George Sand

Consuelo, Tome 1 (1861)
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Le Porpora parla encore longtemps, mais avec une énergie et une
éloquence que je ne saurais vous rendre. Consuelo l'écouta, la tête
penchée et les yeux attachés à la terre. Quand il eut tout dit: «Mon
maître, lui répondit-elle, vous êtes grand; mais je ne le suis pas assez
pour vous comprendre. Il me semble que vous outragez la nature humaine
en proscrivant ses plus nobles passions. Il me semble que vous étouffez
les instincts que Dieu même nous a donnés, pour faire une sorte de
déification d'un égoïsme monstrueux et antihumain. Peut-être vous
comprendrais-je mieux si j'étais plus chrétienne: je tâcherai de le
devenir; voilà ce que je puis vous promettre.»

Elle se retira tranquille en apparence, mais dévorée au fond de l'âme.
Le grand et sauvage artiste la reconduisit jusque chez elle,
l'endoctrinant toujours, sans pouvoir la convaincre. Il lui fit du bien
cependant, en ouvrant à sa pensée, un vaste champ de méditations
profondes et sérieuses, au milieu desquelles le crime d'Anzoleto vint
s'abîmer comme un fait particulier servant d'introduction douloureuse,
mais solennelle, à des rêveries infinies. Elle passa de longues heures à
prier, à pleurer et à réfléchir; et puis elle s'endormit avec la
conscience de sa vertu, et l'espérance en un Dieu initiateur et
secourable.

Le lendemain Porpora vint lui annoncer qu'il y aurait répétition
d'_Ipermnestre_ pour Stefanini, qui prenait le rôle d'Anzoleto. Ce
dernier était malade, gardait le lit, et se plaignait d'une extinction
de voix. Le premier mouvement de Consuelo fut de courir chez lui pour le
soigner.

«Épargne-toi cette peine, lui dit le professeur; il se porte à
merveille; le médecin du théâtre l'a constaté, et il ira ce soir chez la
Corilla. Mais le comte Zustiniani, qui comprend fort bien ce que cela
veut dire, et qui consent sans beaucoup de regrets à ce qu'il suspende
ses débuts, a défendu au médecin de démasquer la feinte, et a prié le
bon Stefanini de rentrer au théâtre pour quelques jours.

--Mais, mon Dieu, que compte donc faire Anzoleto? Est-il découragé au
point de quitter le théâtre?

--Oui, le théâtre de San-Samuel. Il part dans un mois, pour la France
avec la Corilla. Cela t'étonne? Il fuit l'ombre que tu projettes sur
lui. Il remet son sort dans les mains d'une femme moins redoutable, et
qu'il trahira quand il n'aura plus besoin d'elle.»

La Consuelo pâlit et mit les deux mains sur son coeur prêt à se briser.
Peut-être s'était-elle flattée de ramener Anzoleto, en lui reprochant
doucement sa faute; et en lui offrant de suspendre ses propres débuts.
Cette nouvelle était un coup de poignard, et la pensée de ne plus revoir
celui qu'elle avait tant aimé ne pouvait entrer dans son esprit:

«Ah! c'est un mauvais rêve, s'écria-t-elle; il faut que j'aille le
trouver et qu'il m'explique cette vision. Il ne peut pas suivre cette
femme, ce serait sa perte. Je ne peux pas, moi, l'y laisser courir; je
le retiendrai, je lui ferai comprendre ses véritables intérêts, s'il est
vrai qu'il ne comprenne plus autre chose ... Venez avec moi, mon cher
maître, ne l'abandonnons pas ainsi ...

--Je t'abandonnerais, moi, et pour toujours, s'écria le Porpora indigné,
si tu commettais une pareille lâcheté. Implorer ce misérable, le
disputer à une Corilla? Ah! sainte Cécile, méfie-toi de ton origine
bohémienne, et songe à en étouffer les instincts aveugles et vagabonds.
Allons, suis-moi: on t'attend pour répéter. Tu auras, malgré toi, un
certain plaisir ce soir à chanter avec un maître comme Stefanini. Tu
verras un artiste savant, modeste et généreux.»

Il la traîna au théâtre, et là, pour la première fois, elle sentit
l'horreur de cette vie d'artiste, enchaînée aux exigences du public,
condamnée à étouffer ses sentiments et à refouler ses émotions pour
obéir aux sentiments et flatter les émotions d'autrui. Cette répétition,
ensuite la toilette, et la représentation du soir furent un supplice
atroce. Anzoleto ne parut pas. Le surlendemain il fallait débuter dans
un opéra-bouffe de Galuppi: _Arcifanfano re de' matti_. On avait choisi
cette farce pour plaire à Stefanini, qui y était d'un comique excellent.
Il fallut que Consuelo s'évertuât à faire rire ceux qu'elle avait fait
pleurer. Elle fut brillante, charmante, plaisante au dernier point avec
la mort dans l'âme. Deux ou trois fois des sanglots remplirent sa
poitrine et s'exhalèrent en une gaîté forcée, affreuse à voir pour qui
l'eût comprise! En rentrant dans sa loge elle tomba en convulsions. Le
public voulait la revoir pour l'applaudir; elle tarda, on fit un
horrible vacarme; on voulait casser les banquettes, escalader la rampe.
Stefanini vint la chercher à demi vêtue, les cheveux en désordre, pâle
comme un spectre; elle se laissa traîner sur la scène, et, accablée
d'une pluie de fleurs, elle fut forcée de se baisser pour ramasser une
couronne de laurier.

«Ah! les bêtes féroces! murmura-t-elle en rentrant dans la coulisse.

--Ma belle, lui dit le vieux chanteur qui lui donnait la main, tu es
bien souffrante; mais ces petites choses-là, ajouta-t-il en lui
remettant une gerbe des fleurs qu'il avait ramassées pour elle, sont un
spécifique merveilleux pour tous nos maux. Tu t'y habitueras, et un jour
viendra où tu ne sentiras ton mal et ta fatigue que les jours où l'on
oubliera de te couronner.

--Oh! qu'ils sont vains et petits! pensa la pauvre Consuelo.»

Rentrée dans sa loge, elle s'évanouit littéralement sur un lit de fleurs
qu'on avait recueillies sur le théâtre et jetées pêle-mêle sur le sofa.
L'habilleuse sortit pour appeler un médecin. Le comte Zustiniani resta
seul quelques instants auprès de sa belle cantatrice, pâle et brisée
comme les jasmins qui jonchaient sa couche. En cet instant de trouble et
d'enivrement, Zustiniani perdit la tête et céda à la folle inspiration
de la ranimer par ses caresses. Mais son premier baiser fut odieux aux
lèvres pures de Consuelo. Elle se ranima pour le repousser, comme si
c'eût été la morsure d'un serpent.

