«Ceci n'était, au reste, que la confirmation des fréquentes lettres que
l'abbé avait écrites à la famille; mais on avait toujours craint quelque
exagération de sa part, et l'on n'était vraiment tranquille que de ce
moment où il affirmait la guérison morale de mon cousin, sans crainte
d'être démenti par la conduite qu'il tiendrait sous les yeux de ses
parents. On accabla l'abbé de présents et de caresses, et l'on attendit
avec impatience qu'Albert fût rentré de sa promenade. Elle dura
longtemps, et, lorsqu'il vint enfin se mettre à table à l'heure du
souper, on fut frappé de la pâleur et de la gravité de sa physionomie.
Dans le premier moment d'effusion, ses traits avaient exprimé une
satisfaction douce et profonde qu'on n'y retrouvait déjà plus. On s'en
étonna, et on en parla tout bas à l'abbé avec inquiétude. Il regarda
Albert, et se retournant avec surprise vers ceux qui l'interrogeaient
dans un coin de l'appartement:
«--Je ne trouve rien d'extraordinaire dans la figure de monsieur le
comte, répondit-il; il a l'expression digne et paisible quo je lui ai
vue depuis huit ans que j'ai l'honneur de l'accompagner.
«Le comte Christian se paya de cette réponse.
«--Nous l'avons quitté encore paré des roses de l'adolescence, dit-il à
sa soeur, et souvent, hélas! en proie à une sorte de fièvre intérieure
qui faisait éclater sa voix et briller ses regards; nous le retrouvons
bruni par le soleil des contrées méridionales, un peu creusé par la
fatigue peut-être, et de plus entouré de la gravité qui convient à un
homme fait. Ne trouvez-vous pas, ma chère soeur, qu'il est mieux ainsi?
«--Je lui trouve l'air bien triste sous cette gravité, répondit ma bonne
tante, et je n'ai jamais vu un homme de vingt-huit ans aussi flegmatique
et aussi peu discoureur. Il nous répond par monosyllabes.
«--Monsieur le comte a toujours été fort sobre de paroles, répondit
l'abbé.
«--Il n'était point ainsi autrefois, dit la chanoinesse. S'il avait des
semaines de silence et de méditation, il avait des jours d'expansion et
des heures d'éloquence.
«--Je ne l'ai jamais vu se départir, reprit l'abbé, de la réserve que
votre seigneurie remarque en ce moment.
«--L'aimiez-vous donc mieux alors qu'il parlait trop, et disait des
choses qui nous faisaient trembler? dit le comte Christian à sa soeur
alarmée; voilà bien les femmes!
«--Mais il existait, dit-elle, et maintenant il a l'air d'un habitant de
l'autre monde, qui ne prend aucune part aux affaires de celui-ci.
«--C'est le caractère constant de monsieur le comte, répondit l'abbé;
c'est un homme concentré, qui ne fait part à personne de ses
impressions, et qui, si je dois dire toute ma pensée, ne s'impressionne
de presque rien d'extérieur. C'est le fait des personnes froides,
sensées, réfléchies. Il est ainsi fait, et je crois qu'en cherchant à
l'exciter, on ne ferait que porter le trouble dans cette âme ennemie de
l'action et de toute initiative dangereuse.
--Oh! je fais serment que ce n'est pas là son vrai caractère! s'écria la
chanoinesse.
--Madame la chanoinesse reviendra des préventions qu'elle se forme
contre un si rare avantage.
--En effet, ma soeur, dit le comte, je trouve que monsieur l'abbé parle
fort sagement. N'a-t-il pas obtenu par ses soins et sa condescendance le
résultat que nous avons tant désiré? N'a-t-il pas détourné les malheurs
que nous redoutions? Albert s'annonçait comme un prodigue, un
enthousiaste, un téméraire. Il nous revient tel qu'il doit être pour
mériter l'estime, la confiance et la considération de ses semblables.
--Mais effacé comme un vieux livre, dit la chanoinesse, ou peut-être
raidi contre toutes choses, et dédaigneux de tout ce qui ne répond pas à
ses secrets instincts. Il ne semble point heureux de nous revoir, nous
qui l'attendions avec tant d'impatience!
--Monsieur le comte était impatient lui-même de revenir, reprit l'abbé;
je le voyais, bien qu'il ne le manifestât pas ouvertement. Il est si peu
démonstratif! La nature l'a fait recueilli.
--La nature l'a fait démonstratif, au contraire, répliqua-t-elle
vivement. Il était quelquefois violent, et quelquefois tendre à l'excès.
Il me fâchait souvent, mais il se jetait dans mes bras, et j'étais
désarmée.
«--Avec moi, dit l'abbé, il n'a jamais eu rien à réparer.
«--Croyez-moi, ma soeur, c'est beaucoup mieux ainsi, dit mon oncle....
«--Hélas! dit la chanoinesse, il aura donc toujours ce visage qui me
consterne et me serre le coeur?
--C'est un visage noble et fier qui sied à un homme de son rang,
répondit l'abbé.
«--C'est un visage de pierre! s'écria la chanoinesse. Il me semble que
je vois ma mère, non pas telle que je l'ai connue, sensible et
bienveillante, mais telle qu'elle est peinte, immobile et glacée dans
son cadre de bois de chêne.
«--Je répète à votre seigneurie, dit l'abbé, que c'est l'expression
habituelle du comte Albert depuis huit années.
«--Hélas! il y a donc huit mortelles années qu'il n'a souri à personne!
dit la bonne tante en laissant couler ses larmes; car depuis deux heures
que je le couve des yeux, je n'ai pas vu le moindre sourire animer sa
bouche close et décolorée! Ah! j'ai envie de me précipiter vers lui et
de le serrer bien fort sur mon coeur, en lui reprochant son
indifférence, en le grondant même comme autrefois, pour voir si, comme
autrefois, il ne se jettera pas à mon cou en sanglotant.
«--Gardez-vous de pareilles imprudences, ma chère soeur, dit le comte
Christian en la forçant de se détourner d'Albert qu'elle regardait
toujours avec des yeux humides. N'écoutez pas les faiblesses d'un coeur
maternel: nous avons bien assez éprouvé qu'une sensibilité excessive
était le fléau de la vie et de la raison de notre enfant. En le
distrayant, en éloignant de lui toute émotion vive, monsieur l'abbé,
conformément à nos recommandations et à celles des médecins, est parvenu
à calmer cette âme agitée; ne détruisez pas son ouvrage par les caprices
d'une tendresse puérile.»
«La chanoinesse se rendit à ces raisons, et tâcha de s'habituer à
l'extérieur glacé d'Albert; mais elle ne s'y habitua nullement, et elle
disait souvent à l'oreille de son frère: Vous direz ce que vous voudrez,
Christian, je crains qu'on ne nous l'ait abruti, en ne le traitant pas
comme un homme, mais comme un enfant malade.
