CONSUELO
PAR
GEORGE SAND
TOME PREMIER
1861
NOTICE
Ce long roman de _Consuelo_, suivi de _la Comtesse de Rudolstadt_ et
accompagné, lors de sa publication dans la _Revue indépendante_, de deux
notices sur _Jean Ziska_ et _Procope le Grand_, forme un tout assez
important comme appréciation et résumé de moeurs historiques. Le roman
n'est pas bien conduit. Il va souvent un peu à l'aventure, a-t-on dit;
il manque de proportion. C'est l'opinion de mes amis, et je la crois
fondée. Ce défaut, qui ne consiste pas dans un _décousu_, mais dans une
_sinuosité_ exagérée d'événements, a été l'effet de mon infirmité
ordinaire: l'absence de plan. Je le corrige ordinairement beaucoup quand
l'ouvrage, terminé, est entier dans mes mains. Mais la grande
consommation de livres nouveaux qui s'est faite de 1835 à 1845
particulièrement, la concurrence des journaux et des revues, l'avidité
des lecteurs, complice de celle des éditeurs, ce furent là des causes de
production rapide et de publication pour ainsi dire forcée, Je
m'intéressais vivement au succès de la _Revue indépendante_, fondée par
mes amis Pierre Leroux et Louis Viardot, continuée par mes amis
Ferdinand François et Pernet. J'avais commencé _Consuelo_ avec le projet
de ne faire qu'une nouvelle. Ce commencement plut, et on m'engagea à le
développer, en me faisant pressentir tout ce que le dix-huitième siècle
offrait d'intérêt sous le rapport de l'art, de la philosophie et du
merveilleux, trois éléments produits par ce siècle d'une façon
très-hétérogène en apparence, et dont le lien était cependant curieux et
piquant à établir sans trop de fantaisie.
Dès lors, j'avançai dans mon sujet, au jour le jour, lisant beaucoup et
produisant aussitôt, pour chaque numéro de la _Revue_ (car on me priait
de ne pas m'interrompre), un fragment assez considérable.
Je sentais bien que cette manière de travailler n'était pas normale et
offrait de grands dangers; ce n'était pas la première fois que je m'y
étais laissé entraîner; mais, dans un ouvrage d'aussi longue haleine et
appuyé sur tant de réalités historiques, l'entreprise était téméraire.
La première condition d'un ouvrage d'art, c'est le temps et la liberté.
Je parle ici de la liberté qui consiste à revenir sur ses pas quand on
s'aperçoit qu'on a quitté son chemin pour se jeter dans une traverse; je
parle du temps qu'il faudrait se réserver pour abandonner les sentiers
hasardeux et retrouver la ligne droite. L'absence de ces deux sécurités,
crée à l'artiste une inquiétude fiévreuse, parfois favorable à
l'inspiration, parfois périlleuse pour la raison, qui, en somme, doit
enchaîner le caprice, quelque carrière qui lui soit donnée dans un
travail de ce genre.
Ma réflexion condamne donc beaucoup cette manière de produire. Qu'on
travaille aussi vite qu'on voudra et qu'on pourra: _le temps ne fait
rien à l'affaire_; mais entre la création spontanée et la publication,
il faudrait absolument le temps de relire l'ensemble et de l'expurger
des longueurs qui sont précisément l'effet ordinaire de la
précipitation. La fièvre est bonne, mais la conscience de l'artiste a
besoin de passer en revue, à tête reposée, avant de les raconter tout
haut, les songes qui ont charmé sa divagation libre et solitaire.
Je me suis donc presque toujours abstenue depuis d'agir avec cette
complaisance mal entendue pour les autres et pour soi, et mes amis se
sont aperçus d'une seconde manière, plus sobre et mieux digérée, dont je
m'étais fait la promesse à moi-même, en courant à travers champs après
la voyageuse _Consuelo_. Je sentais là un beau sujet, des types
puissants, une époque et des pays semés d'accidents historiques, dont le
côté intime était précieux à explorer; et j'avais regret de ne pouvoir
reprendre mon itinéraire et choisir mes étapes, à mesure que j'avançais
au hasard, toujours frappée et tentée par des horizons nouveaux.
Il y a dans _Consuelo_ et dans _La Comtesse de Rudolstadt_, des
matériaux pour trois ou quatre bons romans. Le défaut, c'est d'avoir
entassé trop de richesses brutes dans un seul. Ces richesses me venaient
à foison dans les lectures dont j'accompagnais mon travail. Il y avait
là plus d'une mine à explorer, et je ne pouvais résister au désir de
puiser un peu dans chacune, au risque de ne pas classer bien sagement
mes conquêtes.
Tel qu'il est, l'ouvrage a de l'intérêt et, contre ma coutume quand il
s'agit de mes ouvrages, j'en conseille la lecture. On y apprendra
beaucoup de choses qui ne sont pas nouvelles pour les gens instruits,
mais qui, par leur rapprochement, jettent une certaine lumière sur les
préoccupations et, par conséquent, sur l'esprit du siècle de
Marie-Thérèse et de Frédéric II, de Voltaire et de Cagliostro: siècle
étrange, qui commence par des chansons, se développe dans des
conspirations bizarres, et aboutit, par des idées profondes, à des
révolutions formidables!
Que l'on fasse bon marché de l'intrigue et de l'invraisemblance de
certaines situations; que l'on regarde autour de ces gens et de ces
aventures de ma fantaisie, on verra un monde où je n'ai rien inventé, un
monde qui existé et qui a été beaucoup plus fantastique que mes
personnages et leurs vicissitudes: de sorte que je pourrais dire que ce
qu'il y a de plus impossible dans mon livre, est précisément ce qui
s'est passé dans la réalité des choses.
GEORGE SAND.
Nohant, 15 septembre 1854.
CONSUELO
I.
«Oui, oui, Mesdemoiselles, hochez la tête tant qu'il vous plaira; la
plus sage et la meilleure d'entre vous, c'est ... Mais je ne veux pas le
dire; car c'est la seule de ma classe qui ait de la modestie, et je
craindrais, en la nommant, de lui faire perdre à l'instant même cette
rare vertu que je vous souhaite....
--_In nomine Patris, et Filii, et Spiritu Sancto_, chanta la Costanza
d'un air effronté.
--_Amen_, chantèrent en choeur toutes les autres petites filles.
--Vilain méchant! dit la Clorinda en faisant une jolie moue, et en
donnant un petit coup du manche de son éventail sur les doigts osseux et
ridés que le maître de chant laissait dormir allongés sur le clavier
muet de l'orgue.
