George Sand

Mattea
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MATTEA.

George Sand




I.


Le temps devenait de plus en plus menaçant, et l'eau, teinte d'une
couleur de mauvais augure que les matelots connaissent bien, commençait
à battre violemment les quais et à entre-choquer les gondoles amarrées
aux degrés de marbre blanc de la Piazetta. Le couchant, barbouillé de
nuages, envoyait quelques lueurs d'un rouge vineux à la façade du palais
ducal, dont les découpures légères et les niches aiguës se dessinaient
en aiguilles blanches sur un ciel couleur de plomb. Les mâts des navires
à l'ancre projetaient sur les dalles de la rive des ombres grêles et
gigantesques, qu'effaçait une à une le passage des nuées sur la face
du soleil. Les pigeons de la république s'envolaient épouvantés, et se
mettaient à l'abri sous le dais de marbre des vieilles statues, sur
l'épaule des saints et sur les genoux des madones. Le vent s'éleva, fit
claquer les banderoles du port, et vint s'attaquer aux boucles roides
et régulières de la perruque de ser Zacomo Spada, comme si c'eût été la
crinière métallique du lion de Saint-Marc ou les écailles de bronze du
crocodile de Saint-Théodore.

Ser Zacomo Spada, le marchand de soieries, insensible à ce tapage
inconvenant, se promenait le long de la colonnade avec un air de
préoccupation majestueuse. De temps en temps il ouvrait sa large
tabatière d'écaille blonde doublée d'or, et y plongeait ses doigts,
qu'il flairait ensuite avec recueillement, bien que le malicieux sirocco
eût depuis longtemps mêlé les tourbillons de son tabac d'Espagne à
ceux de la poudre enlevée à son chef vénérable. Enfin, quelques larges
gouttes de pluie se faisant sentir à travers ses bas de soie, et un coup
de vent ayant fait voler son chapeau et rabattu sur son visage la partie
postérieure de son manteau, il commença à s'apercevoir de l'approche
d'une de ces bourrasques qui arrivent à l'improviste sur Venise au
milieu des plus sereines journées d'été, et qui font en moins de cinq
minutes un si terrible dégât de vitres, de cheminées, de chapeaux et de
perruques.

Ser Zacomo Spada, s'étant débarrassé non sans peine des plis du camelot
noir que le vent plaquait sur son visage, se mit à courir après son
chapeau aussi vite que purent lui permettre sa gravité sexagénaire et
les nombreux embarras qu'il rencontrait sur son chemin: ici un brave
bourgeois qui, ayant eut la malheureuse idée d'ouvrir son parapluie
et s'apercevant bien vite que rien n'était moins à propos, faisait de
furieux efforts pour le refermer et s'en allait avec lui à reculons vers
le canal; là une vertueuse matrone occupée à contenir l'insolence de
l'orage engouffré dans ses jupes; plus loin un groupe de bateliers
empressés de délier leurs barques et d'aller les mettre à l'abri sous
le pont le plus voisin; ailleurs un marchand de gâteaux de maïs courant
après sa vile marchandise ni plus ni moins que ser Zacomo après son
excellent couvre-chef. Après bien des peines, le digne marchand de
soieries parvint à l'angle de la colonnade du palais ducal, où le
fugitif s'était réfugié; mais au moment où il pliait un genou et
allongeait un bras pour s'en emparer, le maudit chapeau repartit sur
l'aile vagabonde du sirocco, et prit son vol le long de la rive des
Esclavons, côtoyant le canal avec beaucoup de grâce et d'adresse.

Le marchand de soieries fit un gros soupir, croisa un instant les bras
sur sa poitrine d'un air consterné, puis s'apprêta courageusement à
poursuivre sa course, tenant d'une main sa perruque pour l'empêcher de
suivre le mauvais exemple, de l'autre serrant les plis de son manteau,
qui s'entortillait obstinément autour de ses jambes. Il parvint ainsi
au pied du pont de la Paille, et il mettait de nouveau la main sur son
tricorne, lorsque l'ingrat, faisant une nouvelle gambade, traversa le
petit canal des Prisons sans le secours d'aucun pont ni d'aucun bateau,
et s'abattit comme une mouette sur l'autre rive. «Au diable le chapeau!
s'écria ser Zacomo découragé; avant que je n'aie traversé un pont, il
aura franchi tous les canaux de la ville. En profite qui voudra! ...»

Un tempête de rires et de huées répondit en glapissant à l'exclamation
de ser Zacomo. Il jeta autour de lui un regard courroucé, et se vit au
milieu d'une troupe de polissons qui, sous leurs guenilles et avec
leurs mines sales et effrontées, imitaient son attitude tragique et le
froncement olympien de son sourcil. «Canaille! s'écria le brave homme
en riant à demi de leurs singeries et de sa propre mésaventure, prenez
garde que je ne saisisse l'un de vous par les oreilles et que je ne le
lance avec mon chapeau au milieu des lagunes!»

En proférant cette menace, ser Zacomo voulut faire le moulinet avec sa
canne; mais comme il levait le bras avec une noble fureur, ses jambes
perdirent l'équilibre; il était près de la rive, et il abandonna le pavé
pour aller tomber ...



II.


Heureusement la gondole de la princesse Veneranda se trouvait là,
arrêtée par un embarras de barques chioggiotes, et faisait de vains
efforts de rames pour les dépasser. Ser Zacomo, se voyant lancé,
ne songea plus qu'à tomber le plus décemment possible, tout en se
recommandant à la Providence, laquelle, prenant sa dignité de père
de famille et de marchand de soieries en considération, daigna lui
permettre d'aller s'abattre aux pieds de la princesse Veneranda, et de
ne point chiffonner trop malhonnêtement le panier de cette illustre
personne.

Néanmoins la princesse, qui était fort nerveuse, jeta un grand cri
d'effroi, et les polissons pressés sur la rive applaudirent et
trépignèrent de joie. Il restèrent là tant que leurs huées et leurs
rires purent atteindre le malheureux Zacomo, que la gondole emportait
trop lentement à travers la mêlée d'embarcations qui encombraient le
canal.