«Ah! loin de moi, dit-elle en s'agitant dans une sorte de délire, loin
de moi l'amour et les caresses et les douces paroles! Jamais d'amour!
jamais d'époux! jamais d'amant! jamais de famille! Mon maître l'a dit!
la liberté, l'idéal, la solitude, la gloire!...»

Et elle fondit en larmes si déchirantes, que le comte effrayé se jeta à
genoux auprès d'elle et s'efforça de la calmer. Mais il ne put rien dire
de salutaire à cette âme blessée, et sa passion, arrivée en cet instant
à son plus haut paroxysme, s'exprima en dépit de lui-même. Il ne
comprenait que trop le désespoir de l'amante trahie. Il fit parler
l'enthousiasme de l'amant qui espère. Consuelo eut l'air de l'écouter,
et retira machinalement sa main des siennes avec un sourire égaré que le
comte prit pour un faible encouragement. Certains hommes, pleins de tact
et de pénétration dans le monde, sont absurdes dans de pareilles
entreprises. Le médecin arriva et administra un calmant à la mode qu'on
appelait _des gouttes_. Consuelo fut ensuite enveloppée de sa mante et
portée dans sa gondole. Le comte y entra avec elle, la soutenant dans
ses bras et parlant toujours de son amour, voire avec une certaine
éloquence qui lui semblait devoir porter la conviction. Au bout d'un
quart d'heure, n'obtenant pas de réponse, il implora un mot, un regard.

«A quoi donc dois-je répondre? lui dit Consuelo, sortant comme d'un
rêve. Je n'ai rien entendu.»

Zustiniani, découragé d'abord, pensa que l'occasion ne pouvait revenir
meilleure, et que cette âme brisée serait plus accessible en cet instant
qu'après la réflexion et le conseil de la raison. Il parla donc encore
et trouva le même silence, la même préoccupation, seulement une sorte
d'empressement instinctif à repousser ses bras et ses lèvres qui ne se
démentit pas, quoiqu'il n'y eût pas d'énergie pour la colère. Quand la
gondole aborda, il essaya de retenir Consuelo encore un instant pour en
obtenir une parole plus encourageante.

«Ah! seigneur comte, lui répondit-elle avec une froide douceur, excusez
l'état de faiblesse où je me trouve; j'ai mal écouté, mais je comprends.
Oh! oui, j'ai fort bien compris. Je vous demande la nuit pour réfléchir,
pour me remettre du trouble où je suis. Demain, oui ... demain, je vous
répondrai sans détour.

--Demain, chère Consuelo, oh! c'est un siècle; mais je me soumettrai si
vous me permettez d'espérer que du moins votre amitié ...

--Oh! oui! oui! il y a lieu d'espérer! répondit Consuelo d'un ton
étrange en posant les pieds sur la rive; mais ne me suivez pas, dit-elle
en faisant le geste impérieux de le repousser au fond de sa gondole.
Sans cela vous n'auriez pas sujet d'espérer.»

La honte et l'indignation venaient de lui rendre la force; mais une
force nerveuse, fébrile, et qui s'exhala en un rire sardonique effrayant
tandis qu'elle montait l'escalier.

«Vous êtes bien joyeuse, Consuelo! lui dit dans l'obscurité une voix qui
faillit la foudroyer. Je vous félicite de votre gaîté!

--Ah! oui, répondit-elle en saisissant avec force le bras d'Anzoleto et
en montant rapidement avec lui à sa chambre; je te remercie, Anzoleto,
tu as bien raison de me féliciter, je suis vraiment joyeuse; oh! tout à
fait joyeuse!»

Anzoleto, qui l'avait entendue, avait déjà allumé la lampe. Quand la
clarté bleuâtre tomba sur leurs traits décomposés, ils se firent peur
l'un à l'autre.

«Nous sommes bien heureux, n'est-ce pas, Anzoleto? dit-elle d'une voix
âpre, en contractant ses traits par un sourire qui fit couler sur ses
joues un ruisseau de larmes. Que penses-tu de notre bonheur?

--Je pense, Consuelo répondit-il avec un sourire amer et des yeux secs,
que nous avons eu quelque peine à y souscrire, mais que nous finirons
par nous y habituer.

--Tu m'as semblé fort bien habitué au boudoir de la Corilla.

--Et-moi, je te retrouve très-aguerrie avec la gondole de monsieur le
comte.

--Monsieur le comte?... Tu savais donc, Anzoleto, que monsieur le comte
voulait faire de moi sa maîtresse?

--Et c'est pour ne pas te gêner, ma chère, que j'ai discrètement battu
en retraite.

--Ah! tu savais cela? et c'est le moment que tu as choisi pour
m'abandonner?

--N'ai-je pas bien fait, et n'es-tu pas satisfaite de ton sort? Le comte
est un amant magnifique, et le pauvre débutant tombé n'eût pas pu lutter
avec lui, je pense?

--Le Porpora avait raison: vous êtes un homme infâme. Sortez d'ici! vous
ne méritez pas que je me justifie, et il me semble que je serais
souillée par un regret de vous. Sortez, vous dis-je! Mais sachez
auparavant que vous pouvez débuter à Venise et rentrer à San-Samuel avec
la Corilla: jamais plus la fille de ma mère ne remettra les pieds sur
ces ignobles tréteaux qu'on appelle le théâtre.

--La fille de votre mère la _Zingara_ va donc faire la grande dame dans
la villa de Zustiniani, aux bords de la Brenta? Ce sera une belle
existence, et je m'en réjouis!

--O ma mère!» dit Consuelo en se retournant vers son lit, et en s'y
jetant à genoux, la face enfoncée dans la couverture qui avait servi de
linceul à la zingara.

Anzoleto fut effrayé et pénétré de ce mouvement énergique et de ces
sanglots terribles qu'il entendait gronder dans la poitrine de Consuelo.
Le remords frappa un grand coup dans la sienne, et il s'approcha pour
prendre son amie dans ses bras et la relever. Mais elle se releva
d'elle-même, et le repoussant avec une force sauvage, elle le jeta à la
porte en lui criant: «Hors de chez moi, hors de mon coeur, hors de mon
souvenir! A tout jamais, adieu! adieu!»

