George Sand

Consuelo, Tome 1 (1861)
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Le vieillard venait de donner à ses fidèles serviteurs l'ordre
d'emporter son fils dans son appartement, lorsque le baron Frédérick,
ayant cherché naïvement dans sa cervelle par quel acte de dévouement il
pourrait contribuer au bien-être de son cher neveu, dit à son aîné d'un
air de satisfaction enfantine: «Il me vient une bonne idée, frère. Si
ton fils se réveille dans la solitude de son appartement, au milieu de
sa digestion, il peut lui venir encore quelques idées noires, par suite
de quelques mauvais rêves. Fais-le transporter dans le salon, et qu'on
l'asseye sur mon grand fauteuil. C'est le meilleur de la maison pour
dormir. Il y sera mieux que dans son lit; et quand il se réveillera, il
trouvera du moins un bon feu pour égayer ses regards, et des figures
amies pour réjouir son coeur.

--Vous avez raison, mon frère, répondit Christian: on peut en effet le
transporter au salon, et le coucher sur le grand sofa.

--Il est très-pernicieux de dormir étendu après souper, s'écria le
baron. Croyez-moi, frère, je sais cela par expérience. Il faut lui
donner mon fauteuil. Oui, je veux absolument qu'il ait mon fauteuil.»

Christian comprit que refuser l'offre de son frère serait lui faire un
véritable chagrin. On installa donc le jeune comte dans le fauteuil de
cuir du vieux chasseur, sans qu'il s'aperçût en aucune façon du
dérangement, tant son sommeil était voisin de l'état léthargique. Le
baron s'assit tout joyeux et tout fier sur un autre siège, se chauffant
les tibias devant un feu digne des temps antiques, et souriant d'un air
de triomphe chaque fois que le chapelain faisait la remarque que ce
sommeil du comte Albert devait avoir un heureux résultat. Le bonhomme se
promettait de sacrifier sa sieste aussi bien que son fauteuil, et de
s'associer au reste de sa famille pour veiller sur le jeune comte; mais,
au bout d'un quart d'heure, il s'habitua si bien à son nouveau siège,
qu'il se mit à ronfler sur un ton à couvrir les derniers grondements du
tonnerre, qui se perdaient par degrés dans l'éloignement.

Le bruit de la grosse cloche du château (celle qu'on ne sonnait que pour
les visites extraordinaires) se fit tout à coup entendre, et le vieux
Hanz, le doyen des serviteurs de la maison, entra peu après, tenant une
grande lettre qu'il présenta au comte Christian, sans dire une seule
parole. Puis il sortit pour attendre dans la salle voisine les ordres de
son maître; Christian ouvrit la lettre, et, ayant jeté les yeux sur la
signature, présenta ce papier à la jeune baronne en la priant de lui en
faire la lecture. Amélie, curieuse et empressée, s'approcha d'une
bougie, et lut tout haut ce qui suit:

«Illustre et bien-aimé seigneur comte,»

«Votre excellence me fait l'honneur de me demander un service. C'est
m'en rendre un plus grand encore que tous ceux que j'ai reçus d'elle, et
dont mon coeur chérit et conserve le souvenir. Malgré mon empressement à
exécuter ses ordres révérés, je n'espérais pas, cependant, trouver la
personne qu'elle me demande aussi promptement et aussi convenablement
que je désirais le faire. Mais des circonstances favorables venant à
coïncider d'une manière imprévue avec les désirs de votre seigneurie, je
m'empresse de lui envoyer une jeune personne qui remplit une partie des
conditions imposées. Elle ne les remplit cependant pas toutes. Aussi, je
ne l'envoie que provisoirement, et pour donner à votre illustre et
aimable nièce le loisir d'attendre sans trop d'impatience un résultat
plus complet de mes recherches et de mes démarches.»

«La personne qui aura l'honneur de vous remettre cette lettre est mon
élève, et ma fille adoptive en quelque sorte; elle sera, ainsi que le
désire l'aimable baronne Amélie, à la fois une demoiselle de compagnie
obligeante, et gracieuse, et une institutrice savante dans la musique.
Elle n'a point, du reste, l'instruction que vous réclamez d'une
gouvernante. Elle parle facilement plusieurs langues; mais elle ne les
sait peut-être pas assez correctement pour les enseigner. Elle possède à
fond la musique, et chante remarquablement bien. Vous serez satisfait de
son talent, de sa voix et de son maintien. Vous ne le serez pas moins de
la douceur et de la dignité de son caractère, et vos seigneuries
pourront l'admettre dans leur intimité sans crainte de lui voir jamais
commettre une inconvenance, ni donner la preuve d'un mauvais sentiment.
Elle désire être libre dans la mesure de ses devoirs envers votre noble
famille, et ne point recevoir d'honoraires. En un mot, ce n'est ni une
_duègne_ ni une _suivante_ que j'adresse à l'aimable baronne, mais une
_compagne_ et une _amie_, ainsi qu'elle m'a fait l'honneur de me le
demander dans le gracieux post-scriptum ajouté de sa belle main à la
lettre de votre excellence.»

«Le seigneur Corner, nommé à l'ambassade d'Autriche, attend l'ordre de
son départ. Mais il est à peu près certain que cet ordre n'arrivera pas
avant deux mois. La signora Corner, sa digne épouse et ma généreuse
élève, veut m'emmener, à Vienne, où, selon elle, ma carrière doit
prendre une face plus heureuse. Sans croire à un meilleur avenir, je
cède à ses offres bienveillantes, avide que je suis de quitter l'ingrate
Venise où je n'ai éprouvé que déceptions, affronts et revers de tous
genres. Il me tarde de revoir la noble Allemagne, où j'ai connu des
jours plus heureux et plus doux, et les amis vénérables que j'y ai
laissés. Votre seigneurie sait bien qu'elle occupe une des premières
places dans les souvenirs de ce vieux coeur froissé, mais non refroidi,
qu'elle a rempli d'une éternelle affection et d'une profonde gratitude.
C'est donc à vous, seigneur illustrissime, que je recommande et confie
ma fille adoptive, vous demandant pour elle hospitalité, protection et
bénédiction. Elle saura reconnaître vos bontés par son zèle à se rendre
utile et agréable à la jeune baronne. Dans trois mois au plus j'irai la
reprendre, et vous présenter à sa place une institutrice qui pourra
contracter avec votre illustre famille de plus longs engagements.»

«En attendant ce jour fortuné où je presserai dans mes mains la main du
meilleur des hommes, j'ose me dire, avec respect et fierté, le plus
humble des serviteurs et le plus dévoué des amis de votre excellence
_chiarissima, stimatissima, illustrissima_, etc.»


   «NICOLAS PORPORA.
   Maître de chapelle, compositeur et professeur de chant,
   «Venise, le...., 17..»



Amélie sauta de joie en achevant cette lettre, tandis que le vieux comte
répétait à plusieurs reprises avec attendrissement: «Digne Porpora,
excellent ami, homme respectable!