«Le soir, au moment de se séparer, on s'embrassa; Albert reçut
respectueusement la bénédiction de son père, et lorsque la chanoinesse
le pressa sur son coeur, il s'aperçut qu'elle tremblait et que sa voix
était émue. Elle se mit à trembler aussi, et s'arracha brusquement de
ses bras, comme si une vive souffrance venait de s'éveiller en lui.
«--Vous le voyez, ma soeur, dit tout bas le comte, il n'est plus habitué
à ces émotions, et vous lui faites du mal.
«En même temps, peu rassuré, et fort ému lui-même, il suivait des yeux
son fils, pour voir si dans ses manières avec l'abbé, il surprendrait
une préférence exclusive pour ce personnage. Mais Albert salua son
gouverneur avec une politesse très-froide.
«--Mon fils, dit le comte, je crois avoir rempli vos intentions et
satisfait votre coeur, en priant monsieur l'abbé de ne pas vous quitter
comme il en manifestait déjà le projet, et en l'engageant à rester près
de nous le plus longtemps qu'il lui sera possible. Je ne voudrais pas
que le bonheur de nous retrouver en famille fût empoisonné pour vous par
un regret, et j'espère que votre respectable ami nous aidera à vous
donner cette joie sans mélange.»
«Albert ne répondit que par un profond salut, et en même temps un
sourire étrange effleura ses lèvres.
«--Hélas! dit la chanoinesse lorsqu'il se fut éloigné, c'est donc là son
sourire à présent.»
XXVII.
«Durant l'absence d'Albert, le comte et la chanoinesse avaient fait
beaucoup de projets pour l'avenir de leur cher enfant, et
particulièrement celui de le marier. Avec sa belle figure, son nom
illustre et sa fortune encore considérable, Albert pouvait prétendre aux
premiers partis. Mais dans le cas où un reste d'indolence et de
sauvagerie le rendrait inhabile à se produire et à se pousser dans le
monde, on lui tenait en réserve une jeune personne aussi bien née que
lui, puisqu'elle était sa cousine germaine et qu'elle portait son nom,
moins riche que lui, mais fille unique, et assez jolie comme on l'est à
seize ans, quand on est fraîche et parée de ce qu'on appelle en France
la beauté du diable. Cette jeune personne, c'était Amélie, baronne de
Rudolstadt, votre humble servante et votre nouvelle amie.
«Celle-là, se disait-on au coin du feu, n'a encore vu aucun homme.
Élevée au couvent, elle ne manquera pas d'envie d'en sortir pour se
marier. Elle ne peut guère aspirer à un meilleur parti; et quant aux
bizarreries que pourrait encore présenter le caractère de son cousin,
d'anciennes d'habitudes d'enfance, la parenté, quelques mois d'intimité
auprès de nous, effaceront certainement toute répugnance, et
l'engageront, ne fût-ce que par esprit de famille, à tolérer en silence
ce qu'une étrangère ne supporterait peut-être pas. On était sûr de
l'assentiment de mon père, qui n'a jamais eu d'autre volonté que celle
de son aîné et de sa soeur Wenceslawa, et qui, à vrai dire, n'a jamais
eu une volonté en propre.
«Lorsque après quinze jours d'examen attentif, on eut reconnu la
constante mélancolie et la réserve absolue qui semblaient être le
caractère décidé de mon cousin, mon oncle et ma tante se dirent que le
dernier rejeton de leur race n'était destiné à lui rendre aucun éclat
par sa conduite personnelle. Il ne montrait d'inclination pour aucun
rôle brillant dans le monde, ni pour les armes, ni pour la diplomatie,
ni pour les charges civiles. A tout ce qu'on lui proposait, il répondait
d'un air de résignation qu'il obéirait aux volontés de ses parents, mais
qu'il n'avait pour lui-même aucun besoin de luxe ou de gloire. Après
tout, ce naturel indolent n'était que la répétition exagérée de celui de
son père, cet homme calme dont la patience est voisine de l'apathie, et
chez qui la modestie est une sorte d'abnégation. Ce qui donne à mon
oncle une physionomie que son fils n'a pas, c'est un sentiment
énergique, quoique dépourvu d'emphase et d'orgueil, du devoir social.
Albert semblait désormais comprendre les devoirs de la famille; mais les
devoirs publics, tels que nous les concevons, ne paraissaient pas
l'occuper plus qu'aux jours de son enfance. Son père et le mien avaient
suivi la carrière des armes sous Montecuculli contre Turenne. Ils
avaient porté dans la guerre une sorte de sentiment religieux inspiré
par la majesté impériale. C'était le devoir de leur temps d'obéir et de
croire aveuglément à des maîtres. Ce temps-ci, plus éclairé, dépouille
les souverains de l'auréole, et la jeunesse se permet de ne pas croire à
la couronne plus qu'à la tiare. Lorsque mon oncle essayait de ranimer
dans son fils l'antique ardeur chevaleresque, il voyait bien que ses
discours n'avaient aucun sens pour ce raisonneur dédaigneux.
«Puisqu'il en est ainsi, se dirent mon oncle et ma tante, ne le
contrarions pas. Ne compromettons pas cette guérison assez triste qui
nous a rendu un homme éteint à la place d'un homme exaspéré. Laissons-le
vivre paisiblement à sa guise, et qu'il soit un philosophe studieux,
comme l'ont été plusieurs de ses ancêtres, ou un chasseur passionné
contre notre frère Frédérick, ou un seigneur juste et bienfaisant comme
nous nous efforçons de l'être. Qu'il mène dès à présent la vie
tranquille et inoffensive des vieillards: ce sera le premier des
Rudolstadt qui n'aura point eu de jeunesse. Mais comme il ne faut pas
qu'il soit le dernier de sa race, hâtons-nous de le marier, afin que les
héritiers de notre nom effacent cette lacune dans l'éclat de nos
destinées. Qui sait? peut-être le généreux sang de ses aïeux se
repose-t-il en lui par l'ordre de la Providence, afin de se ranimer plus
bouillant et plus fier dans les veines de ses descendants.
«Et il fut décidé qu'on parlerait mariage à mon cousin Albert.
«On lui en parla doucement d'abord; et comme on le trouvait aussi peu
disposé à ce parti qu'à tous les autres, on lui en parla sérieusement et
vivement. Il objecta sa timidité, sa gaucherie auprès des femmes. «II
est certain, disait ma tante, que, dans ma jeunesse, un prétendant aussi
sérieux qu'Albert m'eût fait plus de peur que d'envie, et que je n'eusse
pas échangé ma bosse contre sa conversation.»