--A d'autres! dit le vieux professeur, de l'air profondément désabusé
d'un homme qui, depuis quarante ans, affronte six heures par jour toutes
les agaceries et toutes les mutineries de plusieurs générations
d'enfants femelles. Il n'en est pas moins vrai, ajouta-t-il en mettant
ses lunettes dans leur étui et sa tabatière dans sa poche, sans lever
les yeux sur l'essaim railleur et courroucé, que cette sage, cette
docile, cette studieuse, cette attentive, cette bonne enfant, ce n'est
pas vous, signora Clorinda; ni vous, signora Costanza; ni vous non plus,
signora Zulietta; et la Rosina pas davantage, et Michela encore
moins....
--En ce cas, c'est moi ...--Non, c'est moi ...--Pas du tout, c'est
moi?--Moi!--Moi!» s'écrièrent de leurs voix flûtées ou perçantes une
cinquantaine de blondines ou de brunettes, en se précipitant comme une
volée de mouettes crieuses sur un pauvre coquillage laissé à sec sur la
grève par le retrait du flot.
Le coquillage, c'est-à-dire le maestro (et je soutiens qu'aucune
métaphore ne pouvait être mieux appropriée à ses mouvements anguleux, à
ses yeux nacrés, à ses pommettes tachetées de rouge, et surtout aux
mille petites boucles blanches, raides et pointues de la perruque
professorale); le maestro, dis-je, forcé par trois fois de retomber sur
la banquette après s'être levé pour partir, mais calme et impassible
comme un coquillage bercé et endurci dans les tempêtes, se fit longtemps
prier pour dire laquelle de ses élèves méritait les éloges dont il était
toujours si avare, et dont il venait de se montrer si prodigue. Enfin,
cédant comme à regret à des prières que provoquait sa malice, il prit le
bâton doctoral dont il avait coutume de marquer la mesure, et s'en
servit pour séparer et resserrer sur deux files son troupeau
indiscipliné. Puis avançant d'un air grave entre cette double haie de
têtes légères, il alla se poser dans le fond de la tribune de l'orgue,
en face d'une petite personne accroupie sur un gradin. Elle, les coudes
sur ses genoux, les doigts dans ses oreilles pour n'être pas distraite
par le bruit, étudiait sa leçon à demi-voix pour n'être incommode à
personne, tortillée et repliée sur elle-même comme un petit singe; lui,
solennel et triomphant, le jarret et le bras tendus, semblable au berger
Pâris adjugeant la pomme, non à la plus belle, mais à la plus sage.
«_Consuelo?_ l'Espagnole?» s'écrièrent tout d'une voix les jeunes
choristes, d'abord frappées de surprise. Puis un éclat de rire
universel, homérique, fit monter enfin le rouge de l'indignation et de
la colère au front majestueux du professeur.
La petite Consuelo, dont les oreilles bouchées n'avaient rien entendu de
tout ce dialogue, et dont les yeux distraits erraient au hasard sans
rien voir, tant elle était absorbée par son travail, demeura quelques
instants insensible à tout ce tapage. Puis enfin, s'apercevant de
l'attention dont elle était l'objet, elle laissa tomber ses mains de ses
oreilles sur ses genoux, et son cahier de ses genoux à terre; elle resta
ainsi pétrifiée d'étonnement, non confuse, mais un peu effrayée, et
finit par se lever pour regarder derrière elle si quelque objet bizarre
ou quelque personnage ridicule n'était point, au lieu d'elle, la cause
de cette bruyante gaîté.
«Consuelo, lui dit le maestro en la prenant par la main sans s'expliquer
davantage, viens là, ma bonne fille, chante-moi le _Salve Regina_ de
Pergolèse, que tu apprends depuis quinze jours, et que la Clorinda
étudie depuis un an.»
Consuelo, sans rien répondre, sans montrer ni crainte, ni orgueil, ni
embarras, suivit le maître de chant jusqu'à l'orgue, où il se rassit et,
d'un air de triomphe, donna le ton à la jeune élève. Alors Consuelo,
avec simplicité et avec aisance, éleva purement, sous les profondes
voûtes de la cathédrale, les accents de la plus belle voix qui les eût
jamais fait retentir. Elle chanta le _Salve Regina_ sans faire une seule
faute de mémoire, sans hasarder un son qui ne fût complètement juste,
plein, soutenu ou brisé à propos; et suivant avec une exactitude toute
passive les instructions que le savant maître lui avait données, rendant
avec ses facultés puissantes les intentions intelligentes et droites du
bonhomme, elle fit, avec l'inexpérience et l'insouciance d'un enfant, ce
que la science, l'habitude et l'enthousiasme n'eussent pas fait faire à
un chanteur consommé: elle chanta avec perfection. «C'est bien, ma
fille, lui dit le vieux maître toujours sobre de compliments. Tu as
étudié avec attention, et tu as chanté avec conscience. La prochaine
fois tu me répéteras la cantate de Scarlati que je t'ai enseignée.
--_Si, Signor professore_, répondit Consuelo. A présent je puis m'en
aller?
--Oui, mon enfant. Mesdemoiselles, la leçon est finie.»
Consuelo mit dans un petit panier ses cahiers, ses crayons, et son petit
éventail de papier noir, inséparable jouet de l'Espagnole aussi bien que
de la Vénitienne, et dont elle ne se servait presque jamais, bien
qu'elle l'eût toujours auprès d'elle. Puis elle disparut derrière les
tuyaux de l'orgue, descendit ave la légèreté d'une souris l'escalier
mystérieux qui ramène à l'église, s'agenouilla un instant en traversant
la nef du milieu, et, au moment de sortir, trouva auprès du bénitier un
beau jeune seigneur qui lui tendit le goupillon en souriant. Elle en
prit; et, tout en le regardant droit au visage avec l'aplomb d'une
petite fille qui ne se croit point et ne se sent point encore femme,
elle mêla son signe de croix et son remercîment d'une si plaisante
façon, que le jeune seigneur se prit à rire tout à fait. Consuelo se mit
à rire aussi; et tout à coup, comme si elle se fût rappelé qu'on
l'attendait, elle prit sa course, et franchit le seuil de l'église, les
degrés et le portique en un clin d'oeil.
Cependant le professeur remettait pour la seconde fois ses lunettes dans
la vaste poche de son gilet, et s'adressant aux écolières silencieuses:
«Honte à vous! mes belles demoiselles, leur disait-il. Cette petite
fille, la plus jeune d'entre vous, la plus nouvelle dans ma classe, est
seule capable de chanter proprement un solo; et dans les choeurs,
quelque sottise que vous fassiez autour d'elle, je la retrouve toujours
aussi ferme et aussi juste qu'une note de clavecin. C'est qu'elle a du
zèle, de la patience, et ce que vous n'avez pas et que vous n'aurez
jamais, toutes tant que vous êtes, _de la conscience!_
--Ah! voilà son grand mot lâché! s'écria la Costanza dès qu'il fut
sorti. Il ne l'avait dit que trente-neuf fois durant la leçon, et il
ferait une maladie s'il n'arrivait à la quarantième.
