de peine à le lui persuader. Leur association et leur fuite
furent donc à peu près résolues dans cette séance; et Anzoleto y
songeait sérieusement, bien qu'il se gardât toujours une porte de
derrière pour échapper à cet engagement dans l'occasion.
Corilla, voyant qu'il lui restait un fond d'incertitude, l'engagea
fortement à continuer ses débuts, le flattant de l'espérance d'un
meilleur sort pour les autres représentations; mais bien certaine, au
fond, que ces épreuves malheureuses le dégoûteraient complètement et de
Venise et de Consuelo.
En sortant de chez sa maîtresse, il se rendit chez son amie. Un
invincible besoin de la revoir l'y poussait impérieusement. C'était la
première fois qu'il avait fini et commencé une journée sans recevoir son
chaste baiser au front. Mais comme, après ce qui venait de se passer
avec la Corilla, il eût rougi de sa versatilité, il essaya de se
persuader qu'il allait chercher auprès d'elle la certitude de son
infidélité, et le désabusement complet de son amour. Sans nul doute, se
disait-il, le comte aura profité de l'occasion et du dépit causé par mon
absence, et il est impossible qu'un libertin tel que lui se soit trouvé
avec elle la nuit en tête-à-tête, sans que la pauvrette ait succombé.
Cette idée lui faisait pourtant venir une sueur froide au visage; s'il
s'y arrêtait, la certitude du remords et du désespoir de Consuelo
brisait son âme, et il hâtait le pas, s'imaginant la trouver, noyée de
larmes. Et puis une voix intérieure, plus forte que toutes les autres,
lui disait qu'une chute aussi prompte et aussi honteuse était impossible
à un être aussi pur et aussi noble; et il ralentissait sa marche en
songeant à lui-même, à l'odieux de sa conduite, à l'égoïsme de son
ambition, aux mensonges et aux reproches dont il avait rempli sa vie et
sa conscience.
Il trouva Consuelo dans sa robe noire, devant sa table, aussi sereine et
aussi sainte dans son attitude et dans son regard qu'il l'avait toujours
vue. Elle courut à lui avec la même effusion qu'à l'ordinaire, et
l'interrogea avec inquiétude, mais sans reproche et sans méfiance, sur
l'emploi de ce temps passé loin d'elle.
«J'ai été souffrant, lui répondit-il avec l'abattement profond que lui
causait son humiliation intérieure. Ce coup que je me suis donné à la
tête contre un décor, et dont je t'ai montré la marque en te disant que
ce n'était rien, m'a pourtant causé un si fort ébranlement au cerveau
qu'il m'a fallu quitter le palais Zustiniani dans la crainte de m'y
évanouir, et que j'ai eu besoin de garder le lit toute la matinée.
--O mon Dieu! dit Consuelo en baisant la cicatrice faite par sa rivale;
tu as souffert, et tu souffres encore?
--Non, ce repos m'a fait du bien. N'y songe plus, et dis-moi comment tu
as fait pour revenir toute seule cette nuit?
--Toute seule? Oh! non, le comte m'a ramenée dans sa gondole.
--Ah! j'en étais sûr! s'écria Anzoleto avec un accent étrange. Et sans
doute ... il t'a dit de bien belles choses dans ce tête-à-tête?
--Qu'eût-il pu me dire qu'il ne m'ait dit cent fois devant tout le
monde? Il me gâte, et me donnerait de la vanité si je n'étais en garde
contre cette maladie. D'ailleurs, nous n'étions pas tête-à-tête; mon bon
maître a voulu m'accompagner aussi. Oh! l'excellent ami!
--Quel maître? que excellent ami? dit Anzoleto rassuré et déjà
préoccupé.
--Eh! le Porpora! A quoi songes-tu donc?
--Je songe, chère Consuelo, à ton triomphe d'hier soir; et toi, y
songes-tu?
--Moins qu'au tien, je te jure!
--Le mien! Ah! ne me raille pas, ma belle amie; le mien a été si pâle
qu'il ressemblait beaucoup à une chute.»
Consuelo pâlit de surprise. Elle n'avait pas eu, malgré sa fermeté
remarquable, tout le sang-froid nécessaire pour apprécier la différence
des applaudissements qu'elle et son amant avaient recueillis. II y a
dans ces sortes d'ovations un trouble auquel l'artiste le plus sage ne
peut se dérober, et qui fait souvent illusion à quelques-uns, au point
de leur faire prendre l'appui d'une cabale pour la clameur d'un succès.
Mais au lieu de s'exagérer l'amour de son public, Consuelo, presque
effrayée d'un bruit si terrible, avait eu peine à le comprendre, et
n'avait pas constaté la préférence qu'on lui avait donnée sur Anzoleto.
