George Sand

Mattea
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Mais ces exclamations intérieures se changeaient en sourires forcés et
en regards effarés sur le visage de M. Spada. «Eh quoi! dit-il enfin en
étouffant un profond soupir, Abul doute-t-il de moi, et d'où vient qu'il
veut être soldé avant déchéance ordinaire?

--Abul ne doutera jamais de vous, vous le savez depuis longtemps, et la
raison qui l'oblige à vous réclamer sa somme, votre seigneurie vient de
l'entendre.»

Il ne l'avait que trop entendue, aussi joignait-il les mains d'un air
consterné. Enfin, reprenant courage:

«Mais savez-vous, dit-il, que je ne suis nullement forcé de payer avant
l'époque convenue?

--Si je me rappelle bien l'état de nos affaires, cher monsieur Spada,
répondit Timothée avec une tranquillité et une douceur inaltérables,
vous devez payer à vue sur présentation de vos propres billets.

--Hélas! hélas! Timothée, votre maître est-il un homme capable de me
persécuter et d'exiger à la lettre l'exécution d'un traité avec moi?

--Non, sans doute; aussi, depuis cinq ans, vous a-t-il donné, pour vous
acquitter, le temps de rentrer dans les fonds que vous aviez absorbés;
mais aujourd'hui...

--Mais, Timothée, la parole d'un musulman vaut un titre, à ce que dit
tout le monde, et ton maître s'est engagé maintes fois verbalement à me
laisser toujours la même latitude; je pourrais fournir des témoins au
besoin, et ...

--Et qu'obtiendriez-vous? dit Timothée, qui devinait fort bien.

--Je sais, répondit Zacomo, que de pareils engagements n'obligent
personne, mais on peut discréditer ceux qui les prennent en faisant
connaître leur conduite désobligeante.

--C'est-à-dire, reprit tranquillement Timothée, que vous diffameriez un
homme qui, ayant des billets à ordre signés de vous dans sa poche, vous
a laissé un crédit illimité pendant cinq ans! Le jour où cet homme
serait forcé de vous faire tenir vos engagements à la lettre, vous
lui allégueriez un engagement chimérique; mais on ne déshonore pas
Abul-Amet, et tous vos témoins attesteraient qu'Amet vous a fait
verbalement cette concession avec une restriction dont voici la lettre
exacte: M. Spada ne serait point requis de payer avant un an, à moins
d'un cas extraordinaire.

--A moins d'une perte totale des marchandises d'Abul dans le port,
interrompit M. Spada, et ce n'est pas ici le cas.

--A moins d'un cas extraordinaire, répéta Timothée avec un sang-froid
imperturbable. Je ne saurais m'y tromper. Ces paroles ont été traduites
du grec moderne en vénitien, et c'est par ma bouche que cette traduction
est arrivée à vos oreilles, mon cher seigneur; ainsi donc ...

--Il faut que j'en parle avec Abul, s'écria M. Spada, il faut que le
voie.

--Quand vous voudrez, répondit le jeune Grec.

--Ce soir, dit Spada.

--Ce soir il sera chez vous, reprit Timothée; *«et il s'éloigna en
accablant de révérences le malheureux Zacomo, qui, malgré sa politesse
ordinaire, ne songea pas à lui rendre seulement un salut, et rentra dans
sa boutique, dévoré d'anxiété.

Son premier soin fut de confier à sa femme le sujet de son désespoir.
Loredana n'avait pas les moeurs douces et paisibles de son mari, mais
elle avait l'âme plus désintéressée et le caractère plus fier. Elle le
blâma sévèrement d'hésiter à remplir ses engagements; surtout lorsque la
passion funeste de leur fille pour ce Turc devait leur faire une loi de
l'éloigner de leur maison.

Mais elle ne put amener son mari à cet avis. Il était dans leurs
querelles d'une souplesse de formes qui rachetait l'inflexibilité de ses
opinions et de ses desseins. Il finit par la décider à envoyer sa fille
pour quelques jours à la campagne chez la signora Veneranda, qui le
lui avait offert, promettant, durant son absence, de terminer
avantageusement l'affaire d'Abul. Le Turc, d'ailleurs, partirait après
cette opération; il ne s'agissait que de mettre la petite en sûreté
jusque-là. «Vous vous trompez, dit Loredana; il restera jusqu'à ce que
sa soie puisse être emportée, et s'il la met en couleur ici, ce ne sera
pas fait de sitôt.» Néanmoins elle consentit à envoyer sa fille chez
sa protectrice. M. Spada, cachant bien à sa femme qu'il avait donné
rendez-vous à Abul pour le soir même, et se promettant de le recevoir
sur la place ou au café, loin de l'oeil de son Honesta, monta, en
attendant, à la chambre de sa fille, se vantant tout haut de la gronder
et se promettant bien tout bas de la consoler.

«Voyons, lui dit-il en se jetant tout haletant de fatigue et d'émotion
sur une chaise, qu'as-tu dans la tête? cette folie est-elle passée?

--Non, mon père, dit Mattea d'un ton respectueux, mais ferme.

--Oh! par le corps de la Madone, s'écria Zacomo, est-il possible que tu
penses vraiment à ce Turc? Espères-tu l'épouser? Et le salut de ton âme,
crois-tu qu'un prêtre t'admettrait à la communion catholique après un
mariage turc? Et ta liberté? ne sais-tu pas que tu seras enfermée dans
un harem? Et ta fierté? tu auras quinze ou vingt rivales. Et ta dot?
tu n'en profiteras pas, tu seras esclave. Et tes pauvres parents? les
quitteras-tu pour aller demeurer au fond de l'Archipel? Et ton pays, et
tes amis; et Dieu, et ton vieux père?»

Ici M. Spada s'attendrit, sa fille s'approcha et lui baisa la main; mais
faisant un grand effort pour ne pas s'attendrir elle-même:

«Mon père, dit-elle, je suis ici captive, opprimée, esclave, autant
qu'on peut l'être dans le pays le plus barbare. Je ne me plains pas de
vous, vous avez toujours été doux pour moi; mais vous ne pouvez pas me
défendre. J'irai en Turquie, je ne serai la femme ni la maîtresse d'un
homme qui aurait vingt femmes; je serai sa servante ou son amie, comme
il voudra. Si je suis son amie, il m'épousera et renverra ses vingt
femmes; si je suis sa servante, il me nourrira et ne me battra pas.

--Te battre, te battre! par le Christ! on ne te bat pas ici.»

Mattea ne répondit rien; mais son silence eut une éloquence qui paralysa
son père. Ils furent tous deux muets pendant quelques instants, l'un
plaidant sans vouloir parler, l'autre lui donnant gain de cause sans
oser l'avouer.