«--II faut donc, lui dit mon oncle, revenir à notre pis-aller, et lui
faire épouser Amélie. Il l'a connue enfant, il la considère comme sa
soeur, il sera moins timide auprès d'elle; et comme elle est d'un
caractère enjoué et décidé, elle corrigera, par sa bonne humeur,
l'humeur noire dans laquelle il semble retomber de plus en plus.
«Albert ne repoussa pas ce projet, et sans se prononcer ouvertement,
consentit à me voir et à me connaître. Il fut convenu que je ne serais
avertie de rien, afin de me sauver la mortification d'un refus toujours
possible de sa part. On écrivit à mon père; et dès qu'on eut son
assentiment, on commença les démarches pour obtenir du pape les
dispenses nécessaires à cause de notre parenté. En même temps mon père
me retira du couvent, et un beau matin nous arrivâmes au château des
Géants, moi fort contente de respirer le grand air, et fort impatiente
de voir mon fiancé; mon bon père plein d'espérance, et s'imaginant
m'avoir bien caché un projet qu'à son insu il m'avait, chemin faisant,
révélé à chaque mot.
«La première chose qui me frappa chez Albert, ce fut sa belle figure et
son air digne. Je vous avouerai, ma chère Nina, que mon coeur battit
bien fort lorsqu'il me baisa la main, et que pendant quelques jours je
fus sous le charme de son regard et de ses moindres paroles. Ses
manières sérieuses ne me déplaisaient pas; il ne semblait pas contraint
le moins du monde auprès de moi. Il me tutoyait comme aux jours de notre
enfance, et lorsqu'il voulait se reprendre, dans la crainte de manquer
aux convenances, nos parents l'autorisaient et le priaient, en quelque
sorte, de conserver avec moi son ancienne familiarité. Ma gaieté le
faisait quelquefois sourire sans effort, et ma bonne tante, transportée
de joie, m'attribuait l'honneur de cette guérison qu'elle croyait devoir
être radicale. Enfin il me traitait avec la bienveillance et la douceur
qu'on a pour un enfant; et je m'en contentais, persuadée que bientôt il
ferait plus d'attention à ma petite mine éveillée et aux jolies
toilettes que je prodiguais pour lui plaire.
«Mais j'eus bientôt la mortification de voir qu'il se souciait fort peu
de l'une, et qu'il ne voyait pas seulement les autres. Un jour, ma bonne
tante voulut lui faire remarquer une charmante robe bleu lapis qui
dessinait ma taille à ravir. Il prétendit que la robe était d'un beau
rouge. L'abbé, son gouverneur, qui avait toujours des compliments fort
mielleux au bord des lèvres, et qui voulait lui donner une leçon de
galanterie, s'écria qu'il comprenait fort bien que le comte Albert ne
vît pas seulement la couleur de mon vêtement. C'était pour Albert
l'occasion de me dire quelque chose de flatteur sur les roses de mes
joues, ou sur l'or de ma chevelure. Il se contenta de répondre à l'abbé,
d'un ton fort sec, qu'il était aussi capable que lui de distinguer les
couleurs, et que ma robe était rouge comme du sang.
«Je ne sais pourquoi cette brutalité et cette bizarrerie d'expression me
donnèrent le frisson. Je regardai Albert, et lui trouvai un regard qui
me fit peur. De ce jour-là, je commençai à le craindre plus qu'à
l'aimer. Bientôt je ne l'aimai plus du tout, et aujourd'hui je ne le
crains ni ne l'aime. Je le plains, et c'est tout. Vous verrez pourquoi,
peu à peu, et vous me comprendrez.
«Le lendemain, nous devions aller faire quelques emplettes à Tauss; la
ville la plus voisine. Je me promettais un grand plaisir de cette
promenade; Albert devait m'accompagner à cheval. J'étais prête, et
j'attendais qu'il vînt me présenter la main. Les voitures attendaient
aussi dans la cour. Il n'avait pas encore paru. Son valet de chambre
disait avoir frappé à sa porte à l'heure accoutumée. On envoya de
nouveau savoir s'il se préparait. Albert avait la manie de s'habiller
toujours lui-même, et de ne jamais laisser aucun valet entrer dans sa
chambre avant qu'il en fût sorti. On frappa en vain; il ne répondit pas.
Son père, inquiet de ce silence, monta à sa chambre, et ne put ni ouvrir
la porte, qui était barricadée en dedans, ni obtenir un mot. On
commençait à s'effrayer, lorsque l'abbé dit d'un air fort tranquille que
le comte Albert était sujet à de longs accès de sommeil qui tenaient de
l'engourdissement, et que lorsqu'on voulait l'en tirer brusquement, il
était agité et comme souffrant pendant plusieurs jours.
«--Mais c'est une maladie, cela, dit la chanoinesse avec inquiétude.
«--Je ne le pense pas, répondit l'abbé. Je ne l'ai jamais entendu se
plaindre de rien. Les médecins que j'ai fait venir lorsqu'il dormait
ainsi, ne lui ont trouvé aucun symptôme de fièvre, et ont attribué cet
accablement à quelque excès de travail ou de réflexion. Ils ont
grandement conseillé de ne pas contrarier ce besoin de repos et d'oubli
de toutes choses.
«--Et cela est fréquent? demanda mon oncle.
«--J'ai observé ce phénomène cinq ou six fois seulement durant huit
années, répondit l'abbé; et, ne l'ayant jamais troublé par mes
empressements, je ne l'ai jamais vu avoir de suites fâcheuses.
«--Et cela dure-t-il longtemps? demandai-je à mon tour, fort
impatientée.
«--Plus ou moins, dit l'abbé, suivant la durée de l'insomnie qui précède
ou occasionne ces fatigues: mais nul ne peut le savoir, car monsieur le
comte ne se souvient jamais de cette cause, ou ne veut jamais la dire.
Il est extrêmement assidu au travail, et s'en cache avec une modestie
bien rare.
«--Il est donc bien savant? repris-je.
«--Il est extrêmement savant.
«--Et il ne le montre jamais?
«--Il en fait mystère, et ne s'en doute pas lui-même.
«--À quoi cela lui sert-il, en ce cas?
«--Le génie est comme la beauté, répondit ce jésuite courtisan en me
regardant d'un air doucereux: ce sont des grâces du ciel qui ne
suggèrent ni orgueil ni agitation à ceux qui les possèdent.»
«Je compris la leçon, et n'en eus que plus de dépit, comme vous pouvez
croire. On résolut d'attendre, pour sortir, le réveil de mon cousin;
mais lorsqu'au bout de deux heures, je vis qu'il ne bougeait, j'allai
quitter mon riche habit d'amazone, et je me mis à broder au métier, non
sans casser beaucoup de soies, et sans sauter beaucoup de points.