Elle le gronda naïvement de son exigence envers la fortune; et voyant
qu'elle ne pouvait ni le persuader ni vaincre sa tristesse, elle lui
reprocha doucement d'être trop amoureux de la gloire, et d'attacher trop
de prix à la faveur du monde.
«Je te l'ai toujours prédit, lui dit-elle, tu préfères les résultats de
l'art à l'art lui-même. Quand on a fait de son mieux, quand on sent
qu'on a fait bien, il me semble qu'un peu plus ou un peu moins
d'approbation n'ôte ni n'ajoute rien au contentement intérieur.
Souviens-toi de ce que me disait le Porpora la première fois que j'ai
chanté au palais Zustiniani: Quiconque se sent pénétré d'un amour vrai
pour son art ne peut rien craindre ...
--Ton Porpora et toi, interrompit Anzoleto avec humeur, pouvez bien vous
nourrir de ces belles maximes. Rien n'est si aisé que de philosopher sur
les maux de la vie quand on n'en connaît que les biens. Le Porpora,
quoique pauvre et contesté, a un nom illustre. Il a cueilli assez de
lauriers pour que sa vieille tête puisse blanchir en paix sous leur
ombre. Toi qui te sens invincible, tu es inaccessible à la peur. Tu
t'élèves du premier bond au sommet de l'échelle, et tu reproches à ceux
qui n'ont pas de jambes d'avoir le vertige. C'est peu charitable,
Consuelo, et souverainement injuste. Et puis ton argument ne m'est pas
applicable: tu dis que l'on doit mépriser l'assentiment du public quand
on a le sien propre; mais si je ne l'ai pas, ce témoignage intérieur
d'avoir bien fait? Et ne vois-tu pas que je suis horriblement mécontent
de moi-même? N'as-tu pas vu que j'étais détestable? N'as-tu pas entendu
que j'ai chanté pitoyablement?
--Non, car cela n'est pas. Tu n'as été ni au-dessus ni au-dessous de
toi-même. L'émotion que tu éprouvais n'a presque rien ôté à tes moyens.
Elle s'est vite dissipée d'ailleurs, et les choses que tu sais bien, tu
les a bien rendues.
--Et celles que je ne sais pas?» dit Anzoleto en fixant sur elle ses
grands yeux noirs creusés par la fatigue et le chagrin.
Elle soupira et garda un instant le silence, puis elle lui dit en
l'embrassant:
«Celles que tu ne sais pas, il faut les apprendre. Si tu avais voulu
étudier sérieusement pendant les répétitions ... Te l'ai-je dit? Mais ce
n'est pas le moment de faire des reproches, c'est le moment au contraire
de tout réparer. Voyons, prenons seulement deux heures par jour, et tu
verras que nous triompherons vite de ce qui t'arrête.
--Sera-ce donc l'affaire d'un jour?
--Ce sera l'affaire de quelques mois tout au plus.
--Et cependant je joue demain! je continue à débuter devant un public
qui me juge sur mes défauts beaucoup plus que sur mes qualités.
--Mais qui s'apercevra bien de tes progrès.
--Qui sait? S'il me prend en aversion!
--Il t'a prouvé le contraire.
--Oui! tu trouves qu'il a été indulgent pour moi?
--Eh bien, oui, il l'a été, mon ami. Là où tu as été faible, il a été
bienveillant; là où tu as été fort, il t'a rendu justice.
--Mais, en attendant, on va me faire en conséquence un engagement
misérable.
--Le comte est magnifique en tout et n'épargne pas l'argent. D'ailleurs
ne m'en offre-t-il pas plus qu'il ne nous en faut pour vivre tous deux
dans l'opulence?
--C'est cela! je vivrais de ton succès!
--J'ai bien assez longtemps vécu de ta faveur.
--Ce n'est pas de l'argent qu'il s'agit. Qu'il m'engage à peu de frais,
peu importe; mais il m'engagera pour les seconds ou les troisièmes
rôles.
--Il n'a pas d'autre _primo-uomo_ sous la main. Il y a longtemps qu'il
compte sur toi et ne songe qu'à toi. D'ailleurs il est tout porté pour
toi. Tu disais qu'il serait contraire à notre mariage! Loin de là, il
semble le désirer, et me demande souvent quand je l'inviterai à ma noce.
--Ah! vraiment? C'est fort bien! Grand merci, monsieur le comte!
--Que veux-tu dire?
--Rien. Seulement, Consuelo, tu as eu grand tort de ne pas m'empêcher de
débuter jusqu'à ce que mes défauts que tu connaissais si bien, se
fussent corrigés dans de meilleures études. Car tu les connais, mes
défauts, je le répète.
--Ai-je manqué de franchise? ne t'ai-je pas averti souvent? Mais tu m'as
toujours dit que le public ne s'y connaissait pas; et quand j'ai su quel
succès tu avais remporté chez le comte la première fois que tu as chanté
dans son salon, j'ai pensé que ...