Anzoleto était venu la trouver avec une pensée d'égoïsme atroce, et
c'était pourtant la meilleure pensée qu'il eût pu concevoir. Il ne
s'était pas senti la force de s'éloigner d'elle, et il avait trouvé un
terme moyen pour tout concilier: c'était de lui dire qu'elle était
menacée dans son honneur par les projets amoureux de Zustiniani, et de
l'éloigner ainsi du théâtre. Il y avait, dans cette résolution, un
hommage rendu à la pureté et à la fierté de Consuelo. Il la savait
incapable de transiger avec une position équivoque, et d'accepter une
protection qui la ferait rougir. Il y avait encore dans son âme coupable
et corrompue une foi inébranlable dans l'innocence de cette jeune fille,
qu'il comptait retrouver aussi chaste, aussi fidèle; aussi dévouée qu'il
l'avait laissée quelques jours auparavant. Mais comment concilier cette
religion envers elle, avec le dessein arrêté de la tromper et de rester
son fiancé, son ami, sans rompre avec la Corilla? Il voulait faire
rentrer cette dernière avec lui au théâtre, et ne pouvait songer à s'en
détacher dans un moment où son succès allait dépendre d'elle
entièrement. Ce plan audacieux et lâche était cependant formulé dans sa
pensée, et il traitait Consuelo comme ces madones dont les femmes
italiennes implorent la protection à l'heure du repentir, et dont elles
voilent la face à l'heure du péché.

Quand il la vit si brillante et si folle en apparence au théâtre, dans
son rôle bouffe, il commença à craindre d'avoir perdu trop de temps à
mûrir son projet. Quand il la vit rentrer dans la gondole du comte, et
approcher avec un éclat de rire convulsif, ne comprenant pas la détresse
de cette âme en délire, il pensa qu'il venait trop tard, et le dépit
s'empara de lui. Mais quand il la vit se relever de ses insultes et le
chasser avec mépris, le respect lui revint avec la crainte, et il erra
longtemps dans l'escalier et sur la rive attendant qu'elle le rappelât.
Il se hasarda même à frapper et à implorer son pardon à travers la
porte. Mais un profond silence régna dans cette chambre, dont il ne
devait plus jamais repasser le seuil avec Consuelo. Il se retira confus
et dépité, se promettant de revenir le lendemain et se flattant d'être
plus heureux. «Après tout, se disait-il, mon projet va réussir; elle
sait l'amour du comte; la besogne est à moitié faite.»

Accablé de fatigue, il dormit longtemps; et dans l'après-midi il se
rendit chez la Corilla.

«Grande nouvelle! s'écria-t-elle en lui tendant les bras: la Consuelo
est partie!

--Partie! et avec qui, grand Dieu! et pour quel pays?

--Pour Vienne, où le Porpora l'envoie, en attendant qu'il s'y rende
lui-même. Elle nous a tous trompés, cette petite masque. Elle était
engagée pour le théâtre de l'empereur, où le Porpora va faire
représenter son nouvel opéra.

--Partie! partie sans me dire un mot! s'écria Anzoleto en courant vers
la porte.

--Oh! rien ne te servira de la chercher à Venise, dit la Corilla avec un
rire méchant et un regard de triomphe. Elle s'est embarquée pour
Palestrine au jour naissant; elle est déjà loin en terre ferme.
Zustiniani, qui se croyait aimé et qui était joué, est furieux; il est
au lit avec la fièvre. Mais il m'a dépêché tout à l'heure le Porpora,
pour me prier de chanter ce soir; et Stefanini, qui est très-fatigué du
théâtre et très impatient d'aller jouir dans son château des douceurs de
la retraite, est fort désireux de te voir reprendre tes débuts. Ainsi
songe à reparaître demain dans, _Ipermnestre_. Moi, je vais à la
répétition: on m'attend. Tu peux, si tu ne me crois pas, aller faire un
tour dans la ville, tu te convaincras de la vérité.

--Ah! furie! s'écria Anzoleto, tu l'emportes! mais tu m'arraches la
vie.»

Et il tomba évanoui sur le tapis de Perse de la courtisane.




XXI.


Le plus embarrassé de son rôle, lors de la fuite de Consuelo, ce fut le
comte Zustiniani. Après avoir laissé dire et donné à penser à tout
Venise que la merveilleuse débutante était sa maîtresse, comment
expliquer d'une manière flatteuse pour son amour-propre qu'au premier
mot de déclaration elle s'était soustraite brusquement et
mystérieusement à ses désirs et à ses espérances? Plusieurs personnes
pensèrent que, jaloux de son trésor, il l'avait cachée dans une de ses
maisons de campagne. Mais lorsqu'on entendit le Porpora dire avec cette
austérité de franchise qui ne s'était jamais démentie, le parti qu'avait
pris son élève d'aller l'attendre en Allemagne, il n'y eut plus qu'à
chercher les motifs de cette étrange résolution. Le comte affecta bien,
pour donner le change, de ne montrer ni dépit ni surprise; mais son
chagrin perça malgré lui, et on cessa de lui attribuer cette bonne
fortune dont on l'avait tant félicité. La majeure partie de la vérité
devint claire pour tout le monde; savoir: l'infidélité d'Anzoleto, la
rivalité de Corilla, et le désespoir de la pauvre Espagnole, qu'on se
prit à plaindre et à regretter vivement.

Le premier mouvement d'Anzoleto avait été de courir chez le Porpora;
mais celui-ci l'avait repoussé sévèrement:

«Cesse de m'interroger, jeune ambitieux sans coeur et sans-foi, lui
avait répondu le maître indigné; tu ne méritas jamais l'affection de
cette noble fille, et tu ne sauras jamais de moi ce qu'elle est devenue.
Je mettrai tous mes soins à ce que tu ne retrouves pas sa trace, et
j'espère que si le hasard te la fait rencontrer un jour, ton image sera
effacée de son coeur et de sa mémoire autant que je le désire et que j'y
travaille.»

De chez le Porpora, Anzoleto s'était rendu à la Corte-Minelli. Il avait
trouvé la chambre de Consuelo déjà livrée à un nouvel occupant et tout
encombrée des matériaux de son travail. C'était un ouvrier en
verroterie, installé depuis longtemps dans la maison, et qui
transportait là son atelier avec beaucoup de gaieté.

«Ah!'ah! c'est toi mon garçon, dit-il au jeune ténor. Tu viens me voir
dans mon nouveau logement? J'y serai fort bien, et ma femme est toute
joyeuse d'avoir de quoi loger tous ses enfants en bas. Que cherches-tu?
Consuelina aurait-elle oublié quelque chose ici? Cherche, mon enfant;
regarde. Cela ne me fâche point.

--Où a-t-on mis ses meubles? dit Anzoleto tout troublé, et déchiré au
fond du coeur de ne plus retrouver aucun vestige de Consuelo, dans ce
lieu consacré aux plus pures jouissances de toute sa vie passée.