--Certainement, certainement, dit la chanoinesse Wenceslawa, partagée
entre la crainte de voir les habitudes de la famille dérangées par
l'arrivée d'une étrangère, et le désir d'exercer noblement les devoirs
de l'hospitalité: il faudra la bien recevoir, la bien traiter ... Pourvu
qu'elle ne s'ennuie pas ici!...

--Mais, mon oncle, où donc est ma future amie, ma précieuse maîtresse?
s'écria la jeune baronne sans écouter les réflexions de sa tante. Sans
doute elle va arriver bientôt en personne?... Je l'attends avec une
impatience ...»

Le comte Christian sonna. «Hanz, dit-il au vieux serviteur, par qui
cette lettre vous a-t-elle été remise?

--Par une dame, monseigneur maître.

--Elle est déjà ici? s'écria Amélie. Où donc, où donc?

--Dans sa chaise de poste, à l'entrée du pont-levis.

--Et vous l'avez laissée se morfondre à la porte du château, au lieu de
l'introduire tout de suite au salon?

--Oui, madame la baronne, j'ai pris la lettre; j'ai défendu au postillon
de mettre le pied hors de l'étrier, ni de quitter ses rênes. J'ai fait
relever le pont derrière moi, et j'ai remis la lettre à monseigneur
maître.

--Mais c'est absurde, impardonnable, de faire attendre ainsi par le
mauvais temps les hôtes qui nous arrivent! Ne dirait-on pas que nous
sommes dans une forteresse, et que tous les gens qui en approchent sont
des ennemis! Courez donc, Hanz!»

Hanz resta, immobile comme une statue. Ses yeux seuls exprimaient le
regret de ne pouvoir obéir aux désirs de sa jeune maîtresse; mais un
boulet de canon passant sur sa tête n'eût pas dérangé d'une ligne
l'attitude impassible dans laquelle il attendait les ordres souverains
de son vieux maître.

«Le fidèle Hanz ne connaît que son devoir et sa consigne, ma chère
enfant, dit enfin le comte Christian avec une lenteur qui fit bouillir
le sang de la baronne. Maintenant, Hanz, allez faire ouvrir la grille et
baisser le pont. Que tout le monde aille avec des flambeaux recevoir la
voyageuse; qu'elle soit ici la bienvenue!»

Hanz ne montra pas la moindre surprise d'avoir à introduire d'emblée une
inconnue dans cette maison, où les parents les plus proches et les amis
les plus sûrs n'étaient jamais admis sans précautions et sans lenteurs.
La chanoinesse alla donner des ordres pour le souper de l'étrangère.
Amélie voulut courir au pont-levis; mais son oncle, tenant à honneur
d'aller lui-même à la rencontre de son hôtesse, lui offrit son bras; et
force fut à l'impétueuse petite baronne de se traîner majestueusement
jusqu'au péristyle, où déjà la chaise de poste venait de déposer sur les
premières marches l'errante et fugitive Consuelo.




XXIV.


Depuis trois mois que la baronne Amélie s'était mis en tête d'avoir une
compagne, pour l'instruire bien moins que pour dissiper l'ennui de son
isolement, elle avait fait cent fois dans son imagination le portrait de
sa future amie. Connaissant l'humeur chagrine du Porpora, elle avait
craint qu'il ne lui envoyât une gouvernante austère et pédante. Aussi
avait-elle écrit en cachette au professeur pour lui annoncer qu'elle
ferait un très mauvais accueil à toute gouvernante âgée de plus de
vingt-cinq ans, comme s'il n'eût pas suffi qu'elle exprimât son désir à
de vieux parents dont elle était l'idole et la souveraine.

En lisant la réponse du Porpora, elle fut si transportée, qu'elle
improvisa tout d'un trait dans sa tête une nouvelle image de la
musicienne, fille adoptive du professeur, jeune, et Vénitienne surtout,
c'est-à-dire, dans les idées d'Amélie, faite exprès pour elle, à sa
guise et à sa ressemblance.

Elle fut donc un peu déconcertée lorsqu'au lieu de l'espiègle enfant
couleur de rose qu'elle rêvait déjà, elle vit une jeune personne pâle,
mélancolique et très interdite. Car au chagrin profond dont son pauvre
coeur était accablé, et à la fatigue d'un long et rapide voyage, une
impression pénible et presque mortelle était venue se joindre dans l'âme
de Consuelo, au milieu de ces vastes forêts de sapins battues par
l'orage, au sein de cette nuit lugubre traversée de livides éclairs, et
surtout à l'aspect de ce sombre château, où les hurlements de la meute
du baron et la lueur des torches que portaient les serviteurs
répandaient quelque chose de vraiment sinistre. Quel contraste avec le
_firmamento lucido_ de Marcello, le silence harmonieux des nuits de
Venise, la liberté confiante de sa vie passée au sein de l'amour et de
la riante poésie! Lorsque la voiture eut franchi lentement le pont-levis
qui résonna sourdement sous les pieds des chevaux, et que la herse
retomba derrière elle avec un affreux grincement, il lui sembla qu'elle
entrait dans l'enfer du Dante, et saisie de terreur, elle recommanda son
âme à Dieu.

Sa figure était donc bouleversée lorsqu'elle se présenta devant ses
hôtes; et celle du comte Christian venant à la frapper tout d'un coup,
cette longue figure blême, flétrie par l'âge et le chagrin, et ce grand
corps maigre et raide sous son costume antique, elle crut voir le
spectre d'un châtelain du moyen âge; et, prenant tout ce qui l'entourait
pour une vision, elle recula en étouffant un cri d'effroi.

Le vieux comte, n'attribuant son hésitation et sa pâleur qu'à
l'engourdissement de la voiture et à la fatigue du voyage, lui offrit
son bras pour monter le perron, en essayant de lui adresser quelques
paroles d'intérêt et de politesse. Mais le digne homme, outre que la
nature lui avait donné un extérieur froid et réservé, était devenu,
depuis plusieurs années d'une retraite absolue, tellement étranger au
monde, que sa timidité avait redoublé, et que, sous un aspect grave et
sévère au premier abord, il cachait le trouble et la confusion d'un
enfant. L'obligation qu'il s'imposa de parler italien (langue qu'il
avait sue passablement, mais dont il n'avait plus l'habitude) ajoutant à
son embarras, il ne put que balbutier quelques paroles que Consuelo
entendit à peine, et qu'elle prit pour le langage inconnu et mystérieux
des ombres.

Amélie, qui s'était promis de se jeter à son cou pour l'apprivoiser tout
de suite, ne trouva rien à lui dire, ainsi qu'il arrive souvent par
contagion aux natures les plus entreprenantes, lorsque la timidité
d'autrui semble prête à reculer devant leurs prévenances.