«Je conviens que tu as eu quelques chagrins, dit-il enfin; mais écoute;
ta marraine va t'emmener à la campagne, cela te distraira; personne ne
te tourmentera plus, et tu oublieras ce Turc. Voyons, promets-le moi.

--Mon père, dit Mattea, il ne dépend pas de moi de l'oublier; car croyez
bien que mon amour pour lui n'est pas volontaire, et que je n'y céderai
jamais si le sien n'y répond pas.

--Ce qui me rassure, dit M. Zacomo en riant, c'est que le sien n'y
répond pas du tout ...

--Qu'en savez-vous, mon père?» dit Mattea poussée par un mouvement
d'orgueil blessé. Cette parole fit frémir Spada de crainte et de
surprise. Peut-être se sont-ils entendus, pensa-t-il; peut-être
l'aime-t-il et l'a-t-il séduite par l'entremise du Grec, si bien que
rien ne pourra l'empêcher de courir à sa perte. Mais en même temps qu'il
s'effrayait de cette supposition, je ne sais comment les deux mille
sequins, le bâtiment smyrniote et la soie blanche lui revinrent eu
mémoire, et son coeur bondit d'espérance et de désir. Je ne veux pas
savoir non plus par quel fil mystérieux l'amour du gain unit ces
deux sentiments opposés, et fit que Zacomo se promit d'éprouver les
sentiments d'Abul pour sa fille, et de les exploiter en lui donnant une
trompeuse espérance. Il y a tant d'honnêtes moyens de vendre la dignité
d'une fille! cela peut se faire au moyen d'un regard qu'on lui permet
d'échanger en détournant soi-même la tête et en fredonnant d'un air
distrait. Spada entendit l'horloge de la place sonner l'heure de son
rendez-vous avec Abul. Le temps pressait; tant de chalands pouvaient
être déjà dans le port autour du bâtiment smyrniote!

«Allons, prends ton voile, dit-il à sa fille, et viens faire un tour de
promenade. La fraîcheur du soir te fera du bien, et nous causerons plus
tranquillement.»

Mattea obéit.

«Où donc menez-vous cette fille égarée? s'écria Loredana en se mettant
devant eux au moment où ils sortaient de la boutique.

--Nous allons voir la princesse, répondit Zacomo.»

La mère les laissa passer. Ils n'eurent pas fait dix pas qu'ils
rencontrèrent Abul et son interprète qui venaient à leur rencontre.

«Allons faire un tour sur la Zueca» leur dit Zacomo; ma femme est malade
à la maison, et nous causerons mieux d'affaires dehors.»

Timothée sourit et comprit très-bien qu'il avait greffé dans le coeur
de l'arbre. Mattea, très-surprise et saisie de défiance, sans savoir
pourquoi, s'assit toute seule au bord de la gondole et s'enveloppa dans
sa mantille de dentelle noire. Abul, ne sachant absolument rien de
ce qui se passait autour de lui et à cause de lui, se mit à fumer, à
l'autre extrémité avec l'air de majesté qu'aurait un homme supérieur en
faisant une grande chose. C'était un vrai Turc, solennel, emphatique et
beau, soit qu'il se prosternât dans une mosquée, soit qu'il ôtât ses
babouches pour se mettre au lit. M. Zacomo, se croyant plus fin qu'eux
tous, se mit à lui témoigner beaucoup de prévenance; mais chaque fois
qu'il jetait les yeux sur sa fille, un sentiment de remords s'emparait
de lui.--Regarde-le encore aujourd'hui, lui disait-il dans le secret de
sa pensée en voyant les grands yeux humides de Mattea briller au travers
de son voile et se fixer sur Abul; va, sois belle et fais-lui soupçonner
que tu l'aimes. Quand j'aurais la soie blanche, tu rentreras dans ta
cage, et j'aurai la clef dans ma poche.



V.


La belle Mattea s'étonnait avec raison de se voir amenée en cette
compagnie par son propre père, et dans le premier moment elle avait
craint de sa part quelque sortie maladroite ou quelque ridicule
proposition de mariage; mais en l'entendant parler de ses affaires à
Timothée avec beaucoup de chaleur et d'intérêt, elle crut comprendre
qu'elle servait de leurre ou d'enjeu, et que son père mettait en
quelque sorte sa main à prix. Elle en était humiliée et blessée, et
l'involontaire mépris qu'elle ressentait pour cette conduite augmentait
en elle l'envie de se soustraire à l'autorité d'une famille qui
l'opprimait ou la dégradait.

Elle eût été moins sévère pour M. Spada si elle se fût rendu bien compte
de l'indifférence d'Abul et de l'impossibilité d'un mariage légal
entre elle et lui. Mais depuis qu'elle avait résolu à l'improviste de
concevoir une grande passion pour lui, elle était en train de divaguer,
et déjà elle se persuadait que l'amour d'Abul avait prévenu le sien,
qu'il l'avait déclaré à ses parents, et que, pour cette raison, sa
mère avait voulu la forcer d'épouser au plus vite son cousin Checo. Le
redoublement de politesse et de prévenances de M. Spada envers ces deux
étrangers, que le matin même elle lui avait entendu maudire et traiter
de chiens et d'idolâtres semblait, au reste, une confirmation assez
évidente de cette opinion. Mais si cette opinion flattait sa fantaisie,
sa fierté naturelle et sa délicatesse se révoltaient contre l'espèce de
marché dont elle se croyait l'objet; et, craignant d'être complice
d'une embûche dressée au musulman, elle s'enveloppait dans sa mante, et
restait morne, silencieuse et froide, comme une statue, le plus loin de
lui qu'il lui était possible.

Cependant Timothée, résolu à s'amuser le plus longtemps possible de
cette comédie, inventée et mise en jeu par son génie facétieux; car Abul
n'avait pas plus songé à réclamer ses deux mille sequins pour acheter de
la soie blanche qu'il n'avait songé à trouver Mattea jolie; Timothée,
dis-je, semblable à un petit gnome ironique, prolongeait les émotions de
M. Zacomo en le jetant dans une perpétuelle alternative de crainte et
d'espoir. Celui-ci le pressait de communiquer à Abul la proposition
d'acheter la soie smyrniote de moitié avec lui, offrant de payer le tout
comptant, et de ne rembourser à Abul les deux mille sequins qu'avec le
bénéfice de l'affaire. Mais il n'osai pressentir le rôle que jouait
Mattea dans cette négociation; car rien dans la contenance d'Abul
ne trahissait une passion dont elle fût l'objet. Timothée retardait
toujours cette proposition formelle d'association, en disant qu'Abul
était sombre et intraitable si on le dérangeait quand il était en train
de fumer un certain tabac. Voulant voir jusqu'où irait la cupidité
misérable du Vénitien, il le fit consentir à descendre sur la rive
droite de la Zueca, et à s'asseoir avec sa fille et le musulman sous la
tente d'un café. Là, il commença un dialogue fort divertissant pour tout
spectateur qui eût compris les deux langues qu'il parla tour à tour; car
tandis qu'il s'adressait à Zacomo pour établir avec lui les conditions
du traité, il se tournait vers son maître et lui disait: «M. Spada me
parle de la bonté que vous avez eue jusqu'ici de ne jamais user de vos
billets à ordre, et d'avoir bien voulu attendre sa commodité; il dit
qu'on ne peut avoir affaire à un plus digne négociant que vous.