J'étais outrée de l'impertinence d'Albert, qui s'était oublié sur ses
livres la veille d'une promenade avec moi, et qui, maintenant,
s'abandonnait aux douceurs d'un paisible sommeil, pendant que je
l'attendais. L'heure s'avançait, et force fut de renoncer au projet de
la journée. Mon père, bien confiant aux paroles de l'abbé, prit son
fusil, et alla tuer un lièvre ou deux. Ma tante, moins rassurée, monta
les escaliers plus de vingt fois pour écouter à la porte de son neveu,
sans pouvoir entendre même le bruit de sa respiration. La pauvre femme
était désolée de mon mécontentement. Quant à mon oncle, il prit un livre
de dévotion pour se distraire de son inquiétude, et se mit à lire dans
un coin du salon avec une résignation qui me donnait envie de sauter par
les fenêtres. Enfin, vers le soir, ma tante, toute joyeuse, vint nous
dire qu'elle avait entendu Albert se lever et s'habiller. L'abbé nous
recommanda de ne paraître ni inquiets ni surpris, de ne pas adresser de
questions à monsieur le comte, et de tâcher de le distraire s'il
montrait quelque chagrin de sa mésaventure.
«--Mais si mon cousin n'est pas malade, il est donc maniaque?
m'écriai-je avec un peu d'emportement.
«Je vis la figure de mon oncle se décomposer à cette dure parole, et
j'en eus des remords sur-le-champ. Mais lorsque Albert entra sans faire
d'excuses à personne, et sans paraître se douter le moins du monde de
notre contrariété, je fus outrée, et lui fis un accueil très-sec. Il ne
s'en aperçut seulement pas. Il paraissait plongé dans ses réflexions.
Le soir, mon père pensa qu'un peu de musique l'égaierait. Je n'avais pas
encore chanté devant Albert. Ma harpe n'était arrivée que de la veille.
Ce n'est pas devant vous, savante Porporina, que je puis me piquer de
connaître la musique. Mais vous verrez que j'ai une jolie voix, et que
je ne manque pas de goût naturel. Je me fis prier; j'avais plus envie de
pleurer que de chanter; Albert ne dit pas un mot pour m'y encourager.
Enfin je cédai; mais je chantai fort mal, et Albert, comme si je lui
eusse écorché les oreilles, eut la grossièreté de sortir au bout de
quelques mesures. Il me fallut toute la force de mon orgueil pour ne pas
fondre en larmes, et pour achever mon air sans faire sauter les cordes
de ma harpe. Ma tante avait suivi son neveu, mon père s'était endormi,
mon oncle attendait près de la porte que sa soeur vînt lui dire quelque
chose de son fils. L'abbé resta seul à me faire des compliments qui
m'irritèrent encore plus que l'indifférence des autres.
«--Il paraît, lui dis-je, que mon cousin n'aime pas la musique.
«--Il l'aime beaucoup, au contraire, répondit-il; mais c'est selon ...
«--C'est selon la manière dont on chante? lui dis-je en l'interrompant.
«--C'est, reprit-il sans se déconcerter, selon la disposition de son
âme; quelquefois la musique lui fait du bien, et quelquefois du mal.
Vous l'aurez ému, j'en suis certain, au point qu'il aura craint de ne
pouvoir se contenir. Cette fuite est plus flatteuse pour vous que les
plus grands éloges.»
«Les adulations de ce jésuite avaient quelque chose de sournois et de
railleur qui me le faisait détester. Mais j'en fus bientôt délivrée,
comme vous allez l'apprendre tout à l'heure.»
XXVIII.
«Le lendemain, ma tante, qui ne parle guère lorsque son coeur n'est pas
vivement ému, eut la malheureuse idée de s'engager dans une conversation
avec l'abbé et le chapelain. Et comme, en dehors de ses affections de
famille, qui l'absorbent presque entièrement, il n'y a pour elle au
monde qu'une distraction possible, laquelle est son orgueil de famille,
elle ne manqua pas de s'y livrer en dissertant sur sa généalogie, et en
prouvant à ces deux prêtres que notre race était la plus pure, la plus
illustre, et la plus excellente de toutes les familles de l'Allemagne,
du côté des femmes particulièrement. L'abbé l'écoutait avec patience et
notre chapelain avec révérence, lorsque Albert, qui ne paraissait pas
l'écouter du tout, l'interrompit avec un peu de vivacité:
«--Il me semble, ma bonne tante, lui dit-il, que vous vous faites
quelques illusions sur la prééminence de notre famille. Il est vrai que
la noblesse et les titres de nos ancêtres remontent assez haut dans le
passé; mais une famille qui perd son nom, qui l'abjure en quelque sorte,
pour prendre celui d'une femme de race et de religion étrangère, renonce
au droit de se faire valoir comme antique en vertu et fidèle à la gloire
de son pays.
«Cette remarque contraria beaucoup la chanoinesse; mais, comme l'abbé
avait paru ouvrir l'oreille, elle crut devoir y répondre.
«--Je ne suis pas de votre avis, mon cher enfant, dit-elle. On a vu bien
souvent d'illustres maisons se rendre, à bon droit, plus illustres
encore, en joignant à leur nom celui d'une branche maternelle, afin de
ne pas priver leurs hoirs de l'honneur qui leur revenait d'être issus
d'une femme glorieusement apparentée.
«--Mais ce n'est pas ici le cas d'appliquer cette règle, reprit Albert
avec une ténacité à laquelle il n'était point sujet. Je conçois
l'alliance de deux noms illustres. Je trouve fort légitime qu'une femme
transmette à ses enfants son nom accolé à celui de son époux. Mais
l'effacement complet de ce dernier nom me paraît un outrage de la part
de celle qui l'exige, une lâcheté de la part de celui qui s'y soumet.
«--Vous rappelez des choses bien anciennes, Albert, dit la chanoinesse
avec un profond soupir, et vous appliquez la règle plus mal à propos que
moi. Monsieur l'abbé pourrait croire, en vous entendant, que quelque
mâle, dans notre ascendance, aurait été capable d'une lâcheté; et
puisque vous savez si bien des choses dont je vous croyais à peine
instruit, vous n'auriez pas dû faire une pareille réflexion à propos des
événements politiques ... déjà bien loin de nous, Dieu merci!
«--Si ma réflexion vous inquiète, je vais rapporter le fait, afin de
laver notre aïeul Withold, dernier comte des Rudolstadt, de toute
imputation injurieuse à sa mémoire. Cela paraît intéresser ma cousine,
ajouta-t-il en voyant que je l'écoutais avec de grands yeux, tout
étonnée que j'étais de le voir se lancer dans une discussion si
contraire à ses idées philosophiques et à ses habitudes de silence.
