--Depuis quand êtes-vous si Agnès que vous ne sachiez pas vous
débarrasser d'un fat importun? Vous n'êtes plus dans l'âge de la
gaucherie et de la timidité.»
Metella se sentit vivement offensée de cette insolence; elle répondit
avec aigreur; le comte s'emporta, et lui dit tout ce que depuis
longtemps il n'osait pas lui dire. Metella comprit sa position, et, en
s'éclairant sur son malheur, elle retrouva l'orgueil que son affection
irréprochable envers le comte devait lui inspirer.
«Il suffit, monsieur, lui dit-elle; il ne fallait pas me faire attendre
si longtemps la vérité. Vous m'avez trop fait jouer auprès de vous un
rôle odieux et ridicule. Il est temps que je comprenne celui que mon âge
et le vôtre m'imposent: je vous rends votre liberté.»
Il y avait longtemps que le comte aspirait à ce jour de délivrance; il
lui avait semblé que le mot échappé aux lèvres de Metella le ferait
bondir de joie. Il avait trop compté sur la force que nous donne
l'égoïsme. Quand il entendit ce mot si étrange entre eux, quand il
vit en face ce dénoûment triste et honteux à une vie d'amour et de
dévouement mutuels, il eut horreur de Metella et de lui-même; il demeura
pâle et consterné. Puis un violent sentiment de colère et de jalousie
s'empara de lui.
«Sans doute, s'écria-t-il, cet aveu vous tardait, madame! En vérité,
vous êtes très-jeune de coeur, et je vous faisais injure en voulant
compter vos années. Vous avez promptement rencontré le réparateur de mes
torts et le consolateur de vos peines. Vous comptez recourir à lui pour
oublier les maux que je vous ai causés, n'est-ce pas? Mais il n'en sera
pas ainsi; demain, un de nous deux, madame, sera près de vous. L'autre
ne vous disputera plus jamais à personne. Dieu ou le sort décideront de
votre joie ou de votre désespoir.»
Metella ne s'attendait point à cette bizarre fureur. La malheureuse
femme se flatta d'être encore aimée; elle attribua tout ce que le comte
lui avait dit d'abord à la colère. Elle se jeta dans ses bras, lui fit
mille serments, lui jura qu'elle ne reverrait jamais Olivier s'il le
désirait, et le supplia de lui pardonner un instant de vanité blessée.
Le comte s'apaisa sans joie, comme il s'était emporté sans raison. Ce
qu'il craignait le plus au monde était de prendre une résolution dans
l'état de contradiction continuelle où il était vis-à-vis de lui-même.
Il fit des excuses à lady Mowbray, s'accusa de tous les torts, la
conjura de ne pas lui retirer son affection et l'engagea à recevoir
Olivier, dans la crainte qu'il ne soupçonnât ce qui s'était passé à
cause de lui.
Le jour vint et termina enfin les orages d'une nuit d'insomnie, de
douleur et de colère. Ils se quittèrent réconciliés en apparence, mais
tristes, découragés; incertains, et tellement accablés de fatigue l'un
et l'autre, qu'ils comprenaient à peine leur situation.
Le comte dormit douze heures à la suite de cette rude émotion. Lady
Mowbray s'éveilla assez tôt dans la journée; elle attendait Olivier
avec inquiétude; elle ne savait comment lui expliquer ses paroles de la
veille et la conduite de M. de Buondelmonte.
Il vint et se conduisit avec assez d'adresse pour rendre Metella plus
expansive qu'elle ne l'avait résolu. Son secret lui échappa, et des
larmes couvrirent son visage en avouant tout ce qu'elle avait souffert
et tout ce qu'elle craignait d'avoir à souffrir encore.
Olivier s'attendrit à son tour, et, comme un excellent enfant qu'il
était, il pleura avec lady Mowbray. Il est impossible, quand on
est malheureux par suite de l'injustice d'autrui, de n'être pas
reconnaissant de l'intérêt et de l'affection qu'on rencontre ailleurs.
Il faudrait, pour s'en défendre, un stoïcisme ou une défiance qu'on n'a
point dans ces moments-là. Metella fut touchée de la réserve délicate et
des larmes silencieuses du jeune Olivier. Elle avait compris vaguement
la veille qu'elle était aimée de lui, et maintenant elle en était sûre.
Mais elle ne pouvait trouver dans cet amour qu'un faible allégement aux
douleurs du sien.
Plusieurs semaines se passèrent dans cette incertitude. Le comte ne
pouvait rallumer son amour, sans cesse prêt à s'éteindre, qu'au feu de
la jalousie. Dès qu'il se trouvait seul avec sa maîtresse, il regrettait
de ne l'avoir pas quittée lorsqu'elle le lui avait offert. Alors il
ramenait son rival auprès d'elle, espérant qu'une autre affection
consolerait Metella et la rendrait complice de son parjure. Mais dès
qu'il lui semblait voir Olivier gagner du terrain sur lui, sa vanité
blessée et sans doute un reste d'amour pour lady Mowbray le rejetaient
dans de violents accès de fureur. Il ne sentait le prix de sa maîtresse
qu'autant qu'elle lui était disputée. Olivier comprit le caractère du
comte et sa situation d'esprit. Il vit qu'il disputerait le coeur de
Metella tant qu'il aurait un rival; il s'éloigna et alla passer quelque
temps à Rome. Quand il revint, il trouva Metella au désespoir et presque
entièrement délaissée. Son malheur était enfin livré au public, toujours
avide de se repaître d'infortunes et de se réjouir la vue avec les
chagrins qu'il ne sent pas; la désertion du comte et ses motifs
rendirent le rôle de lady Mowbray fâcheux et triste. Les femmes s'en
réjouissaient, et quoique les hommes la tinssent encore pour charmante
et désirable, nul n'osait se présenter, dans la crainte d'être accepté
comme un pis-aller. Olivier vint, et, comme il aimait sincèrement, il
ne craignit pas d'être ridicule; il s'offrit, non pas encore comme un
amant, mais comme un ami sincère, comme un fils dévoué. Un matin, lady
Mowbray quitta Florence sans qu'on sût où elle était allée; on vit
encore le jeune Olivier pendant quelques jours dans les endroits
publics, se montrant comme pour prouver qu'il n'avait pas enlevé lady
Mowbray. Le comte lui en sut bon gré et ne lui chercha pas querelle. Au
bout de la semaine, le Genevois disparut à son tour, sans avoir prononcé
devant personne le nom de lady Mowbray.
Il la rejoignit à Milan, où, selon sa promesse, elle l'attendait; il la
trouva bien pâle et bien près de la vieillesse. Je ne sais si son amour
diminua, mais son amitié s'en accrut. Il se mit à ses genoux, baisa ses
mains, l'appela sa mère, et la supplia de prendre courage.