Consuelo fut introduite dans la grande salle où l'on avait soupé. Le
comte, partagé entre le désir de lui faire honneur, et la crainte de lui
montrer son fils plongé dans un sommeil léthargique, s'arrêta irrésolu;
et Consuelo, toute tremblante, sentant ses genoux fléchir, se laissa
tomber sur le premier siège qui se trouva auprès d'elle.

«Mon oncle, dit Amélie qui comprenait l'embarras du vieux comte, je
crois que nous ferions bien de recevoir ici la signora. Il y fait plus
chaud que dans le grand salon, et elle doit être transie par ce vent
d'orage si froid dans nos montagnes. Je vois avec chagrin qu'elle tombe
de fatigue, et je suis sûre qu'elle a plus besoin d'un bon souper et
d'un bon sommeil que de toutes nos cérémonies. N'est-il pas vrai, ma
chère signora?» ajouta-t-elle en s'enhardissant jusqu'à presser
doucement de sa jolie main potelée le bras languissant de Consuelo.

Le son de cette voix fraîche qui prononçait l'italien avec une rudesse
allemande très-franche, rassura Consuelo. Elle leva ses yeux voilés par
la crainte sur le joli visage de la jeune baronne, et ce regard échangé
entre elles rompit la glace aussitôt. La voyageuse comprit tout de suite
que c'était là son élève, et que cette charmante tête n'était pas celle
d'un fantôme. Elle répondit à l'étreinte de sa main, confessa qu'elle
était tout étourdie du bruit de la voiture, et que l'orage l'avait
beaucoup effrayée. Elle se prêta à tous les soins qu'Amélie voulut lui
rendre, s'approcha du feu, se laissa débarrasser de son mantelet,
accepta l'offre du souper quoiqu'elle n'eût pas faim le moins du monde,
et, de plus en plus rassurée par l'amabilité croissante de sa jeune
hôtesse, elle retrouva enfin la faculté de voir, d'entendre et de
répondre.

Tandis que les domestiques servaient le souper, la conversation
s'engagea naturellement sur le Porpora. Consuelo fut heureuse d'entendre
le vieux comte parler de lui comme de son ami, de son égal, et presque
de son supérieur. Puis on en revint à parler du voyage de Consuelo, de
la route qu'elle avait tenue, et surtout de l'orage qui avait dû
l'épouvanter.

«Nous sommes habitués, à Venise, répondit Consuelo, à des tempêtes
encore plus soudaines, et beaucoup plus dangereuses; car dans nos
gondoles, en traversant la ville, et jusqu'au seuil de nos maisons, nous
risquons de faire naufrage. L'eau, qui sert de pavé à nos rues, grossit
et s'agite comme les flots de la mer, et pousse nos barques fragiles le
long des murailles avec tant de violence, qu'elles peuvent s'y briser
avant que nous ayons eu le temps d'aborder. Cependant, bien que j'aie vu
de près de semblables accidents et que je ne sois pas très peureuse,
j'ai été plus effrayée ce soir que je ne l'avais été de ma vie, par la
chute d'un grand arbre que la foudre a jeté du haut de la montagne en
travers de la route; les chevaux se sont cabrés tout droits, et le
postillon s'est écrié: _C'est l'arbre du malheur qui tombe; c'est le
Hussite!_ Ne pourriez-vous m'expliquer, _signora baronessa_, ce que cela
signifie?»

Ni le comte ni Amélie ne songèrent à répondre à cette question. Ils
venaient de tressaillir fortement en se regardant l'un l'autre.

«Mon fils ne s'était donc pas trompé! dit le vieillard; étrange,
étrange, en vérité!»

Et, ramené à sa sollicitude pour Albert, il sortit de la salle pour
aller le rejoindre, tandis qu'Amélie murmurait en joignant les mains:

«II y a ici de la magie, et le Diable demeure avec nous!»

Ces bizarres propos ramenèrent Consuelo au sentiment de terreur
superstitieuse qu'elle avait éprouvé en entrant dans la demeure des
Rudolstadt. La subite pâleur d'Amélie, le silence solennel de ces vieux
valets à culottes rouges, à figures cramoisies, toutes semblables,
toutes larges et carrées, avec ces yeux sans regards et sans vie que
donnent l'amour et l'éternité de la servitude; la profondeur de cette
salle, boisée de chêne noir, où la clarté d'un lustre chargé de bougies
ne suffisait pas à dissiper l'obscurité; les cris de l'effraie qui
recommençait sa chasse après l'orage autour du château; les grands
portraits de famille, les énormes têtes de cerf et de sanglier sculptées
en relief sur la boiserie, tout, jusqu'aux moindres circonstances,
réveillait en elle les sinistres émotions qui venaient à peine de se
dissiper. Les réflexions de la jeune baronne n'étaient pas de nature à
la rassurer beaucoup.

«Ma chère signora, disait-elle en s'apprêtant à la servir, il faut vous
préparer à voir ici des choses inouïes, inexplicables, fastidieuses le
plus souvent, effrayantes parfois; de véritables scènes de roman, que
personne ne voudrait croire si vous les racontiez, et que vous serez
engagée sur l'honneur à ensevelir dans un éternel silence.»

Comme la baronne parlait ainsi, la porte s'ouvrit lentement, et la
chanoinesse Wenceslawa, avec sa bosse, sa figure anguleuse et son
costume sévère, rehaussé du grand cordon de son ordre qu'elle ne
quittait jamais, entra de l'air le plus majestueusement affable qu'elle
eût eu depuis le jour mémorable où l'impératrice Marie-Thérèse, au
retour de son voyage en Hongrie, avait fait au château des Géants
l'insigne honneur d'y prendre, avec sa suite, un verre d'hypocras et une
heure de repos. Elle s'avança vers Consuelo, qui surprise et terrifiée,
la regardait d'un oeil hagard sans songer à se lever, lui fit deux
révérences, et, après un discours en allemand qu'elle semblait avoir
appris par coeur longtemps d'avance, tant il était compassé, s'approcha
d'elle pour l'embrasser au front. La pauvre enfant, plus froide qu'un
marbre, crut recevoir le baiser de la mort, et, prête à s'évanouir,
murmura un remerciement inintelligible.

Quand la chanoinesse eut passé dans le salon, car elle voyait bien que
sa présence intimidait la voyageuse plus qu'elle ne l'avait désiré,
Amélie partit d'un grand éclat de rire.

«Vous avez cru, je gage, dit-elle à sa compagne, voir le spectre de la
reine Libussa? Mais tranquillisez-vous. Cette bonne chanoinesse est ma
tante, la plus ennuyeuse et la meilleure des femmes.»

A peine remise de cette émotion, Consuelo entendit craquer derrière elle
de grosses bottes hongroises. Un pas lourd et mesuré ébranla le pavé, et
une figure massive, rouge et carrée au point que celles des gros
serviteurs parurent pâles et fines à côté d'elle, traversa la salle dans
un profond silence, et sortit par la grande porte que les valets lui
ouvrirent respectueusement. Nouveau tressaillement de Consuelo, nouveau
rire d'Amélie.

