George Sand

Mattea
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Veneranda et Mattea quittèrent Venise; mais cette prétendue retraite,
où la captive devait être soustraite au voisinage de l'ennemi, n'était
autre que la jolie île de Torcello, où la princesse avait une charmante
villa et où l'on pouvait venir dîner en partant de Venise en gondole
après la sieste. Il ne fut pas difficile à Timothée de s'y rendre entre
onze heures et minuit sur la _barchetta_ d'un pêcheur d'huîtres.

Mattea était assise avec sa marraine sur une terrasse couverte de
sycomores et d'aloès, d'où ses grands yeux rêveurs contemplaient
tristement le lever de la lune, qui argentait les flots paisibles et
semait d'écailles d'argent le noir manteau de l'Adriatique. Rien ne
peut donner l'idée de la beauté du ciel dans cette partie du monde; et
quiconque n'a pas rêvé seul le soir dans une barque au milieu de cette
mer, lorsqu'elle est plus limpide et plus calme qu'un beau lac, ne
connaît pas la volupté. Ce spectacle dédommageait un peu la sérieuse
Mattea des niaiseries insipides dont l'entretenait une vieille fille
coquette et bornée.

Tout à coup il sembla que le vent apportait les notes grêles et coupées
d'une mélodie lointaine. La musique n'était pas chose rare sur les eaux
de Venise; mais Mattea crut reconnaître des sons qu'elle avait déjà
entendus. Une barque se montrait au loin, semblable à une imperceptible
tache noire sur un immense voile d'argent. Elle s'approcha peu à peu, et
les sons de la guitare de Timothée devinrent plus distincts. Enfin la
barque s'arrêta à quelque distance de la ville, et une voix chanta une
romance amoureuse où le nom de Veneranda revenait à chaque refrain au
milieu des plus emphatiques métaphores. Il y avait si longtemps que la
pauvre princesse n'avait plus d'aventures qu'elle ne fut pas difficile
sur la poésie de cette romance. Elle en parla toute la soirée et tout le
lendemain avec des minauderies charmantes et en ajoutant tout haut, pour
moralité à ses doux commentaires, de grandes exclamations sur le malheur
des femmes qui ne pouvaient échapper aux inconvénients de leur beauté et
qui n'étaient en sûreté nulle part. Le lendemain Timothée vint chanter
plus près encore une romance encore plus absurde, qui fut trouvée non
moins belle que l'autre. Le jour suivant il fit parvenir un billet, et
le quatrième jour il s'introduisit en personne dans le jardin, bien
certain que la princesse avait fait mettre les chiens à l'attache et
qu'elle avait envoyé coucher tous ses gens. Ce n'est pas qu'aux temps
les plus florissants de sa vie elle n'eût été galante. Elle n'avait
jamais eu ni une vertu ni un vice; mais tout homme qui se présentait
chez elle avec l'adulation sur les lèvres était sûr d'être accueilli
avec reconnaissance. Timothée avait pris de bonnes informations, et il
se précipita aux pieds de la douairière dans un moment où elle était
seule, et, sans s'effrayer de l'évanouissement qu'elle ne manqua pas
d'avoir, il lui débita une si belle tirade qu'elle s'adoucit; et, pour
lui sauver la vie (car il ne fit pas les choses à demi, et, comme tout
galant eût fait à sa place, il menaça de se tuer devant elle), elle
consentit à le laisser venir de temps en temps baiser le bas de sa robe.
Seulement, comme elle tenait à ne pas donner un mauvais exemple à sa
filleule, elle recommanda bien à son humble esclave de ne pas s'avouer
pour le chanteur de romances et de se présenter dans la maison comme un
parent qui arrivait de Morée.