«Oui, appelez-moi toujours votre mère, lui dit-elle; je dois en avoir
pour vous la tendresse et l'autorité. Écoutez donc ce que ma conscience
m'ordonne de vous dire dès aujourd'hui. Vous m'avez parlé souvent de
votre affection, non pas seulement de celle qu'un généreux enfant peut
avoir pour une vieille amie, mais vous m'avez parlé comme un jeune homme
pourrait le faire à une femme dont il désire l'amour. Je crois, mon cher
Olivier, que vous vous êtes trompé alors, et qu'en me voyant vieillir
chaque jour vous serez bientôt désabusé. Quant à moi, je vous dirai la
vérité. J'ai essayé de partager tous vos sentiments; je l'ai résolu, je
vous l'ai presque promis. Je ne devais plus rien à Buondelmonte, et je
me devais à moi-même de le laisser disposer de son avenir. J'ai quitté
Florence dans l'espoir de me guérir de ce cruel amour, et d'en ressentir
un plus jeune et plus enivrant avec vous. Eh bien! je ne vous dirai pas
aujourd'hui que ma raison repousse cette imprudente alliance entre deux
âges aussi différents que le vôtre et le mien. Je ne vous dirai pas non
plus que ma conscience me défend d'accepter un dévouement dont vous
vous repentiriez bientôt. Je ne sais pas à quel point j'écouterais ma
conscience et ma raison, si l'amour était une fois rentré dans mon
coeur. Je sais que je suis encore malheureusement bien jeune au moral;
mais voici ma véritable raison. Olivier n'en soyez pas offensé, et
songez que vous me remercierez un jour de vous l'avoir dite, et que vous
m'estimerez de n'avoir pas agi comme une femme de mon âge, blessée dans
ses plus chères vanités, eût agi envers un jeune homme tel que vous.
Je suis femme, et j'avoue qu'au milieu de mon désespoir j'ai ressenti
vivement l'affront fait à mon sexe et à ma beauté passée. J'ai versé des
larmes de sang en voyant le triomphe de mes rivales, en essuyant les
railleries de celles qui sont jeunes aujourd'hui; et qui semblent
ignorer qu'elles passeront, que demain elles seront comme moi. Eh bien!
Olivier, je me suis débattue contre ce dépit poignant; j'ai résisté
aux conseils de mon orgueil, qui m'engageait à recevoir vos soins
publiquement et à me parer de votre jeune amour comme d'un dernier
trophée: je ne l'ai pas fait, et j'en remercie Dieu et ma conscience. Je
vous dois aujourd'hui une dernière preuve de loyauté.
--Arrêtez, madame, dit Olivier; et ne m'ôtez pas tout espoir! Je sais ce
que vous avez à me dire: vous aimez encore le comte de Buondelmonte, et
vous voulez rester fidèle à la mémoire d'un bonheur qu'il a détruit.
Je vous en vénère et vous en aime davantage; je respecterai ce noble
sentiment, et j'attendrai que le temps et Dieu vous parlent en ma
faveur. Si j'attends en vain, je ne regretterai pas de vous avoir
consacré mes soins et mon respect.»
Lady Mowbray serra la main d'Olivier et l'appela son fils. Ils se
rendirent à Genève; et Olivier tint ses promesses. Peut-être ne
furent-elles pas très-héroïques d'abord; mais, au bout de six mois,
Metella, apaisée par sa résignation et rétablie par l'air vif des
montagnes, retrouva la fraîcheur et la santé qu'elle avait perdues.
Ainsi qu'on voit, après les premières pluies de l'automne, recommencer
une saison chaude et brillante, lady Mowbray entra dans son _été de la
Saint-Martin_; c'est ainsi que les villageois appellent les beaux jours
de novembre. Elle redevint si belle, qu'elle espéra avec raison jouir
encore de quelques années de bonheur et de gloire. Le monde ne lui donna
pas de démenti, et l'heureux Olivier moins que personne.
Ils avaient fait ensemble le voyage de Venise; et, à la suite des fêtes
du carnaval, ils s'apprêtaient à revenir à Genève, lorsque le comte de
Buondelmonte, tiré à la remorque par sa princesse allemande, vint passer
une semaine dans la ville des doges. La princesse Wilhelmine était jeune
et vermeille; mais, lorsqu'elle lui eut récité une assez grande quantité
de phrases apprises par coeur dans ses livres favoris, elle rentra
dans un pacifique silence dont elle ne sortit plus que pour redire ses
apologues et ses sentences accoutumés. Le pauvre comte se repentait
cruellement de son choix et commençait à craindre une luxation de la
mâchoire s'il continuait à jouir de son bonheur, lorsqu'il vit passer
dans une gondole Metella avec son jeune Olivier. Elle avait l'air d'une
belle reine suivie de son page. La jalousie du comte se réveilla, et il
rentra chez lui déterminé à passer son épée au travers de son rival.
Heureusement pour lui ou pour Olivier, il fut saisi d'un accès de
fièvre qui le retint au lit huit jours. Durant ce temps, la princesse
Wilhelmine, scandalisée de l'entendre invoquer sans cesse dans son
délire lady Mowbray, prit la route de Wurtemberg avec un chevalier
d'industrie qui se donnait à Venise pour un prince grec, et qui, grâce à
de fort belles moustaches noires et à un costume théâtral, passait pour
un homme très-vaillant. Pendant le même temps, lady Mowbray et Olivier
quittèrent Venise sans avoir appris qu'ils avaient heurté la gondole du
comte de Buondelmonte, et qu'ils le laissaient entre deux médecins,
dont l'un le traitait pour une gastrite, et l'autre pour une affection
cérébrale. A force de glace appliquée, par l'un sur l'estomac, et par
l'autre sur la tête, le comte se trouva bientôt guéri des deux maladies
qu'il n'avait pas eues, et, revenant à Florence, il oublia les deux
femmes qu'il n'avait plus.
II.
Un matin, lady Mowbray, qui s'était fixée en Suisse, reçut une lettre
datée de Paris; elle était de la supérieure d'un couvent de religieuses
où Metella avait mis deux ou trois ans auparavant sa nièce, miss Sarah
Mowbray, jeune orpheline _très-intéressante_, comme le sont toutes les
orphelines en général, et particulièrement celles qui ont de la fortune.
La supérieure avertissait lady Mowbray que la maladie de langueur dont
miss Sarah était atteinte depuis un an faisait des progrès assez sérieux
pour que les médecins eussent prescrit le changement d'air et de lieu
dans le plus court délai possible. Aussitôt après la réception de cette
lettre, lady Mowbray demanda des chevaux de poste, fit faire à la hâte
quelques paquets, et partit pour Paris dans la journée.