--Que les gens du monde ne s'y connaissaient pas plus que le public
vulgaire?
--J'ai pensé que tes qualités frapperaient plus que tes défauts; et il
en a été ainsi, ce me semble, pour les uns comme pour l'autre.
--Au fait, pensa Anzoleto, elle dit vrai, et si je pouvais reculer mes
débuts.... Mais c'est courir le risque de voir appeler à ma place un
ténor qui ne me la céderait plus. Voyons! dit-il après avoir fait
plusieurs tours dans la chambre, quels sont donc mes défauts?
--Ceux que je t'ai dits souvent, trop de hardiesse et pas assez de
préparation; une énergie plus fiévreuse que sentie; des effets
dramatiques qui sont l'ouvrage de la volonté plus que ceux de
l'attendrissement. Tu ne t'es pas pénétré de l'ensemble de ton rôle. Tu
l'as appris par fragments. Tu n'y as vu qu'une succession de morceaux
plus ou moins brillants. Tu n'en as saisi ni la gradation, ni le
développement, ni le résumé. Pressé de montrer ta belle voix et
l'habileté que tu as à certains égards, tu as donné ton dernier mot
presque en entrant en scène. À la moindre occasion, tu as cherché un
effet, et tous tes effets ont été semblables. À la fin du premier acte,
on te connaissait, on te savait par coeur; mais on ne savait pas que
c'était tout, et on attendait quelque chose de prodigieux pour la fin.
Ce quelque chose n'était pas en toi. Ton émotion était épuisée, et ta
voix n'avait plus la même fraîcheur. Tu l'as senti, tu as forcé l'une et
l'autre; on l'a senti aussi, et l'on est resté froid, à ta grande
surprise, au moment où tu te croyais le plus pathétique. C'est qu'à ce
moment-là on ne voyait pas l'artiste inspiré par la passion, mais
l'acteur aux prises avec le succès.
--Et comment donc font les autres? s'écria Anzoleto en frappant du pied.
Est-ce que je ne les ai pas entendus, tous ceux qu'on a applaudis à
Venise depuis dix ans? Est-ce que le vieux Stefanini ne criait pas quand
la voix lui manquait? Et cependant on l'applaudissait avec rage.
--II est vrai, et je n'ai pas compris que le public pût s'y tromper.
Sans doute on se souvenait du temps où il y avait eu en lui plus de
puissance, et on ne voulait pas lui faire sentir le malheur de son âge.
--Et la Corilla, voyons, cette idole que tu renverses, est-ce qu'elle ne
forçait pas les situations? Est-ce-qu'elle ne faisait pas des efforts
pénibles à voir et à entendre? Est-ce qu'elle était passionnée tout de
bon, quand on la portait aux nues?
--C'est parce que j'ai trouvé ses moyens factices, ses effets
détestables, son jeu comme son chant dépourvus de goût et de grandeur,
que je me suis présentée si tranquillement sur la scène, persuadée comme
toi que le public ne s'y connaissait pas beaucoup.
--Ah! dit Anzoleto avec un profond soupir, tu mets le doigt sur ma
plaie, pauvre Consuelo!
--Comment cela, mon bien-aimé?
--Comment cela? tu me le demandes? Nous nous étions trompés, Consuelo.
Le public s'y connaît. Son coeur lui apprend ce que son ignorance lui
voile. C'est un grand enfant qui a besoin d'amusement et d'émotion. Il
se contente de ce qu'on lui donne; mais qu'on lui montre quelque chose
de mieux, et le voilà qui compare et qui comprend. La Corilla pouvait
encore le charmer la semaine dernière, bien qu'elle chantât faux et
manquât de respiration. Tu parais, et la Corilla est perdue; elle est
effacée, enterrée. Qu'elle reparaisse, on la sifflera. Si j'avais débuté
auprès d'elle, j'aurais eu un succès complet comme celui que j'ai eu
chez le comte, la première fois que j'ai chanté après elle. Mais auprès
de toi, j'ai été éclipsé. Il en devait être ainsi, et il en sera
toujours ainsi. Le public avait le goût du clinquant. Il prenait des
oripeaux pour des pierreries; il en était ébloui. On lui montre un
diamant fin, et déjà il ne comprend plus qu'on ait pu le tromper si
grossièrement. Il ne peut plus souffrir les diamants faux, et il en fait
justice. Voilà mon malheur, Consuelo: c'est d'avoir été produit, moi,
verroterie de Venise, à côté d'une perle sortie du fond des mers.»
Consuelo ne comprit pas tout ce qu'il y avait d'amertume et de vérité
dans ces réflexions. Elle les mit sur le compte de l'amour de son
fiancé, et ne répondit à ce qu'elle prit pour de douces flatteries, que
par des sourires et des caresses. Elle prétendit qu'il la surpasserait,
le jour où il voudrait s'en donner la peine, et releva son courage en
lui persuadant que rien n'était plus facile que de chanter comme elle.