--Dis-lui, répondait Abul, que je lui souhaite toutes sortes de
prospérités, qu'il ne trouve jamais sur sa route une maison sans
hospitalité, et que le mauvais oeil ne s'arrête point sur lui dans son
sommeil.

--Que dit-il? demandait Spada avec empressement.

--Il dit que cela présente d'énormes difficultés, répondait Timothée.
Nos mûriers ont tant souffert des insectes l'année dernière, que nous
avons un tiers de perte sur nos taffetas pour nous être associés à des
négociants de Corfou qui ont eu part égale à nos bénéfices sans avoir
part égale aux frais.»

Cette bizarre conversation se prolongeait; Abul n'accordait aucune
attention à Mattea, et Spada commençait à désespérer de l'effet des
charmes de sa fille. Timothée, pour compliquer l'imbroglio dont il était
le poète et l'acteur, proposa de s'éloigner un instant avec Spada pour
lui faire en secret une observation importante. Spada, se flattant à la
fin d'être arrivé au fait, le suivit sur la rive hors de la portée de la
voix, mais sans perdre Mattea de vue. Celle-ci resta donc avec son Turc
dans une sorte de tête-à-tête.

Cette dernière démarche parut à Mattea une triste confirmation de tout
ce qu'elle soupçonnait. Elle crut que son père flattait son penchant
d'une manière perfide, et l'engageait à entrer dans ses vues de
séduction pour arriver plus sûrement à duper le musulman. Extrême
dans ses jugements comme le sont les jeunes têtes, elle ne pensa pas
seulement que son père voulait retarder ses paiements, mais encore qu'il
voulait manquer de parole et donner les oeillades et la réputation de
sa fille en échange des marchandises turques qu'il avait reçues. Cette
manière d'agir des Vénitiens envers les Turcs était si peu rare, et ser
Zacomo lui-même avait en sa présence usé de tant de mesquins subterfuges
pour tirer d'eux quelques sequins de plus, que Mattea pouvait bien
craindre, avec quelque apparence de raison, d'être engagée dans une
intrigue semblable.

Ne consultant donc que sa fierté, et cédant à un irrésistible mouvement
d'indignation généreuse, elle se flatta de faire comprendre la vérité au
marchand turc. S'armant de toute la résolution de son caractère dans
un moment où elle était seule avec lui, elle entr'ouvrit son voile,
se pencha sur la table qui les séparait, et lui dit, en articulant
nettement chaque syllabe et en simplifiant sa phrase autant que possible
pour être entendue de lui: «Mon père vous trompe, je ne veux pas vous
épouser.»

Abul, surpris, un peu ébloui peut-être de l'éclat de ses yeux et de ses
joues, ne sachant que penser, crut d'abord à une déclaration d'amour, et
répondit en turc: «Moi aussi je vous aime, si vous le désirez.»

Mattea, ne sachant ce qu'il répondait, répéta sa première phrase plus
lentement, en ajoutant: «Me comprenez-vous?»

Abul, remarquant alors sur son visage une expression plus calme et une
fierté plus assurée, changea d'avis et répondit à tout hasard: «Comme
il vous plaira _madamigella_.» Enfin, Mattea ayant répété une troisième
fois son avertissement en essayant de changer et d'ajouter quelques
mots, il crut comprendre, à la sévérité de son visage, qu'elle était
en colère contre lui. Alors, cherchant en lui-même en quoi il avait pu
l'offenser, il se souvint qu'il ne lui avait fait aucun présent; et
s'imaginant qu'à Venise, comme dans plusieurs des contrées qu'il avait
parcourues, c'était un devoir de politesse indispensable envers la fille
de son associé, il réfléchit un instant au don qu'il pouvait lui faire
sur-le-champ pour réparer son oubli. Il ne trouva rien de mieux
qu'une boîte de cristal pleine de gomme de lentisque qu'il portait
habituellement sur lui, et dont il mâchait une pastille de temps en
temps, suivant l'usage de son pays. Il tira ce don de sa poche et le
mit dans la main de Mattea. Mais comme elle le repoussait, il craignit
d'avoir manqué de grâce, et se souvenant d'avoir vu les Vénitiens baiser
la main aux femmes qu'ils abordaient, il baisa celle de Mattea; et,
voulant ajouter quelque parole agréable, il mit sa propre main sur sa
poitrine en disant en italien d'un air grave et solennel: «_Votre ami_.»

Cette parole simple, ce geste franc et affectueux, la figure noble et
belle d'Abul firent tant d'impression sur Mattea, qu'elle ne se fit
aucun scrupule de garder un présent si honnêtement offert. Elle crut
s'être fait comprendre, et interpréta l'action de son nouvel ami comme
un témoignage d'estime et de confiance. «Il ignore nos usages, se
dit-elle, et je l'offenserais sans doute en refusant son présent. Mais
ce mot d'ami qu'il a prononcé exprime tout ce qui se passe entre lui
et moi: loyauté sainte, affection fraternelle; nos coeurs se sont
entendus.» Elle mit la boite dans son sein eu disant: «_Oui, amis, amis
pour la vie_.» Et tout émue, joyeuse, attendrie, rassurée, elle referma
son voile et reprit sa sérénité. Abul, satisfait d'avoir rempli son
devoir, se rendit le témoignage d'avoir fait un présent de valeur
convenable, la boite étant de cristal du Caucase, et la gomme de
lentisque étant une denrée fort chère et fort rare que produit la seule
île de Scio, et dont le grand-seigneur avait alors le monopole.
Dans cette confiance, il reprit sa cuiller de vermeil et acheva
tranquillement son sorbet à la rose.

Pendant ce temps, Timothée, jaloux de tourmenter M. Spada, lui
communiquait d'un air important les observations les plus futiles,
et chaque fois qu'il le voyait tourner la tête avec inquiétude pour
regarder sa fille, il lui disait: «Qui peut vous tourmenter ainsi, mon
cher seigneur? la signora Mattea n'est pas seule au café. N'est-elle
pas sous la protection de mon maître, qui est l'homme le plus galant de
l'Asie Mineure! Soyez sûr que le temps ne semble pas trop long au noble
Abul-Amet.»