--Belle merveille que cette Consuelo fasse des progrès! dit la Zulietta.
Elle est si pauvre! elle ne songe qu'à se dépêcher d'apprendre quelque
chose pour aller gagner son pain.
--On m'a dit que sa mère était une Bohémienne, ajouta la Michelina, et
que la petite a chanté dans les rues et sur les chemins avant de venir
ici. On ne saurait nier qu'elle a une belle voix; mais elle n'a pas
l'ombre d'intelligence, cette pauvre enfant! Elle apprend par coeur,
elle suit servilement les indications du professeur, et puis ses bons
poumons font le reste.
--Qu'elle ait les meilleurs poumons et la plus grande intelligence
par-dessus le marché, dit la belle Clorinda, je ne voudrais pas lui
disputer ces avantages s'il me fallait échanger ma figure contre la
sienne.
--Vous n'y perdriez déjà pas tant! reprit Costanza, qui ne mettait pas
beaucoup d'entraînement à reconnaître la beauté de Clorinda.
--Elle n'est pas belle non plus, dit une autre. Elle est jaune comme un
cierge pascal, et ses grands yeux disent rien du tout; et puis toujours
si mal habillée. Décidément c'est une laideron.
--Pauvre fille! c'est bien malheureux pour elle, tout cela: point
d'argent, et point de beauté!»
C'est ainsi qu'elles terminèrent le panégyrique de Consuelo, et qu'elles
se consolèrent en la plaignant, de l'avoir admirée tandis qu'elle
chantait.
II.
Ceci se passait à Venise il y a environ une centaine d'années, dans
l'église des _Mendicanti_, où le célèbre maestro Porpora venait
d'essayer la répétition de ses grandes vêpres en musique, qu'il devait y
diriger le dimanche suivant, jour de l'Assomption. Les jeunes choristes
qu'il avait si vertement gourmandées étaient des enfants de ces
_scuole_, où elles étaient instruites aux frais de l'État, pour être par
lui dotées ensuite, _soit pour le mariage, soit pour le cloître_, dit
Jean-Jacques Rousseau, qui admira leurs voix magnifiques vers la même
époque, dans cette même église. Lecteur, tu ne te rappelles que trop ces
détails, et un épisode charmant raconté par lui à ce propos dans le
livre VIII des _Confessions_. Je n'aurai garde de transcrire ici ces
adorables pages, après lesquelles tu ne pourrais certainement pas te
résoudre à reprendre les miennes; et bien autant ferais-je à ta place,
ami lecteur. J'espère donc que tu n'as pas en ce moment les
_Confessions_ sous la main, et je poursuis mon conte.
Toutes ces jeunes personnes n'étaient pas également pauvres, et il est
bien certain que, malgré la grande intégrité de l'administration,
quelques-unes se glissaient là, pour lesquelles c'était plutôt une
spéculation qu'une nécessité de recevoir, aux frais de la République,
une éducation d'artiste et des moyens d'établissement. C'est pourquoi
quelques-unes se permettaient d'oublier les saintes lois de l'égalité;
grâce auxquelles on les avait laissées s'asseoir furtivement sur les
mêmes bancs que leurs pauvres soeurs. Toutes aussi ne remplissaient pas
les vues austères que la République avait sur leur sort futur. Il s'en
détachait bien quelqu'une de temps en temps, qui, ayant profité de
l'éducation gratuite, renonçait à la dot pour chercher ailleurs une plus
brillante fortune. L'administration, voyant que cela était inévitable,
avait quelquefois admis aux cours de musique les enfants des pauvres
artistes dont l'existence nomade ne permettait pas un bien long séjour à
Venise. De ce nombre était la petite Consuelo, née en Espagne, et
arrivée de là en Italie en passant par Saint-Pétersbourg,
Constantinople, Mexico, ou Arkangel, ou par toute autre route encore
plus directe à l'usage des seuls Bohémiens.
Bohémienne, elle ne l'était pourtant que de profession et par manière de
dire; car de race, elle n'était ni Gitana ni Indoue, non plus
qu'Israélite en aucune façon. Elle était de bon sang espagnol, sans
doute mauresque à l'origine, car elle était passablement brune, et toute
sa personne avait une tranquillité qui n'annonçait rien des races
vagabondes. Ce n'est point que de ces races-là je veuille médire. Si
j'avais inventé le personnage de Consuelo, je ne prétends point que je
ne l'eusse fait sortir d'Israël, ou de plus loin encore; mais elle était
formée de la côte d'Ismaël, tout le révélait, dans son organisation. Je
ne l'ai point vue, car je n'ai pas encore cent ans, mais on me l'a
affirmé, et je n'y puis contredire. Elle n'avait pas cette pétulance
fébrile interrompue par des accès de langueur apathique qui distingue
les _zingarelle_. Elle n'avait pas la curiosité insinuante et la
mendicité tenace d'une _ebbrea_ indigente. Elle était aussi calme que
l'eau des lagunes, et en même temps aussi active que les gondoles
légères qui en sillonnent incessamment la face.
Comme elle grandissait beaucoup, et que sa mère était fort misérable,
elle portait toujours ses robes trop courtes d'une année; ce qui donnait
à ses longues jambes de quatorze ans, habituées à se montrer en public,
une sorte de grâce sauvage et d'allure franche qui faisait plaisir et
pitié à voir. Si son pied était petit, on ne le pouvait dire, tant il
était mal chaussé. Eh revanche; sa taille, prise dans des _corps_
devenus trop étroits et craqués à toutes les coutures, était svelte et
flexible comme un palmier, mais sans forme, sans rondeur, sans aucune
séduction. La pauvre fille n'y songeait guère, habituée qu'elle était à
s'entendre traiter de _guenon_, de _cédrat_, et de _moricaude_, par les
blondes, blanches et replètes filles de l'Adriatique. Son visage tout
rond, blême et insignifiant, n'eût frappé personne, si ses cheveux
courts, épais et rejetés derrière ses oreilles, en même temps que son
air sérieux et indifférent à toutes les choses extérieures, ne lui
eussent donné une certaine singularité peu agréable. Les figures qui ne
plaisent pas perdent de plus en plus la faculté de plaire. L'être qui
les porte, indifférent aux autres, le devient à lui-même, et prend une
négligence de physionomie qui éloigne de plus en plus les regards. La
beauté s'observe, s'arrange, se soutient, se contemple, et se pose pour
ainsi dire sans cesse dans un miroir imaginaire placé devant elle. La
laideur s'oublie et se laisse aller. Cependant il en est de deux sortes:
l'une qui souffre et proteste sans cesse contre la réprobation générale
par une habitude de rage et d'envie: ceci est la vraie, la seule
laideur; l'autre, ingénue, insouciante, qui prend son parti, qui n'évite
et ne provoque aucun jugement, et qui gagne le coeur tout en choquant
les yeux: c'était la laideur de Consuelo. Les personnes généreuses qui
s'intéressaient à elle regrettaient d'abord qu'elle ne fût pas jolie; et
puis, se ravisant, elles disaient, en lui prenant la tête avec cette
familiarité qu'on n'a pas pour la beauté: «Eh bien, toi, tu as la mine
d'une bonne créature»; et Consuelo était fort contente, bien qu'elle
n'ignorât point que cela voulait dire: «Tu n'as rien de plus.»