Sachez donc, Amélie, que notre arrière-grand-père Wratislaw n'avait pas
plus de quatre ans lorsque sa mère Ulrique de Rudolstadt crut devoir lui
infliger la flétrissure de quitter son véritable nom, le nom de ses
pères, qui était Podiebrad, pour lui donner ce nom saxon que vous et moi
portons aujourd'hui, vous sans en rougir, et moi sans m'en glorifier.
«--Il est au moins inutile, dit mon oncle Christian, qui paraissait fort
mal à l'aise, de rappeler des choses si éloignées du temps où nous
vivons.
«--II me semble, reprit Albert, que ma tante a remonté bien plus haut
dans le passé en nous racontant les hauts faits des Rudolstadt, et je ne
sais pas pourquoi l'un de nous, venant par hasard à se rappeler qu'il
est Bohême, et non pas Saxon d'origine, qu'il s'appelle Podiebrad, et
non pas Rudolstadt, ferait une chose de mauvais goût en parlant
d'événements qui n'ont guère plus de cent vingt ans de date.
«--Je savais bien, observa l'abbé qui avait écouté Albert avec un
certain intérêt, que votre illustre famille était alliée, dans le passé,
à la royauté nationale de George Podiebrad; mais j'ignorais qu'elle en
descendît par une ligne assez directe pour en porter le nom.
«--C'est que ma tante, qui sait dessiner des arbres généalogiques, a
jugé à propos d'abattre dans sa mémoire l'arbre antique et vénérable
dont la souche nous a produits. Mais un arbre généalogique sur lequel
notre histoire glorieuse et sombre a été tracée en caractères de sang,
est encore debout sur la montagne voisine.»
«Comme Albert s'animait beaucoup en parlant ainsi, et que le visage de
mon oncle paraissait s'assombrir, l'abbé essaya de détourner la
conversation, bien que sa curiosité fût fort excitée. Mais la mienne ne
me permit pas de rester en si beau chemin.
«--Que voulez-vous dire, Albert? m'écriai-je en me rapprochant de lui.
«--Je veux dire ce qu'une Podiebrad ne devrait pas ignorer, répondit-il.
C'est que le vieux chêne de la _pierre d'épouvante_, que vous voyez tous
les jours de votre fenêtre, Amélie, et sous lequel je vous engage à ne
jamais vous asseoir sans élever votre âme à Dieu, a porté, il y a trois
cents ans, des fruits un peu plus lourds que les glands desséchés qu'il
a peine à produire aujourd'hui.
«--C'est une histoire affreuse, dit le chapelain tout effaré, et
j'ignore qui a pu l'apprendre au comte Albert.
«--La tradition du pays, et peut-être quelque chose de plus certain
encore, répondit Albert. Car on a beau brûler les archives des familles
et les documents de l'histoire, monsieur le chapelain; on a beau élever
les enfants dans l'ignorance de la vie antérieure; on a beau imposer
silence aux simples par le sophisme, et aux faibles par la menace: ni la
crainte du despotisme, ni celle de l'enfer, ne peuvent étouffer les
mille voix du passé qui s'élèvent de toutes parts. Non, non, elles
parlent trop haut, ces voix terribles, pour que celle d'un prêtre leur
impose silence! Elles parlent à nos âmes dans le sommeil, par la bouche
des spectres qui se lèvent pour nous avertir; elles parlent à nos
oreilles, par tous les bruits de la nature; elles sortent même du tronc
des arbres, comme autrefois, celle des dieux dans les bois sacrés, pour
nous raconter les crimes, les malheurs, et les exploits de nos pères.
«--Et pourquoi, mon pauvre enfant, dit la chanoinesse, nourrir ton
esprit de ces pensées amères et de ces souvenirs funestes?
«--Ce sont vos généalogies, ma tante, c'est le voyage que vous venez de
faire dans les siècles passés, qui ont réveillé en moi le souvenir de
ces quinze moines pendus aux branches du chêne, de la propre main d'un
de mes aïeux, à moi ... oh! le plus grand, le plus terrible, le plus
persévérant, celui qu'on appelait le redoutable aveugle, l'invincible
Jean Ziska du Calice!»
«Le nom sublime et abhorré du chef des Taborites, sectaires qui
renchérirent durant la guerre des Hussites sur l'énergie, la bravoure,
et les cruautés des autres religionnaires, tomba comme la foudre sur
l'abbé et sur le chapelain. Le dernier fit un grand signe de croix; ma
tante recula sa chaise, qui touchait celle d'Albert.
«--Bonté divine! s'écria-t-elle; de quoi et de qui parle donc cet
enfant? Ne l'écoutez pas, monsieur l'abbé! Jamais, non, jamais, notre
famille n'a eu ni lien, ni rapport avec le réprouvé dont il vient de
prononcer le nom abominable.
«--Parlez pour vous, ma tante, reprit Albert avec énergie. Vous êtes une
Rudolstadt dans le fond de l'âme, bien que vous soyez dans le fait une
Podiebrad. Mais, quant à moi, j'ai dans les veines un sang coloré de
quelques gouttes de plus de sang bohème, purifié de quelques gouttes de
moins de sang étranger. Ma mère n'avait ni Saxons, ni Bavarois, ni
Prussiens, dans son arbre généalogique: elle était de pure race slave;
et comme vous paraissez ne pas vous soucier beaucoup d'une noblesse à
laquelle vous ne pouvez prétendre, moi, qui tiens à ma noblesse
personnelle, je vous apprendrai, si vous l'ignorez, je vous rappellerai,
si vous l'avez oublié, que Jean Ziska laissa une fille, laquelle épousa
un seigneur de Prachalitz, et que ma mère, étant une Prachalitz
elle-même, descendait en ligne directe de Jean Ziska par les femmes,
comme vous descendez des Rudolstadt, ma tante!
«--Ceci est un rêve, une erreur, Albert!...
«--Non, ma chère tante; j'en appelle à monsieur le chapelain, qui est un
homme véridique et craignant Dieu. Il a eu entre les mains les
parchemins qui le prouvaient.
«--Moi? s'écria le chapelain, pâle comme la mort.
«--Vous pouvez l'avouer sans rougir devant monsieur l'abbé, répondit
Albert avec une amère ironie, puisque vous avez fait votre devoir de
prêtre catholique et de sujet autrichien en les brûlant le lendemain de
la mort de ma mère!
«--Cette action, que me commandait ma conscience, n'a eu que Dieu pour
témoin! reprit l'abbé, plus pâle encore. Comte Albert, qui a pu vous
révéler ...?