Ces réflexions malignes enfonçaient mille serpents dans l'âme bourrelée
de Zacomo; mais en même temps elles réveillaient la seule chance sur
laquelle pût être fondée l'espoir d'acheter la soie blanche, et Zacomo
se disait: «Allons, puisque la faute est faite, tâchons d'en profiter.
Pourvu que ma femme ne le sache pas, tout sera facile à arranger et à
réparer.»

Il en revenait alors à la supputation de ses intérêts. «Mon cher
Timothée, disait-il, sois sûr que ton maître a offert beaucoup trop de
cette marchandise. Je connais bien celui qui en a offert deux mille
sequins (c'était lui-même), et je te jure que c'était un prix honnête.

--Eh quoi! répondait le jeune Grec, n'auriez-vous pas pris en
considération la situation malheureuse d'un confrère, si c'était vous,
je suppose, qui eussiez fait cette offre?

--Ce n'est pas moi, Timothée; je connais trop les bons procédés que je
dois à l'estimable Amet pour aller jamais sur ses brisées dans un genre
d'affaire qui le concerne exclusivement.

--Oh! je le sais, reprit Timothée d'un air grave, vous ne vous écartez
jamais en secret de la branche d'industrie que vous exercez en public;
vous n'êtes pas de ces débitants qui enlèvent aux fabricants qui les
fournissent un gain légitime; non certes!»

En parlant ainsi, il le regarda fixement sans que son visage trahît la
moindre ironie; et ser Zacomo, qui, à l'égard de ses affaires, possédait
une assez bonne dose de ruse, affronta ce regard sans que son visage
trahit la moindre perfidie.

«Allons donc décider Amet, reprit Timothée, car, entre gens de bonne foi
comme nous le sommes, on doit s'entendre à demi-mot. M. Spada vient de
m'offrir pour vous, dit-il en turc à son maître, le remboursement de
votre créance de cette année; le jour où vous aurez besoin d'argent, il
le tiendra à votre disposition.

--C'est bien, répondit Abul, dis à cet honnête homme que je n'en ai pas
besoin pour le moment, et que mon argent est plus en sûreté dans ses
mains que sur mes navires. La foi d'un homme vertueux est un roc en
terre ferme, les flots de la mer sont comme la parole d'un larron.

--Mon maître m'accorde la permission de conclure cette affaire avec vous
de la manière la plus loyale et la plus avantageuse aux deux parties,
dit Timothée à M. Spada; nous en parlerons donc dans le plus grand
détail demain, et si vous voulez que nous allions ensemble examiner la
marchandise dans le port, j'irai vous prendre de bonne heure.

--Dieu soit loué! s'écria M. Spada, et que dans sa justice il daigne
convertir à la vraie foi l'âme de ce noble musulman!»

Après cette exclamation ils se séparèrent, et M. Spada reconduisit sa
fille jusque dans sa chambre, où il l'embrassa avec tendresse, lui
demandant pardon dans son coeur de s'être servi de sa passion comme d'un
enjeu; puis il se mit en devoir d'examiner ses comptes de la journée.
Mais il ne fut pas longtemps tranquille, car madame Loredana vint le
trouver avec un coffre à la main. C'étaient quelques bardes qu'elle
venait de préparer pour sa fille, et elle exigeait que son mari la
conduisit chez le princesse le lendemain dès le point du jour. M. Spada
n'était plus aussi pressé d'éloigner Mattea; il tâcha d'éluder ces
sommations; mais voyant qu'elle était décidée à la conduire elle-même
dans un couvent s'il hésitait à l'emmener, il fut forcé de lui avouer
que la réussite de son affaire dépendait seulement de quelques jours de
plus de la présence de Mattea dans la boutique. Cette nouvelle irrita
beaucoup la Loredana; mais ce fut bien pis lorsque ayant fait subir un
interrogatoire implacable à son époux, elle lui fit confesser qu'au lieu
d'aller chez la princesse dans la soirée, il avait parlé au musulman
dans un café en présence de Mattea. Elle devina les circonstances
aggravantes que célait encore M. Spada, et les lui ayant arrachées
par la ruse, elle entra dans une juste colère contre lui et l'accabla
d'injures violentes mais trop méritées.

Au milieu de cette querelle, Mattea, à demi déshabillée, entra, et se
mettant à genoux entre eux deux: «Ma mère, dit-elle, je vois que je suis
un sujet de trouble et de scandale dans cette maison; accordez-moi la
permission d'en sortir pour jamais. Je viens d'entendre le sujet de
votre dispute. Mon père suppose qu'Abul-Amet a le désir de m'épouser,
et vous, ma mère, vous supposez qu'il a celui de me séduire et de
m'enfermer dans son harem avec ses concubines. Sachez que vous vous
trompez tous deux. Abul est un honnête homme à qui sa religion défend
sans doute de m'épouser, car il n'y songe pas, mais qui, ne m'ayant
point achetée, ne songera jamais à me traiter comme une concubine. Je
lui ai demandé sa protection et une existence modeste en travaillant
dans ses ateliers; il me l'accorde; donnez-moi votre bénédiction, et
permettez-moi d'aller vivre à l'île de Scio. J'ai lu un livre chez
ma marraine dans lequel j'ai vu que c'était un beau pays, paisible,
industrieux, et celui de toute la Grèce où les Turcs exercent une
domination plus douce. J'y serai pauvre, mais libre, et vous serez plus
tranquille quand vous n'aurez plus, vous, ma mère, un objet de haine;
vous, mon père, un sujet d'alarmes. J'ai vu aujourd'hui combien le soin
de vos richesses a d'empire sur votre âme; mon exil vous tiendra quitte
de la dot sans laquelle Checo ne m'eût point épousée, et, cette dot
dépassera de beaucoup les deux mille sequins auxquels vous eussiez
sacrifié le repos et l'honneur de votre fille, si Abul n'eût été un
honnête homme, digne de respect encore plus que d'amour.»

En achevant ce discours, que ses parents écoutèrent jusqu'au bout,
paralysés qu'ils étaient par la surprise, la romanesque enfant, levant
ses beaux yeux au ciel, invoqua l'image d'Abul pour se donner de la
force; mais en un instant elle fût renversée sur une chaise et rudement
frappée par sa mère, qui était réellement folle dans la colère. M.
Spada, épouvanté, voulût se jeter entre elles deux, mais la Loredana le
repoussa si rudement qu'il alla tomber sur la table. «Ne vous mêlez pas
d'elle, criait la mégère, ou je la tue.»