La princesse grecque Veneranda Gica était une personne sur l'âge de
laquelle les commentateurs flottaient irrésolus, du chiffre quarante au
chiffre soixante. Elle avait la taille fort droite, bien prise dans un
corps baleiné, d'une rigidité majestueuse. Pour se dédommager de cette
contrainte où, par amour de la ténuité, elle condamnait une partie de
ses charmes; et pour paraître encore jeune et folâtre, elle remuait à
tout propos les bras et la tête, de sorte qu'on ne pouvait être assis
près d'elle sans recevoir au visage à chaque instant son éventail ou ses
plumes. Elle était d'ailleurs bonne, obligeante, généreuse jusqu'à la
prodigalité, romanesque, superstitieuse, crédule et faible. Sa bourse
avait été exploitée par plus d'un charlatan, et son cortège avait été
grossi de plus d'un chevalier d'industrie. Mais sa vertu était sortie
pure de ces dangers, grâce à une froideur excessive d'organisation que
les puérilités de la coquetterie avaient fait passer à l'état de maladie
chronique.

Ser Zacomo Spada était sans contredit le plus riche et le plus estimable
marchand de soieries qu'il y eût dans Venise. C'était un de ces
véritables amphibies qui préfèrent leur île de pierre au reste du monde,
qu'ils n'ont jamais vu, et qui croiraient manquer à l'amour et au
respect qu'ils lui doivent s'ils cherchaient à acquérir la moindre
connaissance de ce qui existe au déjà. Celui-ci se vantait de n'avoir
jamais mis le pied en terre ferme, et de ne s'être jamais assis dans un
carrosse. Il possédait tous les secrets de son commerce, et savait au
juste quel îlot de l'Archipel ou quel canton de la Calabre élevait les
plus beaux mûriers et filait les meilleures soies. Mais là se bornaient
absolument ses notions sur l'histoire naturelle terrestre. Il ne
connaissait de quadrupèdes que les chiens et les chats, et n'avait vu
de boeuf que coupé par morceaux dans le bateau du boucher. Il avait des
chevaux une idée fort incertaine, pour en avoir vu deux fois dans,
sa vie à de 'certaines solennités où, pour divertir et surprendre le
peuple, le sénat avait permis à des troupes de bateleurs d'en amener
quelques-uns sur le quai des Esclavons. Mais ils étaient si bizarrement
et si pompeusement enharnachés, que ser Zacomo et beaucoup d'autres
avaient pu penser que leurs crins, étaient naturellement tressés et
mêlés de fils d'or et d'argent. Quant aux touffes de plumes rouges et
blanches dont on les avait couronnés, il était hors de doute qu'elles
appartenaient à leurs têtes, et ser Zacomo, en faisant à sa famille la
description du cheval, déclarait que cet ornement naturel était ce qu'il
y avait de plus beau dans l'animal extraordinaire apporté de la terre
ferme. Il le rangeait d'ailleurs clans l'espèce du boeuf, et encore
aujourd'hui beaucoup de Vénitiens ne connaissent pas le cheval sous une
autre dénomination que celle de boeuf sans cornes, _bue senxa corni_.

Ser Zacomo était méfiant à l'excès quand il s'agissait de risquer un
sequin dans une affaire, crédule comme un enfant et capable de se ruiner
quand on savait s'emparer de son imagination, que l'oisiveté avait
rendue fort impressionnable; laborieux et actif, mais indifférent
à toutes les jouissances que pouvaient lui procurer ses bénéfices;
amoureux de l'or monnayé, et _dilettante di musica_, bien qu'il eût la
voix fausse et battit toujours la mesure à contre-temps; doux, souple,
et assez adroit pour régner au moins sur son argent sans trop irriter
une femme acariâtre; pareil d'ailleurs à tous ces vrais types de sa
patrie, qui participent au moins autant de la nature du polype que de
celle de l'homme.

Il y avait bien une trentaine d'années que M. Spada fournissait des
étoffes et des rubans à la toilette effrénée de la princesse Gica; mais
il se gardait bien de savoir le compté des ans écoulés lorsqu'il avait
l'honneur de causer avec elle, ce qui lui arrivait assez souvent,
d'abord parce que la princesse se livrait volontiers avec lui au plaisir
de babiller, le plus doux qu'une femme grecque connaisse; ensuite parce
que Venise a eu en tout temps les moeurs faciles et familières qui
n'appartiennent guère en France qu'aux petites villes, et que notre
grand monde, plus collet-monté, appellerait du commérage de mauvais ton.

Après s'être fait expliquer l'accident qui avait lancé M. Zacomo à ses
pieds, la princesse Veneranda le fit donc asseoir sans façon auprès
d'elle, et le força, malgré ses humbles excuses, d'accepter un abri sous
le drap noir de sa gondole contre la pluie et le vent, qui faisaient
rage, et qui autorisaient suffisamment un tête-à-tête entre un vieux
marchand sexagénaire et une jeune princesse qui n'avait pas plus de
cinquante-cinq ans.

«Vous viendrez avec moi jusqu'à mon palais, lui avait-elle dit, et mes
gondoliers vous conduiront jusqu'à: votre boutique.» Et, chemin faisant,
elle l'accablait de questions sur sa santé, sur ses affaires, sur sa
femme, sur sa fille; questions pleines d'intérêt, de bonté, mais surtout
de curiosité; car on sait que les dames de Venise, passant leurs jours
dans l'oisiveté, n'auraient absolument rien à dire le soir à leurs
amants ou à leurs amis si elles ne s'étaient fait le matin un petit
recueil d'anecdotes plus ou moins puériles.

Ser Spada, d'abord très-honoré de ces questions, y répondit moins
nettement, et se troubla lorsque la princesse entama le chapitre du
prochain mariage de sa fille. «Mattea, lui disait-elle pour l'encourager
à répondre, est la plus belle personne du monde; vous devez être bien
heureux et bien fier d'avoir une si charmante enfant. Toute la ville
en parle, et il n'est bruit que de son air noble et de ses manières
distinguées. Voyons, Spada, pourquoi ne me parlez-vous pas d'elle
comme à l'ordinaire? Il me semble que vous avez quelque chagrin, et je
gagerais que c'est à propos de Mattea; car, chaque fois que je prononce
son nom, vous froncez le sourcil comme un homme qui souffre. Voyons,
voyons; contez-moi cela. Je suis l'amie de votre petite famille; j'aime
Mattea de tout mon coeur, c'est ma filleule; j'en suis fière. Je serais
bien fâchée qu'elle fût pour vous un sujet de contrariété, et vous
savez que j'ai droit de la morigéner. Aurait-elle une amourette?
refuserait-elle d'épouser son cousin Checo?»

M. Spada, dont toutes ces interrogations augmentaient terriblement la
souffrance, essaya respectueusement de les éluder; mais Veneranda, ayant
flairé là l'odeur d'un secret, s'acharnait à sa proie, et le bonhomme,
quoique assez honteux de ce qu'il avait à dire, ayant une juste
confiance en la bonté de la princesse, et d'ailleurs aimant à parler
comme un Vénitien, c'est-à-dire presque autant qu'une Grecque, se
résolut à confesser le sujet de sa préoccupation.