Olivier resta seul dans le grand château que lady Mowbray avait acheté
sur le Léman, et dans lequel depuis cinq ans il passait auprès d'elle
tous les étés. C'était depuis ces cinq années la première fois qu'il se
trouvait seul à la campagne, forcé, pour ainsi dire, de réfléchir et de
contempler sa situation. Bien que le voyage de lady Mowbray dût être
d'une quinzaine de jours tout au plus, elle avait semblé très-affectée
de cette séparation, et lui-même n'avait point accepté sans répugnance
l'idée qu'un tiers allait venir se placer dans une intimité jusqu'alors
si paisible et si douce. Le caractère romanesque d'Olivier n'avait pas
changé; son coeur avait le même besoin d'affection, son esprit la même
candeur qu'autrefois. Avait-il obéi à la loi du temps, et son amour
pour lady Mowbray avait-il fait place à l'amitié? il n'en savait rien
lui-même, et Metella n'avait jamais eu l'imprudence de l'interroger à
cet égard. Elle jouissait de son affection sans l'analyser. Trop sage
et trop juste pour n'en pas sentir le prix, elle s'appliquait à rendre
douce et légère cette chaîne qu'Olivier portait avec reconnaissance et
avec joie.
Metella était si supérieure à toutes les autres femmes, sa société était
si aimable, son humeur si égale, elle était si habile à écarter de son
jeune ami tous les ennuis ordinaires de la vie, qu'Olivier s'était
habitué à une existence facile, calme, délicieuse tous les jours,
quoique tous les jours semblable. Quand il fut seul, il s'ennuya
horriblement, engendra malgré lui des idées sombres, et s'effraya de
penser que lady Mowbray pouvait et devait mourir longtemps avant lui.
Metella retira sa nièce du couvent et reprit avec elle la route de
Genève. Elle avait fait toutes choses si précipitamment dans ce voyage,
qu'elle avait à peine vu Sarah; elle était partie de Paris le même
soir de son arrivée. Ce ne fut qu'après douze heures de route que,
s'éveillant au grand jour, elle jeta un regard attentif sur cette jeune
fille étendue auprès d'elle dans le coin de sa berline.
Lady Mowbray écarta doucement la pelisse dont Sarah était enveloppée, et
la regarda dormir. Sarah avait quinze ans; elle était pâle et délicate,
mais belle comme un ange. Ses longs cheveux blonds s'échappaient de son
bonnet de dentelle, et tombaient sur son cou blanc et lisse, orné ça et
là de signes bruns semblables à de petites mouches de velours. Dans
son sommeil, elle avait cette expression raphaélique qu'on avait si
longtemps admirée dans Metella, et dont elle avait conservé la noble
sérénité en dépit des années et des chagrins. En retrouvant sa beauté
dans cette jeune fille, Metella éprouva comme un sentiment d'orgueil
maternel. Elle se rappela son frère, qu'elle avait tendrement aimé, et
qu'elle avait promis de remplacer auprès du dernier rejeton de leur
famille; lady Mowbray était le seul appui de Sarah, elle retrouvait dans
ses traits le beau type de ses nobles ancêtres. En la lui rendant au
couvent avec des larmes de regret, on lui avait dit que son caractère
était angélique comme sa figure. Metella se sentit pénétrée d'intérêt et
d'affection pour cette enfant; elle prit doucement sa petite main pour
la réchauffer dans les siennes; et, se penchant vers elle, elle la baisa
au front.
Sarah s'éveilla, et à son retour regarda Metella; elle la connaissait
fort peu et l'avait vue préoccupée la veille. Naturellement timide, elle
avait osé à peine la regarder. Maintenant, la voyant si belle, avec un
sourire si doux et les yeux humides d'attendrissement, elle retrouva la
confiance caressante de son âge et se jeta à son cou avec joie.
Lady Mowbray la pressa sur son coeur, lui parla de son père, le pleura
avec elle; puis la consola, lui promit sa tendresse et ses soins,
l'interrogea sur sa santé, sur ses goûts, sur ses études, jusqu'à ce que
Sarah, un peu fatiguée du mouvement de la voiture, se rendormit à son
côté.
Metella pensa à Olivier et l'associa intérieurement à la joie qu'elle
éprouvait d'avoir auprès d'elle une si aimable enfant. Mais peu à peu
ses idées prirent une teinte plus sombre; des conséquences qu'elle
n'avait pas encore abordées se présentèrent à son esprit; elle regarda
de nouveau Sarah, mais cette fois avec une inconcevable souffrance
d'esprit et de coeur. La beauté de cette jeune fille lui fit amèrement
sentir ce que la femme doit perdre de sa puissance et de son orgueil en
perdant sa jeunesse. Involontairement elle mit sa main auprès de celle
de Sarah: sa main était toujours belle; mais elle pensa à son visage,
et, regardant celui de sa nièce, «Quelle différence! pensa-t-elle;
comment Olivier fera-t-il pour ne pas s'en apercevoir? Olivier est aussi
beau qu'elle; ils vont s'admirer mutuellement; ils sont bons tous deux,
ils s'aimeront.... Et pourquoi ne s'aimeraient-ils pas? Ils seront frère
et soeur; moi, je serai leur mère.... La mère d'Olivier! Ne le faut-il
pas? n'ai-je pas pensé cent fois qu'il en devait être ainsi! Mais déjà!
Je ne m'attendais pas à trouver une jeune fille, une femme presque dans
cette enfant! Je n'avais pas prévu que ce serait une rivale.... Une
rivale, ma nièce! mon enfant! Quelle horreur! Oh! jamais!»
Lady Mowbray cessa de regarder Sarah; car, malgré elle, sa beauté,
qu'elle avait admirée tout à l'heure avec joie, lui causait maintenant
un effroi insurmontable; le coeur lui battait; elle fatiguait son
cerveau à trouver une pensée de force et de calme à opposer à ces
craintes qui s'élevaient de toutes parts, et que, dans sa première
consternation, elle exagérait sans doute. De temps en temps elle jetait
sur Sarah un regard effaré, comme ferait un homme qui s'éveillerait avec
un serpent dans la main. Elle s'effrayait surtout de ce qui se passait
en elle; elle croyait sentir des mouvements de haine contre cette
orpheline qu'elle devait, qu'elle voulait aimer et protéger. «Mon Dieu,
mon Dieu! s'écriait-elle, vais-je devenir jalouse! Est-ce qu'il va
falloir que je ressemble à ces femmes que la vieillesse rend cruelles,
et qui se font une joie infâme de tourmenter leurs rivales? Est-ce une
horrible conséquence de mes années que de haïr ce qui me porte ombrage?
Haïr Sarah! la fille de mon frère! cette orpheline qui tout à l'heure
pleurait dans mon sein!... Oh! cela est affreux, et je suis un monstre!