En même temps elle poussa sa fille dans sa chambre; et comme celle-ci
lui demandait avec un sang-froid forcé, inspiré par la haine, de lui
laisser de la lumière, elle lui jeta le flambeau à la tête. Mattea reçut
une blessure au front, et voyant son sang couler: «Voilà, dit-elle à sa
mère, de quoi m'envoyer en Grèce sans regret et sans remords.»

Loredana, exaspérée, eut envie de la tuer; mais saisie d'épouvante au
milieu de sa frénésie, cette femme, plus malheureuse que sa victime,
s'enfuit en fermant la porte à double tour, arracha violemment la clef
qu'elle alla jeter à son mari; puis elle courut s'enfermer dans
sa chambre, où elle tomba sur le carreau en proie à d'affreuses
convulsions.

Mattea essuya le sang qui coulait sur son visage et regarda une minute
cette porte par laquelle sa mère venait de sortir; puis elle fit un
grand signe de croix en disant: «Pour jamais!»

En un instant les draps de son lit furent attachés à sa fenêtre, qui,
étant située immédiatement au-dessus de la boutique, n'était éloignée du
sol que de dix à douze pieds. Quelques passants attardés virent glisser
une ombre qui disparut sous les couloirs sombres des Procuraties; puis
bientôt après une gondole de place, dont le fanal était caché, passa
sous le pont de _San-Mose_, et s'enfuit rapidement avec la marée
descendante le long du grand canal.

Je prie le lecteur de ne point trop s'irriter contre Mattea; elle était
un peu folle, elle venait d'être battue et menacée de la mort; elle
était couverte de sang, et de plus elle avait quatorze ans. Ce n'était
pas sa faute si la nature lui avait donné trop tôt la beauté et les
malheurs d'une femme, quand sa raison et sa prudence étaient encore
dignes d'un enfant.

Pâle, tremblante et retenant sa respiration comme si elle eût craint de
s'apercevoir elle-même au fond de la gondole, elle se laissa emporter
pendant environ un quart d'heure. Lorsqu'elle aperçut les dentelures
triangulaires de la mosquée se dessiner en noir sur le ciel éclairé par
la lune, elle commanda au gondolier de s'arrêter à l'entrée du petit
canal des Turcs.

La mosquée de Venise est un bâtiment sans beauté, mais non sans
caractère, flanqué et comme surchargé de petites constructions, qui, par
leur entassement et leur irrégularité au milieu de la plus belle ville
du monde, présentent le spectacle de la barbarie ottomane, inerte au
milieu de l'art européen. Ce pâté de temples et de fabriques grossières
est appelé à Venise _il Fondaco dei Turchi_. Les maisonnettes étaient
toutes habitées par des Turcs; le comptoir de leur compagnie de commerce
y était établi, et lorsque Phingari, la lune, brillait dans le ciel,
ils passaient les longues heures de la nuit prosternés dans la mosquée
silencieuse.

A l'angle formé par le grand et le petit canal qui baignent ces
constructions, une d'elles, qui n'est pour ainsi dire que la coque d'une
chambre isolée, s'avance sur les eaux à la hauteur de quelques toises.
Un petit prolongement y forme une jolie terrasse; je dis jolie à cause
d'une tente de toile bleue et de quelques beaux lauriers-roses qui la
décorent. Dans une pareille situation, au sein de Venise, et par le
clair de lune, il n'en faut pas davantage pour former une retraite
délicieuse. C'est là qu'Abul-Amet demeurait. Mattea le savait pour
l'avoir vu souvent fumer au déclin du jour, accroupi sur un tapis au
milieu de ses lauriers-roses; d'ailleurs chaque fois que son père
passait avec elle en gondole devant le Fondaco, il lui avait montré
cette baraque, dont la position était assez remarquable, en lui disant:
«Voici la maison de notre ami Abul, le plus honnête de tous les
négociants.»

On abordait à cette prétendue maison par une marche au-dessus de
laquelle une niche pratiquée dans la muraille protégeait une lampe, et
derrière cette lampe, il y avait et il y a encore une madone de pierre
qui est bien littéralement flanquée dans le ventre de la mosquée turque,
puisque toutes les constructions adjacentes sont superposées sur la base
massive du temple. Ces deux cultes vivaient là en bonne intelligence, et
le lien de fraternité entre les mécréants et les giaours, ce n'était pas
la tolérance, encore moins la charité; c'était l'amour du gain, le dieu
d'or de toutes les nations.

Mattea suivit le degré humide qui entourait la maison jusqu'à ce qu'elle
eût trouvé un escalier étroit et sombre qu'elle monta au hasard. Une
porte, fermée seulement au loquet, s'ouvrît à elle, et ensuite une pièce
carrée, blanche et unie, sans aucun ornement, sans autre meuble qu'un
lit très-bas et d'un bois grossier, couvert d'un tapis de pourpre rayé
d'or, une pile de carreaux de cachemire, une lampe de terre égyptienne,
un coffre de bois de cèdre incrusté de nacre de perle, des sabres, des
pistolets, des poignards et des pipes du plus grand prix, une veste
chamarrée de riches broderies, qui valait bien quatre où cinq cents
thalers, et à laquelle une corde tendue en travers de la chambre servait
d'armoire. Une écuelle d'airain de Corinthe pleine de pièces d'or était
posée à côte d'un yatagan; c'était la bourse et la serrure d'Amet. Sa
carabine, couverte de rubis et d'émeraudes, était sur son lit, et une
devise en gros caractères arabes était écrite sur la muraille au-dessus
de son chevet.

Mattéa souleva la portière de tapisserie qui servait de fenêtre, et vit
sur la terrasse Abul déchaussé et prosterné devant la lune.

Cette profonde immobilité de sa prière, que la présence d'une femme
seule avec lui, la nuit, dans sa chambre, ne troublait pas plus que
le vol d'un moucheron, frappa la jeune fille de respect,--Ce sont là,
pensa-t-elle, les hommes que les mères qui battent leurs filles vouent à
la damnation. Comment donc seront damnés les cruels et les injustes?

Elle s'agenouilla sur le seuil de la chambre et attendit, en se
recommandant à Dieu, qu'il eût fini sa prière. Quand il eut fini en
effet, il vint à elle, la regarda, essaya d'échanger avec elle quelques
paroles inintelligibles de part et d'autre; puis, comprenant tout
bonnement que c'était une fille amoureuse de lui, il résolut de ne pas
faire le cruel, et, souriant sans rien dire, il appela son esclave,
qui dormait en plein air sur une terrasse supérieure, et lui ordonna
d'apporter des sirops, des confitures sèches et des glaces. Puis il se
mit à charger sa plus longue pipe de cerisier, afin de l'offrir à la
belle compagne de sa nuit fortunée.