Mattea fut bien surprise le lendemain à table lorsque ce prétendu neveu,
annoncé le matin par sa marraine, parut sous les traits de Timothée;
mais elle se garda bien de le reconnaître, et ce ne fut qu'au bout de
quelques jours qu'elle se hasarda à lui parler. Elle apprit de lui, à
la dérobée, qu'Abul, occupé de ses soieries et de sa teinture, ne
retournerait guère dans son île qu'au bout d'un mois. Cette nouvelle
affligea Mattea, non-seulement parce qu'elle lui inspirait la
crainte d'être forcée de retourner chez sa mère, d'où il lui serait
très-difficile désormais de s'échapper, mais parce qu'elle lui ôtait le
peu d'espérance qu'elle conservait d'avoir fait quelque impression sur
le coeur d'Abul. Cette indifférence de son sort, cette préférence donnée
sur elle à des intérêts commerciaux, c'était un coup de poignard enfoncé
peut-être dans son amour-propre encore plus que dans son coeur; car nous
avouons qu'il nous est très-difficile de croire que son coeur jouât un
rôle réel dans ce roman de grande passion. Néanmoins, comme ce coeur
était noble, la mortification de l'orgueil blessé y produisit de la
douleur et de la honte sans aucun mélange d'ingratitude ou de dépit;
elle ne cessa pas de parler d'Abul avec vénération et de penser à lui
avec une sorte d'enthousiasme.

Timothée devint, en moins d'une semaine, le sigisbé en titre de
Veneranda. Rien n'était plus agréable pour elle que de trouver, à son
âge, un tout jeune et assez joli garçon, plein d'esprit, et jouant
merveilleusement de la guitare, qui voulût bien porter son éventail,
ramasser son bouquet, lui dire des impertinences et lui écrire des
bouts-rimés. Il avait soin de ne jamais venir à Torcello qu'après s'être
bien assuré que M. et madame Spada étaient occupés en ville et ne
viendraient pas le surprendre aux pieds de sa princesse, qui ne le
connaissait que sous le nom du prince Zacharias Kalasi.

Durant les longues soirées, le sans-gêne de la campagne permettait à
Timothée d'entretenir Mattea, d'autant plus qu'il venait souvent des
visites, et que dame Gica, par soin de sa réputation, prescrivait à son
cavalier servant de l'attendre au jardin tandis qu'elle serait au salon;
et pendant ce temps, comme elle ne craignait rien au monde plus que de
le perdre, elle recommandait à sa filleule de lui tenir compagnie, sûre
que ses charmes de quatorze ans ne pouvaient entrer en lutte avec les
siens. Le jeune Grec en profita, non pour parler de ses prétentions, il
s'en garda bien, mais pour l'éclairer sur le véritable caractère d'Abul,
qui n'était rien moins qu'un galant paladin, et qui, malgré sa douceur
et sa bonté naturelles, faisait jeter une femme adultère dans un puits,
ni plus ni moins que si c'eût été un chat. Il lui peignit en même
temps les moeurs des Turcs, l'intérieur des harems, l'impossibilité
d'enfreindre leurs lois qui faisaient de la femme une marchandise
appartenant à l'homme, et jamais une compagne ou une amie. Il lui porta
le dernier coup en lui apprenant qu'Abul, outre vingt femmes dans son
harem, avait une femme légitime dont les enfants étaient élevés avec
plus de soin que ceux des autres, et qu'il aimait autant qu'un Turc peut
aimer une femme, c'est-à-dire un peu plus que sa pipe et un peu moins
que son cheval. Il engagea beaucoup Mattea à ne pas se placer sous la
domination de cette femme, qui, dans un accès de jalousie, pourrait bien
la faire étrangler par ses eunuques. Comme il lui disait toutes ces
choses par manière de conversation, et sans paraître lui donner des
avertissements dont elle se fût peut-être méfiée, elles faisaient une
profonde impression sur son esprit et la réveillaient comme d'un rêve.

En même temps il eut soin de lui dire tout ce qui pouvait lui donner
l'envie d'aller à Scio, pour y jouir, dans les ateliers qu'il dirigeait,
d'une liberté entière et d'un sort paisible. Il lui dit qu'elle
trouverait à y exercer les talents quelle avait acquis dans la
profession de son père, ce qui l'affranchirait de toute obligation qui
pût faire rougir sa fierté auprès d'Abul. Enfin il lui fit une si
riante peinture du pays, de sa fertilité, de ses productions rares, des
plaisirs du voyage, du charme qu'on éprouve à se sentir le maître et
l'artisan de sa destinée, que sa tête ardente et son caractère fort et
aventureux embrassèrent l'avenir sous cette nouvelle face. Timothée eut
soin aussi de ne pas détruire tout à fait son amour romanesque, qui
était le plus sûr garant de son départ, et dont il ne se flattait pas
vainement de triompher. Il lui laissa un peu d'espoir, en lui disant
qu'Abul venait souvent dans les ateliers et qu'il y était adoré. Elle
pensa qu'elle aurait au moins la douceur de le voir; et quant à lui, il
connaissait trop la parole de son maître pour s'inquiéter des suites de
ces entrevues. Quand tout ce travail que Timothee avait entrepris de
faire dans l'esprit de Mattea eut porté les fruits qu'il en attendait,
il pressa son maître de mettre à la voile, et Abul, qui ne faisait rien
que par lui, y consentit sans peine. Au milieu de la nuit, une barque
vint prendre la fugitive à Torcello et la conduisit droit au canal
des Marane, où elle s'amarra à un des pieux qui bordent ce chemin des
navires au travers des bas-fonds. Lorsque le brigantin passa, Abul
tendit lui-même une corde à Timothee, car il eût emmené trente femmes
plutôt que de laisser ce serviteur fidèle, et la belle Mattea fut
installée dans la plus belle chambre du navire.