Cependant le jeune et beau seigneur qui lui avait offert de l'eau bénite
resta auprès de la coupe lustrale, jusqu'à ce qu'il eût vu défiler l'une
après l'autre jusqu'à la dernière des _scolari_. Il les regarda toutes
avec attention, et lorsque la plus belle, la Clorinda, passa près de
lui, il lui donna l'eau bénite avec ses doigts, afin d'avoir le plaisir
de toucher les siens. La jeune fille rougit d'orgueil, et passa outre,
en lui jetant ce regard, mêlé de honte et d'audace, qui n'est
l'expression ni de la fierté ni de la pudeur.
Dès qu'elles furent rentrées dans l'intérieur du couvent, le galant
patricien revint sous la nef, et abordant le professeur qui descendait
plus lentement de la tribune: «Par le corps de Bacchus! vous allez me
dire, mon cher maître, s'écria-t-il, laquelle de vos élèves a chanté le
_Salve Regina_.
--Et pourquoi voulez-vous le savoir, comte Zustiniani? répondit le
professeur en sortant avec lui de l'église.
--Pour vous en faire mon compliment, reprit le patricien. Il y a
longtemps que je suis, non-seulement vos vêpres, mais jusqu'à vos
exercices; car vous savez combien je suis _dilettante_ de musique
sacrée. Eh bien, voici la première-fois que j'entends chanter du
Pergolèse d'une manière aussi parfaite; et quant à la voix, c'est
certainement la plus belle que j'aie rencontrée dans ma vie.
--Par le Christ! je le crois bien! répliqua le professeur en savourant
une large prise de tabac avec complaisance et dignité.
--Dites-moi donc le nom de la créature céleste qui m'a jeté dans de tels
ravissements. Malgré vos sévérités et vos plaintes continuelles, on peut
dire que vous avez fait de votre école une des meilleures dé toute
l'Italie; vos choeurs sont excellents, et vos solos fort estimables;
mais la musique que vous faites exécuter est si grande, si austère, que
bien rarement de jeunes filles peuvent en faire sentir toutes les
beautés....
--Elles ne les font point sentir, dit le professeur avec tristesse,
parce qu'elle ne les sentent point elles-mêmes! Pour des voix fraîches,
étendues, timbrées, nous n'en manquons pas, Dieu merci! mais pour des
organisations musicales, hélas! qu'elles sont rares et incomplètes!
--Du moins vous en possédez une admirablement douée: l'instrument est
magnifique, le sentiment parfait, le savoir remarquable. Nommez-la-moi
donc.
--N'est-ce pas, dit le professeur en éludant la question, qu'elle vous a
fait plaisir?
--Elle m'a pris au coeur, elle m'a arraché des larmes, et par des moyens
si simples, par des effets si peu cherchés, que je n'y comprenais rien
d'abord. Et puis, je me suis rappelé ce que vous m'avez dit tant de fois
en m'enseignant votre art divin, ô mon cher maître! et pour la première
fois, moi j'ai compris combien vous aviez raison.
--Et qu'est-ce que je vous disais? reprit encore le maestro d'un air de
triomphe.
--Vous me disiez, répondit le comte, que le grand, le vrai, le beau dans
les arts, c'était le simple.
--- Je vous disais bien aussi qu'il y avait le _brillant_, le _cherché_,
l'_habile_, et qu'il y avait souvent lieu d'applaudir et de remarquer
ces qualités-là?
--Sans doute; mais de ces qualités secondaires à la vraie manifestation
du génie, il y a un abîme, disiez-vous. Eh bien, cher maître! votre
cantatrice est seule d'un côté, et toutes les autres sont en deçà.
--C'est vrai, et c'est bien dit, observa le professeur se frottant les
mains.
--Son nom? reprit le comte.
--Quel nom? dit le malin professeur.
--Et, _per Dio santo!_ celui de la sirène ou plutôt de l'archange que je
viens d'entendre.
--Et qu'en voulez-vous faire de son nom, seigneur comte? répliqua le
Porpora d'un ton sévère.
--Monsieur le professeur, pourquoi voulez-vous m'en faire un secret?
--Je vous dirai pourquoi, si vous commencez par me dire à quelles fins
vous le demandez si instamment.
--N'est-ce pas un sentiment bien naturel et véritablement irrésistible,
que celui qui nous pousse à connaître, à nommer et à voir les objets de
notre admiration?
--Eh bien, ce n'est pas là votre seul motif; laissez-moi, cher comte,
vous donner ce démenti. Vous êtes grand amateur, et bon connaisseur en
musique, je le sais: mais vous êtes, par-dessus tout, propriétaire du
théâtre San-Samuel. Vous mettez votre gloire, encore plus que votre
intérêt, à attirer les plus beaux talents et les plus belles voix
d'Italie. Vous savez bien que nous donnons de bonnes leçons; que chez
nous seulement se font les fortes études et se forment les grandes
musiciennes. Vous nous avez déjà enlevé la Corilla; et comme elle vous
sera peut-être enlevée au premier jour par un engagement avec quelque
autre théâtre, vous venez rôder autour de notre école, pour voir si nous
ne vous avons pas formé quelque nouvelle Corilla que vous vous tenez
prêt à capturer ... Voilà la vérité, monsieur le comte: avouez que j'ai
dit la vérité.
--Et quand cela serait, cher maestro, répondit le comte en souriant, que
vous importe, et quel mal y trouvez-vous?
--J'en trouve un fort grand, seigneur comte; c'est que vous corrompez,
vous perdez ces pauvres créatures.