Heureusement pour Mattea, qui ne se doutait guère des pensées de son
hôte, mais qui commençait à trouver fort embarrassant qu'il ne comprit
pas un mot de sa langue, une autre gondole avait descendu le grand canal
en même temps que la sienne. Cette gondole avait aussi éteint son fanal,
preuve qu'elle allait en aventures. Mais c'était une gondole élégante,
bien noire, bien fluette, bien propre, avec une grande scie bien
brillante, et montée par les deux meilleurs rameurs de la place. Le
signore que l'on menait en conquête était couché tout seul au fond de sa
boite de satin noir, et, tandis que ses jambes nonchalantes reposaient
allongées sur les coussins, ses doigts agiles voltigeaient avec une
négligente rapidité sur une guitare. La guitare est un instrument qui
n'a son existence véritable qu'à Venise, la ville silencieuse et sonore.
Quand une gondole rase ce fleuve d'encre phosphorescente, où chaque coup
de rame enfonce un éclair, tandis qu'une grêle de petites notes légères,
nettes et folâtres bondit et rebondit sur les cordes que parcourt une
main invisible, on voudrait arrêter et saisir cette mélodie faible, mais
distincte, qui agace l'oreille des passants et qui fuit le long des
grandes ombres des palais, comme pour appeler les belles aux fenêtres,
et passer en leur disant:--Ce n'est pas pour vous la sérénade, et vous
ne ne saurez ni d'où elle vient ni où elle va.

Or, la gondole était celle que louait Abul durant les mois de son séjour
à Venise, et le joueur de guitare était Timothée. Il allait souper chez
une actrice, et sur son passage il s'amusait à lutiner par sa musique
les jaloux ou les amantes qui veillaient sur les balcons. De temps en
temps il s'arrêtait sous une fenêtre, et attendait que la dame eût
prononcé bien bas en se penchant sous sa _tendina_ le nom de son
galant pour lui répondre: _Ce n'est pas moi_, et reprendre sa course
et son chant moqueur. C'est à cause de ces courtes, niais fréquentes
stations, qu'il avait tantôt dépassé, tantôt laissé courir devant lui la
gondole qui renfermait Mattea. La fugitive s'était effrayée chaque
fois à son approche, et, dans sa crainte d'être poursuivie, elle avait
presque cru reconnaître une voix dans le son de sa guitare.

Il y avait environ cinq minutes que Mattea était entrée dans la chambre
d'Abul, lorsque Timothée, passant devant le Fondaco, remarqua cette
gondole sans fanal qu'il avait déjà rencontrée dans sa course, amarrée
maintenant sous la niche de la madone des Turcs. Abul n'était guère dans
l'usage de recevoir des visites à cette heure, et d'ailleurs l'idée de
Mattea devait se présenter d'emblée à un homme aussi perspicace
que Timothée. Il fit amarrer sa gondole à côté de celle-là, monta
précipitamment, et trouva Mattea qui recevait une pipe de la main
d'Abul, et qui allait recevoir un baiser auquel elle ne s'attendait
guère, mais que le Turc se reprochait de lui avoir déjà trop fait
désirer. L'arrivée de Timothée changea la face des choses; Abul en fut
un peu contrarié: «Retire-toi, mon ami, dit-il à Timothée, tu vois que
je suis en bonne fortune.

--Mon maître, j'obéis, répliqua Timothée; cette femme est-elle donc
votre esclave?

--Non pas mon esclave, mais ma maîtresse, comme on dit à la mode
d'Italie; du moins elle va l'être, puisqu'elle vient me trouver. Elle
m'avait parlé tantôt, mais je n'avais pas compris. Elle n'est pas mal.

--Vous la trouvez belle? dit Timothée.

--Pas beaucoup, répondit Abul, elle est trop jeune et trop mince;
j'aimerais mieux sa mère, c'est une belle femme bien grasse. Mais
il faut bien se contenter de ce qu'on trouve en pays étranger, et
d'ailleurs ce serait manquer à l'hospitalité que de refuser à cette
fille ce qu'elle désire.

--Et si mon maître se trompait, reprit Timothée; si cette fille était
venue ici dans d'autres intentions?

--En vérité, le crois-tu?

--Ne vous a-t-elle rien dit?

--Je ne comprends rien à ce qu'elle dit.

--Ses manières vous ont-elles prouvé son amour?

--Non, mais elle était à genoux pendant que j'achevais ma prière.

--Est-elle restée à genoux quand vous vous êtes levé?

--Non, elle s'est levée aussi.

--Eh bien! dit Timothée en lui-même en regardant la belle Mattea qui
écoutait, toute pâle et tout interdite, cet entretien auquel elle
n'entendait rien, pauvre insensée! il est encore temps de te sauver de
toi-même.

--Mademoiselle, lui dit-il d'un ton un peu froid, que désirez-vous que
je demande de votre part à mon maître?

--Hélas! je n'en sais rien, répondit Mattea fondant en larmes; je
demande asile et protection à qui voudra me l'accorder; ne lui avez-vous
pas traduit ma lettre de ce matin? Vous voyez que je suis blessée et
ensanglantée; je suis opprimée et maltraitée au point que je n'ose pas
rester une heure de plus dans la maison de mes parents; je vais me
réfugier de ce pas chez ma marraine, la princesse Gica; mais elle ne
voudra me soustraire que bien peu de temps aux maux qui m'accablent et
que je veux fuir à jamais, car elle est faible et dévote. Si Abul veut
me faire avertir le jour de son départ, s'il consent à me faire passer
en Grèce sur son brigantin, je fuirai, et j'irai travailler toute ma vie
dans ses ateliers pour lui prouver ma reconnaissance ...

--Dois-je dire aussi votre amour? dit Timothée d'un ton respectueux,
mais insinuant.

--Je ne pense pas qu'il soit question de cela, ni dans ma lettre, ni
dans ce que je viens de vous dire, répondit Mattea en passant d'une
pâleur livide à une vive rougeur de colère; je trouve votre question
étrange et cruelle dans la position où je suis; j'avais cru jusqu'ici
à de l'amitié de votre part. Je vois bien que la démarche que je fais
m'ôte votre estime; mais en quoi prouve-t-elle, je vous prie, que j'aie
de l'amour pour Abul-Amet?

--C'est bon, pensa Timothée, c'est une fille sans cervelle, et non pas
sans coeur.» Il lui fit d'humbles excuses, l'assura qu'elle avait
droit au secours et au respect de son maître, ainsi qu'aux siens, et
s'adressant à Abul:

«Seigneur mon maître, qui avez été toujours si doux et si généreux
envers moi, lui dit-il, voulez-vous accorder à cette fille la grâce
qu'elle demande, et à votre serviteur fidèle celle qu'il va vous
demander?