«--Je vous l'ai dit, monsieur le chapelain, la voix qui parle plus haut
que celle du prêtre!
«--Quelle voix, Albert? demandai-je vivement intéressée.
«--La voix qui parle dans le sommeil, répondit Albert.
«--Mais ceci n'explique rien, mon fils, dit le comte Christian tout
pensif et tout triste.
«--La voix du sang, mon père! répondit Albert d'un ton qui nous fit tous
tressaillir.
«--Hélas! mon Dieu! dit mon oncle en joignant les mains, ce sont les
mêmes rêveries, les mêmes imaginations, qui tourmentaient sa pauvre
mère. Il faut que, dans sa maladie, elle ait parlé de tout cela devant
notre enfant, ajouta-t-il en se penchant vers ma tante, et que son
esprit en ait été frappé de bonne heure.
«--Impossible, mon frère, répondit la chanoinesse: Albert n'avait pas
trois ans lorsqu'il perdit sa mère.
«--Il faut plutôt, dit le chapelain à voix basse, qu'il soit resté dans
la maison quelques-uns de ces maudits écrits hérétiques, tout remplis de
mensonge et tissus d'impiétés, qu'elle avait conservés par esprit de
famille, et dont elle eut pourtant la vertu de me faire le sacrifice à
son heure suprême.
«--Non, il n'en est pas resté, répondit Albert, qui n'avait pas perdu
une seule parole du chapelain, bien que celui-ci eût parlé assez bas, et
qu'Albert, qui se promenait avec agitation, fût en ce moment à l'autre
bout du grand salon. Vous savez bien monsieur le chapelain, que vous
avez tout détruit, et que vous avez encore, au lendemain de _son_
dernier jour, cherché et fureté dans tous les coins de sa chambre.
«--Qui donc a ainsi aidé ou égaré votre mémoire, Albert? demanda le
comte Christian d'un ton sévère. Quel serviteur infidèle ou imprudent
s'est donc avisé de troubler votre jeune esprit par le récit, sans doute
exagéré, de ces événements domestiques?
«--Aucun, mon père; je vous le jure sur ma religion et sur ma
conscience.
«--L'ennemi du genre humain est intervenu dans tout ceci, dit le
chapelain consterné.
«--Il serait plus vraisemblable et plus chrétien de penser, observa
l'abbé, que le comte Albert est doué d'une mémoire extraordinaire, et
que des événements dont le spectacle ne frappe point ordinairement l'âge
tendre sont restés gravés dans son esprit. Ce que j'ai vu de sa rare
intelligence me fait aisément croire que sa raison a dû avoir un
développement fort précoce; et quant à sa faculté de garder le souvenir
des choses, j'ai reconnu qu'elle était prodigieuse en effet.
«--- Elle ne vous semble prodigieuse que parce que vous en êtes tout à
fait dépourvu, répondit Albert sèchement. Par exemple, vous ne vous
rappelez pas ce que vous avez fait en l'année 1619, après que Withold
Podiebrad le protestant, le vaillant, le fidèle (votre grand-père, ma
chère tante), le dernier qui porta notre nom, eut rougi de son sang la
pierre d'épouvante? Vous avez oublié votre conduite en cette
circonstance, je le parierais, monsieur l'abbé?
«--Je l'ai oubliée entièrement, je l'avoue, répondit l'abbé avec un
sourire railleur qui n'était pas de trop bon goût dans un moment où il
devenait évident pour nous tous qu'Albert divaguait complètement.
«--Eh bien! je vais vous la rappeler, reprit Albert sans se déconcerter.
Vous allâtes bien vite conseiller à ceux des soldats impériaux qui
avaient fait le coup de se sauver ou de se cacher, parce que les
ouvriers de Pilsen, qui avaient le courage de s'avouer protestants, et
qui adoraient Withold, venaient pour venger la mort de leur maître, et
s'apprêtaient à les mettre en pièces. Puis, vous vîntes trouver mon
aïeule Ulrique, la veuve tremblante et consternée de Withold, et vous
lui promîtes de faire sa paix avec l'empereur Ferdinand II, de lui
conserver ses biens, ses titres, sa liberté, et la tête de ses enfants,
si elle voulait suivre vos conseils et vous payer vos services à prix
d'or; elle y consentit: son amour maternel lui suggéra cet acte de
faiblesse. Elle ne respecta pas le martyre de son noble époux. Elle
était née catholique, et n'avait abjuré que par amour pour lui. Elle ne
sut point accepter la misère, la proscription, la persécution, pour
conserver à ses enfants une foi que Withold venait de signer de son
sang, et un nom qu'il venait de rendre plus illustre encore que tous
ceux de ses ancêtres _hussites, calixtins, taborites, orphelins, frères
de l'union, et luthériens_. (Tous ces noms, ma chère Porporina, sont
ceux des diverses sectes qui joignent l'hérésie de Jean Huss à celle de
Luther, et qu'avait probablement suivies la branche des Podiebrad dont
nous descendons.) Enfin, continua Albert, la Saxonne eut peur, et céda.
Vous prîtes possession du château, vous en éloignâtes les bandes
impériales, vous fîtes respecter nos terres. Vous fîtes un immense
auto-da-fé de nos titres et de nos archives. C'est pourquoi ma tante,
pour son bonheur, n'a pu rétablir l'arbre généalogique des Podiebrad, et
s'est rejetée sur la pâture moins indigeste des Rudolstadt. Pour prix de
vos services, vous fûtes riche, très-riche. Trois mois après, il fut
permis à Ulrique d'aller embrasser à Vienne les genoux de l'empereur,
qui lui permit gracieusement de dénationaliser ses enfants, de les faire
élever par vous dans la religion romaine, et de les enrôler ensuite sous
les drapeaux contre lesquels leur père et leurs aïeux avaient si
vaillamment combattu. Nous fûmes incorporés mes fils et moi, dans les
rangs de la tyrannie autrichienne ...
«--Tes fils et toi!... dit ma tante désespérée, voyant qu'il battait la
campagne.
«--Oui, mes fils Sigismond et Rodolphe, répondit très-sérieusement
Albert.
«--C'est le nom de mon père et de mon oncle, dit le comte Christian.
Albert, où est ton esprit? Reviens à toi, mon fils. Plus d'un siècle
nous sépare de ces événements douloureux accomplis par l'ordre de la
Providence.»