«Hélas! brillante Excellence (chiarissima); dit-il en prenant une prise
de tabac imaginaire dans sa tabatière vide, c'est en effet ma fille qui
cause le chagrin que je ne puis dissimuler. Votre seigneurie sait bien
que Mattea est en âge de songer à autre chose qu'à des poupées.

--Sans doute, sans doute, elle à tantôt cinq pieds de haut, répondit
la princesse, la plus, belle taille qu'une femme puisse avoir; c'est
précisément ma taille. Cependant elle n'a pas plus de quatorze ans;
c'est ce qui la rend un peu excusable; car, après tout, c'est encore
un enfant incapable d'un raisonnement sérieux: D'ailleurs le précoce
développement de sa beauté doit nécessairement lui donner quelque
impatience d'être mariée.

--Hélas! reprit ser Zacomo, votre seigneurie sait combien ma fille est
admirée, non-seulement par tous ceux qui la connaissent, mais encore
par tous ceux qui passent devant notre boutique. Elle sait que les plus
élégants et les plus riches seigneurs s'arrêtent des heures entières
devant notre porte, feignant de causer entre eux ou d'attendre
quelqu'un, pour jeter de fréquents regards sur le comptoir où elle est
assise auprès de sa mère. Plusieurs viennent marchander mes étoffes pour
avoir le plaisir de lui adresser quelques mots, et ceux qui ne sont
point malappris achètent toujours quelque chose, ne fût-ce qu'une paire
de bas de soie; c'est toujours cela. Dame Loredana, mon épouse, qui
certes est une femme alerte et vigilante, avait élevé cette pauvre
enfant dans de si bons principes que jamais jusqu'ici on n'avait vu
une fille si réservée, si discrète et si honnête; toute la ville en
témoignerait.

--Certes, reprit la princesse, il est impossible d'avoir un maintien
plus convenable que le sien, et j'entendais dire l'autre jour dans une
soirée que la Mattea était une des plus belles personnes de Venise,
et que sa beauté était rehaussée par un certain air de noblesse et de
fierté qui la distinguait de toutes ses égales et la faisait paraître
comme une princesse au milieu d'un troupeau de soubrettes.

--Cela est vrai, par le Christ, vrai! répéta ser Zacomo d'un ton
mélancolique. C'est une fille qui n'a jamais perdu son temps à s'attifer
de colifichets, chose qui ne convient qu'aux dames de qualité; toujours
propre et bien peignée dès le matin, et si tranquille, si raisonnable,
qu'il n'y a pas un cheveu de dérangé à son chignon dans toute une
journée; économe, laborieuse, et douce comme une colombe, ne répondant
jamais pour se dispenser d'obéir, silencieuse que c'est un miracle,
étant fille de ma femme! enfin un diamant, un vrai trésor. Ce n'est pas
la coquetterie qui l'a perdue; car elle ne faisait nulle attention à ses
admirateurs, pas plus aux honnêtes gens qui venaient acheter dans
ma boutique qu'aux godelureaux qui en encombraient le seuil pour la
regarder. Ce n'est pas non plus l'impatience d'être mariée; car elle
sait qu'elle a à Mantoue un mari tout prêt, qui n'attend qu'un mot pour
venir lui faire sa cour. Eh bien! malgré tout cela, voilà que du jour
au lendemain, et sans avertir personne, elle s'est monté la tête pour
quelqu'un que je n'ose pas seulement nommer.

--Pour qui? grand Dieu! s'écria Veneranda; est-ce le respect ou
l'horreur qui glace ce nom sur vos lèvres? est-ce de votre vilain bossu
garçon de boutique; est-ce du doge que votre fille est éprise?

--C'est pis que tout ce que Votre Excellence peut imaginer, répondit ser
Zacomo en s'essuyant le front: c'est d'un mécréant, c'est d'un idolâtre,
c'est du Turc Abul!

--Qu'est-ce que cet Abul? demanda la princesse.

--C'est, répondit Zacomo, un riche fabricant de ces belles étoffes de
soie de Perse, brochées d'or et d'argent, que l'on façonne à l'île de
Scio, et que Votre Excellence aime à trouver dans mon magasin.

--Un Turc! s'écria Veneranda; sainte madone! c'est en effet bien
déplorable, et je n'y conçois rien. Amoureuse d'un Turc, ô Spada! cela
ne peut pas être; il y a là-dessous quelque mystère. Quant à moi, j'ai
été, dans mon pays, poursuivie par l'amour des plus beaux et des plus
riches d'entre eux, et je n'ai jamais eu que de l'horreur pour, ces
gens-là. Oh! c'est que je me suis recommandée à Dieu dès l'âge où ma
beauté m'a mise en danger, et qu'il m'a toujours préservée; Mais sachez
que tous les musulmans sont voués au diable, et qu'ils possèdent tous
des amulettes ou des philtres au moyen desquels beaucoup de chrétiennes
renient le vrai Dieu pour se jeter dans leurs bras. Soyez sûr de ce que
je vous dis.

--N'est-ce pas une chose inouïe, un de ces malheurs qui ne peuvent
arriver qu'à moi? dit M. Spada. Une fille si belle et si honnête!

--Sans doute, sans doute, reprit la princesse; il y a de quoi s'étonner
et s'affliger. Mais, je vous le demande, comment a pu s'opérer un pareil
sortilège?

--Voilà ce qu'il m'est impossible de savoir. Seulement, s'il y a un
charme jeté sur ma fille, je crois pouvoir en accuser un infâme serpent,
appelé Timothée, Grec esclavon, qui est au service de ce Turc, et qui
vient souvent avec lui dans ma maison pour servir d'interprète entre
lui et moi; car ces mahométans ont une tête de fer, et depuis cinq ans
qu'Abul vient à Venise, il ne parle pas plus chrétien que le premier
jour. Ce n'est donc pas par les oreilles qu'il a séduit ma fille; car il
s'assied dans un coin et ne dit mot non plus qu'une pierre. Ce n'est pas
par les yeux; car il ne fait pas plus attention à elle que s'il ne l'eût
pas encore aperçue. Il faut donc en effet, comme Votre Excellence
le remarque et comme je l'avais déjà pensé, qu'il y ait une cause
surnaturelle à cet amour-là; car de tous les hommes dont Mattea est
entourée, ce damné est le dernier auquel une fille sage et prudente
comme elle aurait dû songer. On dit que c'est un bel homme; quant à moi,
il me semble fort laid avec ses grands yeux de chouette et sa longue
barbe noire.