Elle était de bonne foi en ceci, n'ayant jamais été arrêtée par aucune
difficulté, et ne sachant pas que le travail même est le premier des
obstacles, pour quiconque n'en a pas l'amour et la persévérance.
XIX.
Encouragé par la franchise de Consuelo et la perfidie de Corilla qui le
pressait de se faire entendre encore en public, Anzoleto se mit à
travailler avec ardeur; et à la seconde représentation d'_Ipermnestre_,
il chanta beaucoup plus purement son premier acte. On lui en sut gré.
Mais, comme le succès de Consuelo grandit en proportion, il ne fut pas
satisfait du sien, et commença à se sentir démoralisé par cette nouvelle
constatation de son infériorité. Dès ce moment, tout prit à ses yeux un
aspect sinistre. Il lui sembla qu'on ne l'écoutait pas, que les
spectateurs placés près de lui murmuraient des réflexions humiliantes
sur son compte, et que les amateurs bienveillants qui l'encourageaient
dans les coulisses avaient l'air de le plaindre profondément. Tous leurs
éloges eurent pour lui un double sens dont il s'appliqua le plus
mauvais. La Corilla, qu'il alla consulter dans sa loge durant
l'entr'acte, affecta de lui demander d'un air effrayé s'il n'était pas
malade.
--Pourquoi? lui dit-il avec impatience.
«Parce que ta voix est sourde aujourd'hui, et que tu sembles accablé!
Cher Anzoleto, reprends courage; donne tes moyens qui sont paralysés par
la crainte ou le découragement.
--N'ai-je pas bien dit mon premier air?
--Pas à beaucoup près aussi bien que la première fois. J'en ai eu le
coeur si serré que j'ai failli me trouver mal.
--Mais on m'a applaudi, pourtant?
--Hélas!... n'importe: j'ai tort de t'ôter l'illusion. Continue ...
Seulement tâche de dérouiller ta voix.»
«Consuelo, pensa-t-il, a cru me donner un conseil. Elle agit d'instinct,
et réussit pour son propre compte. Mais où aurait-elle pris l'expérience
de m'enseigner à dominer ce public récalcitrant? En suivant la direction
qu'elle me donne, je perds mes avantages, et on ne me tient pas compte
de l'amélioration de ma manière. Voyons! revenons à mon audace première.
N'ai-je pas éprouvé, à mon début chez le comte, que je pouvais éblouir
même ceux que je ne persuadais pas? Le vieux Porpora ne m'a-t-il pas dit
que j'avais les taches du génie? Allons donc! que ce public subisse mes
taches et qu'il plie sous mon génie.»
Il se battit les flancs, fit des prodiges au second acte, et fut écouté
avec surprise. Quelques-uns battirent des mains, d'autres imposèrent
silence aux applaudissements. Le public en masse se demanda si cela
était sublime ou détestable.
Encore un peu d'audace, et peut-être qu'Anzoleto l'emportait. Mais cet
échec le troubla au point que sa tête s'égara, et qu'il manqua
honteusement tout le reste de son rôle.
A la troisième représentation, il avait repris son courage, et, résolu
d'aller à sa guise sans écouter les conseils de Consuelo; il hasarda les
plus étranges caprices, les bizarreries les plus impertinentes, honte!
deux ou trois sifflets interrompirent le silence qui accueillait ces
tentatives désespérées. Le bon et généreux public fit taire les sifflets
et se mit à battre des mains; il n'y avait pas moyen de s'abuser sur
cette bienveillance envers la personne et sur ce blâme envers l'artiste.
Anzoleto déchira son costume en rentrant dans sa loge, et, à peine la
pièce finie, il courut s'enfermer avec la Corilla, en proie à une rage
profonde et déterminé à fuir avec elle au bout de la terre.
Trois jours s'écoulèrent sans qu'il revît Consuelo. Elle lui inspirait
non pas de la haine, non pas du refroidissement (au fond de son âme
bourrelée de remords, il la chérissait toujours et souffrait
mortellement de ne pas la voir), mais une véritable terreur. Il sentait
la domination de cet être qui l'écrasait en public de toute sa grandeur,
et qui en secret reprenait à son gré possession de sa confiance et de sa
volonté. Dans son agitation il n'eut pas la force de cacher à la Corilla
combien il était attaché à sa noble fiancée, et combien elle avait
encore d'empire sur ses convictions. La Corilla en conçut un dépit amer,
qu'elle eut la force de dissimuler. Elle le plaignit, le confessa; et
quand elle sut le secret de sa jalousie, elle frappa un grand coup en
faisant savoir sous main à Zustiniani sa propre intimité avec Anzoleto,
pensant bien que le comte ne perdrait pas une si belle occasion d'en
instruire l'objet de ses désirs, et de rendre à Anzoleto le retour
impossible.