--Ah ça, comment l'entendez-vous, farouche professeur? Depuis quand vous
faites-vous le père gardien de ces vertus fragiles?
--Je l'entends comme il faut, monsieur le comte, et ne me soucie ni de
leur vertu, ni de leur fragilité; mais je me soucie de leur talent, que
vous dénaturez et que vous avilissez sur vos théâtres, en leur donnant à
chanter de la musique vulgaire et de mauvais goût. N'est-ce point une
désolation, une honte de voir, cette Corilla, qui commençait à
comprendre grandement l'art sérieux, descendre du sacré au profane, de
la prière au badinage, de l'autel au tréteau, du sublime au ridicule,
d'Allegri et de Palestrina à Albinoni et au barbier Apollini?
--Ainsi vous refusez, dans votre rigorisme, de me nommer cette fille,
sur laquelle je ne puis avoir des vues, puisque j'ignore si elle possède
d'ailleurs les qualités requises pour le théâtre?
--Je m'y refuse absolument.
--Et vous pensez que je ne le découvrirai pas?
--Hélas! vous le découvrirez, si telle est votre détermination: mais je
ferai tout mon possible pour vous empêcher de nous l'enlever.
--Eh bien; maître, vous êtes déjà à moitié vaincu; car je l'ai vue, je
l'ai devinée, je l'ai reconnue, votre divinité mystérieuse.
--Oui da? dit le maître d'un air méfiant et réservé; en êtes-vous bien
sûr?
--Mes yeux et mon coeur me l'ont révélée; et je vais vous faire son
portrait pour vous en convaincre. Elle est grande: c'est, je crois, la
plus grande de toutes vos élèves; elle est blanche comme la neige du
Frioul, et rose comme l'horizon au matin d'un beau jour; elle a des
cheveux dorés, des yeux d'azur, un aimable embonpoint; et porte au doigt
un petit rubis qui m'a brûlé en effleurant ma main comme l'étincelle
d'un feu magique.
--Bravo! s'écria le Porpora d'un air narquois. Je n'ai rien à vous
cacher, en ce cas; et le nom de cette beauté, c'est la Clorinda. Allez
donc lui faire vos offres séduisantes; donnez-lui de l'or, des diamants
et des chiffons. Vous l'engagerez facilement dans votre troupe, et elle
pourra peut-être vous remplacer la Corilla; car le public de vos
théâtres préfère aujourd'hui de belles épaules à de beaux sons, et des
yeux hardis à une intelligence élevée.
--Me serais-je donc trompé, mon cher maître? dit le comte un peu confus;
la Clorinda ne serait-elle qu'une beauté vulgaire?
--Et si ma sirène, ma divinité, mon archange, comme il vous plaît de
l'appeler, n'était rien moins que belle? reprit le maître avec malice.
--Si elle était difforme, je vous supplierais de ne jamais me la
montrer, car mon illusion serait trop cruellement détruite. Si elle
était seulement laide, je pourrais l'adorer encore; mais je ne
l'engagerais pas pour le théâtre, parce que le talent sans la beauté
n'est parfois qu'un malheur, une lutte, une supplice pour une femme. Que
regardez-vous, maestro, et pourquoi vous arrêtez-vous ainsi?
--Nous voici à l'embarcadère où se tiennent les gondoles, et je n'en
vois aucune. Mais vous, comte, que regardez-vous ainsi par là?
--Je regarde si ce jeune gars, que vous voyez assis sur les degrés de
l'embarcadère auprès d'une petite fille assez vilaine, n'est point mon
protégé Anzoleto, le plus intelligent et le plus joli de nos petits
plébéiens. Regardez-le, cher maestro, ceci vous intéresse comme moi. Cet
enfant a la plus belle voix de ténor qui soit dans Venise; il a un goût
passionné pour la musique et des dispositions incroyables. Il y a
longtemps que je veux vous parler de lui et vous prier de lui donner des
leçons. Celui-là, je le destine véritablement à soutenir le succès de
mon théâtre, et dans quelques années, j'espère être bien récompensé de
mes soins. Holà, Zoto! viens ici, mon enfant, que je te présente à
l'illustre maître Porpora.
Anzoleto tira ses jambes nues de l'eau, où elles pendaient avec
insouciance tandis qu'il s'occupait à percer d'une grosse aiguille ces
jolies coquillages qu'on appelle poétiquement à Venise _fiori di mare_.
Il avait pour tout vêtement une culotte fort râpée et une chemise assez
fine, mais fort déchirée, à travers laquelle on voyait ses épaules
blanches et modelées comme celles d'un petit Bacchus antique. Il avait
effectivement la beauté grecque d'un jeune faune, et sa physionomie
offrait le mélange singulier, mais bien fréquent dans ces créations de
la statuaire païenne, d'une mélancolie rêveuse et d'une ironique
insouciance. Ses cheveux crépus, bien que fins, d'un blond vif un peu
cuivré par le soleil, se roulaient en mille boucles épaisses et courtes
autour de son cou d'albâtre. Tous ses traits étaient d'une perfection
incomparable; mais il y avait, dans le regard pénétrant de ses yeux
noirs comme l'encre, quelque chose de trop hardi qui ne plut pas au
professeur. L'enfant se leva bien vite à la voix de Zustiniani, jeta
tous ses coquillages sur les genoux de la petite fille assise à côté de
lui, et tandis que celle-ci, sans se déranger, continuait à les enfiler
et a les entremêler de petites perles d'or, il s'approcha, et vint
baiser la main du comte, à la manière du pays.
--Voici en effet un beau garçon, dit le professeur en lui donnant une
petite tape sur la joue. Mais il me paraît occupé à des amusements bien
puérils pour son âge: car enfin il a bien dix-huit ans, n'est-ce pas?
--Dix-neuf bientôt, _sior profesor_, répondit Anzoleto dans le dialecte
vénitien; mais si je m'amuse avec des coquilles, c'est pour aider la
petite Consuelo qui fabrique des colliers.
--Consuelo, répondit le maître en se rapprochant de son élève avec le
comte et Anzoleto, je ne croyais pas que tu eusses le goût de la parure.
--Oh! ce n'est pas pour moi, monsieur le professeur, répondit Consuelo
en se levant à demi avec précaution pour ne pas faire tomber dans l'eau
les coquilles entassées dans son tablier; c'est pour le vendre, et pour
acheter du riz et du maïs.
--Elle est pauvre, et elle nourrit sa mère, dit le Porpora. Écoute,
Consuelo: quand vous êtes dans l'embarras, ta mère et toi, il faut venir
me trouver; mais je te défends de mendier, entends-tu bien?