--Mon cher monsieur, interrompit la princesse, il y a du sortilège
là-dedans. Avez-vous surpris quelque intelligence entre votre fille et
ce Grec Timothée?

--Certainement. Il est si bavard qu'il parle même avec _Tisbé_, la
chienne de ma femme, et il adresse, très-souvent la parole à ma fille
pour lui dire des riens, des âneries qui la feraient bâiller dites par
un autre, mais qu'elle accueille fort bien de la part de Timothée; c'est
au point que nous avons cru d'abord qu'elle était amoureuse du Grec, et
comme c'est un homme de rien, nous en étions fâchés. Hélas! ce qui lui
arrive est bien pis!

--Et comment savez-vous que c'est du Turc et non pas du Grec que votre
fille est amoureuse?

--Parce qu'elle nous l'a dit elle-même ce matin. Ma femme la voyant
maigrir, devenir triste, indolente et distraite, avait pensé que c'était
le désir d'être mariée qui la tourmentait ainsi, et nous avions décidé
que nous ferions venir son prétendu sans lui rien dire. Ce matin elle
vint m'embrasser d'un air si chagrin et avec un visage si pâle que je
crus lui faire plaisir en lui annonçant la prochaine arrivée de Checo.
Mais, au lieu de se réjouir, elle hocha la tête d'une manière qui fâcha
ma femme, laquelle, il faut l'avouer, est un peu emportée, et
traite quelquefois sa fille trop sévèrement. «Qu'est-ce à dire? lui
demanda-t-elle; est-ce ainsi que l'on répond à son papa?--Je n'ai rien
répondu, dit la petite.--Vous avez fait pis, dit la mère, vous avez
témoigné du dédain pour la volonté de vos parents.--Quelle volonté?
demanda Mattea.--La volonté que vous receviez bien Checo, répondit ma
femme; car vous savez qu'il doit être votre mari; et je n'entends pas
que vous le tourmentiez de mille caprices, comme font les petites
personnes d'aujourd'hui, qui meurent d'envie de se marier, et qui, pour
jouer les précieuses, font perdre la tête à un pauvre fiancé par des
fantaisies et des simagrées de toute sorte; Depuis quelque temps vous
êtes devenue fort bizarre et fort insupportable, je vous en avertis,»
etc., etc. Votre Excellence peut imaginer tout ce que dit ma femme, elle
a une si brave langue dans la bouche! Cela finit par impatienter la
petite, qui lui dit d'un air très-hautain: «Apprenez que Checo ne sera
jamais mon mari, parce que je le déteste, et parce que j'ai disposé de
mon coeur.» Alors Loredana se mit dans une grande colère et lui fit
mille menaces. Mais je la calmai en disant qu'il fallait savoir en
faveur de qui notre fille avait, comme elle le disait, disposé de son
coeur; et je la pressai de nous le dire. J'employai la douceur pour la
faire parler, mais ce fut inutile. «C'est mon secret, disait-elle;
je sais que je ne puis jamais épouser celui que j'aime, et j'y suis
résignée; mais je l'aimerai en silence, et je n'appartiendrai jamais à
un autre. «Là-dessus, ma femme s'emporta de plus en plus, lui reprocha
de s'être énamourée de ce petit aventurier de Timothée, le laquais
d'un Turc, et elle lui dit tant de sottises que la colère fit plus
que l'amitié, et que la malheureuse enfant s'écria en se levant et en
parlant d'une voix ferme: «Toutes vos menaces sont inutiles; j'aimerai
celui que mon coeur a choisi, et puisque vous voulez savoir son nom,
sachez-le: c'est Abul.» Là-dessus elle cacha son visage enflammé dans
ses deux mains, et fondit en larmes. Ma femme s'élança vers elle et lui
donna un soufflet.

--Elle eut tort! s'écria la princesse.

--Sans doute, Excellence, elle eut tort. Aussi, quand je fus revenu de
l'espèce de stupeur où cette déclaration m'avait jeté, j'allai prendre
ma fille par la main, et, pour la soustraire au ressentiment de sa mère,
je courus l'enfermer dans sa chambre, et je revins essayer de calmer la
Loredana. Ce ne fut pas facile; enfin, à force de la raisonner, j'obtins
qu'elle laisserait l'enfant se dépiter et rougir de honte toute seule
pendant quelques heures. Je me chargeai ensuite d'aller la réprimander,
et de l'amener demander pardon à sa mère à l'heure du souper. Pour lui
donner le temps de faire ses réflexions, je suis sorti, emportant la
clef de sa chambre dans ma poche, et songeant moi-même à ce que
je pourrais lui dire de terrible et de convenable pour la frapper
d'épouvante et la ramener à la raison. Malheureusement l'orage m'a
surpris au milieu de ma méditation, et voici que je suis forcé de
retourner au logis sans avoir trouvé le premier mot de mon discours
paternel. J'ai bien encore trois heures avant le souper, mais Dieu sait
si les questions, les exclamations et les lamentations de la Loredana me
laisseront un quart d'heure de loisir pour me préparer à la conférence.
Ah! qu'on est malheureux, Excellence, d'être père de famille et d'avoir
affaire à des Turcs!

--Rassurez-vous, mon digne monsieur, répondit la princesse d'un air
grave. Le mal n'est peut-être pas aussi grand que vous l'imaginez.
Peut-être quelques exhortations douces de votre part suffiront-elles
pour chasser l'influence du démon. Je m'occuperai, quant à moi, de
réciter des prières et de faire dire des messes. Et puis je parlerai;
soyez sûr que j'ai de l'influence sur la Mattea. S'il le faut, je
l'emmènerai à la campagne. Venez me voir demain, et amenez-la avec vous.
Cependant veillez bien à ce qu'elle ne porte aucun bijou ni aucune
étoffe que ce Turc ait touchée. Veillez aussi à ce qu'il ne fasse pas
devant elle des signes cabalistiques avec les doigts. Demandez-lui si
elle n'a pas reçu de lui quelque don; et si cela est arrivé, exigez
qu'elle vous le remette, et jetez-le au feu. A votre place, je ferais
exorciser la chambre. On ne sait pas quel démon peut s'en être emparé.
Allez, cher Spada, dépêchez-vous, et surtout tenez-moi au courant de
cette affaire. Je m'y intéresse beaucoup.»

