George Sand

Metella
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--Oh! je le crois bien, ma bonne tante! s'écria Sarah en se jetant de
nouveau à son cou; mais c'est lui qui ne m'aime pas! Que faire à cela?

--Il ne vous a pas dit qu'il ne vous aimait pas? Est-ce qu'il vous l'a
dit, Sarah?

--Non, mais pourquoi se dit-il engagé? Oh! peut-être qu'il l'est en
effet. Il a quelque raison que vous ne connaissez pas! Il aime une
femme, il est marié en secret peut-être.

--Je l'interrogerai, je saurai ce qu'il pense, répondit Metella; je
ferai pour vous, ma fille, tout ce qui dépendra de moi. Si je ne puis
rien, ma tendresse vous restera.

--Oh! oui, ma mère! toujours, toujours!» s'écria Sarah en se jetant à
ses pieds.

Apaisée par les promesses hasardées de sa tante, Sarah se retira plus
tranquille. Metella la mit au lit elle-même, lui fit prendre une potion
calmante, et ne la quitta que quand elle eut cessé de soupirer dans
son sommeil, comme font les enfants qui s'endorment en pleurant et qui
sanglotent encore à demi en rêvant.

Lady Mowbray ne dormit pas; elle était rassurée sur certains points,
mais à l'égard des autres elle était en proie à mille agitations, et ne
voyait pas d'issue à la position délicate où elle avait placé la pauvre
Sarah. La pensée d'engager Olivier à l'épouser n'avait pu prendre de
consistance dans son esprit; vainement eût-elle sacrifié cette jalousie
de femme qu'elle combattait si généreusement depuis plus d'une année. Il
y a dans la vie des rapports qui deviennent aussi sacrés que si les lois
les eussent sanctionnés, et Olivier lui-même n'eût pas pu oublier qu'il
avait regardé Sarah comme sa fille.

Incapable de se retirer elle-même de cette perplexité, lady Mowbray
résolut d'attendre quelques jours pour prendre un parti; elle chercha
à se persuader que la passion de Sarah n'était peut-être pas aussi
sérieuse que dans ses romanesques confidences la jeune fille se
l'imaginait; ensuite, Olivier pouvait, par sa froideur, l'en guérir
mieux que tous les raisonnements. Elle alla retrouver Sarah le
lendemain, lui dit qu'elle avait réfléchi, et que le résultat de ses
réflexions était celui-ci: il était impossible d'interroger Olivier sur
ses intentions, et de lui demander l'explication de ses paroles de la
veille sans lui laisser deviner l'impression qu'elles avaient produite
sur miss Mowbray, et sans lui faire soupçonner l'importance qu'elle y
attachait. «Dans la situation où vous êtes vis-à-vis de lui, dit-elle,
le premier point, le plus important de tous, c'est de ne pas avouer que
vous aimez sans savoir si l'on vous aime.

--Oh! certainement, ma tante, dit Sarah en rougissant.

--Il n'est pas besoin sans doute, mon enfant, que je fasse appel à vôtre
pudeur et à votre fierté; l'une et l'autre doivent vous suggérer une
grande prudence et beaucoup d'empire sur vous-même....

--Oh! certes, ma tante, reprit la jeune Anglaise avec un mélange
d'orgueil et de douleur qui lui donna l'expression d'une vierge martyre
de Titien.

--Si mon fils, poursuivit Metella, est réellement lié au célibat par
quelque engagement qu'il ne puisse pas confier, même à moi, il faudra
bien, Sarah, que vous vous sépariez l'un de l'autre....

--Oh! s'écria Sarah effrayée, est-ce que vous me chasseriez de chez
vous? est-ce qu'il faudrait retourner au couvent ou en Angleterre? Loin
de lui, loin de vous, toute seule!... Oh! j'en mourrais! Après avoir été
tant aimée!

--Non, dit Metella d'une voix grave, je ne t'abandonnerai jamais; je te
suis nécessaire: nous sommes liées l'une à l'autre pour la vie.»