--Parle, répondit Abul; je n'ai rien à refuser à un serviteur et à un
ami tel que toi.

--Eh bien! dit Timothée, cette fille, qui est ma fiancée et qui s'est
engagée à moi par des promesses sacrées, vous demande la grâce de partir
avec nous sur votre brigantin, et d'aller s'établir dans votre atelier à
Scio; et moi je vous demande la permission de l'emmener et d'en faire ma
femme. C'est une fille qui s'entend au commerce et qui m'aidera dans la
gestion de nos affaires.

--Il n'est pas besoin qu'elle soit utile à mes affaires, répondit
gravement Abul; il suffit qu'elle soit fiancée à mon serviteur fidèle
pour que je devienne son hôte sincère et loyal. Tu peux emmener ta
femme, Timothée; je ne soulèverai jamais le coin de son voile; et quand
je la trouverais dans mon hamac, je ne la toucherais pas.

--Je le sais, ô mon maître, répondit le jeune Grec; et tu sais aussi
que, le jour où tu me demanderas ma tête, je me mettrai à genoux pour te
l'offrir; car je te dois plus qu'à mon père, et ma vie t'appartient plus
qu'à celui qui me l'a donnée.

--Mademoiselle, dit-il à Mattea, vous avez bien fait de compter sur
l'honneur de mon maître; tous vos désirs seront remplis, et, si vous
voulez me permettre de vous conduire chez votre marraine, je connaîtrai
désormais en quel lieu je dois aller vous avertir et vous chercher au
moment du départ de notre voile.»

Mattea eût peut-être bien désiré une réponse un peu moins strictement
obligeante de la part d'Abul, mais elle n'en fut pas moins touchée de
sa loyauté. Elle en exprima sa reconnaissance à Timothée, tout en
regrettant tout bas qu'une parole tant soit peu affectueuse n'eût pas
accompagné ses promesses de respect. Timothée la fit monter dans sa
gondole, et la conduisit au palais de la princesse Veneranda. Elle était
si confuse de cette démarche hardie, aveugle inspiration d'un premier
mouvement d'effervescence, qu'elle n'osa dire un mot à son compagnon
durant la route.

«Si l'on vous emmène à la campagne, lui dit Timothée en la quittant
à quelque distance du palais, faites-moi savoir où vous allez, et
comptez-que j'irai vous y trouver ...

--On m'enfermera peut-être, dit Mattea tristement.

--On sera bien malin si on m'empêche de me moquer des gardiens, reprit
Timothée. Je ne suis pas connu de cette princesse Gica; si je me
présente à vous devant elle, n'ayez pas l'air de m'avoir jamais vu.
Adieu, bon courage. Gardez-vous de dire à votre marraine que vous n'êtes
pas venue directement de votre demeure à la sienne. Nous nous reverrons
bientôt.»



VI.


Au lieu d'aller souper chez son actrice, Timothée rentra chez lui et se
mit à rêver. Lorsqu'il s'étendit sur son lit, aux premiers rayons
du jour, pour prendre le peu d'instants de repos nécessaire à son
organisation active, le plan de toute sa vie était déjà conçu et arrêté.
Timothée n'était pas, comme Abul, un homme simple et candide, un héros
de sincérité et de désintéressement. C'était un homme bien supérieur
à lui dans un sens, et peu inférieur dans l'autre, car ses mensonges
n'étaient jamais des perfidies, ses méfiances n'étaient jamais des
injustices. Il avait toute l'habileté qu'il faut pour être un scélérat,
moins l'envie et la volonté de l'être. Dans les occasions où sa finesse
et sa prudence étaient nécessaires pour opérer contre des fripons, il
leur montrait qu'on peut les surpasser dans leur art sans embrasser leur
profession. Ses actions portaient toutes un caractère de profondeur, de
prévoyance, de calcul et de persévérance. Il avait trompé bien souvent,
mais il n'avait jamais dupé; ses artifices avaient toujours tourné au
profit des bons contre les méchants. C'était là son principe, que tout
ce qui est nécessaire est juste, et que ce qui produit le bien ne peut
être le mal. C'est un principe de morale turque qui prouve le vide et la
folie de toute formule humaine, car les despotes ottomans s'en servent
pour faire couper la tête à leurs amis sur un simple soupçon, et
Timothée n'en faisait pas moins une excellente application à tous ses
actes. Quant à sa délicatesse personnelle, un mot suffisait pour la
prouver: c'est qu'il avait été employé par dix maîtres cent fois moins
habiles que lui, et qu'il n'avait pas amassé la plus petite pacotille à
leur service. C'était un garçon jovial, aimant la vie, dépensant le peu
qu'il gagnait, aussi incapable de prendre que de conserver, mais aimant
la fortune et la caressant en rêve comme une maîtresse qu'il est
très-difficile d'obtenir et très-glorieux de fixer.

Sa plus chère et sa plus légitime espérance dans la vie était de se
trouver un jour assez riche pour s'établir en Italie ou en France, et
pour être affranchi de toute domination. Il avait pourtant une vive et
sincère affection pour Abul, son excellent maître. Quand il faisait des
tours d'adresse à ce crédule patron (et c'était toujours pour le servir,
car Abul se fût ruiné en un jour s'il eût été livré à ses propres idées
dans la conduite des affaires); quand, dis-je, il le trompait pour
l'enrichir, c'était sans jamais avoir l'idée de se moquer de lui, car il
l'estimait profondément, et ce qui était à ses yeux de la stupidité chez
ses autres maîtres devenait de la grandeur chez Abul.

Malgré cet attachement, il désirait se reposer de cette vie de travail,
ou au moins en jouir par lui-même, et ne plus user ses facultés au
service d'autrui. Une grande opération l'eût enrichi s'il eût eu
beaucoup d'argent; mais, n'en ayant, pas assez, il n'en voulait pas
faire de petites, et surtout il repoussait avec un froid et silencieux
mépris les insinuations de ceux qui voulaient l'intéresser aux leurs aux
dépens d'Abul-Amet. M. Spada n'y avait pas manqué; mais, comme Timothée
n'avait pas voulu comprendre, le digne marchand de soieries se flattait
d'avoir été assez habile en échouant pour ne pas se trahir.