«Albert n'en voulut point démordre. Il se persuada et voulut nous
persuader qu'il était le même que Wratislaw, fils de Withold, et le
premier des Podiebrad qui eût porté le nom maternel de Rudolstadt. Il
nous raconta son enfance, le souvenir distinct qu'il avait gardé du
supplice du comte Withold, supplice dont il attribuait tout l'odieux au
jésuite Dithmar (lequel, selon lui, n'était autre que l'abbé, son
gouverneur), la haine profonde que, pendant son enfance, il avait
éprouvée pour ce Dithmar, pour l'Autriche, pour les impériaux et pour
les catholiques. Et puis, ses souvenirs parurent se confondre, et il
ajouta mille choses incompréhensibles sur la vie éternelle et
perpétuelle, sur la réapparition des hommes sur la terre, se fondant sur
cet article de la croyance hussitique, que Jean Huss devait revenir en
Bohême cent ans après sa mort, et compléter son oeuvre; prédiction qui
s'était accomplie, puisque, selon lui, Luther était Jean Huss
ressuscité. Enfin ses discours furent un mélange d'hérésie, de
superstition, de métaphysique obscure, de délire poétique; et tout cela
fut débité avec une telle apparence de conviction, avec des souvenirs si
détaillés, si précis, et si intéressants, de ce qu'il prétendait avoir
vu, non-seulement dans la personne de Wratislaw, mais encore dans celle
de Jean Ziska, et de je ne sais combien d'autres morts qu'il soutenait
avoir été ses propres apparitions dans la vie du passé, que nous
restâmes tous béants à l'écouter, sans qu'aucun de nous eût la force de
l'interrompre ou de le contredire. Mon oncle et ma tante, qui
souffraient horriblement de cette démence, impie selon eux, voulaient du
moins la connaître à fond; car c'était la première fois qu'elle se
manifestait ouvertement, et il fallait bien en savoir la source pour
tâcher ensuite de la combattre. L'abbé s'efforçait de tourner la chose
en plaisanterie, et de nous faire croire que le comte Albert était un
esprit fort plaisant et fort malicieux, qui prenait plaisir à nous
mystifier par son incroyable érudition.
«--II a tant lu, nous disait-il, qu'il pourrait nous raconter ainsi
l'histoire de tous les siècles, chapitre par chapitre, avec assez de
détails et de précision pour faire accroire à des esprits un peu portés
au merveilleux, qu'il a véritablement assisté aux scènes qu'il raconte.»
«La chanoinesse, qui, dans sa dévotion ardente, n'est pas très-éloignée
de la superstition, et qui commençait à croire son neveu sur parole,
prit très-mal les insinuations de l'abbé, et lui conseilla de garder ses
explications badines pour une occasion plus gaie; puis elle fit un grand
effort pour amener Albert à rétracter les erreurs dont il avait la tête
remplie.
«--Prenez garde, ma tante; s'écria Albert avec impatience, que je ne
vous dise qui vous êtes. Jusqu'ici je n'ai pas voulu le savoir; mais
quelque chose m'avertit en ce moment que la Saxonne Ulrique est auprès
de moi.
«--Eh quoi, mon pauvre enfant, répondit-elle, cette aïeule prudente et
dévouée qui sut conserver à ses enfants la vie, et à ses descendants
l'indépendance, les biens et les honneurs dont ils jouissent, vous
pensez qu'elle revit en moi? Eh bien, Albert, je vous aime tant, que
pour vous je ferais plus encore: je sacrifierais ma vie, si je pouvais,
à ce prix, calmer votre esprit égaré.»
«Albert la regarda quelques instants avec des yeux à la fois sévères et
attendris.
«--Non, non, dit-il enfin en s'approchant d'elle, et en s'agenouillant à
ses pieds, vous êtes un ange, et vous avez communié jadis dans la coupe
de bois des Hussites. Mais la Saxonne est ici, cependant, et sa voix a
frappé mon oreille aujourd'hui à plusieurs reprises.
«--Prenez que c'est moi, Albert, lui dis-je en m'efforçant de l'égayer,
et ne m'en veuillez pas trop de ne pas vous avoir livré aux bourreaux en
l'année 1619.
«--Vous, ma mère, dit-il en me regardant avec des yeux effrayants, ne
dites pas cela; car je ne puis vous pardonner. Dieu m'a fait renaître
dans le sein d! une femme plus forte; il m'a retrempé dans le sang de
Ziska, dans ma propre substance, qui s'était égarée je ne sais comment.
Amélie, ne me regardez pas, ne me parlez pas surtout! C'est votre voix,
Ulrique, qui me fait aujourd'hui tout le mal que je souffre.»
«En disant cela, Albert sortit précipitamment, et nous restâmes tous
consternés de la triste découverte qu'il venait enfin de nous faire
faire sur le dérangement de son esprit.
«Il était alors deux heures après midi; nous avions dîné paisiblement,
Albert n'avait bu que de l'eau. Rien ne pouvait nous donner l'espoir que
cette démence fût l'effet de l'ivresse. Le chapelain et ma tante se
levèrent aussitôt pour le suivre et pour le soigner, le jugeant fort
malade. Mais, chose inconcevable! Albert avait déjà disparu comme par
enchantement; on ne le trouva ni dans sa chambre, ni dans celle de sa
mère, où il avait coutume de s'enfermer souvent, ni dans aucun recoin du
château; on le chercha dans le jardin, dans la garenne, dans les bois
environnants, dans les montagnes. Personne ne l'avait vu de près ni de
loin. La trace de ses pas n'était restée nulle part. La journée et la
nuit s'écoulèrent ainsi. Personne ne se coucha dans la maison. Nos gens
furent sur pied jusqu'au jour pour le chercher avec des flambeaux.
«Toute la famille se mit en prières. La journée du lendemain se passa
dans les mêmes anxiétés, et la nuit suivante dans la même consternation.
Je ne puis vous dire quelle terreur j'éprouvai, moi qui n'avais jamais
souffert, jamais tremblé de ma vie pour des événements domestiques de
cette importance. Je crus très-sérieusement qu'Albert s'était donné la
mort ou s'était enfui pour jamais. J'en pris des convulsions et une
fièvre assez forte. Il y avait encore en moi un reste d'amour, au milieu
de l'effroi que m'inspirait un être si fatal et si bizarre. Mon père
conservait la force d'aller à la chasse, s'imaginant que, dans ses
courses lointaines, il retrouverait Albert au fond des bois. Ma pauvre
tante, dévorée de douleur, mais active et courageuse, me soignait, et
cherchait à rassurer tout le monde. Mon oncle priait jour et nuit. En
voyant sa foi et sa soumission stoïque aux volontés du ciel, je
regrettais de n'être pas dévote.
«L'abbé feignait un peu de chagrin, mais affectait de n'avoir aucune
inquiétude. Il est vrai, disait-il, qu'Albert n'avait jamais disparu
ainsi de sa présence; mais il était sujet à des besoins de solitude et
de recueillement.