--Les meubles sont en bas, dans la cour. Elle en a fait cadeau à la mère
Agathe; elle a bien fait. La vieille est pauvre, et va se faire un peu
d'argent avec cela. Oh! la Consuelo a toujours eu un bon coeur. Elle n'a
pas laissé un sou de dette dans la _Corte_; et elle a fait un petit
présent à tout le monde en s'en allant. Elle n'a emporté que son
crucifix. C'est drôle tout de même, ce départ, au milieu de la nuit et
sans prévenir personne! Maître Porpora est venu ici dès le matin
arranger toutes ses affaires; c'était comme l'exécution d'un testament.
Ça a fait de la peine à tous les voisins; mais enfin on s'en console en
pensant qu'elle va habiter sans doute un beau palais sur le Canalazzo, à
présent qu'elle est riche et grande dame! Moi, j'avais toujours dit
qu'elle ferait fortune avec sa voix. Elle travaillait tant! Et à quand
la noce, Anzoleto? J'espère que tu m'achèteras quelque chose pour faire
de petits présents aux jeunes filles du quartier.

--Oui, oui! répondit Anzoleto tout égaré.»

Il s'enfuit la mort dans l'âme, et vit dans la cour toutes les commères
de l'endroit qui mettaient à l'enchère le lit et la table de Consuelo;
ce lit où il l'avait vue dormir, cette table où il l'avait vue
travailler!

«O mon Dieu! déjà plus rien d'elle!» s'écria-t-il involontairement en se
tordant les mains.

Il eut envie d'aller poignarder la Corilla.

Au bout de trois jours il remonta sur le théâtre avec la Corilla. Tous
deux furent outrageusement sifflés, et on fut obligé de baisser le
rideau sans pouvoir achever la pièce: Anzoleto était furieux, et la
Corilla impassible.

«Voilà ce que me vaut ta protection,» lui dit-il d'un ton menaçant dès
qu'il se retrouva seul avec elle.

Là prima-donna lui répondit avec beaucoup de tranquillité:

«Tu t'affectes de peu, mon pauvre enfant; on voit que tu ne connais
guère le public et que tu n'as jamais affronté ses caprices. J'étais si
bien préparée à l'échec de ce soir, que je ne m'étais pas donné la peine
de repasser mon rôle: et si je ne t'ai pas annoncé ce qui devait
arriver, c'est parce que je savais bien que tu n'aurais pas le courage
d'entrer en scène avec la certitude d'être sifflé. Maintenant il faut
que tu saches ce qui nous attend encore. La prochaine fois nous serons
maltraités de plus belle. Trois, quatre, six, huit représentations
peut-être, se passeront ainsi; mais durant ces orages une opposition se
manifestera en notre faveur. Fussions-nous les derniers cabotins du
monde, l'esprit de contradiction et d'indépendance nous susciterait
encore des partisans de plus en plus zélés. Il y a tant de gens qui
croient se grandir en outrageant les autres, qu'il n'en manque pas qui
croient se grandir aussi en les protégeant. Après une douzaine
d'épreuves, durant lesquelles la salle sera un champ de bataille entre
les sifflets et les applaudissements, les récalcitrants se fatigueront,
les opiniâtres bouderont, et nous entrerons dans une nouvelle phase. La
portion du public qui nous aura soutenus sans trop savoir pourquoi, nous
écoutera assez froidement; ce sera pour nous comme un nouveau début, et
alors; c'est à nous, vive Dieu! de passionner cet auditoire, et de
rester les maîtres. Je te prédis de grands succès pour ce moment-là,
cher Anzoleto; le charme qui pesait sur toi naguère sera dissipé. Tu
respireras une atmosphère d'encouragements et de douces louanges qui te
rendra ta puissance. Rappelle-toi l'effet que tu as produit chez
Zustiniani la première fois que tu t'es fait entendre. Tu n'eus pas le
temps de consolider ta conquête; un astre plus brillant est venu trop
tôt t'éclipser: mais cet astre s'est laissé retomber sous l'horizon, et
tu dois te préparer à remonter avec moi dans l'empyrée.»

Tout se passa ainsi que la Corilla l'avait prédit. A la vérité, on fit
payer cher aux deux amants, pendant quelques jours, la perte que le
public avait faite dans la personne de Consuelo. Mais leur constance à
braver la tempête épuisa un courroux trop expansif pour être durable. Le
comte encouragea les efforts de Corilla. Quant à Anzoleto, après avoir
fait de vaines démarches pour attirer à Venise un _primo-uomo_ dans une
saison avancée, où tous les engagements étaient faits avec les
principaux théâtres de l'Europe, le comte prit son parti, et l'accepta
pour champion dans la lutte qui s'établissait entre le public et
l'administration de son théâtre. Ce théâtre avait eu une vogue trop
brillante pour la perdre avec tel ou tel sujet. Rien de semblable ne
pouvait vaincre les habitudes consacrées. Toutes les loges étaient
louées pour la saison. Les dames y tenaient leur salon et y causaient
comme de coutume. Les vrais dilettanti boudèrent quelque temps; ils
étaient en trop petit nombre pour qu'on s'en aperçût. D'ailleurs ils
finirent par s'ennuyer de leur rancune, et un beau soir la Corilla,
ayant chanté avec feu, fut unanimement rappelée. Elle reparut,
entraînant avec elle Anzoleto, qu'on ne redemandait pas, et qui semblait
céder à une douce violence d'un air modeste et craintif. Il reçut sa
part des applaudissements, et fut rappelé le lendemain. Enfin, avant
qu'un mois se fût écoulé, Consuelo était oubliée, comme l'éclair qui
traverse un ciel d'été. Corilla faisait fureur comme auparavant, et le
méritait peut-être davantage; car l'émulation lui avait donné plus
d'_entrain_, et l'amour lui inspirait parfois une expression mieux
sentie. Quant à Anzoleto, quoiqu'il n'eût point perdu ses défauts, il
avait réussi à déployer ses incontestables qualités. On s'était habitué
aux uns, et on admirait les autres. Sa personne charmante fascinait les
femmes: on se l'arrachait dans les salons, d'autant plus que la jalousie
de Corilla donnait plus de piquant aux coquetteries dont il était
l'objet. La Clorinda aussi développait ses moyens au théâtre,
c'est-à-dire sa lourde beauté et la nonchalance lascive d'une stupidité
sans exemple, mais non sans attrait pour une certaine fraction des
spectateurs. Zustiniani, pour se distraire d'un chagrin assez profond,
en avait fait sa maîtresse, la couvrait de diamants, et la poussait aux
premiers rôles, espérant la faire succéder dans cet emploi à la Corilla,
qui s'était définitivement engagée avec Paris pour la saison suivante.