«Celui-ci, dit-elle, c'est le baron de Rudolstadt, le plus chasseur, le
plus dormeur, et le plus tendre des pères. Il vient d'achever sa sieste
au salon. A neuf heures sonnantes, il se lève de son fauteuil, sans pour
cela se réveiller: il traverse cette salle sans rien voir et sans rien
entendre, monte l'escalier, toujours endormi; se couche sans avoir
conscience de rien, et s'éveille avec le jour, aussi dispos, aussi
alerte, et aussi actif qu'un jeune homme, pour aller préparer ses
chiens, ses chevaux et ses faucons pour la chasse.»

A peine avait-elle fini cette explication, que le chapelain vint à
passer. Celui-là aussi était gros, mais court et blême comme un
lymphatique. La vie contemplative ne convient pas à ces épaisses natures
slaves, et l'embonpoint du saint homme était maladif. Il se contenta de
saluer profondément les deux dames, parla bas à un domestique, et
disparut par le même chemin que le baron avait pris. Aussitôt, le vieux
Hanz et un autre de ces automates que Consuelo ne pouvait distinguer les
uns des autres, tant ils appartenaient au même type robuste et grave, se
dirigèrent vers le salon. Consuelo, ne trouvant plus la force de faire
semblant de manger, se retourna pour les suivre des yeux. Mais avant
qu'ils eussent franchi la porte située derrière elle, une nouvelle
apparition plus saisissante que toutes les autres se présenta sur le
seuil: c'était un jeune homme d'une haute taille et d'une superbe
figure, mais d'une pâleur effrayante. Il était vêtu de noir de la tête
aux pieds, et une riche pelisse de velours garnie de martre était
retenue sur ses épaules par des brandebourgs et des agrafes d'or. Ses
longs cheveux, noirs comme l'ébène, tombaient en désordre sur ses joues
pâles, un peu voilées par une barbe soyeuse qui bouclait naturellement.
Il fit aux serviteurs qui s'étaient avancés à sa rencontre un geste
impératif, qui les força de reculer et les tint immobiles à distance,
comme si son regard les eût fascinés. Puis, se retournant vers le comte
Christian, qui venait derrière lui:

«Je vous assure, mon père, dit-il d'une voix harmonieuse et avec
l'accent le plus noble, que je n'ai jamais été aussi calme. Quelque
chose de grand s'est accompli dans ma destinée, et la paix du ciel est
descendue sur notre maison.

--Que Dieu t'entende, mon enfant!» répondit le vieillard en étendant la
main, comme pour le bénir.

Le jeune homme inclina profondément sa tête sous la main de son père;
puis, se redressant avec une expression douce et sereine, il s'avança
jusqu'au milieu de la salle, sourit faiblement en touchant du bout des
doigts la main que lui tendait Amélie, et regarda fixement Consuelo
pendant quelques secondes. Frappée d'un respect involontaire, Consuelo
le salua en baissant les yeux. Mais il ne lui rendit pas son salut, et
continua à la regarder.

«Cette jeune personne, lui dit la chanoinesse en allemand, c'est celle
que ...»

Mais il l'interrompit par un geste qui semblait dire: Ne me parlez pas,
ne dérangez pas le cours de mes pensées. Puis il se détourna sans donner
le moindre témoignage de surprise ou d'intérêt, et sortit lentement par
la grande porte.

«Il faut, ma chère demoiselle, dit la chanoinesse, que vous excusiez....

--Ma tante, je vous demande pardon de vous interrompre, dit Amélie; mais
vous parlez allemand à la signora qui ne l'entend point.

--Pardonnez-moi, bonne signora, répondit Consuelo en italien; j'ai parlé
beaucoup de langues dans mon enfance, car j'ai beaucoup voyagé; je me
souviens assez de l'allemand pour le comprendre parfaitement. Je n'ose
pas encore essayer de le prononcer; mais si vous voulez me donner
quelques leçons, j'espère m'y remettre dans peu de jours.

--Vraiment, c'est comme moi, repartit la chanoinesse en allemand. Je
comprends tout ce que dit mademoiselle, et cependant je ne saurais
parler sa langue. Puisqu'elle m'entend, je lui dirai que mon neveu vient
de faire, en ne la saluant pas, une impolitesse qu'elle voudra bien
pardonner lorsqu'elle saura que ce jeune homme a été ce soir fortement
indisposé ... et qu'après son évanouissement il était encore si faible,
que sans doute il ne l'a point vue ... N'est-il pas vrai, mon frère?
ajouta la bonne Wenceslawa, toute troublée des mensonges qu'elle venait
de faire, et cherchant son excuse dans les yeux du comte Christian.

--Ma chère soeur, répondit le vieillard, vous êtes généreuse d'excuser
mon fils. La signora voudra bien ne pas trop s'étonner de certaines
choses que nous lui apprendrons demain à coeur ouvert, avec la confiance
que doit nous inspirer la fille adoptive du Porpora, j'espère dire
bientôt l'amie de notre famille.»

C'était l'heure où chacun se retirait, et la maison était soumise à des
habitudes si régulières, que si les deux jeunes filles fussent restées
plus longtemps à table, les serviteurs, comme de véritables machines,
eussent emporté, je crois, leurs sièges et soufflé les bougies sans
tenir compte de leur présence. D'ailleurs il tardait à Consuelo de se
retirer; et Amélie la conduisit à la chambre élégante et confortable
qu'elle lui avait fait réserver tout à côté de la sienne propre.

«J'aurais bien envie de causer avec vous une heure ou deux, lui dit-elle
aussitôt que la chanoinesse, qui avait fait gravement les honneurs de
l'appartement, se fut retirée. Il me tarde de vous mettre au courant de
tout ce qui se passe ici, avant que vous ayez à supporter nos
bizarreries. Mais vous êtes si fatiguée que vous devez désirer avant
tout de vous reposer.

--Qu'à cela ne tienne, signora, répondit Consuelo. J'ai les membres
brisés, il est vrai; mais j'ai la tête si échauffée, que je suis bien
certaine de ne pas dormir de la nuit. Ainsi parlez-moi tant que vous
voudrez; mais à condition que ce sera en allemand, cela me servira de
leçon; car je vois que l'italien n'est pas familier au seigneur comte,
et encore moins à madame la chanoinesse.

--Faisons un accord, dit Amélie. Vous allez vous mettre au lit pour
reposer vos pauvres membres brisés. Pendant ce temps, j'irai passer une
robe de nuit et congédier ma femme de chambre. Je reviendrai après
m'asseoir à votre chevet, et nous parlerons allemand jusqu'à ce que le
sommeil nous vienne. Est-ce convenu?

--De tout mon coeur, répondit la nouvelle gouvernante.




XXV.


«Sachez donc, ma chère ... dit Amélie lorsqu'elle eut fait ses
arrangements pour la conversation projetée. Mais je m'aperçois que je ne
sais point votre nom, ajouta-t-elle en souriant. Il serait temps de
supprimer entre nous les titres et les cérémonies. Je veux que vous
m'appeliez désormais Amélie, comme je veux vous appeler ...