Surprise de voir un jour entier s'écouler dans la solitude de sa
mansarde, Consuelo s'inquiéta; et le lendemain d'un nouveau jour
d'attente vaine et d'angoisse mortelle, à la nuit tombante, elle
s'enveloppa d'une mante épaisse (car la cantatrice célèbre n'était plus
garantie par son obscurité contre les méchants propos), et courut à la
maison qu'occupait Anzoleto depuis quelques semaines, logement plus
convenable que les précédents, et que le comte lui avait assigné dans
une des nombreuses maisons qu'il possédait dans la ville. Elle ne l'y
trouva point, et apprit qu'il y passait rarement la nuit.
Cette circonstance ne l'éclaira pas sur son infidélité. Elle connaissait
ses habitudes de vagabondage poétique, et pensa que, ne pouvant
s'habituer à ces somptueuses demeures, il retournait à quelqu'un de ses
anciens gîtes. Elle allait se hasarder à l'y chercher, lorsqu'en se
retournant pour repasser la porte, elle se trouva face à face avec
maître Porpora.
«Consuelo, lui dit-il à voix basse, il est inutile de me cacher tes
traits; je viens d'entendre ta voix, et ne puis m'y méprendre. Que
viens-tu faire ici, à cette heure, ma pauvre enfant, et que cherches-tu
dans cette maison?
--J'y cherche mon fiancé, répondit Consuelo en s'attachant au bras de
son vieux maître. Et je ne sais pas pourquoi je rougirais de l'avouer à
mon meilleur ami. Je sais bien que vous blâmez mon attachement pour lui;
mais je ne saurais vous faire un mensonge. Je suis inquiète. Je n'ai pas
vu Anzoleto depuis avant-hier au théâtre. Je le crois malade.
--Malade? lui! dit le professeur en haussant les épaules. Viens avec
moi, pauvre fille; il faut que nous causions; et puisque tu prends enfin
le parti de m'ouvrir ton coeur, il faut que je t'ouvre le mien aussi.
Donne-moi le bras, mous parlerons en marchant. Écoute, Consuelo; et
pénétre-toi bien de ce que je vais te dire. Tu ne peux pas, tu ne dois
pas être la femme de ce jeune homme. Je te le défends, au nom du Dieu
vivant qui m'a donné pour toi des entrailles de père.
--O mon maître, répondit-elle avec douleur, demandez-moi le sacrifice de
ma vie, mais non celui de mon amour.
--Je ne le demande pas, je l'exige, répondit le Porpora avec fermeté.
Cet amant est maudit. Il fera ton tourment et ta honte si tu ne
l'abjures à l'instant même.
--Cher maître, reprit-elle avec un sourire triste et caressant, vous
m'avez dit cela bien souvent; mais j'ai vainement essayé de vous obéir.
Vous haïssez ce pauvre enfant. Vous ne le connaissez pas, et je suis
certaine que vous reviendrez de vos préventions.
--Consuelo, dit le maestro avec plus de force, je t'ai fait jusqu'ici
d'assez vaines objections et de très-inutiles défenses, je le sais. Je
t'ai parlé en artiste, et comme à une artiste; je ne voyais non plus
dans ton fiancé que l'artiste. Aujourd'hui, je te parle en homme, et je
te parle d'un homme, et je te parle comme à une femme. Cette femme a mal
placé son amour, cet homme en est indigne, et l'homme qui te le dit en
est certain.
--O mon Dieu! Anzoleto indigne de mon amour! Lui, mon seul ami, mon
protecteur, mon frère! Ah! vous ne savez pas comme il m'a aidée et comme
il m'a respectée depuis que je suis au monde! Il faut que je vous le
dise.»
Et Consuelo raconta toute l'histoire de sa vie et de son amour, qui
était une seule et même histoire.
Le Porpora en fut ému, mais non ébranlé.
«Dans tout ceci, dit-il, je ne vois que ton innocence, ta fidélité, ta
vertu. Quant à lui, je vois bien le besoin qu'il a eu de ta société et
de tes enseignements, auxquels, bien que tu en penses, je sais qu'il
doit le peu qu'il sait et le peu qu'il vaut; mais il n'en est pas moins
vrai que cet amant si chaste et si pur n'est que le rebut de toutes les
femmes perdues de Venise, qu'il apaise l'ardeur des feux que tu lui
inspires dans les maisons de débauche, et qu'il ne songe qu'à
t'exploiter, tandis qu'il assouvit ailleurs ses honteuses passions.
--Prenez garde à ce que vous dites, répondit Consuelo d'une voix
étouffée; j'ai coutume de croire en vous comme en Dieu, ô mon maître!