--Oh! vous n'avez que faire de le lui défendre, _sior profesor_,
répondit vivement Anzoleto; elle ne le ferait pas; et puis, moi, je l'en
empêcherais.
--Mais toi, tu n'as rien? dit le comte.
--Rien que vos bontés, seigneur illustrissime; mais nous partageons, la
petite et moi.
--- Elle donc ta parente?
--Non, c'est une étrangère, c'est Consuelo.
--Consuelo? quel nom bizarre! dit le comte.
--Un beau nom, illustrissime, reprit Anzoleto; cela veut dire
consolation.
--A la bonne heure. Elle est ton amie, à ce qu'il me semble?
--Elle est ma fiancée, seigneur.
--Déjà? Voyez ces enfants qui songent déjà au mariage!
--Nous nous marierons le jour où vous signerez mon engagement au théâtre
de San-Samuel, illustrissime.
--En ce cas, vous attendrez encore longtemps, mes petits.
--Oh! nous attendrons, dit Consuelo avec le calme enjoué de
l'innocence.»
Le comte et le maestro s'égayèrent quelques moments de la candeur, et
des reparties de ce jeune couple; puis, ayant donné rendez-vous à
Anzoleto pour qu'il fît entendre sa voix au professeur le lendemain, ils
s'éloignèrent, le laissant à ses graves occupations.
«Comment trouvez-vous cette petite fille? dit le professeur à
Zustiniani.
--Je l'avais vue déjà, il n'y a qu'un instant, et je la trouve assez
laide pour justifier l'axiome qui dit: Aux yeux d'un homme de dix-huit
ans, toute femme semble belle.
--C'est bon, répondit le professeur; maintenant je puis donc vous dire
que votre divine cantatrice, votre sirène, votre mystérieuse beauté,
c'était Consuelo.
--Elle! ce sale enfant? cette noire et maigre sauterelle? impossible,
maestro!
--Elle-même, seigneur comte. Ne ferait-elle pas une _prima donna_ bien
séduisante?»
Le comte s'arrêta, se retourna, examina encore de loin Consuelo, et
joignant les mains avec un désespoir assez comique:
«Juste ciel! s'écria-t-il, peux-tu faire de semblables méprises, et
verser le feu du génie dans des têtes si mal ébauchées!
--Ainsi, vous renoncez à vos projets coupables? Dit le professeur.
--Bien certainement.
--Vous me le promettez? ajouta le Porpora.
--Oh! je vous le jure, répondit le comte.»
III.
Éclos sous le ciel de l'Italie, élevé par hasard comme un oiseau des
rivages, pauvre, orphelin abandonné, et cependant heureux dans le
présent et confiant dans l'avenir comme un enfant de l'amour qu'il était
sans doute, Anzoleto, ce beau garçon de dix-neuf ans, qui passait tous
ses jours auprès de la petite Consuelo, dans la plus complète liberté,
sur le pavé de Venise, n'en était pas, comme on peut le croire, à ses
premières amours. Initié aux voluptés faciles qui s'étaient offertes à
lui plus d'une fois, il eût été usé déjà et corrompu peut-être, s'il eût
vécu dans nos tristes climats, et si la nature l'eût doué d'une
organisation moins riche. Mais, développé de bonne heure et destiné à
une longue et puissante virilité, il avait encore le coeur pur et les
sens contenus par la volonté. Le hasard lui avait fait rencontrer la
petite Espagnole devant les Madoriettes, chantant des cantiques par
dévotion; et lui, pour le plaisir d'exercer sa voix, il avait chanté
avec elle aux étoiles durant des soirées entières. Et puis ils s'étaient
rencontrés sur les sables du Lido, ramassant des coquillages, lui pour
les manger, elle pour en faire des chapelets et des ornements. Et puis
encore ils s'étaient rencontrés à l'église, elle priant le bon Dieu de
tout son coeur, lui regardant les belles dames de tous ses yeux. Et dans
toutes ces rencontres, Consuelo lui avait semblé si bonne, si douce, si
obligeante, si gaie, qu'il s'était fait son ami et son compagnon
inséparable, sans trop savoir pourquoi ni comment. Anzoleto ne
connaissait encore de l'amour que le plaisir. Il éprouva de l'amitié
pour Consuelo; et comme il était d'un pays et d'un peuple où les
passions règnent plus que les attachements, il ne sut point donner à
cette amitié un autre nom que celui d'amour. Consuelo accepta cette
façon de parler; après qu'elle eut fait à Anzoleto l'objection suivante:
«Si tu te dis mon amoureux, c'est donc que tu veux te marier avec moi?»
et qu'il lui eut répondu: «Bien certainement, si tu le veux, nous nous
marierons ensemble.»
Ce fut dès lors une chose arrêtée. Peut-être qu'Anzoleto s'en fit un
jeu, tandis que Consuelo y crut de la meilleure foi du monde. Mais il
est certain que déjà ce jeune coeur éprouvait ces sentiments contraires
et ces émotions compliquées qui agitent et désunissent l'existence des
hommes blasés.
Abandonné à des instincts violents, avide de plaisirs, n'aimant que ce
qui servait à son bonheur, haïssant et fuyant tout ce qui s'opposait à
sa joie, artiste jusqu'aux os, c'est-à-dire cherchant et sentant la vie
avec une intensité effrayante, il trouva que ses maîtresses lui
imposaient les souffrances et les dangers de passions qu'il n'éprouvait
pas profondément. Cependant il les voyait de temps en temps; rappelé par
ses désirs, repoussé bientôt après par la satiété ou le dépit. Et quand
cet étrange enfant avait ainsi dépensé sans idéal et sans dignité
l'excès de sa vie, il sentait le besoin d'une société douce et d'une
expansion chaste et sereine. Il eût put dire déjà, comme Jean-Jacques:
«Tant il est vrai que ce qui nous attache le plus aux femmes est moins
la débauche qu'un certain agrément de vivre auprès d'elles!» Alors, sans
se rendre compte du charme qui l'attirait vers Consuelo, n'ayant guère
encore le sens du beau, et ne sachant si elle était laide ou jolie,
enfant lui-même au point de s'amuser avec elle de jeux au-dessous de son
âge, homme au point de respecter scrupuleusement ses quatorze ans, il
menait avec elle, en public, sur les marbres et sur les flots de Venise,
une vie aussi heureuse, aussi pure, aussi cachée, et presque aussi
poétique que celle de Paul et Virginie sous les pamplemousses du désert.