--J'ai un nom étranger, difficile à prononcer, répondit Consuelo.
L'excellent maître Porpora, en m'envoyant ici, m'a ordonné de prendre le
sien, comme c'est l'usage des protecteurs ou des maîtres envers leurs
élèves privilégiés; je partage donc désormais, avec le grand chanteur
Huber (dit le Porporino), l'honneur de me nommer la Porporina; mais par
abréviation vous m'appellerez, si vous voulez tout simplement _Nina_.

--Va pour Nina, entre nous, reprit Amélie. Maintenant écoutez-moi, car
j'ai une assez longue histoire à vous raconter, et si je ne remonte un
peu haut dans le passé, vous ne pourrez jamais comprendre ce qui se
passe aujourd'hui dans cette maison.

--Je suis toute attention et toute oreilles, dit la nouvelle Porporina.

--Vous n'êtes pas, ma chère Nina, sans connaître un peu l'histoire de la
Bohême? dit la jeune baronne.

--Hélas, répondit Consuelo, ainsi que mon maître a dû vous l'écrire, je
suis tout à fait dépourvue d'instruction; je connais tout au plus un peu
l'histoire de la musique; mais celle de la Bohême, je ne la connais pas
plus que celle d'aucun pays du monde.

--En ce cas, reprit Amélie, je vais vous en dire succinctement ce qu'il
vous importe d'en savoir pour l'intelligence de mon récit. Il y a trois
cents ans et plus, le peuple opprimé et effacé au milieu duquel vous
voici transplantée était un grand peuple, audacieux, indomptable,
héroïque. Il avait dès lors, à la vérité, des maîtres étrangers, une
religion qu'il ne comprenait pas bien et qu'on voulait lui imposer de
force. Des moines innombrables le pressuraient; un roi cruel et débauché
se jouait de sa dignité et froissait toutes ses sympathies. Mais une
fureur secrète, une haine profonde, fermentaient de plus en plus, et un
jour l'orage éclata: les maîtres étrangers furent chassés, la religion
fut réformée, les couvents pillés et rasés, l'ivrogne Wenceslas jeté en
prison et dépouillé de sa couronne. Le signal de la révolte avait été le
supplice de Jean Huss et de Jérôme de Prague, deux savants courageux de
Bohême qui voulaient examiner et éclaircir le mystère du catholicisme,
et qu'un concile appela, condamna et fit brûler, après leur avoir promis
la vie sauve et la liberté de la discussion. Cette trahison et cette
infamie furent si sensibles à l'honneur national, que la guerre
ensanglanta la Bohême et une grande partie de l'Allemagne, pendant de
longues années. Cette guerre d'extermination fut appelée la guerre des
Hussites. Des crimes odieux et innombrables y furent commis de part et
d'autre. Les moeurs du temps étaient farouches et impitoyables sur toute
la face de la terre. L'esprit de parti et le fanatisme religieux les
rendirent plus terribles encore, et la Bohême fut l'épouvante de
l'Europe. Je n'effraierai pas votre imagination, déjà émue, de l'aspect
de ce pays sauvage, par le récit des scènes effroyables qui s'y
passèrent. Ce ne sont, d'une part, que meurtres, incendies, pestes,
bûchers, destructions, églises profanées, moines et religieux mutilés,
pendus, jetés dans la poix bouillante; de l'autre, que villes détruites,
pays désolés, trahisons, mensonges, cruautés, hussites jetés par
milliers dans les mines, comblant des abîmes de leurs cadavres, et
jonchant la terre de leurs ossements et de ceux de leurs ennemis. Ces
affreux Hussites furent longtemps invincibles; aujourd'hui nous ne
prononçons leur nom qu'avec effroi: et cependant leur patriotisme, leur
constance intrépide et leurs exploits fabuleux laissent en nous un
secret sentiment d'admiration et d'orgueil que de jeunes esprits comme
le mien ont parfois de la peine à dissimuler.

--Et pourquoi dissimuler? demanda Consuelo naïvement.

--C'est que la Bohême est retombée, après bien des luttes, sous le joug
de l'esclavage; c'est qu'il n'y a plus de Bohême, ma pauvre Nina. Nos
maîtres savaient bien que la liberté religieuse de notre pays, c'était
sa liberté politique. Voilà pourquoi ils ont étouffé l'une et l'autre.

--Voyez, reprit Consuelo, combien je suis ignorante! Je n'avais jamais
entendu parler de ces choses, et je ne savais pas que les hommes eussent
été si malheureux et si méchants.

--Cent ans après Jean Huss, un nouveau savant, un nouveau sectaire, un
pauvre moine, appelé Martin Luther, vint réveiller l'esprit national, et
inspirer à la Bohême et à toutes les provinces indépendantes de
l'Allemagne la haine du joug étranger et la révolte contre les papes.
Les plus puissants rois demeurèrent catholiques, non pas tant par amour
de la religion que par amour du pouvoir absolu. L'Autriche s'unit à nous
pour nous accabler, et une nouvelle guerre, appelée la guerre de trente
ans, vint ébranler et détruire notre nationalité. Dès le commencement de
cette guerre, la Bohême fut la proie du plus fort; l'Autriche nous
traita en vaincus, nous ôta notre foi, notre liberté, notre langue, et
jusqu'à notre nom. Nos pères résistèrent courageusement, mais le joug
impérial s'est de plus en plus appesanti sur nous. Il y a cent vingt ans
que notre noblesse, ruinée et décimée par les exactions, les combats et
les supplices, a été forcée de s'expatrier ou de se dénationaliser, en
abjurant ses origines, en germanisant ses noms (faites attention à ceci)
et en renonçant à la liberté de ses croyances religieuses. On a brûlé
nos livres, on a détruit nos écoles, on nous a faits Autrichiens en un
mot. Nous ne sommes plus qu'une province de l'Empire, et vous entendez
parler allemand dans un pays slave; c'est vous en dire assez.

--Et maintenant, vous souffrez de cet esclavage et vous en rougissez? Je
le comprends, et je hais déjà l'Autriche de tout mon coeur.

--Oh! parlez plus bas! s'écria la jeune baronne. Nul ne peut parler
ainsi sans danger, sous le ciel noir de la Bohême; et dans ce château,
il n'y a qu'une seule personne qui ait l'audace et la folie de dire ce
que vous venez de dire, ma chère Nina! C'est mon cousin Albert.

--Voilà donc la cause du chagrin qu'on lit sur son visage? Je me suis
sentie saisie de respect en le regardant.

--Ah! ma belle lionne de Saint-Marc! dit Amélie, surprise de l'animation
généreuse qui tout à coup fit resplendir le pâle visage de sa compagne;
vous prenez les choses trop au sérieux. Je crains bien que dans peu de
jours mon pauvre cousin ne vous inspire plus de pitié que de respect.