Mais en ce qui concerne Anzoleto, j'ai résolu de vous fermer mes
oreilles et mon coeur ... Ah! laissez-moi vous quitter, ajouta-t-elle en
essayant de détacher son bras de celui du professeur, vous me donnez la
mort.
--Je veux donner la mort à ta passion funeste, et par la vérité je veux
te rendre à la vie, répondit-il en serrant le bras de l'enfant contre sa
poitrine généreuse et indignée. Je sais que je suis rude, Consuelo. Je
ne sais pas être autrement, et c'est à cause de cela que j'ai retardé,
tant que je l'ai pu, le coup que je vais te porter. J'ai espéré que tu
ouvrirais les yeux, que tu comprendrais ce qui se passe autour de toi.
Mais au lieu de t'éclairer par l'expérience, tu te lances en aveugle au
milieu des abîmes. Je ne veux pas t'y laisser tomber! moi! Tu es le seul
être que j'aie estimé depuis dix ans. Il ne faut pas que tu périsses,
non, il ne le faut pas.
--Mais, mon ami, je ne suis pas en danger. Croyez-vous que je mente
quand je vous jure, par tout ce qu'il y a de sacré, que j'ai respecté le
serment fait au lit de mort de ma mère? Anzoleto le respecte aussi. Je
ne suis pas encore sa femme, je ne suis donc pas sa maîtresse.
--Mais qu'il dise un mot, et tu seras l'une et l'autre!
--Ma mère elle-même nous l'a fait promettre.
--Et tu venais cependant ce soir trouver cet homme qui ne veut pas et
qui ne peut pas être ton mari?
--Qui vous l'a dit?
--La Corilla lui permettrait-elle jamais de ...
--La Corilla? Qu'y a-t-il de commun entre lui et la Corilla?
--Nous sommes à deux pas de la demeure de cette fille ... Tu cherchais
ton fiancé ... allons l'y trouver. T'en sens-tu le courage?
--Non! non! mille fois non! répondit Consuelo en fléchissant dans sa
marche et en s'appuyant contre la muraille. Laissez-moi la vie, mon
maître; ne me tuez pas avant que j'aie vécu. Je vous dis que vous me
faites mourir.
--Il faut que tu boives ce calice, reprit l'inexorable vieillard; je
fais ici le rôle du destin. N'ayant jamais fait que des ingrats et par
conséquent des malheureux par ma tendresse et ma mansuétude, il faut que
je dise la vérité à ceux que j'aime. C'est le seul bien que puisse
opérer un coeur desséché par le malheur et pétrifié par la souffrance.
Je te plains, ma pauvre fille, de n'avoir pas un ami plus doux et plus
humain pour te soutenir dans cette crise fatale. Mais tel que l'on m'a
fait, il faut que j'agisse sur les autres et que j'éclaire par le
rayonnement de la foudre, ne pouvant vivifier par la chaleur du soleil.
Ainsi donc, Consuelo, pas de faiblesse entre nous. Viens à ce palais. Je
veux que tu surprennes ton amant dans les bras de l'impure Corilla. Si
tu ne peux marcher, je te traînerai! Si tu tombes je te porterai! Ah! Le
vieux Porpora est robuste encore, quand le feu de la colère divine brûle
dans ses entrailles!
--Grâce! grâce! s'écria Consuelo plus pâle que la mort. Laissez-moi
douter encore ... Donnez-moi encore un jour, un seul jour pour croire en
lui; je ne suis pas préparée à ce supplice ...
--Non, pas un jour, pas une heure, répondit-il d'un ton inflexible; car
cette heure qui s'écoule, je ne la retrouverai pas pour te mettre la
vérité sous les yeux; et ce jour que tu demandes, l'infâme en
profiterait pour te remettre sous le joug du mensonge. Tu viendras avec
moi; je te l'ordonne, je le veux.
--Eh bien, oui! j'irai, dit Consuelo en reprenant sa force par une
violente réaction de l'amour. J'irai avec vous pour constater votre
injustice et la foi de mon amant; car vous vous trompez indignement, et
vous voulez que je me trompe avec vous! Allez donc, bourreau que vous
êtes! Je vous suis, et je ne vous crains pas.»