En parlant ainsi elle posa ses deux mains sur la tête blonde de Sarah,
et leva les yeux au ciel d'un air solennel et sombre. En se consacrant à
cette enfant de son adoption, elle sentait combien étaient terribles
les devoirs qu'elle s'était imposés envers elle, puisqu'il faudrait
peut-être lui sacrifier le bonheur de toute sa vie, la société
d'Olivier.

«Me promettez-vous du moins, continua-t-elle, que si, après avoir fait
tout ce qui dépendra de moi pour votre bonheur, je ne réussis pas à
fermer cette plaie de votre âme, vous ferez tous vos efforts pour vous
guérir? Ai-je affaire à une enfant romanesque et entêtée, ou bien à une
jeune fille forte et courageuse?

--Doutez-vous de moi? dit Sarah.

--Non, je ne doute pas de toi; tu es une Mowbray, tu dois savoir
souffrir en silence.... Allez vous coiffer, Sarah, et tâchez d'être
aussi soignée dans votre toilette, aussi calme dans votre maintien que
de coutume. Nous allons attendre quelques jours encore avant de décider
de notre avenir. Jurez-moi que vous n'écrirez à aucune de vos amies,
que je serai votre seule confidente, votre seul conseil, et que vous
travaillerez à être digne de ma tendresse.»

Sarah jura, en pleurant, de faire tout ce que désirait sa tante: mais,
malgré tous ses efforts, son chagrin fut si visible qu'Olivier s'en
aperçut dès le premier instant. Il regarda lady Mowbray et trouva la
même altération sur ses traits. Les vérités qu'il avait confusément
entrevues brillèrent à son esprit; les pensées qui, par bouffées
brûlantes, avaient traversé son cerveau à de rares intervalles,
revinrent l'embraser. Il fut effrayé de ce qui se passait en lui et
autour de lui; il prit son fusil et sortit. Après avoir tué quelques
innocentes volatiles, il rentra plus fort, trouva les deux femmes plus
calmes, et la soirée s'écoula assez doucement. Quand on a l'habitude
de vivre ensemble, quand on s'est compris si bien que durant longtemps
toutes les idées, tous les intérêts de la vie privée ont été en commun,
il est presque impossible que le charme dès relations se rompe tout
à coup sur une première atteinte. Les jours suivants virent donc se
prolonger cette intimité, dont aucun des trois n'avait altéré la douceur
par sa faute. Néanmoins la plaie allait s'élargissant dans le coeur de
ces trois personnes. Olivier ne pouvait plus douter de l'amour de Sarah
pour lui; il en avait toujours repoussé l'idée, mais maintenant tout le
lui disait, et chaque regard de Metella, quelle qu'en fût l'expression,
lui en donnait une confirmation irrécusable. Olivier chérissait si
réellement, si tendrement sa mère adoptive, il avait connu auprès d'elle
une manière d'aimer si paisible et si bienfaisante, qu'il s'était cru
incapable d'une passion plus vive; il s'était donc livré en toute
sécurité au danger d'avoir pour soeur une créature vraiment angélique.
A mesure que ses sentiments pour Sarah devenaient plus vifs, il
réussissait à se tranquilliser en se disant que Metella lui était
toujours aussi chère; et en cela il ne se trompait pas; seulement pour
l'une l'amour prenait la place de l'amitié, et pour l'autre l'amitié
avait remplacé l'amour. L'âme de ce jeune homme était si bonne et si
ardente qu'il ne savait pas se rendre compte de ce qu'il éprouvait.

Mais quand il crut s'en être assuré, il ne transigea point avec sa
conscience: il résolut de partir. La tristesse de Sarah, sa douceur
modeste, sa tendresse réservée et pleine d'une noble fierté, achevèrent
de l'enthousiasmer; expansif et impressionnable comme il l'était, il
sentit qu'il ne serait pas longtemps maître de son secret, et ce qui
acheva de le déterminer, ce fut de voir que Metella l'avait deviné.