Corilla voyait sans dépit cette concurrence dont elle n'avait rien à
craindre, ni dans le présent, ni dans l'avenir; elle prenait même un
méchant plaisir à faire ressortir cette incapacité froidement impudente
qui ne reculait devant rien. Ces deux créatures vivaient donc en bonne
intelligence, et gouvernaient souverainement l'administration. Elles
mettaient à l'index toute partition sérieuse, et se vengeaient du
Porpora en refusant ses opéras pour accepter et faire briller ses plus
indignes rivaux. Elles s'entendaient pour nuire à tout ce qui leur
déplaisait, pour protéger tout ce qui s'humiliait devant leur pouvoir.
Grâce à elles, on applaudit cette année-là à Venise les oeuvres de la
décadence, et on oublia que la vraie, la grande musique y avait régné
naguère.

Au milieu de son succès et de sa prospérité (car le comte lui avait fait
un engagement assez avantageux), Anzoleto était accablé d'un profond
dégoût, et succombait sous le poids d'un bonheur déplorable. C'était
pitié de le voir se traîner aux répétitions, attaché au bras de la
triomphante Corilla, pâle, languissant, beau comme un ange, ridicule de
fatuité, ennuyé comme un homme qu'on adore, anéanti et débraillé sous
les lauriers et les myrtes qu'il avait si aisément et si largement
cueillis. Même aux représentations, lorsqu'il était en scène avec sa
fougueuse amante, il cédait au besoin de protester contre elle par son
attitude superbe et sa langueur impertinente. Lorsqu'elle le dévorait
des yeux, il semblait, par ses regards, dire au public: N'allez pas
croire que je réponde à tant d'amour. Qui m'en délivrera, au contraire,
me rendra un grand service.

Le fait est qu'Anzoleto, gâté et corrompu par la Corilla, tournait
contre elle les instincts d'égoïsme et d'ingratitude qu'elle lui
suggérait contre le monde entier. Il ne lui restait plus dans le coeur
qu'un sentiment vrai et pur dans son essence: l'indestructible amour
qu'en dépit de ses vices il nourrissait pour Consuelo. Il pouvait s'en
distraire, grâce à sa légèreté naturelle; mais il n'en pouvait pas
guérir, et cet amour lui revenait comme un remords, comme une torture,
au milieu de ses plus coupables égarements. Infidèle à la Corilla,
adonné à mille intrigues galantes, un jour avec la Clorinda pour se
venger en secret du comte, un autre avec quelque illustre beauté du
grand monde, et le troisième avec la plus malpropre des comparses;
passant du boudoir mystérieux à l'orgie insolente, et des fureurs de la
Corilla aux insouciantes débauches de la table, il semblait qu'il eût
pris à tâche d'étouffer en lui tout souvenir du passé. Mais au milieu de
ce désordre, un spectre semblait s'acharner à ses pas; et de longs
sanglots s'échappaient de sa poitrine, lorsqu'au milieu de la nuit, il
passait en gondole, avec ses bruyants compagnons de plaisir, le long des
sombres masures de la Corte-Minelli.

La Corilla, longtemps dominée par ses mauvais traitements, et portée,
comme toutes les âmes viles, à n'aimer qu'en raison des mépris et des
outrages qu'elle recevait, commençait pourtant elle-même à se lasser de
cette passion funeste. Elle s'était flattée de vaincre et d'enchaîner
cette sauvage indépendance. Elle y avait travaillé avec acharnement,
elle y avait tout sacrifié. Quand elle reconnut qu'elle n'y parviendrait
jamais, elle commença à le haïr, et à chercher des distractions et des
vengeances. Une nuit qu'Anzoleto errait en gondole dans Venise avec la
Clorinda, il vit filer rapidement une autre gondole dont le fanal éteint
annonçait quelque furtif rendez-vous. Il y fit peu d'attention; mais la
Clorinda, qui, dans sa frayeur d'être découverte, était toujours aux
aguets, lui dit:

«Allons plus lentement. C'est la gondole du comte; j'ai reconnu le
gondolier.

--En ce cas, allons plus vite, répondit Anzoleto; je veux le rejoindre,
et savoir de quelle infidélité il paie la tienne cette nuit.

--Non, non, retournons! s'écria Clorinda. Il a l'oeil si perçant; et
l'oreille si fine! Gardons-nous bien de le troubler.

--Marche! te dis-je, cria Anzoleto à son barcarolle; je veux rejoindre
cette barque que tu vois là devant nous.»

Ce fut, malgré la prière et la terreur de Clorinda, l'affaire d'un
instant. Les deux barques s'effleurèrent de nouveau, et Anzoleto
entendit un éclat de rire mal étouffé partir de la gondole.

«A la bonne heure, dit-il, ceci est de bonne guerre: c'est la Corilla
qui prend le frais avec monsieur le comte.»

En parlant ainsi, Anzoleto sauta sur l'avant de sa gondole, prit la rame
des mains de son barcarolle, et suivant l'autre gondole avec rapidité,
la rejoignit, l'effleura de nouveau, et, soit qu'il eût entendu son nom
au milieu des éclats de rire de la Corilla, soit qu'un accès de démence
se fût emparé de lui, il se mit à dire tout haut:

«Chère Clorinda, tu es sans contredit la plus belle et la plus aimée de
toutes les femmes.

--J'en disais autant tout à l'heure à la Corilla, répondit aussitôt le
comte en sortant de sa cabanette, et en s'avançant vers l'autre barque
avec une grande aisance; et maintenant que nos promenades sont terminées
de part et d'autre, nous pourrions faire un échange, comme entre gens de
bonne foi qui trafiquent de richesses équivalentes:

«Monsieur le comte rend justice à ma loyauté, répondit Anzoleto sur le
même ton. Je vais, s'il veut bien le permettre, lui offrir mon bras pour
qu'il puisse venir reprendre son bien où il le retrouve.»

Le comte avança le bras pour s'appuyer sur Anzoleto, dans je ne sais
quelle intention railleuse et méprisante pour lui et leurs communes
maîtresses. Mais le ténor, dévoré de haine, et transporté d'une rage
profonde, s'élança de tout le poids de son corps sur la gondole du
comte, et la fit chavirer en s'écriant d'une voix sauvage:

«Femme pour femme, monsieur le comte; et _gondole pour gondole!_»

Puis, abandonnant ses victimes à leur destinée, ainsi que la Clorinda à
sa stupeur et aux conséquences de l'aventure, il gagna à la nage la rive
opposée, prit sa course à travers les rues sombres et tortueuses, entra
dans son logement, changea de vêtements en un clin d'oeil, emporta tout
l'argent qu'il possédait, sortit, se jeta dans la première chaloupe qui
mettait à la voile; et, cinglant vers Trieste, il fit claquer ses doigts
en signe de triomphe, en voyant les clochers et les dômes de Venise
s'abaisser sous les flots aux premières clartés du matin.