En parlant ainsi, la princesse, qui était arrivée à son palais, fit
un salut gracieux à son protégé, et s'élança, soutenue de ses deux
gondoliers, sur les marches du péristyle. Ser Zacomo, assez frappé de la
profondeur de ses idées et un peu soulagé de son chagrin, remercia les
gondoliers, car le temps était déjà redevenu serein, et reprit à pied,
par les rues étroites et anguleuses de l'intérieur, le chemin de sa
boutique, située sous les vieilles Procuraties.



III.


Enfermée dans sa chambre, seule et pensive, la belle Mattea se promenait
en silence, les bras croisés sur sa poitrine, dans une attitude de
mutine résolution, et la paupière humide d'une larme que la fierté ne
voulait point laisser tomber. Elle n'était pourtant vue de personne;
mais sans doute elle sentait, comme il arrive souvent aux enfants et aux
femmes, que son courage tenait à un fil, et que la première larme qui
s'ouvrirait un passage à travers ses longs cils noirs entraînerait un
déluge difficile à réprimer. Elle se contenait donc et se donnait en
passant et en repassant devant sa glace des airs dégagés, affectant une
démarche altière et s'éventant d'un large éventail de la Chine à la mode
de ce temps-là.

Mattea, ainsi qu'on a pu le voir par la conversation de son père avec
la princesse, était une fort belle créature, âgés de quatorze ans
seulement, mais déjà très-développée et très-convoitée par tous les
galants de Venise. Ser Zacomo ne la vantait point au delà de ses mérites
en déclarant que c'était un véritable trésor, une fille sage, réservée,
laborieuse, intelligente, etc., etc. Mattea possédait toutes ces
qualités et d'autres encore que son père était incapable d'apprécier,
mais qui, dans la situation où le sort l'avait fait naître, devaient
être pour elle une source de maux très-grands. Elle était douée d'une
imagination vive, facile à exalter, d'un coeur fier et généreux et d'une
grande force de caractère. Si ces facultés eussent été bien dirigées
dans leur essor, Mattea eût été la plus heureuse enfant du monde et
M. Spada le plus heureux des pères; mais madame Loredana, avec son
caractère violent, son humeur âcre et querelleuse, son opiniâtreté qui
allait jusqu'à la tyrannie, avait sinon gâté, du moins irrité cette
belle âme au point de la rendre orgueilleuse, obstinée, et même un peu
farouche. Il y avait bien en elle un certain reflet du caractère absolu
de sa mère, mais adouci par la bonté et l'amour de la justice, qui est
la base de toute belle organisation. Une intelligence élevée, qu'elle
avait reçue de Dieu seul, et la lecture furtive de quelques romans
pendant les heures destinées au sommeil, la rendaient très-supérieure
à ses parents, quoiqu'elle fût très-ignorante et plus simple peut-être
qu'une fille élevée dans notre civilisation moderne ne l'est à l'âge de
huit ans.

Élevée rudement quoique avec amour et sollicitude, réprimandée et même
frappée dans son enfance pour les plus légères inadvertances, Mattea
avait conçu pour sa mère un sentiment de crainte qui souvent touchait à
l'aversion. Altière et dévorée de rage en recevant ces corrections,
elle s'était habituée à les subir dans un sombre silence, refusant
héroïquement de supplier son tyran, ou même de paraître sensible à ses
outrages. La fureur de sa mère était doublée par cette résistance,
et quoique au fond elle aimât sa fille, elle l'avait si cruellement
maltraitée parfois que ser Zacomo avait été obligé de l'arracher de
ses mains. C'était le seul courage dont il fut capable, car il ne la
redoutait pas moins que Mattea, et de plus la faiblesse de son caractère
le plaçait sous la domination de cet esprit plus obstiné et plus
impétueux que le sien. En grandissant, Mattea avait appelé la prudence
au secours de son oppression, et par frayeur, par aversion peut-être,
elle s'était habituée à une stricte obéissance et à une muette
ponctualité dans sa lutte; mais la conviction qui enchaîne les coeurs
s'éloignait du sien chaque jour davantage. En elle-même elle détestait
son joug, et sa volonté secrète démentait à chaque instant, non pas ses
paroles (elle ne parlait jamais, pas même à son père, dont la faiblesse
lui causait une sorte d'indignation), mais ses actions et sa contenance.
Ce qui la révoltait peut-être le plus et à juste titre, c'était que
sa mère, au milieu de son despotisme, de ses violences et de ses
injustices, se piquât d'une austère dévotion, et la contraignit aux plus
étroites pratiques du bigotisme. La piété, généralement si douce, si
tolérante et si gaie chez la nation vénitienne, était dans le coeur de
la Piémontaise Loredana un fanatisme insupportable que Mattea ne pouvait
accepter. Aussi, tout en aimant la vertu, tout en adorant le Christ et
en dévorant à ses pieds chaque jour bien des larmes amères, la pauvre
enfant avait osé, chose inouïe dans ce temps et dans ce pays, se séparer
intérieurement du dogme à l'égard de plusieurs points arbitraires. Elle
s'était fait, sans beaucoup de réflexion et sans aucune controverse, une
religion personnelle, pure, sincère, instinctive. Elle apprenait chaque
jour cette religion de son choix, l'occasion amenant le précepte,
l'absurdité des arrêts * les révoltes du bon sens; et quand elle
entendait sa mère damner impitoyablement tous les hérétiques, quelque
vertueux qu'ils fussent, elle allait assez loin dans l'opinion contraire
pour absoudre même les infidèles et les regarder comme ses frères. Mais
elle ne disait point ses pensées à cet égard; car, quoique son extrême
docilité apparente eût dû désarmer pour toujours la mégère, celle-ci, à
la moindre marque d'inattention ou de lenteur dans l'accomplissement de
ses volontés, lui infligeait des châtiments réservés à l'enfance et dont
l'âme outrée de l'adolescente Mattea ressentait vivement les profondes
atteintes.

Si bien que cent fois elle avait formé le projet de s'enfuir de la
maison paternelle, et ce projet eût déjà été exécuté si elle avait pu
compter sur un lieu de refuge; mais dans son ignorance absolue du monde,
sans en connaître les vrais écueils, elle craignait de ne pouvoir
trouver nulle part asile et protection.