En effet, lady Mowbray connaissait trop bien toutes les nuances de son
caractère, tous les plis de son visage, pour n'avoir pas pénétré, avant
lui-même peut-être, ce qu'il éprouvait auprès de Sarah. Ce fut pour elle
le dernier coup; car, en dépit de sa bonté, de son dévouement et de
sa raison, elle aimait toujours Olivier comme aux premiers jours. Ses
manières avec lui avaient pris cette dignité que le temps, qui sanctifie
les affections, devait nécessairement apporter; mais le coeur de cette
femme infortunée était aussi jeune que celui de Sarah. Elle devint
presque folle de douleur et d'incertitude: devait-elle laisser sa nièce
courir les dangers d'une passion partagée? devait-elle favoriser un
mariage qui lui semblait contraire à toute délicatesse d'esprit et de
moeurs? Mais pouvait-elle s'y opposer, si Olivier et Sarah le désiraient
tous deux? Cependant il fallait s'expliquer, sortir de ces perplexités,
interroger Olivier sur ses intentions; mais à quel titre? Était-ce
l'amante désespérée d'Olivier, ou la mère prudente de Sarah qui devait
provoquer un aveu aussi difficile à faire pour lui?

Un soir, Olivier parla d'un voyage de quelques jours qu'il allait faire
à Lyon; lady Mowbray, dans la position désespérée où elle était
réduite, accepta cette nouvelle avec joie, comme un répit accordé à ses
souffrances. Le lendemain, Olivier fit seller son cheval pour aller
à Genève, où il devait prendre la poste. Il vint à l'entrée du salon
prendre congé des dames; Sarah, dont il baisa la main pour la première
fois de sa vie, fut si troublée qu'elle n'osa pas lever les yeux sur
lui; Metella, au contraire, l'observait attentivement; il était fort
pâle et calme, comme un homme qui accomplit courageusement un
devoir rigoureux. Il embrassa lady Mowbray, et alors sa force parut
l'abandonner; des larmes roulèrent dans ses yeux, sa main trembla
convulsivement en lui glissant un lettre humide....

Il se précipita dehors, monta à cheval et partit au galop. Metella resta
sur le perron jusqu'à ce qu'elle n'entendît plus les pas de son cheval.
Alors elle mit une main sur son coeur, pressa le billet de l'autre, et
comprit que tout était fini pour elle.

Elle rentra dans le salon. Sarah, penchée sur sa broderie, feignait de
travailler pour prouver à sa tante qu'elle avait du courage et savait
tenir sa promesse; mais elle était aussi pâle que Metella, et, comme
elle, elle ne sentait plus battre son coeur.

Lady Mowbray traversa le salon sans lui adresser une parole; elle monta
dans sa chambre et lut le billet d'Olivier.

«Je pars, vous ne me reverrez plus, à moins que dans plusieurs années
... et lorsque miss Mowbray sera mariée!... Ne me demandez pas pourquoi
il faut que je vous quitte; si vous le savez, ne m'en parlez jamais!»

Metella crut qu'elle allait mourir, mais elle éprouva ce que la nature
a de force contre le chagrin. Elle ne put pleurer, elle étouffait; elle
eut envie de se briser la tête contre les murs de sa chambre; et puis
elle pensa à Sarah, et elle eut un instant de haine et de fureur.

«Maudit soit le jour où tu es entrée ici! s'écria-t-elle. La protection
que je t'ai accordée me coûte cher, et mon frère m'a légué la robe de
Déjanire!»

Elle entendit Sarah qui approchait; et se calma aussitôt; la vue de
cette aimable créature réveilla sa tendresse, elle lui tendit ses bras.

«O mon Dieu! qu'est-ce qui nous arrive? s'écria Sarah épouvantée. Ma
tante, où est allé Olivier?

--Il va voyager pour sa santé, répondit lady Metella avec un sourire
mélancolique; mais il reviendra; ayons courage, restons ensemble,
aimons-nous bien.»

Sarah sut renfermer ses larmes; Metella reporta sur elle toute son
affection. Olivier ne revint pas: Sarah ne sut jamais pourquoi.



FIN DE METELLA.
                
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