George Sand

Cora
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J'élevai la voix en parlant, et je m'approchai de Cora pour saisir sa
main qu'elle me retirait toujours. Alors je me levai, le front inondé de
la sueur de l'enthousiasme, les cheveux en désordre, l'oeil inspiré...

Cora poussa un grand cri, et son père, accourant comme si le feu eût
pris à la maison, s'élança dans la chambre. Comme il s'avançait vers
moi d'un air menaçant, Cora le saisit par le bras et lui dit avec
douceur:--Laissez-le, mon père, il est dans un de ses accès, ne le
contrariez point, cela va se passer.

Je cherchai vainement le sens de ces paroles. Elle sortit, et l'épicier
s'adressant à moi:--Allons, monsieur Georges, revenez à vous, personne
ici ne songe à vous contrarier; mais en vérité vous n'êtes pas
raisonnable... Allons, allons... rentrez chez vous et calmez-vous.

Étourdi de ce discours plein de bonté, je cédai avec la douceur d'un
enfant, et l'épicier me reconduisit chez moi. Une heure après, je vis
entrer le procureur du roi et le médecin de la ville. Comme je les
connaissais l'un et l'autre assez particulièrement, je ne m'étonnai pas
de leur visite, mais je commençai à m'offenser de l'affectation
avec laquelle le médecin s'empara de mon pouls, examinant avec soin
l'expression de mon regard et la dilatation de ma pupille; puis il se
mit à compter les battements de mes artères aux tempes et au cou, et
à interroger la chaleur extérieure de mon cerveau avec le creux de sa
main.

--Qu'est-ce que tout cela signifie, Monsieur? lui dis-je; je ne vous ai
point appelé pour une consultation. Je me sens assez bien pour me passer
désormais de soins, et je ne suis point disposé à en recevoir malgré
moi.

Mais, au lieu de me répondre, il s'approcha du magistrat, et ils
se retirèrent dans l'embrasure de la fenêtre pour parler bas. Ils
semblaient se consulter sur mon compte, car, à chaque instant ils se
retournaient pour me regarder d'un air attentif et méfiant; enfin ils
s'approchèrent de moi, et le procureur du roi m'adressa plusieurs
questions étranges, d'abord de quelle couleur je voyais son gilet, puis
si je savais bien son nom, puis encore si je pouvais dire quel était mon
âge, mon pays et ma profession.

Je répondais à ces étranges interrogatoires avec stupeur, lorsque le
médecin me demanda à son tour si je ne voyais point d'autre personne
dans l'appartement que le procureur du roi, lui et moi; puis si je
pensais qu'il fît jour ou nuit, et enfin si je pouvais certifier que
j'eusse cinq doigts à chaque main.

Outré de l'impertinence de ces questions, je résolus la dernière en lui
appliquant un vigoureux soufflet. J'eus tort, sans doute, surtout en la
présence d'un magistrat tout prêt à instruire contre le délit. Mais le
sang me montait à la tête, et il ne m'était pas plus longtemps possible
de me laisser traiter comme un idiot ou comme un fou sans en avoir le
motif.

Grand fut l'esclandre. Le magistrat voulut prendre fait et cause
pour son compère; je le saisis à la gorge et je l'eusse étranglé, si
l'épicier, son gendre et une demi-douzaine de voisins ne fussent venus à
son secours. Alors on s'empara de moi, on me lia les pieds et les mains
comme à un furieux, on m'entoura la bouche de serviettes et l'on me
conduisit à l'hospice de ville, où je fus enfermé dans la chambre
destinée aux sujets frappés d'aliénation mentale.

La chambre, je dois le dire, était confortable, et j'y fus traité avec
beaucoup de douceur, d'autant plus que je ne donnais aucun signe de
folie. L'erreur du médecin et du magistrat fut bientôt constatée. Mais
il me fut difficile de recouvrer ma liberté, car le dernier, prévoyant
qu'il serait forcé de me demander une réparation de l'injure que je lui
avais faite, s'obstina à me faire passer pour aliéné, afin de pouvoir se
donner les apparences du sang-froid et de la générosité à mon égard.