Sa conclusion était que le seul remède à ces singularités était de ne
jamais les contrarier, et de ne pas paraître les remarquer beaucoup. Le
fait est que ce subalterne intrigant et profondément égoïste ne s'était
soucié que de gagner les larges appointements attachés à son rôle
surveillant, et qu'il les avait fait durer le plus longtemps possible en
trompant la famille sur le résultat de ses bons offices. Occupé de ses
affaires et de ses plaisirs, il avait abandonné Albert à ses penchants
extrêmes. Peut-être l'avait-il vu souvent malade et souvent exalté. Il
avait sans doute laissé un libre cours à ses fantaisies. Ce qu'il y a de
certain, c'est qu'il avait eu l'habileté de les cacher à tous ceux qui
eussent pu nous en rendre compte; car dans toutes les lettres que reçut
mon oncle au sujet dé son fils, il n'y eut jamais que des éloges de son
extérieur et des félicitations sur les avantages de sa personne. Albert
n'a laissé nulle part la réputation d'un malade ou d'un insensé. Quoi
qu'il en soit, sa vie intérieure durant ces huit ans d'absence est
restée pour nous un secret impénétrable. L'abbé, voyant, au bout de
trois jours, qu'il ne reparaissait pas, et craignant que ses propres
affaires ne fussent gâtées par cet incident, se mit en campagne,
soi-disant pour le chercher à Prague, où l'envie de chercher quelque
livre rare pouvait, selon lui, l'avoir poussé.»
«--II est, disait-il, comme les savants qui s'abîment dans leurs
recherches, et qui oublient le monde entier pour satisfaire leur
innocente passion.»
«Là-dessus l'abbé partit, et ne revint pas.»
«Au bout de sept jours d'angoisses mortelles, et comme nous commencions
à désespérer, ma tante, passant vers le soir devant la chambre d'Albert,
vit la porte ouverte, et Albert assis dans son fauteuil, caressant son
chien qui l'avait suivi dans son mystérieux voyage. Ses vêtements
n'étaient ni salis ni déchirés; seulement la dorure en était noircie,
comme s'il fût sorti d'un lieu humide, ou comme s'il eût passé les nuits
à la belle étoile. Sa chaussure n'annonçait pas qu'il eût beaucoup
marché; mais sa barbe et ses cheveux témoignaient d'un long oubli des
soins de sa personne. Depuis ce jour-là, il a constamment refusé de se
raser et de se poudrer comme les autres hommes; c'est pourquoi vous lui
avez trouvé l'aspect d'un revenant.»
«Ma tante s'élança vers lui en faisant un grand cri.»
«--Qu'avez-vous donc, ma chère tante? dit-il en lui baisant la main. On
dirait que vous ne m'avez pas vu depuis un siècle!»
«--Mais, malheureux enfant! s'écria-t-elle; il y a sept jours que tu
nous as quittés sans nous rien dire; sept mortels jours, sept affreuses
nuits, que nous te cherchons, que nous te pleurons, et que nous prions
pour toi!»
«--Sept jours? dit Albert en la regardant avec surprise. II faut que
vous ayez voulu dire sept heures, ma chère tante; car je suis sorti ce
matin pour me promener, et je rentre à temps pour souper avec vous.
Comment ai-je pu vous causer une pareille inquiétude par une si courte
absence?»
«--Sans doute, dit-elle, craignant d'aggraver son mal en le lui
révélant, la langue m'a tourné; j'ai voulu dire sept heures. Je me suis
inquiétée parce que tu n'as pas l'habitude de faire d'aussi longues
promenades, et puis j'avais fait cette nuit un mauvais rêve: j'étais
folle.»
«--Bonne tante, excellente amie! dit Albert en couvrant ses mains de
baisers, vous m'aimez comme un petit enfant. Mon père n'a pas partagé
votre inquiétude, j'espère?»
«--Nullement. Il t'attend pour souper. Tu dois avoir bien faim?
«--Fort peu. J'ai très-bien dîné.»
«--Où donc, et quand donc, Albert?»
«--Ici, ce matin, avec vous, ma bonne tante. Vous n'êtes pas encore
revenue à vous-même, je le vois. Oh! que je suis malheureux de vous
avoir causé une telle frayeur! Comment aurais-je pu le prévoir?»
«--Tu sais que je suis ainsi. Laisse-moi donc te demander où tu as
mangé, où tu as dormi depuis que tu nous as quittés!»
«--Depuis ce matin, comment aurais-je eu envie de dormir ou de manger?»
«--Tu ne te sens pas malade?
«--Pas le moins du monde.
«--Point fatigué? Tu as sans, doute beaucoup marché! gravi les
montagnes? cela est fort pénible. Où as-tu été?»
«Albert mit la main sur ses yeux comme pour se rappeler; mais il ne put
le dire.
--Je vous avoue, répondit-il, que je n'en sais plus rien. J'ai été fort
préoccupé. J'ai marché sans rien voir, comme je faisais dans mon
enfance, vous savez? je ne pouvais jamais vous répondre quand vous
m'interrogiez.
--Et durant tes voyages, faisais-tu plus d'attention à ce que tu voyais?
--Quelquefois, mais pas toujours. J'ai observé bien des choses; mais
j'en ai oublié beaucoup d'autres, Dieu merci!
--Et pourquoi _Dieu merci_?
--Parce qu'il y a des choses affreuses à voir sur la face de ce monde!
répondit-il en se levant avec un visage sombre, que jusque-là ma tante
ne lui avait pas trouvé.
«Elle vit qu'il ne fallait pas le faire causer davantage, et courut
annoncer à mon oncle que son fils était retrouvé. Personne ne le savait
encore dans la maison, personne ne l'avait vu rentrer. Son retour
n'avait pas laissé plus de traces que son départ.
«Mon pauvre oncle, qui avait eu tant de courage pour supporter le
malheur, n'en eut pas dans le premier moment pour la joie. Il perdit
connaissance; et lorsque Albert reparut devant lui, il avait la figure
plus altérée que celle de son fils. Albert, qui depuis ses longs voyages
semblait ne remarquer aucune émotion autour de lui, parut ce jour-là
tout renouvelé et tout différent de ce qu'on l'avait vu jusqu'alors. Il
fit mille caresses à son père, s'inquiéta de le voir si changé, et
voulut en savoir la cause. Mais quand on se hasarda à la lui faire
pressentir, il ne put jamais la comprendre, et toutes ses réponses
furent faites avec une bonne foi et une assurance qui semblaient bien
prouver l'ignorance complète où il était des sept jours de sa
disparition.»
--Ce que vous me racontez ressemble à un rêve, dit Consuelo, et me porte
à divaguer plutôt qu'à dormir, ma chère baronne. Comment est-il possible
qu'un homme vive pendant sept jours sans avoir conscience de rien?