VII.


Trois ans environ après cette catastrophe, la princesse Veneranda était
seule un matin dans la villa de Torcello, sans filleule, sans sigisbé,
sans autre société pour le moment que son petit chien, sa soubrette et
un vieil abbé qui lui faisait encore de temps en temps un madrigal ou
un acrostiche. Elle était assise devant une superbe glace de Murano, et
surveillait l'édifice savant que son coiffeur lui élevait sur la tête
avec autant de soin et d'intérêt qu'aux plus beaux jours de sa jeunesse.
C'était toujours la même femme, pas beaucoup plus laide, guère plus
ridicule, aussi vide d'idées et de sentiments que par le passé. Elle
avait conservé le goût fantasque qui présidait à sa parure et qui
caractérise les femmes grecques lorsqu'elles sont dépaysées, et qu'elles
veulent entasser sur elles les ornements de leur costume avec ceux des
autres pays. Veneranda avait en ce moment sur la tête un turban, des
fleurs, des plumes, des rubans, une partie de ses cheveux poudrée et une
autre teinte en noir. Elle essayait d'ajouter des crépines d'or à
cet attirail qui ne la faisait pas mal ressembler à une des belettes
empanachées dont parle La Fontaine, lorsque son petit nègre lui vint
annoncer qu'un jeune Grec demandait à lui parler. «Juste ciel! serait-ce
l'ingrat Zacharias? s'écria-t-elle.

--Non, madame, répondit le nègre, c'est un très-beau jeune homme que je
ne connais pas, et qui ne veut vous parler qu'en particulier.

--Dieu soit loué! c'est un nouveau sigisbé qui me tombe du ciel,»
pensa Veneranda; et elle fit retirer les témoins en donnant l'ordre
d'introduire l'inconnu par l'escalier dérobé. Avant qu'il parût, elle se
hâta de donner un dernier coup d'oeil à sa glace, marcha dans la chambre
pour essayer la grâce de son panier, fonça un peu son rouge, et se posa
ensuite gracieusement sur son ottomane.

Alors un jeune homme, beau comme le jour ou comme un prince de conte de
fées, et vêtu d'un riche costume grec, vint se précipiter à ses pieds et
s'empara d'une de ses mains qu'il baisa avec ardeur.

«Arrêtez, monsieur, arrêtez! s'écria Veneranda éperdue; on n'abuse pas
ainsi de l'étonnement et de l'émotion d'une femme dans le tête-à-tête.
Laissez ma main; vous voyez que je suis si tremblante que je n'ai pas la
présence d'esprit de la retirer. Qui êtes-vous? au nom du ciel! et que
doivent me faire craindre ces transports imprudents?

--Hélas! ma chère marraine, répondit le beau garçon, ne
reconnaissez-vous point votre filleule, la coupable Mattea, qui vient
vous demander pardon de ses torts et les expier par son repentir?»

La princesse jeta un cri en reconnaissant en effet Mattea, mais si
grande, si forte, si brune et si belle sous ce déguisement, qu'elle lui
causait la douce illusion d'un jeune homme charmant à ses pieds. «Je te
pardonnerai, à toi, lui dit-elle en l'embrassant; mais que ce misérable
Zacharias, Timothée, ou comme on voudra l'appeler, ne se présente jamais
devant moi.