Le Porpora la prit au mot; et, saisissant son bras dans sa main
nerveuse, forte comme une pince de fer, il la conduisit dans la maison
qu'il habitait, où, après lui avoir fait parcourir tous les corridors et
monter tous les escaliers, il lui fit atteindre une terrasse supérieure,
d'où l'on distinguait, au-dessus d'une maison plus basse, complètement
inhabitée, le palais de la Corilla, sombre du bas en haut, à l'exception
d'une seule fenêtre qui était éclairée et ouverte sur la façade noire et
silencieuse de la maison déserte. Il semblait, de cette fenêtre, qu'on
ne put être aperçu de nulle part; car un balcon avancé empêchait que
d'en bas on pût rien distinguer. De niveau, il n'y avait rien, et
au-dessus seulement les combles de la maison qu'habitait le Porpora, et
qui n'était pas tournée de façon à pouvoir plonger dans le palais de la
cantatrice. Mais la Corilla ignorait qu'à l'angle de ces combles il y
avait un rebord festonné de plomb, une sorte de niche en plein air, où,
derrière un large tuyau de cheminée, le maestro, par un caprice
d'artiste, venait chaque soir regarder les étoiles, fuir ses semblables,
et rêver à ses sujets sacrés ou dramatiques. Le hasard lui avait fait
ainsi découvrir le mystère des amours d'Anzoleto, et Consuelo n'eut qu'à
regarder dans la direction qu'il lui donnait, pour voir son amant auprès
de sa rivale dans un voluptueux tête-à-tête. Elle se détourna aussitôt;
et le Porpora qui, dans la crainte de quelque vertige de désespoir, la
tenait avec une force surhumaine, la ramena à l'étage inférieur et la
fit entrer dans son cabinet, dont il ferma la porte et la fenêtre pour
ensevelir dans le mystère l'explosion qu'il prévoyait.
XX.
Mais il n'y eut point d'explosion. Consuelo resta muette et atterrée. Le
Porpora lui adressa la parole. Elle ne répondit pas, et lui fit signe de
ne pas l'interroger; puis elle se leva, alla boire, à grands verres,
toute une carafe d'eau glacée qui était sur le clavecin, fit quelques
tours dans la chambre, et revint s'asseoir en face de son maître sans
dire une parole.
Le vieillard austère ne comprit pas la profondeur de sa souffrance.
«Eh bien, lui dit-il, t'avais-je trompée? Que penses-tu faire
maintenant?»
Un frisson douloureux ébranla la statue; et après avoir passé la main
sur son front: «Je pense ne rien faire, dit-elle, avant d'avoir compris
ce qui m'arrive.
--Et que te reste-t-il à comprendre?
--Tout! car je ne comprends rien; et vous me voyez occupée à chercher la
cause de mon malheur, sans rien trouver qui me l'explique. Quel mal
ai-je fait à Anzoleto pour qu'il ne m'aime plus? Quelle faute ai-je
commise qui m'ait rendue méprisable à ses yeux? Vous ne pouvez pas me le
dire, vous! puisque moi qui lis dans ma propre conscience, je n'y vois
rien qui me donne la clef de ce mystère. Oh! c'est un prodige
inconcevable! Ma mère croyait à la puissance des philtres: cette Corilla
serait-elle une magicienne?
--Pauvre enfant! dit le maestro; il y a bien ici une magicienne, mais
elle s'appelle Vanité; il y a bien un poison, mais il s'appelle Envie.
La Corilla a pu le verser; mais ce n'est pas elle qui a pétri cette âme
si propre à le recevoir. Le venin coulait déjà dans les veines impures
d'Anzoleto. Une dose de plus l'a rendu traître, de fourbe qu'il était;
infidèle, d'ingrat qu'il a toujours été.
--Quelle vanité? quelle envie?
--La vanité de surpasser tous les autres, l'envie de te surpasser, la
rage d'être surpassé par toi.
--Cela est-il croyable? Un homme peut-il être jaloux des avantages d'une
femme? Un amant peut-il haïr le succès de son amante? Il y a donc bien
des choses que je ne sais pas, et que je ne puis pas comprendre!
--Tu ne les comprendras jamais; mais tu les constateras à toute heure de
ta vie. Tu sauras qu'un homme peut être jaloux des avantages d'une
femme, quand cet homme est un artiste vaniteux; et qu'un amant peut haïr
les succès de son amante, quand le théâtre est le milieu où ils vivent.
C'est qu'un comédien n'est pas un homme, Consuelo; c'est une femme. Il
ne vit que de vanité maladive; il ne songe qu'à satisfaire sa vanité; il
ne travaille que pour s'enivrer de vanité. La beauté d'une femme lui
fait du tort. Le talent d'une femme efface ou conteste le sien. Une
femme est son rival, ou plutôt il est la rivale d'une femme; il a toutes
les petitesses, tous les caprices, toutes les exigences, tous les
ridicules d'une coquette. Voilà le caractère de la plupart des hommes de
théâtre. Il y a de grandes exceptions; elles sont si rares, elles sont
si méritoires, qu'il faut se prosterner devant elles; et leur faire plus
d'honneur qu'aux docteurs les plus sages. Anzoleto n'est point une
exception; parmi les vaniteux, c'est un des plus vaniteux: voilà tout le
secret de sa conduite.