XXII.


Dans la ramification occidentale des monts Carpathes qui sépare la
Bohême de la Bavière, et qui prend dans ces contrées le nom de
Boehmer-Wald (forêt de Bohême), s'élevait encore, il y a une centaine
d'années, un vieux manoir très vaste, appelé, en vertu de je ne sais
quelle tradition, le _Château des Géants_. Quoiqu'il eut de loin
l'apparence d'une antique forteresse, ce n'était plus qu'une maison de
plaisance, décorée à l'intérieur, dans le goût, déjà suranné à cette
époque, mais toujours somptueux et noble, de Louis XIV. L'architecture
féodale avait aussi subi d'heureuses modifications dans les parties de
l'édifice occupées par les seigneurs de Rudolstadt, maîtres de ce riche
domaine.

Cette famille, d'origine bohème, avait germanisé son nom en abjurant la
Réforme à l'époque la plus tragique de la guerre de trente ans. Un noble
et vaillant aïeul, protestant inflexible, avait été massacré sur la
montagne voisine de son château par la soldatesque fanatique. Sa veuve,
qui était de famille saxonne, sauva la fortune et la vie de ses jeunes
enfants, en se proclamant catholique, et en confiant l'éducation des
héritiers de Rudolstadt à des jésuites. Après deux générations, la
Bohême étant muette et opprimée, la puissance autrichienne
définitivement affermie, la gloire et les malheurs de la Réforme
oubliés, du moins en apparence, les seigneurs de Rudolstadt pratiquaient
doucement les vertus chrétiennes, professaient le dogme romain, et
vivaient dans leurs terres avec une somptueuse simplicité, en bons
aristocrates et en fidèles serviteurs de Marie-Thérèse. Ils avaient fait
leurs preuves de bravoure autrefois au service de l'empereur Charles VI.
Mais on s'étonnait que le dernier de cette race illustre et vaillante,
le jeune Albert, fils unique du comte Christian de Rudolstadt, n'eût
point porté les armes dans la guerre de succession qui venait de finir,
et qu'il fut arrivé à l'âge de trente ans sans avoir connu ni recherché
d'autre grandeur que celle de sa naissance et de sa fortune. Cette
conduite étrange avait inspiré à sa souveraine des soupçons de
complicité avec ses ennemis. Mais le comte Christian, ayant eu l'honneur
de recevoir l'impératrice dans son château, lui avait donné de la
conduite de son fils des excuses dont elle avait paru satisfaite. De
l'entretien de Marie-Thérèse avec le comte de Rudolstadt, rien n'avait
transpiré. Un mystère étrange régnait dans le sanctuaire de cette
famille dévote et bienfaisante, que, depuis dix ans, aucun voisin ne
fréquentait assidûment; qu'aucune affaire, aucun plaisir, aucune
agitation politique ne faisait sortir de ses domaines; qui payait
largement, et sans murmurer, tous les subsides de la guerre, ne montrant
aucune agitation au milieu des dangers et des malheurs publics; qui,
enfin, ne semblait plus vivre de la même vie que les autres nobles, et
de laquelle on se méfiait, bien qu'on n'eût jamais eu à enregistrer de
ses faits extérieurs que de bonnes actions et de nobles procédés. Ne
sachant à quoi attribuer cette vie froide et retirée, on accusait les
Rudolstadt, tantôt de misanthropie, tantôt d'avarice; mais comme, à
chaque instant, leur conduite donnait un démenti à ces imputations, on
était réduit à leur reprocher simplement trop d'apathie et de
nonchalance. On disait que le comte Christian n'avait pas voulu exposer
les jours de son fils unique, dernier héritier de son nom, dans ces
guerres désastreuses, et que l'impératrice avait accepté, en échange de
ses services militaires, une somme d'argent assez forte pour équiper un
régiment de hussards. Les nobles dames qui avaient des filles à marier
disaient que le comte avait fort bien agi; mais lorsqu'elles apprirent
la résolution que semblait manifester Christian de marier son fils dans
sa propre famille, en lui faisant épouser la fille du baron Frédérick,
son frère; quand elles surent que la jeune baronne Amélie venait de
quitter le couvent où elle avait été élevée à Prague, pour habiter
désormais, auprès de son cousin, le château des Géants, ces nobles dames
déclarèrent unanimement que la famille des Rudolstadt était une tanière
de loups, tous plus insociables et plus sauvages les uns que les autres.
Quelques serviteurs incorruptibles et quelques amis dévoués surent seuls
le secret de la famille, et le gardèrent fidèlement.

Cette noble famille était rassemblée un soir autour d'une table chargée
à profusion de gibier et de ces mets substantiels dont nos aïeux se
nourrissaient encore à cette époque dans les pays slaves, en dépit des
raffinements que la cour de Louis XV avait introduits dans les habitudes
aristocratiques d'une grande partie de l'Europe. Un poêle immense, où
brûlaient des chênes tout entiers, réchauffait la salle vaste et sombre.
Le comte Christian venait d'achever à voix haute le _Benedicite_, que
les autres membres de la famille avaient écouté debout. De nombreux
serviteurs, tous vieux et graves, en costume du pays, en larges culottes
de Mameluks, et en longues moustaches, se pressaient lentement autour de
leurs maîtres révérés. Le chapelain du château s'assit à la droite du
comte, et sa nièce, la jeune baronne Amélie, à sa gauche, le _côté du
coeur_, comme il affectait de le dire avec un air de galanterie austère
et paternelle. Le baron Frédérick, son frère puîné, qu'il appelait
toujours son jeune frère, parce qu'il n'avait guère que soixante ans, se
plaça en face de lui. La chanoinesse Wenceslawa de Rudolstadt, sa soeur
aînée, respectable personnage sexagénaire affligé d'une bosse énorme et
d'une maigreur effrayante, s'assit à un bout de la table, et le comte
Albert, fils du comte Christian, le fiancé d'Amélie, le dernier des
Rudolstadt, vint, pâle et morne, s'installer d'un air distrait à l'autre
bout, vis-à-vis de sa noble tante.