--Hélas! chère marraine, il n'oserait, dit Mattea; il est resté dans le
port sur un vaisseau qui nous appartient et qui apporte à Venise une
belle cargaison de soie blanche. Il m'a chargée de plaider sa cause, de
vous peindre son repentir et d'implorer sa grâce.

--Jamais! jamais!» s'écria la princesse.

Cependant elle s'adoucit en recevant de la part de son infidèle sigisbé
un cachemire si magnifique, qu'elle oublia tout ce qu'il y avait
d'étrange et d'intéressant dans le retour de Mattea pour examiner ce
beau présent, l'essayer et le draper sur ses épaules. Quand elle en eut
admiré l'effet, elle parla de Timothée avec moins d'aigreur, et demanda
depuis quand il était armateur et négociant pour son compte.

«Depuis qu'il est mon époux, répondit Mattea, et qu'Abul lui a fait un
prêt de cinq mille sequins pour commencer sa fortune.

--Eh quoi! vous avez épousé Zacharias? s'écria Veneranda, qui voyait dès
lors en Mattea une rivale; c'était donc de vous qu'il était amoureux
lorsqu'il me faisait ici de si beaux serments et de si beaux quatrains?
O perfidie d'un petit serpent réchauffé dans mon sein! Ce n'est pas que
j'aie jamais aimé ce freluquet; Dieu merci, mon coeur superbe à toujours
résisté aux traits de l'amour; mais c'est un affront que vous m'avez
fait l'un et l'autre...

--Hélas! non, ma bonne marraine, répondit Mattea, qui avait pris un peu
de la fourberie moqueuse de son mari; Timothée était réellement fou
d'amour pour vous. Rassemblez bien vos souvenirs, vous ne pourrez en
douter. Il songeait à se tuer par désespoir de vos dédains. Vous
savez que de mon côté j'avais mis dans ma petite cervelle une passion
imaginaire pour notre respectable patron Abul-Amet. Nous partîmes
ensemble, moi pour suivre l'objet de mon fol amour, Timothée pour fuir
vos rigueurs, qui le rendaient le plus malheureux des hommes. Peu à peu,
le temps et l'absence calmèrent sa douleur; mais la plaie n'a jamais été
bien fermée, soyez-en sûre, madame; et s'il faut vous l'avouer, tout en
demandant sa grâce, je tremble de l'obtenir; car je ne songe pas sans
effroi à l'impression que lui fera votre vue.

--Rassure-toi, ma chère fille, répondit la Gica tout à fait consolée, en
embrassant sa filleule, tout en lui tendant une main miséricordieuse
et amicale; je me souviendrai qu'il est maintenant ton époux, et je te
ménagerai son coeur, en lui montrant la sévérité que je dois avoir pour
un amour insensé. La vertu que, grâce à la sainte Madone, j'ai toujours
pratiquée, et la tendresse que j'ai pour toi, me font un devoir d'être
austère et prudente avec lui. Mais explique-moi, je te prie, comment ton
amour pour Abul s'est passé, et comment tu t'es décidée à épouser ce
Zacharias que tu n'aimais point.

--J'ai sacrifié, répondit Mattea, un amour inutile et vain à une amitié
sage et vraie. La conduite de Timothée envers moi fut si belle, si
délicate, si sainte, il eut pour moi des soins si désintéressés et des
consolations si éloquentes, que je me rendis avec reconnaissance à son
affection. Lorsque nous avons appris la mort de ma mère, j'ai espéré que
j'obtiendrais le pardon et la bénédiction de mon père, et nous sommes
venus l'implorer, comptant sur votre intercession, ô ma bonne marraine!

--J'y travaillerai de mon mieux; cependant je doute qu'il pardonne
jamais à ce Zacharias, à ce Timothée, veux-je dire, les tours perfides
qu'il lui a joués.

--J'espère que si, reprit Mattea; la position de mon mari est assez
belle maintenant, et ses talents sont assez connus dans le commerce,
pour que son alliance ne semble point désavantageuse à mon père.»