--L'un pourrait bien ne pas empêcher l'autre, reprit Consuelo; mais
expliquez-vous, chère baronne.

--Écoutez bien, dit Amélie. Nous sommes une famille très-catholique,
très-fidèle à l'église et à l'empire. Nous portons un nom saxon, et nos
ancêtres de la branche saxonne furent toujours très-orthodoxes. Si ma
tante la chanoinesse entreprend un jour, pour votre malheur, de vous
raconter les services que nos aïeux les comtes et les barons allemands
ont rendus à la sainte cause, vous verrez qu'il n'y a pas, selon elle,
la plus petite tache d'hérésie sur notre écusson. Même au temps où la
Saxe était protestante, les Rudolstadt aimèrent mieux abandonner leurs
électeurs protestants que le giron de l'église romaine. Mais ma tante ne
s'avisera jamais de vanter ces choses-là en présence du comte Albert,
sans quoi vous entendriez dire à celui-ci les choses les plus
surprenantes que jamais oreilles humaines aient entendues.

--Vous piquez toujours ma curiosité sans la satisfaire. Je comprends
jusqu'ici que je ne dois pas avoir l'air, devant vos nobles parents, de
partager vos sympathies et celle du comte Albert pour la vieille Bohême.
Vous pouvez, chère baronne, vous en rapporter à ma prudence. D'ailleurs
je suis née en pays catholique, et le respect que j'ai pour ma religion,
autant que celui que je dois à votre famille, suffiraient pour m'imposer
silence en toute occasion.

--Ce sera prudent; car je vous avertis encore une fois que nous sommes
terriblement collets-montés à cet endroit-là. Quant à moi, en
particulier, chère Nina, je suis de meilleure composition. Je ne suis ni
protestante ni catholique. J'ai été élevée par des religieuses; leurs
sermons et leurs patenôtres m'ont ennuyée considérablement. Le même
ennui me poursuit jusqu'ici, et ma tante Wenceslawa résume en elle seule
le pédantisme et les superstitions de toute une communauté. Mais je suis
trop de mon siècle pour me jeter par réaction dans les controverses non
moins assommantes des luthériens: et quant aux hussites, c'est de
l'histoire si ancienne, que je n'en suis guère plus engouée que de la
gloire des Grecs ou des Romains. L'esprit français est mon idéal, et je
ne crois pas qu'il y ait d'autre raison, d'autre philosophie et d'autre
civilisation que celle que l'on pratique dans cet aimable et riant pays
de France, dont je lis quelquefois les écrits en cachette, et dont
j'aperçois le bonheur, la liberté et les plaisirs de loin, comme dans un
rêve à travers les fentes de ma prison.

--Vous me surprenez à chaque instant davantage, dit Consuelo avec
simplicité. D'où vient donc que tout à l'heure vous me sembliez pleine
d'héroïsme en rappelant les exploits de vos antiques Bohémiens? Je vous
ai crue Bohémienne et quelque peu hérétique.

--Je suis plus qu'hérétique, et plus que Bohémienne, répondit Amélie en
riant, je suis un peu incrédule, et tout à fait rebelle. Je hais toute
espèce de domination, qu'elle soit spirituelle ou temporelle, et je
proteste tout bas contre l'Autriche, qui de toutes les duègnes est la
plus guindée et la plus dévote.

--Et le comte Albert est-il incrédule de la même manière? A-t-il aussi
l'esprit français? Vous devez, en ce cas, vous entendre à merveille?

--Oh! nous ne nous entendons pas le moins du monde, et voici, enfin,
après tous mes préambules nécessaires, le moment de vous parler de lui:

«Le comte Christian, mon oncle, n'eut pas d'enfants de sa première
femme. Remarié à l'âge de quarante ans, il eut de la seconde cinq fils
qui moururent tous, ainsi que leur mère, de la même maladie née avec
eux, une douleur continuelle et une sorte de fièvre dans le cerveau.
Cette seconde femme était de pur sang bohème et avait, dit-on, une
grande beauté et beaucoup d'esprit. Je ne l'ai pas connue. Vous verrez
son portrait, en corset de pierreries et en manteau d'écarlate, dans le
grand salon. Albert lui ressemble prodigieusement. C'est le sixième et
le dernier de ses enfants, le seul qui ait atteint l'âge de trente ans;
et ce n'est pas sans peine: car, sans être malade en apparence, il a
passé par de rudes épreuves, et d'étranges symptômes de maladie du
cerveau donnent encore à craindre pour ses jours. Entre nous, je ne
crois pas qu'il dépasse de beaucoup ce terme fatal que sa mère n'a pu
franchir. Quoiqu'il fût né d'un père déjà avancé en âge, Albert est doué
pourtant d'une forte constitution; mais, comme il le dit lui-même, le
mal est dans son âme, et ce mal a été toujours en augmentant. Dès sa
première enfance, il eut l'esprit frappé d'idées bizarres et
superstitieuses. A l'âge de quatre ans, il prétendait voir souvent sa
mère auprès de son berceau, bien qu'elle fût morte et qu'il l'eût vu
ensevelir. La nuit il s'éveillait pour lui répondre; et ma tante
Wenceslawa en fut parfois si effrayée, qu'elle faisait toujours coucher
plusieurs femmes dans sa chambre auprès de l'enfant, tandis que le
chapelain usait je ne sais combien d'eau bénite pour exorciser le
fantôme, et disait des messes par douzaines pour l'obliger à se tenir
tranquille. Mais rien n'y fit; car l'enfant n'ayant plus parlé de ces
apparitions pendant bien longtemps, il avoua pourtant un jour en
confidence à sa nourrice qu'il voyait toujours _sa petite mère_, mais
qu'il ne voulait plus le raconter, parce que monsieur le chapelain
disait ensuite dans la chambre de méchantes paroles pour l'empêcher de
revenir.

«C'était un enfant sombre et taciturne. On s'efforçait de le distraire,
on l'accablait de jouets et de divertissements qui ne servirent pendant
longtemps qu'à l'attrister davantage. Enfin on prit le parti de ne pas
contrarier le goût qu'il montrait pour l'étude, et en effet, cette
passion satisfaite lui donna plus d'animation; mais cela ne fit que
changer sa mélancolie calme et languissante en une exaltation bizarre,
mêlée d'accès de chagrin dont les causes étaient impossibles à prévoir
et à détourner. Par exemple, lorsqu'il voyait des pauvres, il fondait en
larmes, et se dépouillait de toutes ses petites richesses, se reprochant
et s'affligeant toujours de ne pouvoir leur donner assez. S'il voyait
battre un enfant, ou rudoyer un paysan, il entrait dans de telles
indignations, qu'il tombait ou évanoui, ou en convulsion pour des heures
entières. Tout cela annonçait un bon naturel et un grand coeur; mais les
meilleures qualités poussées à l'excès deviennent des défauts ou des
ridicules. La raison ne se développait point dans le jeune Albert en
même temps que le sentiment et l'imagination. L'étude de l'histoire le
passionnait sans l'éclairer. Il était toujours, en apprenant les crimes
et les injustices des hommes, agité d'émotions par trop naïves, comme ce
roi barbare qui, en écoutant la lecture de la passion de Notre-Seigneur,
s'écriait en brandissant sa lance: «Ah! si j'avais été là avec mes
hommes d'armes, de telles choses ne seraient pas arrivées! j'aurais
haché ces méchants Juifs en mille pièces!»