Quoiqu'ils eussent une liberté plus absolue et plus dangereuse, point de
famille, point de mères vigilantes et tendres pour les former à la
vertu, point de serviteur dévoué pour les chercher le soir et les
ramener au bercail; pas même un chien pour les avertir du danger, ils ne
firent aucun genre de chute. Ils coururent les lagunes en barque
découverte, à toute heure et par tous les temps, sans rames et sans
pilote; ils errèrent sur les paludes sans guide, sans montre, et sans
souci de la marée montante; ils chantèrent devant les chapelles dressées
sous la vigne au coin des rues, sans songer à l'heure avancée, et sans
avoir besoin d'autre lit jusqu'au matin que la dalle blanche encore
tiède des feux du jour. Ils s'arrêtèrent devant le théâtre de
Pulcinella, et suivirent avec une attention passionnée le drame
fantastique de la belle Corisande, reine des marionnettes, sans se
rappeler l'absence du déjeuner el le peu de probabilité du souper. Ils
se livrèrent aux amusements effrénés du carnaval, ayant pour tout
déguisement et pour toute parure, lui sa veste retournée à l'envers,
elle un gros noeud de vieux rubans sur l'oreille. Ils firent des repas
somptueux sur la rampe d'un pont, ou sur les marches d'un palais avec
des fruits de mer[1], des tiges de fenouil cru, ou des écorces de
cédrat. Enfin ils menèrent joyeuse et libre vie, sans plus de caresses
périlleuses ni de sentiments amoureux que n'en eussent échangé deux
honnêtes enfants du même âge et du même sexe. Les jours, les années
s'écoulèrent. Anzoleto eut d'autres maîtresses; Consuelo ne sut pas même
qu'on pût avoir d'autres amours que celui dont elle était l'objet. Elle
devint une jeune fille sans se croire obligée à plus de réserve avec son
fiancé; et lui la vit grandir et se transformer, sans éprouver
d'impatience et sans désirer de changement à cette intimité sans nuage,
sans scrupule, sans mystère, et sans remords.
[1 Diverses sortes de coquillages très-grossier et à fort bas prix dont
le peuple de Venise est friand.]
Il y avait quatre ans déjà que le professeur Porpora et le comte
Zustiniani s'étaient mutuellement présenté leurs _petits musiciens_, et
depuis ce temps le comte n'avait plus pensé à la jeune chanteuse de
musique sacrée; depuis ce temps, le professeur avait également oublié le
bel Anzoleto, vu qu'il ne l'avait trouvé, après un premier examen, doué
d'aucune des qualités qu'il exigeait dans un élève: d'abord une nature
d'intelligence sérieuse et patiente, ensuite une modestie poussée
jusqu'à l'annihilation de l'élève devant les maîtres, enfin une absence
complète d'études musicales antérieures à celles qu'il voulait donner
lui-même. «Ne me parlez jamais, disait-il, d'un écolier dont le cerveau
ne soit pas sous ma volonté comme une table rase, comme une cire vierge
où je puisse jeter la première empreinte. Je n'ai pas le temps de
consacrer une année à faire désapprendre avant de commencer à montrer.
Si vous voulez que j'écrive sur une ardoise, présentez-la-moi nette. Ce
n'est pas tout, donnez-la-moi de bonne qualité. Si elle est trop
épaisse, je ne pourrai l'entamer; si elle est trop mince, je la briserai
au premier trait.» En somme, bien qu'il reconnût les moyens
extraordinaires du jeune Anzoleto, il déclara au comte, avec quelque
humeur et avec une ironique humilité à la fin de la première leçon, que
sa méthode n'était pas le fait d'un élève déjà si avancé, et que le
premier maître venu _suffirait pour embarrasser et retarder les progrès
naturels et le développement invincible de cette magnifique
organisation_.
Le comte envoya son protégé chez le professeur Mellifiore, qui de
roulade en cadence, et de trilles en grupetti, le conduisit à l'entier
développement de ses qualités brillantes; si bien que lorsqu'il eut
vingt-trois ans accomplis, il fut jugé, par tous ceux qui l'entendirent
dans le salon du comte, capable de débuter à San-Samuel avec un grand
succès dans les premiers rôles.
Un soir, toute la noblesse dilettante, et tous les artistes un peu
renommés qui se trouvaient à Venise furent priés d'assister à une
épreuve finale et décisive. Pour la première fois de sa vie, Anzoleto
quitta sa souquenille plébéienne, endossa un habit noir, une veste de
satin, releva et poudra ses beaux cheveux, chaussa des souliers à
boucles, prit un maintien composé, et se glissa sur la pointe du pied
jusqu'à un clavecin, où, à la clarté de cent bougies, et sous les
regards de deux ou trois cents personnes, il suivit des yeux la
ritournelle, enflamma ses poumons, et se lança, avec son audace, son
ambition et son _ut_ de poitrine, dans cette carrière périlleuse où, non
pas un jury, non pas un juge, mais tout un public, tient d'une main la
palme et de l'autre le sifflet.
Si Anzoleto était ému intérieurement, il ne faut pas le demander;
cependant il y parut fort peu, et à peine ses yeux perçants, qui
interrogeaient à la dérobée ceux des femmes, eurent-ils deviné cette
approbation secrète qu'on refuse rarement à un aussi beau jeune homme, à
peine les amateurs, surpris d'une telle puissance de timbre et d'une
telle facilité de vocalisation, eurent-ils fait entendre autour d'eux
des murmures favorables, que la joie et l'espoir inondèrent tout son
être. Alors aussi, pour la première fois de sa vie, Anzoleto, jusque-là
vulgairement compris et vulgairement enseigné, sentit qu'il n'était
point un homme vulgaire, et transporté par le besoin et le sentiment du
triomphe, il chanta avec une énergie, une originalité et une verve
remarquables. Certes, son goût ne fut pas toujours pur, ni son exécution
sans reproche dans toutes les parties du morceau; mais il sut toujours
se relever par des traits d'audace, par des éclairs d'intelligence et
des élans d'enthousiasme. Il manqua des effets que le compositeur avait
ménagés; mais il en trouva d'autres auxquels personne n'avait songé, ni
l'auteur qui les avait tracés, ni le professeur qui les avait
interprétés, ni aucun des virtuoses qui les avaient rendus. Ces
hardiesses saisirent et enlevèrent tout le monde. Pour une innovation,
on lui pardonna dix maladresses; pour un sentiment individuel, dix
rébellions contre la méthode. Tant il est vrai qu'en fait d'art, le
moindre éclair de génie, le moindre essor vers de nouvelles conquêtes,
exerce sur les hommes plus de fascination que toutes les ressources et
toutes les lumières de la science dans les limites du connu.