«Mais non, ajoutait-elle, je ne suis pas ainsi; je ne peux pas haïr
cette pauvre enfant; je ne peux pas lui faire un crime d'être belle! Je
ne suis pas née méchante; je sens que ma conscience est toujours
jeune, mon coeur toujours bon: je l'aimerai; je souffrirai quelquefois
peut-être, mais je surmonterai cette folie....»
Mais l'idée d'Olivier amoureux de Sarah revenait toujours l'épouvanter,
et ses efforts pour affronter une pareille crainte étaient infructueux.
Elle en était glacée, atterrée; et Sarah, en s'éveillant, trouvait
souvent une expression si sombre et si sévère sur le visage de sa tante
qu'elle n'osait la regarder, et feignait de se rendormir pour cacher le
malaise qu'elle en éprouvait.
Le voyage se passa ainsi, sans que lady Mowbray pût sortir de cette
anxiété cruelle. Olivier ne lui avait jamais donné le moindre sujet
d'inquiétude; il ne se plaisait nulle part loin d'elle, et elle savait
bien qu'aucune femme n'avait jamais eu le pouvoir de le lui enlever;
mais Sarah allait vivre près d'eux, entre eux deux, pour ainsi dire; il
la verrait tous les jours; et, lors même qu'il ne lui parlerait jamais,
il aurait toujours devant les yeux cette beauté angélique à côté de la
beauté flétrie de lady Mowbray; lors même que cette intimité n'aurait
aucune des conséquences que Metella craignait, il y en avait une
affreuse, inévitable; ce serait la continuelle angoisse de cette âme
jalouse, épiant les moindres chances de sa défaite, s'aigrissant dans sa
souffrance, et devenant injuste et haïssable à force de soins pour
se faire aimer! «Pourquoi m'exposerais-je gratuitement à ce tourment
continuel? pensait Metella. J'étais si calme et si heureuse il y a huit
jours! Je savais bien que mon bonheur ne pouvait pas être éternel; mais
du moins il aurait pu durer quelque temps encore. Pourquoi faut-il que
j'aille chercher une ennemie domestique, une pomme de discorde, et que
je l'apporte précieusement au sein de ma joie et de mon repos, qu'elle
va troubler et détruire peut-être à jamais? Je n'aurais qu'un mot à dire
pour faire tourner bride aux postillons et pour reconduire cette petite
fille à son couvent.... Je retournerais plus tard à Paris pour la
marier; Olivier ne la verrait jamais, et, si je dois perdre Olivier, du
moins ce ne serait pas à cause d'elle!»
Mais l'état de langueur de Sarah, l'espèce de consomption qui menaçait
sa vie, imposait à lady Mowbray le devoir de la soigner et de la guérir.
Son noble caractère prit le dessus, et elle arriva chez elle sans avoir
adressé une seule parole dure ou désobligeante à la jeune Sarah.
Olivier vint à leur rencontre sur un beau cheval anglais, qu'il fit
caracoler autour de la voiture pendant deux lieues. En les abordant, il
avait mis pied à terre, et il avait baisé la main de lady Mowbray en
l'appelant, comme à l'ordinaire, sa chère maman. Lorsqu'il se fut
éloigné de la portière, Sarah dit ingénument à lady Mowbray: «Ah! mon
Dieu! chère tante, je ne savais pas que vous aviez un fils; on m'avait
toujours dit que vous n'aviez pas d'enfants?
--C'est mon fils adoptif, Sarah, répondit lady Mowbray; regardez-le
comme votre frère.»
Sarah n'en demanda pas davantage, et ne s'étonna même pas; elle regarda
de côté Olivier, lui trouva l'air noble et doux; mais, réservée comme
une véritable Anglaise, elle ne le regarda plus, et, durant huit jours,
ne lui parla plus que par monosyllabes et en rougissant.
Ce que lady Mowbray voulait éviter par-dessus tout, c'était de laisser
voir ses craintes à Olivier; elle en rougissait à ses propres yeux et ne
concevait pas la jalousie qui se manifeste. Elle était Anglaise
aussi, et fière au point de mourir de douleur plutôt que d'avouer une
faiblesse. Elle affecta, au contraire, d'encourager l'amitié d'Olivier
pour Sarah; mais Olivier s'en tint avec la jeune miss à une prévenance
respectueuse, et la timide Sarah eût pu vivre dix ans près de lui sans
faire un pas de plus.
Lady Mowbray se rassura donc, et commença à goûter un bonheur plus
parfait encore que celui dont elle avait joui jusqu'alors. La fidélité
d'Olivier paraissait inébranlable; il semblait ne pas voir Sarah
lorsqu'il était auprès de Metella, et s'il la rencontrait seule dans la
maison, il l'évitait sans affectation.
Une année s'écoula pendant laquelle Sarah, fortifiée par l'exercice
et l'air des montagnes, devint tellement belle que les jeunes gens de
Genève ne cessaient d'errer autour du parc de lady Mowbray pour tâcher
d'apercevoir sa nièce.
Un jour que lady Mowbray et sa nièce assistaient à une fête villageoise
aux environs de la ville, un de ces jeunes gens s'approcha très-près de
Sarah et la regarda presque insolemment. La jeune fille effrayée saisit
vivement le bras d'Olivier et le pressa sans savoir ce qu'elle faisait.
Olivier se retourna, et comprit en un instant le motif de sa frayeur. Il
échangea d'abord des regards menaçants et bientôt des paroles sérieuses
avec le jeune homme. Le lendemain, Olivier quitta le château de bonne
heure et revint à l'heure du déjeuner; mais, malgré son air calme, lady
Mowbray s'aperçut bientôt qu'il souffrait, et le força de s'expliquer.
Il avoua qu'il venait de se battre avec l'homme qui avait regardé
insolemment miss Mowbray, et qu'il l'avait grièvement blessé; mais il
l'était lui-même, et Metella l'ayant forcé de retirer sa main, qu'il
tenait dans sa redingote, vit qu'il l'était assez sérieusement. Elle
s'occupait avec anxiété des soins qu'il fallait donner à cette blessure
lorsqu'en se retournant vers Sarah, elle vit qu'elle s'était évanouie
auprès de la fenêtre. Cette excessive sensibilité parut naturelle à
Olivier, dans une personne d'une complexion aussi délicate; mais lady
Mowbray y fit une attention plus marquée.