La princesse fit aussitôt amener sa gondole, et conduisit Mattea chez
M. Spada. Celui-ci eut quelque peine à la reconnaître sous son habit
sciote; mais dès qu'il se fut assuré que c'était elle, il lui tendit les
bras et lui pardonna de tout son coeur. Après le premier mouvement de
tendresse, il en vint aux reproches et aux lamentations; mais dès qu'il
fut au courant de la face qu'avait prise la destinée de Mattea, il se
consola, et voulut aller sur-le-champ dans le port voir son gendre et la
soie blanche qu'il apportait. Pour acheter ses bonnes grâces, Timothée
la lui vendit à un très-bas prix, et n'eut point lieu de s'en repentir;
car M. Spada, touché de ses égards et frappé de son habileté dans le
négoce, ne le laissa point repartir pour Scio sans avoir reconnu son
mariage et sans l'avoir mis au courant de toutes ses affaires. En peu
d'années la fortune de Timothée suivit une marche si heureuse et si
droite, qu'il put rembourser la somme que son cher Abul lui avait
prêtée; mais il ne put jamais lui en faire accepter les intérêts. M.
Spada, qui avait un peu de peine à abandonner la direction de sa maison,
parla pendant quelque temps de s'associer à son gendre; mais enfin
Mattea étant devenue mère de deux beaux enfants, Zacomo, se sentant
vieillir, céda son comptoir, ses livres et ses fonds à Timothée, en se
réservant une large pension, pour le payement régulier de laquelle il
prit scrupuleusement toutes ses sûretés, en disant toujours qu'il ne
se méfiait pas de son gendre, mais en répétant ce vieux proverbe des
négociants: _Les affaires sont les affaires_.

Timothée se voyant maître de la belle fortune qu'il avait attendue et
espérée, et de la belle femme qu'il aimait, se garda bien de laisser
jamais soupçonner à celle-ci combien ses vues dataient de loin. En
cela il eut raison. Mattea crut toujours de sa part à une affection
parfaitement désintéressée, née à l'île de Scio, et inspirée par son
isolement et ses malheurs. Elle n'en fut pas moins heureuse pour être
un peu dans l'erreur. Son mari lui prouva toute sa vie qu'il l'aimait
encore plus que son argent, et l'amour-propre de la belle Vénitienne
trouva son compte à se persuader que jamais une pensée d'intérêt n'avait
trouvé place dans l'âme de Timothée à côté de son image. Avis à ceux qui
veulent savoir le fond de la vie, et qui tuent la poule aux oeufs d'or
pour voir ce qu'elle a dans le ventre! Il est certain que si Mattea,
après son mariage, eût été déshéritée, Timothée ne l'aurait pas moins
bien traitée, et probablement il n'en eût pas ressenti la moindre
humeur; les hommes comme lui ne font pas souffrir les autres de leurs
revers, car il n'est guère de véritables revers pour eux. Abul-Amet et
Timothée restèrent associés d'affaires et amis de coeur toute leur vie.
Mattea vécut toujours à Venise, dans son magasin, entre son père, dont
elle ferma les yeux, et ses enfants, pour lesquels elle fut une tendre
mère, disant sans cesse qu'elle voulait réparer envers eux les torts
qu'elle avait eus envers la sienne. Timothée alla tous les ans à Scio,
et Abul revint quelquefois à Venise. Chaque fois que Mattea le revit
après une absence, elle éprouva une émotion dont son mari eut très-grand
soin de ne jamais s'apercevoir. Abul ne s'en apercevait réellement pas,
et, lui baisant la main à l'italienne, il lui disait la seule parole
qu'il eût pu jamais apprendre: _Votre ami_.

Quant à Mattea, elle parlait à merveille les langues modernes de
l'Orient, et dans la conduite de ses affaires elle était presque aussi
entendue que son mari. Plusieurs personnes, à Venise, se souviennent
de l'avoir vue. Elle était devenue un peu forte de complexion pour une
femme, et le soleil d'Orient l'avait bronzée, de sorte que sa beauté
avait pris un caractère un peu viril. Soit à cause de cela, soit à cause
de l'habitude qu'elle en avait contractée dans la vie de commis qu'elle
avait menée à Scio, et qu'elle menait encore à Venise, elle garda
toujours son élégant costume sciote, qui lui allait à merveille, et qui
la faisait prendre pour un jeune homme par tous les étrangers. Dans
ces occasions, Veneranda, quoique décrépite, se redressait encore, et
triomphait d'avoir un si beau sigisbé au bras. La princesse laissa
une partie de ses biens à cet heureux couple, à la charge de la faire
ensevelir dans une robe de drap d'or et de prendre soin de son petit
chien.



FIN DE MATTEA.
                
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