Elle ne connaissait en fait de femmes que sa mère et quelques
volumineuses matrones de même acabit, plus ou moins exercées aux
criailleries conjugales, mais toutes aussi bornées, aussi étroites
dans leurs idées, aussi intolérantes dans ce qu'elles appelaient
leurs principes moraux et religieux. Mattea croyait toutes les femmes
semblables à celles-là, tous les hommes aussi incertains, aussi
opprimés, aussi peu éclairés que son père. Sa marraine, la princesse
Gica, lui était douce et facile; mais l'absurdité de son caractère
n'offrait pas plus de garantie que celui d'un enfant. Elle ne savait où
placer son espérance, et songeait à se retirer dans quelque désert pour
y vivre de racines et de pleurs.--Si le monde est ainsi, se disait-elle
dans ses vagues rêveries, si les malheureux sont repoussés partout, si
celui que l'injustice révolte doit être maudit et chassé comme un impie,
ou chargé de fers comme un fou dangereux, il faut que je meure ou que
je cherche la Thébaïde. Alors elle pleurait et tombait dans de longues
réflexions sur cette Thébaïde qu'elle ne se figurait guère plus éloignée
que Trieste ou Padoue, et qu'elle songeait à gagner à pied avec quelques
sequins, fruit des épargnes de toute sa vie.

Toute autre qu'elle eût songé à se sauver dans un couvent, refuge
ordinaire, en ce temps-là, des filles coupables ou désolées. Mais elle
avait une invincible méfiance et une espèce de haine pour tout ce qui
portait un habit religieux. Son confesseur l'avait trahie dans de
soi-disant bonnes intentions en discourant avec sa mère et de la
confession reçue et de la pénitence fructueuse à imposer. Mattea le
savait, et, forcée de retourner vers lui, elle avait eu la fermeté de
refuser et la pénitence et l'absolution. Menacée par le confesseur, elle
l'avait menacé à son tour d'aller se jeter aux pieds du patriarche et de
lui tout déclarer. C'était une menace qu'elle n'aurait point exécutée,
car la pauvre opprimée eût craint de trouver dans le patriarche lui-même
un oppresseur plus puissant; mais elle avait réussi à effrayer le
prêtre, et depuis ce temps le secret de sa confession avait été
respecté.

Mattea, s'imaginant que toute nonne ou prêtre à qui elle aurait recours,
bien loin de prendre sa défense, la livrerait à sa mère et rendrait
sa chaîne plus pesante, repoussait non-seulement l'idée d'implorer de
telles gens, mais encore celle de fuir. Elle chassait vite ce projet
dans la singulière crainte de le faire échouer en étant forcée de s'en
confesser, et, par une sorte de jésuitisme naturel aux âmes féminines,
elle se persuadait n'avoir eu que d'involontaires velléités de fuite,
tandis qu'elle conservait solide et intacte dans je ne sais quel repli
caché de son coeur la volonté de partir à la première occasion.

Elle eût pu chercher dans les offres ou seulement dans les désirs
naissants de quelque adorateur une garantie de protection et de salut;
mais Mattea, aussi chaste que son âge, n'y avait jamais pensé; il y
avait dans les regards avides que sa beauté attirait sur elle quelque
chose d'insolent qui blessait son orgueil au lieu de le flatter, et qui
l'augmentait dans un sens tout opposé à la puérile vanité des jeunes
filles. Elle n'était occupée qu'à se créer un maintien froid et
dédaigneux qui éloignât toute entreprise impertinente, et elle faisait
si bien que nulle parole d'amour n'avait osé arriver jusqu'à son
oreille, aucun billet jusqu'à la poche de son tablier.

Mais comme elle agissait ainsi par disposition naturelle et non par
suite des leçons emphatiques de sa mère, elle ne repoussait pas
absolument l'espoir de trouver un coeur noble, une amitié solide et
désintéressée, qui consentît à la sauver sans rien exiger d'elle; car
si elle ignorait bien des choses, elle en savait aussi beaucoup que les
filles d'une condition médiocre apprennent de très-bonne heure.

Le cousin Checo étant stupide et insoutenable comme tous les maris tenus
en réserve par la prévoyance des parents, Mattea s'était juré de se
précipiter dans le Canalazzo plutôt que d'épouser cet homme ridicule, et
c'était principalement pour se garantir de ses poursuites qu'elle avait
déclaré le matin même à sa mère, dans un effort désespéré, que son coeur
appartenait à un autre.

Mais cela n'était pas vrai. Quelquefois peut-être Mattea, laissant errer
ses yeux sur le calme et beau visage du marchand turc, dont le regard
ne la recherchait jamais et ne l'offensait point comme celui des autres
hommes, avait-elle pensé que cet homme, étranger aux lois et aux
préjugés de son pays, et surtout renommé entre tous les négociants turcs
pour sa noblesse et sa probité, pouvait la secourir. Mais à cette idée
rapide avait succédé un raisonnable avertissement de son orgueil; Abul
ne semblait nullement éprouver pour elle amour, amitié ou compassion.
Il ne paraissait pas même la voir la plupart du temps; et s'il lui
adressait quelques regards étonnés, c'était de la singularité de son
vêtement européen, ou du bruit que faisait à son oreille la langue
presque inconnue qu'elle parlait, qu'il était émerveillé. Mattea s'était
rendu compte de tout cela; elle se disait sans humeur, sans dépit, sans
chagrin, peut-être seulement avec une surprise ingénue, qu'elle n'avait
produit aucune impression sur Abul; puis elle ajoutait: «Si quelque
marchand turc d'une bonne et honnête figure, et d'une intacte
réputation, comme Abul-Amet, m'offrait de m'épouser et de m'emmener dans
son pays, j'accepterais sans répugnance et sans scrupule; et quelque
médiocrement heureuse que je fusse, je ne pourrais manquer de l'être
plus qu'ici. C'était là tout, en vérité. Ni le Turc Abul, ni le Grec
Timothée ne lui avaient adressé une parole qui donnât suite à ces
idées, et c'était dans un moment d'exaspération singulière, délirante,
inexplicable, comme il en vient seulement aux jeunes filles, que Mattea,
soit pour désespérer sa mère, soit pour se persuader à elle-même qu'elle
avait une volonté bien arrêtée, avait imaginé de nommer le Turc plutôt
que le Grec, plutôt que le premier Vénitien venu.

Cependant, à peine cette parole fut-elle prononcée, étrange effet de la
volonté ou de l'imagination dans les jeunes têtes! que Mattea chercha
à se pénétrer de cet amour chimérique et à se persuader que depuis
plusieurs jours elle en avait ressenti les mystérieuses atteintes.--Non,
se disait-elle, je n'ai point menti, je n'ai point avancé au hasard une
assertion folle. J'aimais sans le savoir; toutes mes pensées, toutes mes
espérances se reportaient vers lui. Au moment du péril, dans la crise
décisive du désespoir, mon amour s'est révélé aux autres et à moi-même;
ce nom est sorti de mes lèvres par l'effet d'une volonté divine, et, je
le sens maintenant, Abul est ma vie et mon salut.