De tous ces personnages silencieux, Albert était certainement le moins
disposé et le moins habitué à donner de l'animation aux autres. Le
chapelain était si dévoué à ses maîtres et si respectueux envers le chef
de la famille, qu'il n'ouvrait guère la bouche sans y être sollicité par
un regard du comte Christian; et celui-ci était d'une nature si paisible
et si recueillie, qu'il n'éprouvait presque jamais le besoin de chercher
dans les autres une distraction à ses propres pensées.

Le baron Frédérick était un caractère moins profond et un tempérament
plus actif; mais son esprit n'était guère plus animé. Aussi doux et
aussi bienveillant que son aîné, il avait moins d'intelligence et
d'enthousiasme intérieur. Sa dévotion était toute d'habitude et de
savoir-vivre. Son unique passion était la chasse. Il y passait toutes
ses journées, rentrait chaque soir, non fatigué (c'était un corps de
fer), mais rouge, essoufflé, et affamé. Il mangeait comme dix, buvait
comme trente, s'égayait un peu au dessert en racontant comment son chien
Saphyr avait forcé le lièvre, comment sa chienne Panthère avait dépisté
le loup, comment son faucon Attila avait pris le vol; et quand on
l'avait écouté avec une complaisance inépuisable, il s'assoupissait
doucement auprès du feu dans un grand fauteuil de cuir noir jusqu'à ce
que sa fille l'eût averti que son heure d'aller se mettre au lit venait
de sonner.

La chanoinesse était la plus causeuse de la famille. Elle pouvait même
passer pour babillarde; car il lui arrivait au moins deux fois par
semaine de discuter un quart d'heure durant avec le chapelain sur la
généalogie des familles bohèmes, hongroises et saxonnes, qu'elle savait
sur le bout de son doigt, depuis celle des rois jusqu'à celle du moindre
gentilhomme.

Quant au comte Albert, son extérieur avait quelque chose d'effrayant et
de solennel pour les autres, comme si chacun de ses gestes eût été un
présage, et chacune de ses paroles une sentence. Par une bizarrerie
inexplicable à quiconque n'était pas initié au secret de la maison, dès
qu'il ouvrait la bouche, ce qui n'arrivait pas toujours une fois par
vingt-quatre heures, tous les regards des parents et des serviteurs se
portaient sur lui; et alors on eût pu lire sur tous les visages une
anxiété profonde, une sollicitude douloureuse et tendre excepté
cependant sur celui de la jeune Amélie, qui n'accueillait pas toujours
ses paroles sans un mélange d'impatience ou de moquerie, et qui, seule,
osait y répondre avec une familiarité dédaigneuse ou enjouée, suivant sa
disposition du moment.

Cette jeune fille, blonde, un peu haute en couleur, vive et bien faite,
était une petite perle de beauté; et quand sa femme de chambre le lui
disait pour la consoler de son ennui: «Hélas! répondait la jeune fille,
je suis une perle enfermée dans ma triste famille comme dans une huître
dont cet affreux château des Géants est l'écaille.» C'est en dire assez
pour faire comprendre au lecteur quel pétulant oiseau renfermait cette
impitoyable cage.

Ce soir-là le silence solennel qui pesait sur la famille,
particulièrement au premier service (car les deux vieux seigneurs, la
chanoinesse et le chapelain avaient une solidité et une régularité
d'appétit qui ne se démentaient en aucune saison de l'année), fut
interrompue par le comte Albert.

«Quel temps affreux!» dit-il avec un profond soupir.

Chacun se regarda avec surprise; car si le temps était devenu sombre et
menaçant, depuis une heure qu'on se tenait dans l'intérieur du château
et que les épais volets de chêne étaient fermés, nul ne pouvait s'en
apercevoir. Un calme profond régnait au dehors comme au dedans, et rien
n'annonçait qu'une tempête dût éclater prochainement.

Cependant nul ne s'avisa de contredire Albert; et Amélie seule se
contenta de hausser les épaules, tandis que le jeu des fourchettes et le
cliquetis de la vaisselle, échangée lentement par les valets,
recommençait après un moment d'interruption et d'inquiétude.

«N'entendez-vous pas le vent qui se déchaîne dans les sapins du
Boehmer-Wald, et la voix du torrent qui monte jusqu'à vous?» reprit
Albert d'une voix plus haute, et avec un regard fixe dirigé vers son
père.

Le comte Christian ne répondit rien. Le baron, qui avait coutume de tout
concilier, répondit, sans quitter des yeux le morceau de venaison qu'il
taillait d'une main athlétique comme il eût fait d'un quartier de
granit:

«En effet, le vent était à la pluie au coucher du soleil, et nous
pourrions bien avoir mauvais temps pour la journée de demain.»

Albert sourit d'un air étrange, et tout redevint morne.

Mais cinq minutes s'étaient à peine écoulées qu'un coup de vent terrible
ébranla les vitraux des immenses croisées, rugit à plusieurs reprises en
battant comme d'un fouet les eaux du fossé, et se perdit dans les
hauteurs de la montagne avec un gémissement si aigu et si plaintif que
tous les visages en pâlirent, à l'exception de celui d'Albert, qui
sourit encore avec la même expression indéfinissable que la première
fois.

«Il y a en ce moment, dit-il, une âme que l'orage pousse vers nous. Vous
feriez bien, monsieur le chapelain, de prier pour ceux qui voyagent dans
nos âpres montagnes sous le coup de la tempête.

--Je prie à toute heure et du fond de mon âme, répondit le chapelain
tout tremblant, pour ceux qui cheminent dans les rudes sentiers de la
vie, sous la tempête des passions humaines.

--Ne lui répondez donc pas, monsieur le chapelain, dit Amélie sans faire
attention aux regards et aux signes qui l'avertissaient de tous côtés de
ne pas donner de suite à cet entretien; vous savez bien que mon cousin
se fait un plaisir de tourmenter les autres en leur parlant par énigmes.
Quant à moi, je ne tiens guère à savoir le mot des siennes.»

Le comte Albert ne parut pas faire plus attention aux dédains de sa
cousine qu'elle ne prétendait en accorder à ses discours bizarres. Il
mit un coude dans son assiette, qui était presque toujours vide et nette
devant lui, et regarda fixement la nappe damassée, dont il semblait
compter les fleurons et les rosaces, bien qu'il fût absorbé dans une
sorte de rêve extatique.




XXIII.