--Mais quelle vengeance incompréhensible! mais quels moyens pauvres et
inefficaces! En quoi la Corilla peut-elle le dédommager de ses mécomptes
auprès du public? S'il m'eut dit franchement sa souffrance ... (Ah! il ne
fallait qu'un mot pour cela!) je l'aurais comprise, peut-être; du moins
j'y aurais compati; je me serais effacée pour lui faire place.
--Le propre des âmes envieuses est de haïr les gens en raison du bonheur
qu'ils leur dérobent. Et le propre de l'amour, hélas! n'est-il pas de
détester, dans l'objet qu'on aime, les plaisirs qu'on ne lui procure
pas? Tandis que ton amant abhorre le public qui te comble de gloire, ne
hais-tu pas la rivale qui l'enivre de plaisirs?
--Vous dites là, mon maître, une chose profonde et à laquelle je veux
réfléchir.
--C'est une chose vraie. En même temps qu'Anzoleto te hait pour ton
bonheur sur la scène, tu le hais pour ses voluptés dans le boudoir de la
Corilla.
--Cela n'est pas. Je ne saurais le haïr, et vous me faites comprendre
qu'il serait lâche et honteux de haïr ma rivale. Reste donc ce plaisir
dont elle l'enivre et auquel je ne puis songer sans frémir. Mais
pourquoi? je l'ignore. Si c'est un crime involontaire, Anzoleto n'est
donc pas si coupable de haïr mon triomphe.
--Tu es prompte à interpréter les choses de manière à excuser sa
conduite et ses sentiments. Non, Anzoleto n'est pas innocent et
respectable comme toi dans sa souffrance. Il te trompe, il t'avilit,
tandis que tu t'efforces de le réhabiliter. Au reste, ce n'est pas la
haine et le ressentiment que j'ai voulu t'inspirer; c'est le calme et
l'indifférence. Le caractère de cet homme entraîne les actions de sa
vie. Jamais tu ne le changeras. Prends ton parti, et songe à toi-même.
--A moi-même! c'est-à-dire à moi seule? à moi sans espoir et sans amour?
--Songe à la musique, à l'art divin, Consuelo; oserais-tu dire que tu ne
l'aimes que pour Anzoleto?
--J'ai aimé l'art pour lui-même aussi; mais je n'avais jamais séparé
dans ma pensée ces deux choses indivisibles: ma vie et celle d'Anzoleto.
Et je ne vois pas comment il restera quelque chose de moi pour aimer
quelque chose, quand la moitié nécessaire de ma vie me sera enlevée.
--Anzoleto n'était pour toi qu'une idée, et cette idée te faisait vivre.
Tu la remplaceras par une idée plus grande, plus pure et plus
vivifiante. Ton âme, ton génie, ton être enfin ne sera plus à la merci
d'une forme fragile et trompeuse; tu contempleras l'idéal sublime
dépouillé de ce voile terrestre; tu t'élanceras dans le ciel, et tu
vivras d'un hymen sacré avec Dieu même.
--Voulez-vous dire que je me ferai religieuse, comme vous m'y avez
engagée autrefois?
--Non, ce serait borner l'exercice de tes facultés d'artiste à un seul
genre, et tu dois les embrasser tous. Quoi que tu fasses et où que tu
sois, au théâtre comme dans le cloître, tu peux être une sainte, une
vierge céleste, la fiancée de l'idéal sacré.
--Ce que vous dites présente un sens sublime entouré de figures
mystérieuses. Laissez-moi me retirer, mon maître. J'ai besoin de me
recueillir et de me connaître.
--Tu as dit |e mot, Consuelo, tu as besoin de te connaître. Jusqu'ici tu
t'es méconnue en livrant ton âme et ton avenir à un être inférieur à toi
dans tous les sens. Tu as méconnu ta destinée, en ne voyant pas que tu
es née sans égal, et par conséquent sans associé possible en ce monde.
Il te faut la solitude, la liberté absolue. Je ne te veux ni mari, ni
amant, ni famille, ni passions, ni liens d'aucune sorte. C'est ainsi que
j'ai toujours conçu ton existence et compris ta carrière. Le jour où tu
te donneras à un mortel, tu perdras ta divinité. Ah! si la Minotaure et
la Mollendo, mes illustres élèves, mes puissantes créations, avaient
voulu me croire, elles auraient vécu sans rivales sur la terre. Mais la
femme est faible et curieuse; la vanité l'aveugle, de vains désirs
l'agitent, le caprice l'entraîne. Qu'ont-elles recueilli de leur
inquiétude satisfaite? des orages, de la fatigue, la perte ou
l'altération de leur génie. Ne voudras-tu pas être plus qu'elles,
Consuelo? n'auras-tu pas une ambition supérieure à tous les faux biens
de cette vie? ne voudras-tu pas éteindre les vains besoins de ton coeur
pour saisir la plus belle couronne qui ait jamais servi d'auréole au
génie?»