En parlant ainsi à haute voix dans sa chambre, exaltée, belle comme un
ange dans sa vive rougeur, Mattea se promenait avec agitation et faisait
voltiger son éventail autour d'elle.



IV.


Timothée était un petit homme d'une figure agréable et fine, dont le
regard un peu railleur était tempéré par l'habitude d'une prudente
courtoisie. Il avait environ vingt-huit ans, et sortait d'une bonne
famille de Grecs esclavons, ruinée par les exactions du pouvoir ottoman.
De bonne heure il avait couru le monde, cherchant un emploi, exerçant
tous ceux qui se présentaient à lui, sans morgue, sans timidité, ne
s'inquiétant pas, comme les hommes de nos jours, de savoir s'il avait
une vocation, une _spécialité_ quelconque, mais s'occupant avec
constance à rattacher son existence isolée à celle de la foule.
Nullement fanfaron, mais fort entreprenant, il abordait tous les moyens
de faire fortune, même les plus étrangers aux moyens précédemment tentés
par lui. En peu de temps il se rendait propre aux travaux que son nouvel
état exigeait; et lorsque son entreprise avortait, il en embrassait une
autre aussitôt. Pénétrant, actif, passionné comme un joueur pour toutes
les chances de la spéculation, mais prudent, discret et tant soit peu
fourbe, non pas jusqu'à la déloyauté, mais bien jusqu'à là malice, il
était de ces hommes qui échappent à tous les désastres avec ce mot:
_Nous verrons bien!_ Ceux-là, s'ils ne parviennent pas toujours à
l'apogée de la destinée, se font du moins une place commode au milieu de
l'encombrement des intrigues et des ambitions; et lorsqu'ils réussissent
à monter jusqu'à un poste brillant, on s'étonne de leur subite
élévation, on les appelle les privilégiés de la fortune. On ne sait pas
par combien de revers patiemment supportés, par combien de fatigantes
épreuves et d'audacieux efforts ils ont acheté ses faveurs.

Timothée avait donc exercé tour à tour les fonctions de garçon de café,
de glacier, de colporteur, de trafiquant de fourrures, de commis,
d'aubergiste, d'empirique et de régisseur, toujours à la suite ou dans
les intérêts de quelque musulman; car les Grecs de cette époque, en
quelque lieu qu'ils fussent, ne pouvaient s'affranchir de la domination
turque, sous peine d'être condamnés à mort en remettant le pied sur le
sol de leur patrie, et Timothée ne voulait point se fermer l'accès d'une
contrée dont il connaissait parfaitement tous les genres d'exploitation
commerciale. Il avait été chargé d'affaires de plusieurs trafiquants
qui l'avaient envoyé en Allemagne, en France, en Egypte, en Perse, en
Sicile, en Moscovie et en Italie surtout, Venise étant alors l'entrepôt
le plus considérable du commerce avec l'Orient. Dans ces divers voyages,
Timothée avait appris incroyablement vite à parler, sinon correctement,
du moins facilement, les diverses langues des peuples qu'il avait
visités. Le dialecte vénitien était un de ceux qu'il possédait le mieux,
et le teinturier Abul-Amet, négociant considérable, dont les ateliers
étaient à Corfou l'avait pris depuis peu pour inspecteur de ses
ouvriers, teneur de livres, truchement, etc. Il avait en lui une extrême
confiance, et goûtait un plaisir silencieux à écouter, sans la moindre
marque d'intelligence ou d'approbation, ses joyeuses saillies et son
babil spirituel.

Il faut dire en passant que les Turcs étaient et sont encore les hommes
les plus probes de la terre. De là une grande simplicité de jugement et
une admirable imprudence dans les affaires. Ennemis des écritures, ils
ignorent l'usage des contrats et des mille preuves de scélératesse
qui ressortent des lois de l'Occident. Leur parole vaut mieux que
signatures, timbres et témoins. Elle est reçue dans le commerce, même
par les nations étrangères, comme une garantie suffisante; et à l'époque
où vivaient Abul-Amet, Timothée et M. Spada, il n'y avait point encore
eu à la Bourse de Venise un seul exemple de faillite de la part d'un
Turc. On en compte deux aujourd'hui. Les Turcs se sont vus obligés de
marcher avec leur siècle et de rendre cet hommage au règne des lumières.

Quoique mille fois trompés par les Grecs et par les Vénitiens,
populations également avides, retortes et rompues à l'escroquerie, avec
cette différence que les riverains orientaux de l'Adriatique ont servi
d'exemples et de maîtres à ceux de l'Occident, les Turcs sont exposés
et comme forcés chaque jour à se laisser dépouiller par ces fourbes
commettants. Pourvus d'une intelligence paresseuse, et ne sachant
dominer que par la force, ils ne peuvent se passer de l'entremise des
nations civilisées. Aujourd'hui ils les appellent franchement à leur
secours. Dès lors ils s'abandonnaient aux Grecs, esclaves adroits qui
savaient se rendre nécessaires, et qui se vengeaient de l'oppression
par la ruse et la supériorité d'esprit. Il y avait pourtant quelques
honnêtes gens parmi ces fins larrons, et Timothée était, à tout prendre,
un honnête homme.

Au premier abord, comme il était d'une assez chétive complexion, les
femmes de Venise le déclaraient insignifiant; mais un peintre tant
soit peu intelligent ne l'eût pas trouvé tel. Son teint bilieux et
uni faisait ressortir la blancheur de l'émail des dents et des yeux,
contraste qui constitue une beauté chez les Orientaux, et que la
statuaire grecque ne nous a pu faire soupçonner. Ses cheveux, fins comme
la soie et toujours imprégnés d'essence de rose, étaient, par leur
longueur et leur beau noir d'ébène, un nouvel avantage que les
Italiennes, habituées à ne voir que des têtes poudrées, n'avaient pas le
bon goût d'apprécier; enfin la singulière mobilité de sa physionomie et
le rayon pénétrant de son regard l'eussent fait remarquer, s'il eût eu
affaire à des gens moins incapables de comprendre ce que son visage et
sa personne trahissaient de supériorité sur eux.