Je sortis enfin; mais le procureur du roi me fit mander immédiatement
dans son cabinet et m'adressa cette mercuriale:

--Jeune homme, me dit-il avec ce ton capable et paternel que tout
magistrat imberbe se croit le droit de prendre quand il a endossé la
ratine judiciaire, vous avez, sinon de grandes erreurs, du moins de
graves inconséquences à réparer. Étranger, vous avez été accueilli
dans cette ville avec toutes les marques de la bienveillance et toute
l'aménité de moeurs qui distingue ses habitants. Malade, vous avez été
soigné par vos voisins, avec zèle et dévouement. Tous ces témoignages
de confiance et d'intérêt eussent dû graver profondément en vous le
sentiment des convenances et celui de la gratitude...

--Mille noms d'un sabord! Monsieur, m'écriai-je dans mon style de marin,
qui, dans la colère, reprenait malgré moi le dessus, où voulez-vous en
venir, et qu'ai-je fait pour mériter la prison et votre harangue?...

--Monsieur, dit-il en fronçant le sourcil, voici ce que vous avez fait:
vous avez accepté l'hospitalité que chaque jour un honnête citoyen, un
estimable épicier, vous offrait au sein de sa famille, et vous l'avez
acceptée avec des intentions qu'il ne m'appartient pas de qualifier,
et dont votre conscience seule peut être juge. Moi je pense que votre
intention a été de séduire la fille de l'épicier et de l'éblouir par des
discours incohérents qui portaient tous les caractères de l'exaltation;
ou de vous faire un jeu de sa simplicité, en la mystifiant par
d'énigmatiques railleries.

--Juste ciel! qui a dit cela? m'écriai-je avec angoisse.

--Madame Cora Gibonneau elle-même. D'abord elle a considéré vos étranges
discours comme des traits d'originalité naturelle. Peu à peu elle s'en
est effrayée comme d'actes de démence. Longtemps elle a hésité à en
prévenir ses parents, car dans le coeur de ces respectables bourgeois,
la bonté et la compassion sont des vertus héréditaires. Mais enfin,
mariée depuis peu à un digne homme qu'elle adore et pour qui, vous le
savez sans doute depuis longtemps, elle nourrissait en secret avant son
hyménée une passion qui avait profondément altéré sa santé et l'eût
conduite au tombeau si ses parents l'eussent contrariée plus longtemps;
enfin, dis-je, mariée à l'estimable pharmacien Gibonneau, affaiblie
par les commencements d'une grossesse assez pénible, et craignant avec
raison les conséquences de la frayeur dans la position où elle se
trouve, madame Cora s'est décidée à instruire ses parents de l'égarement
de votre cerveau et des preuves journalières que vous lui en donniez
depuis quelque temps. Ces honnêtes gens ont hésité à le croire et vous
ont surveillé avec une extrême réserve de délicatesse. Enfin, vous
voyant un jour dans un état d'exaltation et de délire qui épouvantait
sérieusement leur fille, ils ont pris le parti d'implorer la protection
des lois et la sauvegarde de la magistrature... Et l'appui des lois ne
leur a pas manqué, et la magistrature s'est levée pour les rassurer, car
la magistrature sait que son plus beau privilège est de...

--Assez, assez, pour Dieu! Monsieur, m'écriai-je, je pourrais vous dire
par coeur le reste de votre phrase, tant je l'ai entendu déclamer de
fois à tout propos...

--Non, jeune homme, s'écria le magistrat à son tour en élevant la voix,
vous n'échapperez point à la sollicitude d'une magistrature qui doit ses
conseils et sa surveillance à la jeunesse, à une magistrature qui veut
le bonheur et le repos des citoyens. Profitez du reproche que vous avez
encouru. Voyez vos torts, ils sont graves! vous avez porté le trouble
et la crainte dans la famille de l'épicier; vous avez méconnu la sainte
hospitalité qui vous y était offerte, en essayant de railler ou de
séduire l'épouse irréprochable d'un pharmacien éclairé... Oui, vous avez
tenté l'un ou l'autre, Monsieur, car je ne sais point le sens que la
loi peut adjuger aux étranges fragments de versification dont vous
avez endommagé les murs de cette maison hospitalière, et qui m'ont été
montrés par la fille de l'épicier comme une preuve irrécusable de votre
démence... Enfin, Monsieur, non content d'affliger de braves gens et
d'inquiéter le voisinage, vous avez résisté à l'autorité représentée par
moi, vous avez pris au collet et frappé le médecin distingué qui vous
donnait des soins, vous avez fait une scène de violence qui a troublé le
repos de toute une population paisible, et qui a pensé devenir funeste à
madame Gibonneau par la frayeur qu'elle lui a causée.