Lorsque Metella eut secouru sa nièce, et qu'elle se trouva seule avec
Olivier, elle lui demanda le motif et les détails de son affaire. Elle
n'avait rien vu de ce qui s'était passé la veille; elle était dans ce
moment à plusieurs pas en avant de sa nièce et d'Olivier, et donnait le
bras à une autre personne. Olivier tâcha d'éluder ses questions; mais
comme lady Mowbray le pressait de plus en plus, il raconta avec beaucoup
de répugnance que miss Mowbray ayant été regardée insolemment par un
jeune homme d'assez mauvais ton, il s'était placé entre elle et ce jeune
homme; celui-ci avait affecté de se rapprocher encore pour le braver,
et Olivier avait été forcé de le pousser rudement pour l'empêcher de
froisser le bras de Sarah, qui se pressait tout effrayée contre son
défenseur. Les deux adversaires s'étaient donc donné rendez-vous dans
des termes que Sarah n'avait pas compris, et, au bout d'une heure, après
que les dames étaient montées en voiture, Olivier avait été retrouver
le jeune homme et lui demander compte de sa conduite. Celui-ci avait
soutenu son arrogance; et, malgré les efforts des témoins de la scène
pour l'engager à reconnaître son tort, il s'était obstiné à braver
Olivier; il lui avait même fait entendre assez grossièrement qu'on le
regardait comme l'amant de miss Sarah, en même temps que celui de sa
tante, et que, quand on promenait en public le scandale de pareilles
relations, on devait être prêt à en subir les conséquences.
Olivier n'avait donc pas hésité à se constituer le défenseur de Sarah,
et, tout en repoussant avec mépris ces imputations ignobles, il avait
versé son sang pour elle. «Je suis prêt à recommencer demain s'il le
faut, dit-il à lady Mowbray, que ces calomnies avaient jetée dans la
consternation. Vous ne devez ni vous affliger ni vous effrayer; votre
nièce est sous ma protection, et je me conduirai comme si j'étais son
père. Quant à vous, votre nom suffira auprès des gens de bien pour
garder le sien à l'abri de toute atteinte.»
Lady Mowbray feignit de se calmer; mais elle ressentit une profonde
douleur de l'affront fait à sa nièce. Ce fut dans ce moment qu'elle
comprit toute l'affection que cette aimable enfant lui inspirait. Elle
s'accusa de l'avoir amenée auprès d'elle pour la rendre victime de la
méchanceté de ces provinciaux, et s'effraya de sa situation; car elle
n'y voyait d'autre remède que d'éloigner Olivier de chez elle tant que
Sarah y demeurerait.
L'idée d'un sacrifice au-dessus de ses forces, mais qu'elle croyait
devoir à la réputation de sa nièce, la tourmenta secrètement sans
qu'elle pût se décider à prendre un parti.
Elle remarqua quelques jours après que Sarah paraissait moins timide
avec Olivier, et qu'Olivier, de son côté, lui montrait moins de
froideur. Lady Mowbray en souffrit; mais elle pensa qu'elle devait
encourager cette amitié au lieu de la contrarier, et elle la vit croître
de jour en jour sans paraître s'en alarmer.
Peu à peu Olivier et Sarah en vinrent à une sorte de familiarité. Sarah,
il est vrai, rougissait toujours en lui parlant, mais elle osait lui
parler, et Olivier était surpris de lui trouver autant d'esprit et de
naturel. Il avait eu contre elle une sorte de prévention qui s'effaçait
de plus en plus. Il aimait à l'entendre chanter; il la regardait souvent
peindre des fleurs, et lui donnait des conseils. Il en vint même à lui
montrer la botanique et à se promener avec elle dans le jardin. Un jour
Sarah témoignait le regret de ne plus monter à cheval. Lady Mowbray,
indisposée depuis quelque temps, ne pouvait plus supporter cette
fatigue; ne voulant pas priver sa nièce d'un exercice salutaire, elle
pria Olivier de monter à cheval avec elle dans l'intérieur du parc, qui
était fort grand, et où miss Mowbray pût se livrer à l'innocent plaisir
de galoper pendant une heure ou deux tous les jours.
Ces heures étaient mortelles pour Metella. Après avoir embrassé sa nièce
au front et lui avoir fait un signe d'amitié, en la voyant s'éloigner
avec Olivier, elle restait sur le perron du château, pâle et consternée
comme si elle les eût vus partir pour toujours; puis elle allait
s'enfermer dans sa chambre et fondait en larmes. Elle s'enfonçait
quelquefois furtivement dans les endroits les plus sombres du parc, et
les apercevait au loin, lorsqu'ils franchissaient rapidement tous les
deux les arcades de lumière qui terminaient le berceau des allées.
Mais elle se cachait aussitôt dans la profondeur du taillis, car elle
craignait d'avoir l'air de les observer, et rien au monde ne l'effrayait
tant que de paraître ridicule et jalouse.
Un jour qu'elle était dans sa chambre et qu'elle pleurait, le front
appuyé sur le balcon de sa fenêtre, Sarah et Olivier passèrent au galop;
ils rentraient de leur promenade; les pieds de leurs chevaux soulevaient
des tourbillons de sable; Sarah était rouge, animée, aussi souple, aussi
légère que son cheval, avec lequel elle ne semblait faire qu'un; Olivier
galopait à son côté; ils riaient tous les deux de ce bon rire franc
et heureux de la jeunesse qui n'a pas d'autre motif qu'un besoin
d'expansion, de bruit et de mouvement. Ils étaient comme deux enfants
contents de crier et de se voir courir. Metella tressaillit et se cacha
derrière son rideau pour les regarder. Tant de beauté, d'innocence et de
douceur brillait sur leurs fronts, qu'elle en fut attendrie. «Ils sont
faits l'un pour l'autre; la vie s'ouvre devant eux, pensa-t-elle,
l'avenir leur sourit, et moi je ne suis plus qu'une ombre que le tombeau
semble réclamer....» Elle entendit bientôt les pas d'Olivier qui
approchait de sa chambre; s'asseyant précipitamment devant sa toilette,
elle feignit de se coiffer pour le dîner.
Olivier avait l'air content et ouvert; il lui baisa tendrement les
mains, et lui remit de la part de Sarah, qui était allée se débarrasser
de son amazone, un gros bouquet d'hépatiques qu'elle avait cueillies
dans le parc. «Vous êtes donc descendus de cheval? dit lady Mowbray.
--Oui, répondit-il; Sarah, en apercevant toutes ces fleurs dans la
clairière, a voulu absolument vous en apporter, et, avant que j'eusse
pris la bride de son cheval, elle avait sauté sur le gazon. Je lui ai
servi de page, et j'ai tenu sa monture pendant qu'elle courait comme
un petit chevreau après les fleurs et les papillons. Ma bonne Metella,
votre nièce n'est pas ce que vous croyez. Ce n'est pas une petite fille,
c'est une espèce d'oiseau déguisé. Je le lui ai dit, et je crois qu'elle
rit encore.
--Je vois avec plaisir, dit lady Mowbray avec un sourire mélancolique,
que ma Sarah est devenue gaie. Chère enfant! elle est si aimable et si
belle!