«Albert ne pouvait pas accepter les hommes pour ce qu'ils ont été et
pour ce qu'ils sont encore. Il trouvait le ciel injuste de ne les avoir
pas créés tous bons et compatissants comme lui; et à force de tendresse
et de vertu, il ne s'apercevait pas qu'il devenait impie et misanthrope.
Il ne comprenait que ce qu'il éprouvait, et, à dix-huit ans, il était
aussi incapable de vivre avec les hommes et de jouer dans la société le
rôle que sa position exigeait, que s'il n'eût eu que six mois. Si
quelqu'un émettait devant lui une de ces pensées d'égoïsme dont notre
pauvre monde fourmille et sans lequel il n'existerait pas, sans se
soucier de la qualité de cette personne, ni des égards que sa famille
pouvait lui devoir, il lui montrait sur-le-champ un éloignement
invincible, et rien ne l'eût décidé à lui faire le moindre accueil. Il
faisait sa société des êtres les plus vulgaires et les plus disgraciés
de la fortune et même de la nature. Dans les jeux de son enfance, il ne
se plaisait qu'avec les enfants des pauvres, et surtout avec ceux dont
la stupidité ou les infirmités n'eussent inspiré à tout autre que
l'ennui et le dégoût. Il n'a pas perdu ce singulier penchant, et vous ne
serez pas longtemps ici sans en avoir la preuve.

«Comme, au milieu de ces bizarreries, il montrait beaucoup d'esprit, de
mémoire et d'aptitude pour les beaux-arts, son père et sa bonne tante
Wenceslawa, qui l'élevaient avec amour, n'avaient point sujet de rougir
de lui dans le monde. On attribuait ses ingénuités à un peu de
sauvagerie, contractée dans les habitudes de la campagne; et lorsqu'il
était disposé à les pousser trop loin, on avait soin de le cacher, sous
quelque prétexte, aux personnes qui auraient pu s'en offenser. Mais,
malgré ses admirables qualités et ses heureuses dispositions, le comte
et la chanoinesse voyaient avec effroi cette nature indépendante et
insensible à beaucoup d'égards, se refuser de plus en plus aux lois de
la bienséance et aux usages du monde.

--Mais jusqu'ici, interrompit Consuelo je ne vois rien qui prouve cette
déraison dont vous parlez.

--C'est que vous êtes vous-même, à ce que je pense, répondit Amélie, une
belle âme tout à fait candide.... Mais peut-être êtes-vous fatiguée de
m'entendre babiller, et voulez-vous essayer de vous endormir.

--Nullement, chère baronne, je vous supplie de continuer, répondit
Consuelo.»

Amélie reprit son récit en ces termes :




XXVI.


«Vous dites, chère Nina, que vous ne voyez jusqu'ici aucune extravagance
dans les faits et gestes de mon pauvre cousin. Je vais vous en donner de
meilleures preuves. Mon oncle et ma tante sont, à coup sûr, les
meilleurs chrétiens et les âmes les plus charitables qu'il y ait au
monde. Ils ont toujours répandu les aumônes autour d'eux à pleines
mains, et il est impossible de mettre moins de faste et d'orgueil dans
l'emploi des richesses que ne le font ces dignes parents. Eh bien, mon
cousin trouvait leur manière de vivre tout à fait contraire à l'esprit
évangélique. Il eût voulu qu'à l'exemple des premiers chrétiens, ils
vendissent leurs biens, et se fissent mendiants, après les avoir
distribués aux pauvres. S'il ne disait pas cela précisément, retenu par
le respect et l'amour qu'il leur portait, il faisait bien voir que telle
était sa pensée, en plaignant avec amertume le sort des misérables qui
ne font que souffrir et travailler, tandis que les riches vivent dans le
bien-être et l'oisiveté. Quand il avait donné tout l'argent qu'on lui
permettait de dépenser, ce n'était, selon lui, qu'une goutte d'eau dans
la mer; et il demandait d'autres sommes plus considérables, qu'on
n'osait trop lui refuser, et qui s'écoulaient comme de l'eau entre ses
mains. Il en a tant donné, que vous ne verrez pas un indigent dans le
pays qui nous environne; et je dois dire que nous ne nous en trouvons
pas mieux: car les exigences des petits et leurs besoins augmentent en
raison des concessions qu'on leur fait, et nos bons paysans, jadis si
humbles et si doux, lèvent beaucoup la tête, grâce aux prodigalités et
aux beaux discours de leur jeune maître. Si nous n'avions la force
impériale au-dessus de nous tous, pour nous protéger d'une part, tandis
qu'elle nous opprime de l'autre, je crois que nos terres et nos châteaux
eussent été pillés et dévastés vingt fois par les bandes de paysans des
districts voisins que la guerre a affamés, et que l'inépuisable pitié
d'Albert (célèbre à trente lieues à la ronde) nous a mis sur le dos,
surtout dans ces dernières affaires de la succession de l'empereur
Charles.»

«Lorsque le comte Christian voulait faire au jeune Albert quelques sages
remontrances, lui disant que donner tout dans un jour, c'était s'ôter le
moyen de donner le lendemain:

--Eh quoi, mon père bien-aimé, lui répondait-il, n'avons-nous pas, pour
nous abriter, un toit qui durera plus que nous, tandis que des milliers
d'infortunés n'ont que le ciel inclément et froid sur leurs têtes?
N'avons-nous pas chacun plus d'habits qu'il n'en faudrait pour vêtir une
de ces familles couvertes de haillons? Ne vois-je point sur notre table,
chaque jour, plus de viandes et de bons vins de Hongrie qu'il n'en
faudrait pour rassasier et réconforter ces mendiants épuisés de besoin
et de lassitude? Avons-nous le droit de refuser quelque chose tant que
nous avons au delà du nécessaire? Et le nécessaire même, nous est-il
permis d'en user quand les autres ne l'ont pas? La loi du Christ
a-t-elle changé?

«Que pouvaient répondre à de si belles paroles le comte, et la
chanoinesse, et le chapelain, qui avaient élevé ce jeune homme dans des
principes de religion si fervents et si austères? Aussi se
trouvaient-ils bien embarrassés en le voyant prendre ainsi les choses au
pied de la lettre, et ne vouloir accepter aucune de ces transactions
avec le siècle, sur lesquelles repose pourtant, ce me semble, tout
l'édifice des sociétés.