--Cora est malade! m'écriai-je. Grand Dieu!... Et je voulais courir,
échapper à l'éloquence tribunitienne de mon bourreau. Il me retint.

--Vous ne me quitterez pas, jeune homme, me dit-il, sans avoir écouté
la voix de la raison, sans m'avoir donné votre parole d'honneur de
suspendre vos visites, chez madame Gibonneau, et de quitter même le
logement que vous occupez vis-a-vis la maison de l'épicière.

---Eh! Monsieur, m'écriai-je, je jure que je vais dire adieu et demander
pardon à ces honnêtes gens, savoir des nouvelles de madame Cora, et
qu'une heure après j'aurai quitté cette ville fatale.

Je m'armai de courage et de sang-froid pour rentrer chez l'épicier.
Comme j'avais passé pour fou dans toute la ville, ma sortie de prison
fit une profonde sensation; l'épicier parut inquiet et soucieux, sa
femme se cacha presque derrière lui, Cora devint pâle de terreur, et M.
Gibonneau, sans rien dire, me fit une mine de mauvais garçon. Je leur
parlai avec calme, les priai d'excuser le scandale que je leur avais
causé, et de croire à mon éternelle reconnaissance pour les soins et
l'affection que j'avais trouvés chez eux.

--Pour vous, Madame, dis-je d'une voix émue à Cora, pardonnez surtout
aux extravagances dont je vous ai rendue témoin; si je croyais que vous
m'eussiez soupçonné un seul instant de manquer au respect que je vous
dois, j'en mourrais de douleur. J'espère que vous oublierez l'absurdité
de ma conduite pour ne vous souvenir tous que des humbles excuses et
des affectueux remerciements que je vous adresse en vous quittant pour
jamais.

A ce mot je vis toutes les figures s'éclaircir, à l'exception de celle
de Cora, qui, je dois le dire, n'exprima qu'une douce compassion. Je
voulus essayer de lui demander l'état de sa santé, dont j'avais causé
l'altération par mes folies. Mais en songeant à la cause première de son
état maladif, à l'amour qu'elle avait depuis si longtemps pour son mari
et à l'heureux gage de cet amour qu'elle portait dans son sein, ma
langue s'embarrassa et mes pleurs coulèrent malgré moi. Alors la famille
m'entoura, pleurant aussi et m'accablant de marques de regret et
d'attachement; Cora me tendit même sa belle main, que je n'avais jamais
eu le bonheur de toucher, et que je n'osai pas seulement porter à mes
lèvres. Enfin je m'éloignai comblé de bénédictions pour mon séjour parmi
eux et particulièrement pour mon départ; car, au milieu de toutes les
choses amicales qui me furent dites, il n'y eut pas une voix, pas un mot
pour m'engager à rester.

Accablé de douleur, brisé jusqu'à l'âme, je sentais mes genoux fléchir
sous moi en quittant cette maison où j'avais fait des rêves si doux et
nourri des illusions si brillantes. Je m'appuyai contre le seuil tapissé
de vigne, et je jetai un dernier regard de tendresse et d'adieu sur la
belle giroflée de la fenêtre.

Alors j'entendis une voix qui partait de l'intérieur et qui prononçait
mon nom. C'était la voix de Cora; j'écoutai:--Pauvre jeune homme!
disait-elle d'un ton pénétré, il est donc enfin parti!

--Je n'en suis pas fâché, répondit l'épicier, quoique après tout ce soit
un brave garçon et qu'il paie bien ses mémoires.

J'ai traversé cette ville l'année dernière pour aller en Limousin. J'ai
aperçu Cora à sa fenêtre; il y avait trois beaux enfants autour d'elle,
et un superbe pot de giroflée rouge. Cora avait le nez allongé, les
lèvres amincies, les yeux un peu rouges, les joues creuses et quelques
dents de moins.



GEORGE SAND.


FIN DE CORA.
                
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