--Oui, elle est jolie, dit Olivier, elle a une physionomie que j'aime
beaucoup. Elle a l'air intelligent et bon; elle vous ressemble, Metella;
je ne l'ai jamais tant trouvé qu'aujourd'hui. Elle a votre son de voix
par instants.
--Je suis heureuse de voir que vous l'aimez enfin, cette pauvre petite!
dit lady Mowbray. Dans les commencements, elle vous déplaisait,
convenez-en?
--Non, elle me gênait, et voilà tout.
--Et à présent, dit Metella en faisant un violent effort sur elle-même
pour conserver un air calme et doux, vous voyez bien qu'elle ne vous
gêne plus.
--Je craignais, dit Olivier, qu'elle ne fût pas avec vous ce qu'elle
devait être; à présent, je vois qu'elle vous comprend, qu'elle vous
apprécie, et cela me fait plaisir. Je ne suis pas seul à vous aimer ici.
Je puis parler de vous à quelqu'un qui m'entend, et qui vous aime autant
qu'un autre que moi peut vous aimer.»
Sarah entra en cet instant en s'écriant: «Eh bien! chère tante, vous
a-t-il remis le bouquet de ma part? C'est un méchant homme que M. votre
fils. Il me l'a presque ôté de force pour vous l'apporter lui-même. Il
est aussi jaloux que votre petit chien, qui pleure quand vous caressez
ma chevrette.»
Lady Mowbray embrassa la jeune fille, et se dit qu'elle devait se
trouver heureuse d'être aimée comme une mère.
Quelques jours après, tandis que les deux enfants de lady Mowbray (c'est
ainsi qu'elle les appelait) faisaient leur promenade accoutumée, elle
entra dans la chambre de Sarah pour prendre un livre et ramassa un petit
coin de papier déchiré qui était sur le bord d'une tablette. Au milieu
de mots interrompus qui ne pouvaient offrir aucun sens, elle lut
distinctement le nom d'Olivier, suivi d'un grand point d'exclamation.
C'était l'écriture de Sarah. Lady Mowbray jeta un regard sur les
meubles. Le secrétaire et les tiroirs étaient fermés avec soin; toutes
les clefs en étaient retirées. Il ne convenait pas au caractère de lady
Mowbray de faire d'autre enquête. Elle sortit cependant pour résister
aux suggestions d'une curiosité inquiète.
Lorsque Sarah rentra de la promenade, lady Mowbray remarqua qu'elle
était fort pâle et que sa voix tremblait. Un sentiment d'effroi mortel
passa dans l'âme de Metella. Elle remarqua pendant le dîner que Sarah
avait pleuré, et le soir elle était si abattue et si triste qu'elle
ne put s'empêcher de la questionner. Sarah répondit qu'elle était
souffrante, et demanda à se retirer.
Lady Mowbray interrogea Olivier sur sa promenade. Il lui répondit, avec
le calme d'une parfaite innocence, que Sarah avait été fort gaie toute
la première heure, qu'ensuite ils avaient été au pas et en causant;
qu'elle ne se plaignait d'aucune douleur, et que c'était lady Mowbray
qui, en rentrant, l'avait fait apercevoir de sa pâleur.
En quittant Olivier, lady Mowbray, inquiète de sa nièce, se rendit à sa
chambre, et, avant d'entrer, elle y jeta un coup d'oeil par la porte
entr'ouverte. Sarah écrivait. Au léger bruit que fit Metella, elle
tressaillit et cacha précipitamment son papier, jeta sa plume et saisit
un livre; mais elle n'avait pas eu le temps de l'ouvrir que lady Mowbray
était auprès d'elle. «Vous écriviez, Sarah? lui dit-elle d'un ton grave
et doux cependant.
--Non, ma tante, répondit Sarah dans un trouble inexprimable.
--Ma chère fille, est-il possible que vous me fassiez un mensonge!»
Sarah baissa la tête et resta toute tremblante.
«Qu'est-ce que vous écriviez, Sarah? continua lady Mowbray avec un calme
désespérant.
--J'écrivais ... une lettre, répondit Sarah au comble de l'angoisse.
--A qui, ma chère? continua Metella.
--A Fanny Hurst, mon amie de couvent.
--Cela n'a rien de répréhensible, ma chère; pourquoi donc vous
cachez-vous?
--Je ne me cachais pas, ma tante, répondit Sarah en essayant de
reprendre courage. Mais sa confusion n'échappa point au regard sévère de
lady Mowbray.
--Sarah, lui dit-elle, je n'ai jamais surveillé votre correspondance.
J'avais une telle confiance en vous que j'aurais cru vous outrager en
vous demandant à voir vos lettres. Mais si j'avais pensé qu'il pût
exister un secret entre vous et moi, j'aurais regardé comme un devoir de
vous en demander l'aveu. Aujourd'hui, je vois que vous en avez un, et je
vous le demande.
--O ma tante! s'écria Sarah éperdue.
--Sarah, si vous me refusiez, dit Metella avec beaucoup de douceur et en
même temps de fermeté, je croirais que vous avez dans le coeur quelque
sentiment coupable, et je n'insisterais pas, car rien n'est plus opposé
à mon caractère que la violence. Mais je sortirais de votre chambre le
coeur navré, car je me dirais que vous ne méritez plus mon estime et mon
affection.
--O ma chère tante, ma mère! ne dites pas cela!» s'écria miss Mowbray en
se jetant tout en larmes aux pieds de Metella.
Metella craignit de se laisser attendrir; et, lui retirant sa main, elle
rassembla toutes ses forces pour lui dire froidement: «Eh bien! miss
Mowbray, refusez-vous de me remettre le papier que vous écriviez?»
Sarah obéit, voulut parler, et tomba demi-évanouie sur son fauteuil.
Lady Mowbray résista au sentiment d'intérêt qui luttait chez elle contre
un sentiment tout contraire. Elle appela la femme de chambre de Sarah,
lui ordonna de la soigner, et courut s'enfermer chez elle pour lire la
lettre. Elle était ainsi conçue:
«Je vous ai promis depuis longtemps, _dearest_ Fanny, l'aveu de mon
secret. Il est temps enfin que je tienne ma promesse. Je ne pouvais pas
confier au papier une chose si importante sans trouver un moyen de vous
faire parvenir directement ma lettre. Maintenant je saisis l'occasion
d'une personne que nous voyons souvent ici, et qui part pour Paris. Elle
veut bien se charger de vous porter de ma part des minéraux et un petit
herbier. Elle vous demandera au parloir et vous remettra le paquet et la
lettre, qui de cette manière ne passera pas par les mains de madame la
supérieure. Ne me grondez donc pas, ma chère amie, et ne dites pas que
je manque de confiance en vous. Vous verrez, en lisant ma lettre,
qu'il ne s'agit plus de bagatelles comme celles qui nous occupaient au
couvent. Ceci est une affaire sérieuse, et que je ne vous confie pas
sans un grand trouble d'esprit. Je crois que mon coeur n'est pas
coupable, et cependant je rougis comme si j'allais paraître devant un
confesseur. Il y a plusieurs jours que je veux vous écrire. J'ai fait
plus de dix lettres que j'ai toutes déchirées; enfin je me décide; soyez
indulgente pour moi, et si vous me trouvez imprudente et blâmable,
reprenez-moi doucement.