«C'était bien autre chose quand il s'agissait de politique. Albert
trouvait monstrueuses ces lois humaines qui autorisent les souverains à
faire tuer des millions d'hommes, et à ruiner des contrées immenses,
pour les caprices de leur orgueil et les intérêts de leur vanité. Son
intolérance sur ce point devenait dangereuse, et ses parents n'osaient
plus le mener à Vienne, ni à Prague, ni dans aucune grande ville, où son
fanatisme de vertu leur eût fait de mauvaises affaires. Ils n'étaient
pas plus rassurés à l'endroit de ses principes religieux; car il y
avait, dans sa piété exaltée, tout ce qu'il faut pour faire un hérétique
à pendre et à brûler. Il haïssait les papes, ces apôtres de Jésus-Christ
qui se liguent avec les rois contre le repos et la dignité des peuples.
Il blâmait le luxe des évêques et l'esprit mondain des abbés, et
l'ambition de tous les hommes d'église. Il faisait au pauvre chapelain
des sermons renouvelés de Luther et de Jean Huss; et cependant Albert
passait des heures entières prosterné sur le pavé des chapelles, plongé
dans des méditations et des extases dignes d'un saint. Il observait les
jeunes et les abstinences bien au delà des prescriptions de l'Église; on
dit même qu'il portait un cilice, et qu'il fallut toute l'autorité de
son père et toute la tendresse de sa tante pour le faire renoncer à ces
macérations qui ne contribuaient pas peu à exalter sa pauvre tête.

«Quand ces bons et sages parents virent qu'il était en chemin de
dissiper tout son patrimoine en peu d'années, et de se faire jeter en
prison comme rebelle à la Sainte-Église et au Saint-Empire, ils prirent
enfin, avec douleur, le parti de le faire voyager, espérant qu'à force
de voir les hommes et leurs lois fondamentales, à peu près les mêmes
dans tout le monde civilisé, il s'habituerait à vivre comme eux et avec
eux. Ils le confièrent donc à un gouverneur, fin jésuite, homme du monde
et homme d'esprit s'il en fut, qui comprit son rôle à demi-mot, et se
chargea, dans sa conscience, de prendre sur lui tout ce qu'on n'osait
pas lui demander. Pour parler clair, il s'agissait de corrompre et
d'émousser cette âme farouche, de la façonner au joug social, en lui
infusant goutte à goutte les poisons si doux et si nécessaires de
l'ambition, de la vanité, de l'indifférence religieuse, politique et
morale.--Ne froncez pas ainsi le sourcil en m'écoutant, chère Porporina.
Mon digne oncle est un homme simple et bon, qui dès sa jeunesse, a
accepté toutes ces choses, telles qu'on les lui a données, et qui a su,
dans tout le cours de sa vie, concilier, sans hypocrisie et sans examen,
la tolérance et la religion, les devoirs du chrétien et ceux du grand
seigneur. Dans un monde et dans un siècle où l'on trouve un homme comme
Albert sur des millions comme nous autres, celui qui marche avec le
siècle et le monde est sage, et celui qui veut remonter de deux mille
ans dans le passé est un fou qui scandalise ses pareils et ne convertit
personne.

«Albert a voyagé pendant huit ans. Il a vu l'Italie, la France,
l'Angleterre, la Prusse, la Pologne, la Russie, les Turcs même; il est
revenu par la Hongrie, l'Allemagne méridionale et la Bavière. Il s'est
conduit sagement durant ces longues excursions, ne dépensant point au
delà du revenu honorable que ses parents lui avaient assigné, leur
écrivant des lettres fort douces et très affectueuses, où il ne parlait
jamais que des choses qui avaient frappé ses yeux, sans faire aucune
réflexion approfondie sur quoi que ce fût, et sans donner à l'abbé, son
gouverneur, aucun sujet de plainte ou d'ingratitude.

«Revenu ici au commencement de l'année dernière, après les premiers
embrassements, il se retira, dit-on, dans la chambre qu'avait habitée sa
mère, y resta enfermé pendant plusieurs heures, et en sortit fort pâle,
pour s'en aller promener seul sur la montagne.

«Pendant ce temps, l'abbé parla en confidence à la chanoinesse
Wenceslawa et au chapelain, qui avaient exigé de lui une complète
sincérité sur l'état physique et moral du jeune comte. Le comte Albert,
leur dit-il, soit que l'effet du voyage l'ait subitement métamorphosé,
soit que, d'après ce que vos seigneuries m'avaient raconté de son
enfance, je me fusse fait une fausse idée de lui, le comte Albert,
dis-je, s'est montré à moi, dès le premier jour de notre association,
tel que vous le verrez aujourd'hui, doux, calme, longanime, patient, et
d'une exquise politesse. Cette excellente manière d'être ne s'est pas
démentie un seul instant, et je serais le plus injuste des hommes si je
formulais la moindre plainte contre lui. Rien de ce que je craignais de
ses folles dépenses, de ses brusqueries, de ses déclamations, de son
ascétisme exalté, n'est arrivé. Il ne m'a pas demandé une seule fois à
administrer par lui-même la petite fortune que vous m'aviez confiée, et
n'a jamais exprimé le moindre mécontentement. Il est vrai que j'ai
toujours prévenu ses désirs, et que, lorsque je voyais un pauvre
s'approcher de sa voiture, je me hâtais de le renvoyer satisfait avant
qu'il eût tendu la main. Cette façon d'agir a complètement réussi, et je
puis dire que le spectacle de la misère et des infirmités n'ayant
presque plus attristé les regards de sa seigneurie, elle ne m'a pas
semblé une seule fois se rappeler ses anciennes préoccupations sur ce
point. Jamais je ne l'ai entendu gronder personne, ni blâmer aucun
usage, ni porter un jugement défavorable sur aucune institution. Cette
dévotion ardente, dont vous redoutiez l'excès, a semblé faire place à
une régularité de conduite et de pratiques tout à fait convenables à un
homme du monde. Il a vu les plus brillantes cours de l'Europe, et les
plus nobles compagnies sans paraître ni enivré ni scandalisé d'aucune
chose. Partout on a remarqué sa belle figure, son noble maintien, sa
politesse sans emphase, et le bon goût qui présidait aux paroles qu'il a
su dire toujours à propos. Ses moeurs sont demeurées aussi pures que
celles d'une jeune fille parfaitement élevée, sans qu'il ait montré
aucune pruderie de mauvais ton. Il a vu les théâtres, les musées et les
monuments; il a parlé sobrement et judicieusement sur les arts. Enfin,
je ne conçois en aucune façon l'inquiétude qu'il avait donnée à vos
seigneuries, n'ayant jamais vu, pour ma part, d'homme plus raisonnable.
S'il y a quelque chose d'extraordinaire en lui, c'est précisément cette
mesure, cette prudence, ce sang-froid, cette absence d'entraînements et
de passions que je n'ai jamais rencontrés dans un jeune homme aussi
avantageusement pourvu par la nature, la naissance, et la fortune.
                
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