Un mariage avantageux était la principale utopie de Timothée. Il
n'imaginait rien de plus beau que de conquérir son existence, non sur
des sots et des lâches, mais sur le coeur d'une femme d'esprit. Mais,
comme il ne voulait pas vendre son honneur à une vieille et laide
créature, comme il avait l'ambition d'être heureux en même temps que
riche, et qu'il voulait la rencontrer et la conquérir jeune, belle,
aimable et spirituelle, on pense bien qu'il ne trouvait pas souvent
l'occasion d'espérer. Cette fois enfin, il l'avait touchée du doigt,
cette espérance. Depuis longtemps il essayait d'attirer l'attention de
Mattea, et il avait réussi à lui inspirer de l'estime et de l'amitié. La
découverte de son amour pour Abul l'avait bouleversé un instant; mais,
en y réfléchissant, il avait compris combien peu de crainte devait lui
inspirer cet amour fantasque, rêve d'un enfant en colère qui veut fuir
ses pédagogues, et qui parle d'aller dans l'île des Fées. Un instant
aussi il avait failli renoncer à son entreprise, non plus par
découragement, mais par dégoût; car il voulait aimer Mattea en la
possédant, et il avait craint de trouver en elle une effrontée. Mais
il avait reconnu que la conduite de cette jeune fille n'était que de
l'extravagance, et il se sentait assez supérieur à elle pour l'en
corriger en faisant le bonheur de tous deux. Elle avait le temps de
grandir, et Timothée ne désirait ni espérait l'obtenir avant quelques
années. Il fallait commencer par détruire un amour dans son coeur avant
de pouvoir y établir le sien. Timothée sentit que le plus sûr moyen
qu'un homme puisse employer pour se faite haïr, c'est de combattre un
rival préféré et de s'offrir à la place. Il résolut, au contraire, de
favoriser en apparence le sentiment de Mattea, tout en le détruisant par
le fait sans qu'elle s'en aperçut. Pour cela, il n'était pas besoin de
nier les vertus d'Abul, Timothée ne l'eût pas voulu; mais il pouvait
faire ressortir l'impuissance de ce coeur musulman pour un amour de
femme, sans porter la moindre atteinte de regret à l'amateur éclairé qui
trouvait la matrone Loredana plus belle que sa fille.

La princesse Veneranda fut dérangée au milieu de son précieux sommeil
par l'arrivée de Mattea à une heure indue. Il n'est guère d'heures
indues à Venise; mais en tout pays il en est pour une femme qui
subordonne toutes ses habitudes à l'importante affaire de se maintenir
le teint frais. Comme pour ajouter au bienfait de ses longues nuits de
repos, elle se servait d'un enduit cosmétique dont elle avait acheté la
recette à prix d'or à un sorcier arabe, elle fut assez troublée de cet
événement, et s'essuya à la hâte pour ne point faire soupçonner qu'elle
eût besoin de recourir à l'art. Quand elle eut écouté la plainte de
Mattea, elle eut bien envie de la gronder, car elle ne comprenait rien
aux idées exaltées; mais elle n'osa le faire, dans la crainte d'agir
comme une vieille et de paraître telle à sa filleule et à elle-même:
Grâce à cette crainte, Mattea eut la consolation de lui entendre dire:
«Je te plains, ma chère amie; je sais ce que c'est que la vivacité des
jeunes têtes; je suis encore bien peu sage moi-même, et entre femmes on
se doit de l'indulgence. Puisque tu viens à moi, je me conduirai avec
toi comme une véritable soeur et te garderai quelques jours, jusqu'à ce
que la fureur de ta mère, qui est un peu trop dure; je le sais, soit
passée. En attendant, couche-toi sur le lit de repos qui est dans mon
cabinet, et je vais envoyer chez tes parents afin qu'en s'apercevant de
ta fuite ils ne soient pas en peine.

Le lendemain M. Spada vint remercier la princesse de l'hospitalité
qu'elle voulait bien donner à une malheureuse folle. Il parla assez
sévèrement à sa fille. Néanmoins il examina avec une anxiété qu'il
s'efforçait vainement de cacher la blessure qu'elle avait au front.
Quand il eut reconnu que c'était peu de chose, il pria la princesse de
l'écouter un instant en particulier; et, quand il fut seul avec elle,
il tira de sa poche la boîte de cristal de roche qu'Abul avait donnée
à Mattea. «Voici, dit-il, un bijou et une drogue que cette pauvre
infortunée a laissés tomber de son sein pendant que sa mère la frappait.
Elle ne peut l'avoir reçue que du Turc ou de son serviteur. Votre
Excellence m'a parlé d'amulettes et de philtres: ceci ne serait-il point
quelque poison analogue, propre à séduire et à perdre les filles?

--Par les clous de la sainte croix, s'écria Veneranda, cela doit être!».

Mais quand elle eut ouvert la boite et examiné les pastilles: «Il me
semble, dit-elle, que c'est de la gomme de lentisque, que nous appelons
mastic dans notre pays. En effet, c'est même de la première qualité, du
véritable skinos. Néanmoins il faut essayer d'en tremper un grain dans
de l'eau bénite, et nous verrons s'il résistera à l'épreuve.»

L'expérience ayant été faite, à la grande gloire des pastilles, qui ne
produisirent pas la plus petite détonation et ne répandirent aucune
odeur de soufre, Veneranda rendit la boite à M. Spada, qui se retira en
la remerciant et, en la suppliant d'emmener au plus vite sa fille loin
de Venise.

Cette résolution lui coûtait beaucoup à prendre; car avec elle il
perdait l'espoir de la soie blanche et il retrouvait la crainte d'avoir
à payer ses deux mille _doges_. C'est ainsi que, suivant une vieille
tradition, il appelait ses sequins, parce que leur effigie représente
le doge de Venise à genoux devant saint Marc. _Doze a Zinocchion_ est
encore pour le peuple synonyme de sequins de la république. Cette
monnaie, qui mériterait par son ancienneté de trouver place dans les
musées et dans les cabinets, a encore cours à Venise, et les Orientaux
la reçoivent de préférence à toute autre, parce qu'elle est d'un or
très-pur.

Néanmoins Abul-Amet, à sa prière, se montra d'autant plus miséricordieux
qu'il n'avait jamais songé à le rançonner; mais, comme le vieux fourbe
avait voulu couper l'herbe sous le pied à son généreux créancier en
s'emparant de la soie blanche en secret, Timothée trouva que c'était
justice de faire faire cette acquisition à son maître sans y associer M.
Spada. Assem, l'armateur smyrniote, s'en trouva bien; car Abul lui en
donna mille sequins de plus qu'il n'en espérait, et M. Spada reprocha
souvent à sa femme de lui avoir fait par sa fureur un tort irréparable;
mais il se taisait bien vite lorsque la virago, pour toute réponse,
serrait le poing d'un air expressif, et il se consolait un peu de ses
angoisses de tout genre avec l'assurance de ne payer ses chers et
précieux doges, ses _dattes succulentes_, comme il les appelait, qu'à la
fin de l'année.
                
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