«Je vous ai parlai d'un jeune homme qui demeure ici avec nous, et qui
est le fils adoptif de ma tante. La première fois que je le vis, c'était
le jour de notre arrivée, je fus tellement troublée que je n'osai pas le
regarder. Je ne sais pas ce qui se passa en moi lorsqu'il entra à demi
dans la calèche pour baiser les mains de ma tante; il le fit avec tant
de tendresse que je me sentis tout émue, et que je compris tout de suite
la bonté de son coeur; mais il se passa plus de six mois avant que je
connusse sa figure, car je n'osai jamais le regarder autrement que de
profil. Ma tante m'avait dit: «Sarah, regardez Olivier comme votre
frère!» Je me livrai donc d'abord à une joie intérieure que je croyais
très-légitime. Il me semblait doux d'avoir un frère; et s'il m'eût
traitée tout de suite comme sa soeur, peut-être n'aurais-je jamais songé
à l'aimer autrement!... Hélas! vous voyez quel est mon malheur, Fanny;
j'aime, et je crois que je ne serai jamais unie à celui que j'aime. Pour
vous dire comment j'ai eu l'imprudence d'aimer ce jeune homme, je ne
le puis pas; en vérité, je n'en sais rien moi-même, et c'est une bien
affreuse fatalité. Imaginez-vous qu'au lieu de me parler avec la
confiance et l'abandon d'un frère, il a passé plus d'un an sans
m'adresser plus de trois paroles par jour; si bien que je crois que tous
nos entretiens durant tout ce temps-là tiendraient à l'aise dans une
page d'écriture. J'attribuais cette froideur à sa timidité; mais, le
croiriez-vous? il m'a avoué depuis qu'il avait pour moi une espèce
d'antipathie avant de me connaître. Comment peut-on haïr une personne
qu'on n'a jamais vue et qui ne vous a fait aucun mal? Cette injustice
aurait dû m'empêcher de prendre de l'attachement pour lui. Eh bien!
c'est tout le contraire, et je commence à croire que l'amour est une
chose tout à fait involontaire, une maladie de l'âme à laquelle tous nos
raisonnements ne peuvent rien.
«J'ai été bien longtemps sans comprendre ce qui se passait en moi.
J'avais tellement peur de M. Olivier que je croyais parfois avoir aussi
de l'éloignement pour lui. Je le trouvais froid et orgueilleux; et
cependant, lorsqu'il parlait à ma tante il changeait tellement d'air et
de langage, il lui rendait des soins si délicats, que je ne pouvais pas
m'empêcher de le croire sensible et généreux.
«Une fois je passais au bout de la galerie, je le vis à genoux auprès de
ma tante; elle l'embrassait, et tous deux semblaient pleurer. Je passai
bien vite et sans qu'on m'aperçût; mais je ne saurais vous rendre
l'émotion que cette scène touchante me causa. J'en fus agitée toute la
nuit, et je me surpris plusieurs fois à désirer d'avoir l'âge de ma
tante, afin d'être aimée comme une mère par celui qui ne voulait pas
m'aimer comme une soeur.
«Je compris mes véritables sentiments à l'occasion du duel dont je vous
ai parlé. Je ne vous ai pas nommé la personne qui me donnait le bras et
qui se battit pour moi; je vous ai dit que c'était un ami de la maison:
c'était M. Olivier. Lorsqu'il revint, il était fort pâle, et tenait sa
main dans sa redingote; ma tante se douta de la vérité et le força de
nous la montrer. Je ne sais si cette main était ensanglantée. Il me
sembla voir du sang sur le linge qui l'enveloppait, et je sentis tout le
mien se retirer vers mon coeur. Je m'évanouis, ce qui fut bien imprudent
et bien malheureux; mais je crois qu'on ne se douta de rien. Quand je
revis M. Olivier, je ne pus m'empêcher de le remercier de ce qu'il avait
fait pour moi; et, tout en voulant parler, je me mis à pleurer comme
une sotte. Je ne sais pourquoi je n'avais jamais pu me décider à le
remercier devant ma tante. Peut-être que ce fut un mauvais sentiment qui
me fit attendre un moment où j'étais seule avec lui. Je ne sais pas
ce qu'il y avait de coupable à le faire, et cependant je me le suis
toujours reproché comme une dissimulation envers lady Mowbray. J'avais
espéré, je crois, être moins timide devant une seule personne que devant
deux. Mais ce fut encore pis; je sentis que j'étouffais, et j'eus comme
un vertige, car je ne m'aperçus pas que M. Olivier me pressait les
mains. Quand je revins à moi, mes mains étaient dans les siennes, et il
me dit plusieurs choses que je n'entendis pas. Je sais seulement qu'il
me dit en s'en allant: «Ma chère miss Mowbray, je suis touché de votre
amitié; mais, en vérité, il ne faut pas que vous pleuriez pour cette
égratignure.» Depuis ce temps, sa conduite envers moi a été toute
différente, et il a été d'une bonté et d'une obligeance qui ont achevé
de me gagner le coeur. Il me donne des leçons, il corrige mes dessins,
il fait de la musique avec moi; ma tante semble prendre un grand plaisir
à nous voir si unis. Elle nous fait monter à cheval ensemble, elle nous
force à nous donner la main pour nous raccommoder; car il arrive souvent
que, tout en riant, nous finissons par disputer et nous bouder un peu.
Moi, j'étais tout à fait à l'aise avec lui, j'étais heureuse, et j'avais
la vanité de croire qu'il m'aimait. Il me le disait du moins, et je
m'imaginais que, quand on s'aime seulement d'amitié, et qu'on se
souvient sous les rapports de la fortune et de l'éducation, il est
tout simple qu'on se marie ensemble. La conduite de ma tante semblait
autoriser en moi cette espérance, et je pensais qu'on me trouvait encore
trop jeune pour m'en parler. Dans ces idées, j'étais aussi heureuse
qu'il est permis de l'être; je ne désirais rien sur la terre que la
continuation d'une semblable existence. Mais, hélas! ce rêve s'est
effacé, et le désespoir depuis ce matin....»