Personne peut-être ne se rendit compte des causes et personne n'échappa
aux effets de cet enthousiasme. La Corilla venait d'ouvrir la séance par
un grand air bien chanté et vivement applaudi; cependant le succès
qu'obtint le jeune débutant effaça tellement le sien qu'elle en
ressentit un mouvement de rage. Mais au moment où Anzoleto, accablé de
louanges et de caresses, revint auprès du clavecin où elle était assise,
il lui dit en se penchant vers elle avec un mélange de soumission et
d'audace: «Et vous, reine du chant, reine de la beauté, n'avez-vous pas
un regard d'encouragement pour le pauvre malheureux qui vous craint et
qui vous adore?»
La prima-donna, surprise de tant de hardiesse, regarda de près ce beau
visage qu'elle avait à peine daigné apercevoir; car quelle femme vaine
et triomphante daignerait faire attention à un enfant obscur et pauvre?
Elle le remarqua enfin; elle fut frappée de sa beauté: son regard plein
de feu pénétra en elle, et, vaincue, fascinée à son tour, elle laissa
tomber sur lui une longue et profonde oeillade qui fut comme le scel
apposé sur son brevet de célébrité. Dans cette mémorable soirée,
Anzoleto avait dominé son public et désarmé son plus redoutable ennemi;
car la belle cantatrice n'était pas seulement reine sur les planches,
mais encore à l'administration et dans le cabinet du comte Zustiniani.
IV.
Au milieu des applaudissements unanimes, et même un peu insensés, que la
voix et la manière du débutant avaient provoqués, un seul auditeur,
assis sur le bord de sa chaise, les jambes serrées et les mains
immobiles sur ses genoux, à la manière des dieux égyptiens, restait muet
comme un sphinx et mystérieux comme un hiéroglyphe: c'était le savant
professeur et compositeur célèbre, Porpora. Tandis que son galant
collègue, le professeur Mellifiore, s'attribuant tout l'honneur du
succès d'Anzoleto, se pavanait auprès des femmes, et saluait tous les
hommes avec souplesse pour remercier jusqu'à leurs regards, le maître du
chant sacré se tenait là les yeux à terre, les sourcils froncés, la
bouche close, et comme perdu dans ses réflexions. Lorsque toute la
société, qui était priée ce soir-la à un grand bal chez la dogaresse, se
fut écoulée peu à peu, et que les dilettanti les plus chauds restèrent
seulement avec quelques dames et les principaux artistes autour du
clavecin, Zustiniani s'approcha du sévère maestro.
--C'est trop bouder contre les modernes, mon cher professeur, lui
dit-il, et votre silence ne m'en impose point. Vous voulez jusqu'au bout
fermer vos sens à cette musique profane et à cette manière nouvelle qui
nous charment. Votre coeur s'est ouvert malgré vous, et vos oreilles ont
reçu le venin de la séduction.
--Voyons, _sior profesor_, dit en dialecte la charmante Corilla,
reprenant avec son ancien maître les manières enfantines de la _scuola_,
il faut que vous m'accordiez une grâce....
--Loin de moi, malheureuse fille! s'écria le maître, riant à demi, et
résistant avec un reste d'humeur aux caresses de son inconstante élève.
Qu'y a-t-il désormais de commun entre nous? Je ne te connais plus. Porte
ailleurs tes beaux sourires et tes gazouillements perfides.
--Le voilà qui s'adoucit, dit la Corilla en prenant d'une main le bras
du débutant, sans cesser de chiffonner de l'autre l'ample cravate
blanche du professeur. Viens ici, Zoto[1], et plie le genou devant le
plus savant maître de chant de toute l'Italie. Humilie-toi, mon enfant,
et désarme sa rigueur. Un mot de lui, si tu peux l'obtenir, doit avoir
plus de prix pour toi que toutes les trompettes de la renommée.
[1 Contraction d'_Anzoleto_, qui est le diminutif d'_Angelo, Anzolo_ en
dialecte.]
--Vous avez été bien sévère pour moi, monsieur le professeur, dit
Anzoleto en s'inclinant devant lui avec une modestie un peu railleuse;
cependant mon unique pensée, depuis quatre ans, a été de vous faire
révoquer un arrêt bien cruel; et si je n'y suis pas parvenu ce soir,
j'ignore si j'aurai le courage de reparaître devant le public, chargé
comme me voilà de votre anathème.
--Enfant, dit le professeur en se levant avec une vivacité et en parlant
avec une conviction qui le rendirent noble et grand, de crochu et
maussade qu'il semblait à l'ordinaire, laisse aux femmes les mielleuses
et perfides paroles. Ne t'abaisse jamais au langage de la flatterie,
même devant ton supérieur, à plus forte raison devant celui dont tu
dédaignes intérieurement le suffrage. Il y a une heure tu étais là-bas
dans ce coin, pauvre, ignoré, craintif; tout ton avenir tenait à un
cheveu, à un son de ton gosier, à un instant de défaillance dans tes
moyens, à un caprice de ton auditoire. Un hasard, un effort, un instant,
t'ont fait riche, célèbre, insolent. La carrière est ouverte, tu n'as
plus qu'à y courir tant que tes forces t'y soutiendront. Écoute donc;
car pour la première fois, pour la dernière peut-être, tu vas entendre
la vérité. Tu es dans une mauvaise voie, tu chantes mal, et tu aimes la
mauvaise musique. Tu ne sais rien, tu n'as rien étudié à fond. Tu n'as
que de l'exercice et de la facilité. Tu te passionnes à froid; tu sais
roucouler, gazouiller comme ces demoiselles gentilles et coquettes
auxquelles on pardonne de minauder ce qu'elles ne savent pas chanter.
Mais tu ne sais point phraser, tu prononces mal, tu as un accent
vulgaire, un style faux et commun. Ne te décourage pas pourtant; tu as
tous les défauts, mais tu as de quoi les vaincre; car tu as les qualités
que ne peuvent donner ni l'enseignement ni le travail; tu as ce que ne
peuvent faire perdre ni les mauvais conseils ni les mauvais exemples, tu
as le feu sacré ... tu as le génie!... Hélas! un feu qui n'éclairera
rien de grand, un génie qui demeurera stérile ... car, je le vois dans
tes yeux, comme je l'ai senti dans ta poitrine, tu n'as pas le culte de
l'art, tu n'as pas de foi pour les grands maîtres, ni de respect pour
les grandes créations; tu aimes la gloire, rien que la gloire, et pour
toi seul ... Tu aurais pu ... tu pourrais ... Mais non, il est trop tard,
ta destinée sera la course d'un météore, comme celle de....»