Une tempête furieuse éclata durant le souper; lequel durait toujours
deux heures, ni plus ni moins, même les jours d'abstinence, que l'on
observait religieusement, mais qui ne dégageaient point le comte du joug
de ses habitudes, aussi sacrées pour lui que les ordonnances de l'église
romaine. L'orage était trop fréquent dans ces montagnes, et les immenses
forêts qui couvraient encore leurs flancs à cette époque, donnaient au
bruit du vent et de la foudre des retentissements et des échos trop
connus des hôtes du château, pour qu'un accident de cette nature les
émût énormément. Cependant l'agitation extraordinaire que montrait le
comte Albert se communiqua involontairement à la famille; et le baron,
troublé dans les douceurs de sa réfection, en eût éprouvé quelque
humeur, s'il eût été possible à sa douceur bienveillante de se démentir
un seul instant. Il se contenta de soupirer profondément lorsqu'un
épouvantable éclat de la foudre, survenu à l'entremets, impressionna
l'écuyer tranchant au point de lui faire manquer la _noix_ du jambon de
sanglier qu'il entamait en cet instant.

«C'est une affaire faite! dit-il, en adressant un sourire compatissant
au pauvre écuyer consterné de sa mésaventure.

--Oui, mon oncle, vous avez raison! s'écria le comte Albert d'une voix
forte, et en se levant; c'est une affaire faite. Le _Hussite_ est
abattu; la foudre le consume. Le printemps ne reverdira plus son
feuillage.

--Que veux-tu dire, mon fils? demanda le vieux Christian avec tristesse;
parles-tu du grand chêne de Schreckenstein[1]?

[1 Schreckenstein (_pierre d'épouvante_); plusieurs endroits portent ce
nom dans ces contrées.]

--Oui, mon père, je parle du grand chêne aux branches duquel nous avons
fait pendre, l'autre semaine, plus de vingt moines augustins.

--Il prend les siècles pour des semaines, à présent! dit la chanoinesse
à voix basse en faisant un grand signe de croix. S'il est vrai, mon cher
enfant, ajouta-t-elle plus haut et en s'adressant à son neveu, que vous
ayez vu dans votre rêve une chose réellement arrivée, ou devant arriver
prochainement (comme en effet ce hasard singulier s'est rencontré
plusieurs fois dans votre imagination), ce ne sera pas une grande perte
pour nous que ce vilain chêne à moitié desséché, qui nous rappelle,
ainsi que le rocher qu'il ombrage, de si funestes souvenirs historiques.

--Quant à moi, reprit vivement Amélie, heureuse de trouver enfin une
occasion de dégourdir un peu sa petite langue, je remercierais l'orage
de nous avoir débarrassés du spectacle de cette affreuse potence dont
les branches ressemblent à des ossements, et dont le tronc couvert d'une
mousse rougeâtre paraît toujours suinter du sang. Je ne suis jamais
passée le soir sous son ombre sans frissonner au souffle du vent qui
râle dans son feuillage, comme des soupirs d'agonie, et je recommande
alors mon âme à Dieu tout en doublant le pas et en détournant la tête.

--Amélie, reprit le jeune comte, qui, pour la première fois peut-être,
depuis bien des jours, avait écouté avec attention les paroles de sa
cousine, vous avez bien fait de ne pas rester sous le _Hussite_, comme
je l'ai fait des heures et des nuits entières. Vous eussiez vu et
entendu là des choses qui vous eussent glacée d'effroi, et dont le
souvenir ne se fût jamais effacé de votre mémoire.

--Taisez-vous, s'écria la jeune baronne en tressaillant sur sa chaise
comme pour s'éloigner de la table où s'appuyait Albert, je ne comprends
pas l'insupportable amusement que vous vous donnez de me faire peur,
chaque fois qu'il vous plaît de desserrer les dents.

--Plût au ciel, ma chère Amélie, dit le vieux Christian avec douceur,
que ce fût en effet un amusement pour votre cousin de dire de pareilles
choses!

--Non, mon père, c'est très-sérieusement que je vous parle, reprit le
comte Albert. Le chêne de la _pierre d'épouvante_ est renversé, fendu en
quatre, et vous pouvez demain envoyer les bûcherons pour le dépecer; je
planterai un cyprès à la place, et je l'appellerai non plus le Hussite,
mais le Pénitent; et la pierre d'épouvante, il y a longtemps que vous
eussiez dû la nommer _pierre d'expiation_.

--Assez, assez, mon fils, dit le vieillard avec une angoisse extrême.
Éloignez de vous ces tristes images, et remettez-vous à Dieu du soin de
juger les actions des hommes.

--Les tristes images ont disparu, mon père; elles rentrent dans le néant
avec ces instruments de supplice que le souffle de l'orage et le feu du
ciel viennent de coucher dans la poussière. Je vois, à la place des
squelettes qui pendaient aux branches, des fleurs et des fruits que le
zéphyr balance aux rameaux d'une tige nouvelle. A la place de l'homme
noir qui chaque nuit rallumait le bûcher, je vois une âme toute blanche
et toute céleste qui plane sur ma tète et sur la vôtre. L'orage se
dissipe, ô mes chers parents! Le danger est passé, ceux qui voyagent
sont à l'abri; mon âme est en paix. Le temps de l'expiation touche à sa
fin. Je me sens renaître.

--Puisses-tu dire vrai, ô mon fils bien-aimé! répondit le vieux
Christian d'une voix émue et avec un accent de tendresse profonde;
puisses-tu être délivré des visions et des fantômes qui assiègent ton
repos! Dieu me ferait-il cette grâce, de rendre à mon cher Albert le
repos, l'espérance, et la lumière de la foi!»

Avant que le vieillard eût achevé ces affectueuses paroles, Albert
s'était doucement incliné sur la table, et paraissait tombé subitement
dans un paisible sommeil.

«Qu'est-ce que cela signifie encore? dit la jeune baronne à son père; le
voilà qui s'endort à table? c'est vraiment fort galant!

--Ce sommeil soudain et profond, dit le chapelain en regardant le jeune
homme avec intérêt, est une crise favorable et qui me fait présager,
pour quelque temps du moins, un heureux changement dans sa situation.

--Que personne ne lui parle, dit le comte Christian, et ne cherche à le
tirer de cet assoupissement.

--Seigneur miséricordieux! dit la chanoinesse avec effusion en joignant
les mains, faites que sa prédiction constante se réalise, et que le jour
où il entre dans sa trentième année soit celui de sa guérison
définitive!

--Amen, ajouta le chapelain avec componction. Élevons tous nos coeurs
vers le Dieu de miséricorde; et, en lui rendant grâces de la nourriture
que nous venons de prendre, supplions-le de nous accorder la délivrance
de ce noble enfant, objet de toutes nos sollicitudes.»

On se leva pour réciter _les grâces_, et chacun resta debout pendant
quelques minutes, occupé à prier intérieurement pour le dernier des
Rudolstadt. Le vieux Christian y mit tant de ferveur, que deux grosses
larmes coulèrent sur ses joues flétries.
                
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