Ici la lettre avait été interrompue par l'arrivée de lady Mowbray.
Metella laissa tomber la lettre, et cachant son visage dans ses mains,
elle resta plongée dans une morne consternation. Elle demeura ainsi
jusqu'à une heure du matin, s'accusant de tout le mal et cherchant en
vain comment elle pourrait le réparer. Enfin, elle céda à un besoin
instinctif et se rendit à la chambre de sa nièce. Tout le monde dormait
dans la maison; le temps était superbe, la lune éclairait en plein la
façade du château, et répandait de vives clartés dans les galeries, dont
toutes les fenêtres étaient ouvertes. Metella les traversa lentement et
sans bruit, comme une ombre qui glisse le long des murs. Tout à coup
elle se trouva face à face avec Sarah, qui, les pieds nus et vêtue d'un
peignoir de mousseline blanche, allait à sa rencontre; elles ne se
virent que quand elles traversèrent l'une et l'autre un angle lumineux
des murs. Lady Mowbray surprise continua de s'avancer pour s'assurer que
c'était Sarah; mais la jeune fille, voyant venir à elle cette grande
femme pâle, traînant sur le pavé de la galerie sa longue robe de chambre
en velours noir, fut saisie d'effroi. Cette figure morne et sombre
ressemblait si peu à celle qu'elle avait habitude de voir à sa tante,
qu'elle crut rencontrer un spectre et faillit tomber évanouie; mais elle
fut aussitôt rassurée par la voix de lady Mowbray, qui était pourtant
froide et sévère.
«Que faites-vous ici à cette heure, Sarah, et où allez-vous?
--Chez vous, ma tante, répondit Sarah sans hésiter.
--Venez, mon enfant,» lui dit lady Mowbray en prenant son bras sous le
sien.
Elles regagnèrent en silence l'appartement de Metella. Le calme, la
nuit et le chant joyeux des rossignols contrastaient avec la tristesse
profonde dont ces deux femmes étaient accablées.
Lady Mowbray ferma les portes et attira sa nièce sur le balcon de sa
chambre. Là elle s'assit sur une chaise et la fit asseoir à ses pieds
sur un tabouret; elle attira sa tête sur ses genoux et prit ses mains
dans les siennes, que Sarah couvrit de larmes et de baisers.
«Oh! ma tante, ma chère tante, pardonnez-moi, je suis coupable....
--Non, Sarah, vous n'êtes pas coupable; je n'ai qu'un reproche à vous
faire, c'est d'avoir manqué de confiance en moi. Votre réserve a fait
tout le mal, mon enfant; maintenant il faut être franche, il faut tout
me dire ... tout ce que vous savez....»
Lady Mowbray prononça ces paroles dans une angoisse mortelle; et en
attendant la réponse de sa nièce, elle sentit son front se couvrir de
sueur. Sarah avait-elle découvert à quel titre Olivier vivait, ou du
moins avait vécu auprès d'elle durant plusieurs années? Lady Mowbray ne
savait pas quelle raison Sarah pouvait avoir pour renoncer tout à coup à
une espérance si longtemps nourrie en secret, et frémissait d'entendre
sortir de sa bouche des reproches qu'elle croyait mériter. Un poids
énorme fut ôté de son coeur lorsque Sarah lui répondit avec assurance:
«Oui, ma tante, je vous dirai tout; que ne vous ai-je dit plus tôt mes
folles pensées! Vous m'auriez empêchée de m'y livrer; car vous saviez
bien que votre fils ne pouvait pas m'épouser....
--Mais, Sarah, quelles sont vos raisons pour le croire?.... qui vous l'a
donc dit?
--Olivier, répondit Sarah. Ce matin, nous causions de choses
indifférentes dans le parc; nous étions près de la grille qui donne
sur la route. Une noce vint à passer, nous nous arrêtâmes pour voir la
figure des mariés; je remarquai qu'ils avaient l'air timide. «Ils ont
l'air triste, répondit Olivier. Comment ne l'auraient-ils pas? Quelle
chose stupide et misérable qu'un jour de noce!--Eh quoi! lui dis-je,
vous voudriez qu'on se mariât en secret? Ce serait encore bien plus
triste.--Je voudrais qu'on ne se mariât pas du tout, répondit-il; pour
moi, j'ai le mariage en horreur et je ne me marierai jamais.» Oh! ma
chère tante, cette parole m'enfonça un poignard dans le coeur; en
même temps elle me sembla si extraordinaire, que j'eus la hardiesse
d'insister et de lui dire, en affectant de plaisanter: «Vous
ne savez guère ce que vous ferez à cet égard-là.» Il me répondit avec
beaucoup d'empressement, et comme s'il eût eu l'intention de m'ôter
toute présomption: «Soyez sûre de ce que je vous dis, miss; j'ai fait
un serment devant Dieu, et je le tiendrai.» La honte et la douleur me
rendirent silencieuse, et j'ai fait de vains efforts toute la journée
pour cacher mon désespoir....
Sarah fondit en larmes. Metella, soulagée d'une affreuse inquiétude, fut
pendant quelque instants insensible à la douleur de sa nièce. Olivier
n'aimait pas Sarah! En vain elle l'aimait, en vain elle était jeune,
riche et belle; il ne voulait pas d'autre affection intime, pas d'autre
bonheur domestique que celui qu'il avait goûté auprès de lady Mowbray.
Un instant livrée à une reconnaissance égoïste, à une secrète gloire de
son coeur enivré, elle laissa pleurer la pauvre Sarah, et oublia que son
triomphe avait fait une victime. Mais sa cruauté ne fut pas de longue
durée; la passion de lady Mowbray pour Olivier prenait sa source dans
une âme chaleureuse ouverte à toutes les tendresses qui embellissent les
femmes. Elle aimait Sarah presque autant qu'Olivier, car elle l'aimait
comme une mère aime sa fille. La vue de sa douleur brisa le coeur de
Metella; elle avait bien des torts à se reprocher! Elle aurait dû
prévoir les conséquences d'un rapprochement continuel entre ces deux
jeune gens. Déjà la malignité des voisins lui avait signalé un grave
inconvénient de cette situation. Elle avait résisté à cet avertissement,
et maintenant le bonheur de Sarah était compromis plus encore que sa
réputation.
Elle la pressa dans ses bras en pleurant, et dans le premier instant de
sa compassion et de sa tendresse elle pensa à lui sacrifier son amour.
«Non, lui dit-elle, égarée par un sentiment de générosité exaltée,
Olivier n'a pas fait de serment; il est libre, il peut vous épouser;
qu'il vous aime, qu'il vous rende heureuse, et je vous bénirai tous
deux. Ce ne sera pas moi qui m'opposerai à l'union de deux êtres qui
sont ce que j'ai de plus cher au monde....