II était venu pour parler d'affaires à M. Spada, à peu près à l'heure
où la tempête avait jeté celui-ci dans la gondole de la princesse
Veneranda. Il avait trouvé dame Loredana seule au comptoir, et si
revêche qu'il avait renoncé à s'asseoir dans la boutique, et s'était
décidé à attendre le marchand de soieries en prenant un sorbet et en
fumant sous les arcades des Procuraties, à trois pas de la porte de M.
Spada.

Les galeries des Procuraties sont disposées à peu près comme celles du
Palais-Royal à Paris. Le rez-de-chaussée est consacré aux boutiques et
aux cafés, et l'entresol, dont les fenêtres sont abritées par le plafond
des galeries, est occupé par les familles des boutiquiers ou par les
cabinets des limonadiers; seulement l'affluence des consommateurs est
telle, dans l'été, que les chaises et les petites tables obstruent le
passage en dehors des cafés et couvrent la place Saint-Marc, où des
tentes sont dressées à l'extérieur des galeries.

Timothée se trouvait donc aune de ces petites tables, précisément en
face des fenêtres situées au-dessus de la, boutique de Zacomo; et comme
ses regards se portaient furtivement de ce côté, il aperçut dans une
mitaine de soie noire un beau bras de femme qui semblait lui faire
signe, mais qui se retira timidement avant qu'il eût pu s'en assurer. Ce
manège ayant recommencé, Timothée, sans affectation, rapprocha sa petite
table et sa chaise de la fenêtre mystérieuse. Alors ce qu'il avait prévu
arriva; une lettre tomba dans la corbeille où étaient ses macarons au
girofle. Il la prit fort tranquillement et la cacha dans sa bourse, tout
en remarquant l'anxiété de Loredana, qui à chaque instant s'approchait
de la vitre du rez-de-chaussée pour l'observer; mais elle n'avait rien
vu. Timothée rentra dans la salle du café et lut le billet suivant;
il l'ouvrit sans façon, ayant reçu une fois pour toutes de son maître
l'autorisation de lire les lettres qui lui seraient adressées, et
sachant bien d'ailleurs qu'Abul ne pourrait se passer de lui pour en
comprendre le sens.

«Abul-Amet, je suis une pauvre fille opprimée et maltraitée; je sais que
votre vaisseau va mettre à la voile dans quelques jours; voulez-vous me
donner un petit coin pour que je me réfugie en Grèce? Vous êtes bon et
généreux, à ce qu'on dit; vous me protégerez, vous me mettrez dans votre
palais; ma mère m'a dit que vous aviez plusieurs femmes et beaucoup
d'enfants; j'élèverai vos enfants et je broderai pour vos femmes, ou je
préparerai la soie dans vos ateliers, je serai une espèce d'esclave;
mais, comme étrangère, vous aurez des égards et des bontés particulières
pour moi, vous ne souffrirez pas qu'on me persécute pour me faire
abandonner ma religion, ni qu'on me traite avec trop de dédain. J'espère
en vous et en un Dieu qui est celui de tous les hommes.

MATTEA.»

Cette lettre parut si étrange à Timothée qu'il la relut plusieurs fois
jusqu'à ce qu'il en eût pénétré le sens. Comme il n'était pas homme à
comprendre à demi, lorsqu'il voulait s'en donner la peine, il vit, dans
cet appel à la protection d'un inconnu, quelque chose qui ressemblait à
de l'amour et qui pourtant n'était pas de l'amour. Il avait vu souvent
les grands yeux noirs de Mattea s'attacher avec une singulière
expression de doute, de crainte et d'espoir sur le beau visage
d'Abul; il se rappelait la mauvaise humeur de la mère et son désir de
l'éloigner; il réfléchit sur ce qu'il avait à faire, puis il alluma sa
pipe avec la lettre, paya son sorbet, et marcha à la rencontre de ser
Zacomo, qu'il apercevait au bout de la place.

Au moment où Timothée l'aborda, il caressait l'acquisition prochaine
d'une cargaison de soie arrivant de Smyrne pour recevoir la teinture
à Venise, comme cela se pratiquait à cette époque. La soie retournait
ensuite en Orient pour recevoir la façon, ou bien elle était façonnée
et débitée à Venise, selon l'occurrence. Cette affaire lui offrait
la perspective la plus brillante et la mieux assurée; mais un rocher
tombant du haut des montagnes sur la surface unie d'un lac y cause moins
de trouble que ces paroles de Timothée n'en produisirent dans son âme:
«Mon cher seigneur Zacomo, je viens vous présenter les salutations de
mon maître Abul-Amet, et vous prier de sa part de vouloir bien acquitter
une petite note de 2,000 sequins qui vous sera présentée à la fin du
mois, c'est-à-dire dans dix jours.»

Cette somme était à peu près celle dont M. Spada avait besoin pour
acheter sa chère cargaison de Smyrne, et il s'était promis d'en disposer
à cet effet, se flattant d'un plus long crédit de la part d'Abul. «Ne
vous étonnez point de cette demande, lui dit Timothée d'un ton léger et
feignant de ne point voir sa pâleur; Abul vous aurait donné, s'il eût
été possible, l'année tout entière pour vous acquitter, comme il l'a
fait jusqu'ici; et c'est avec grand regret, je vous jure, qu'un homme
aussi obligeant et aussi généreux s'expose à vous causer peut-être une
petite contrariété; mais il se présente pour lui une magnifique affaire
à conclure. Un petit bâtiment smyrniote que nous connaissons vient
d'apporter une cargaison de soie vierge.

--Oui, j'ai entendu parler de cela, balbutia Spada de plus en plus
effrayé.

--L'armateur du smyrniote a appris en entrant dans le port un échec
épouvantable arrivé à sa fortune; il faut qu'il réalise à tout prix
quelques fonds et qu'il coure à Corfou, où sont ses entrepôts. Abul,
voulant profiter de l'occasion sans abuser de la position du Smyrniote,
lui offre 2,500 sequins de sa cargaison; c'est une belle affaire pour
tous les deux, et qui fait honneur à la loyauté d'Abul, car on dit
que le maximum des propositions faites ici au Smyrniote est de 2,000
sequins. Abul, ayant la somme excédante à sa disposition, compte sur le
billet à ordre que vous lui avez signé; vous n'apporterez pas de retard
à l'exécution de nos traités, nous le savons, et vous prions, cher
seigneur Zacomo, d'être assuré que sans une occasion extraordinaire ...

--Oh! faquin! délivre-moi au moins de tes phrases, s'écriait dans le
secret de son âme le triste Spada; bourreau, qui me faites manquer la
plus belle affaire de ma vie, et qui venez encore me dire en face de
payer pour vous!»
                
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