George Sand

Promenades autour d'un village
Go to page: 123456
Je dis dans un très-petit espace et crois pouvoir le dire, parce que,
dans une promenade ultérieure, en suivant, pendant cinq lieues environ,
cette même dentelure de la Creuse, nos amateurs ne virent voler ces
lépidoptères méridionaux qu'en un certain coude, remarquablement abrité,
où la chaleur était véritablement accablante.

Mais que le rayon habité par ces hôtes étrangers ait un ou plusieurs
kilomètres d'étendue, le fait de leur existence au centre de la France
n'en est pas moins fort curieux. C'est un peu comme si on rencontrait
des gazelles ou des antilopes dans la forêt des Ardennes, par la seule
raison, je suppose, qu'une des vallées de cette forêt serait assez
exposée au soleil pour leur avoir permis d'y rester depuis les âges
primitifs, où l'on sait qu'ils y vivaient dans d'autres conditions
atmosphériques que celles d'aujourd'hui.

Donc, gordius, algira et plusieurs coléoptères non moins étranges, qui
furent trouvés ensuite au même lieu, sont bien originaires de ce coin de
rochers et s'y reproduisent depuis que le monde a produit leur race,
avant l'homme, aux jours d'enfantement de la création.

Cela ne prouve qu'une chose, c'est qu'aussitôt que les conditions
d'existence des différents êtres ont été établies sur le globe, les
êtres capables de peupler ce milieu s'y sont développés et fixés, quelle
que fût la latitude. Mais le problème, c'est de découvrir en quoi
consistent toutes ces conditions d'existence, et principalement les
conditions d'alimentation de ces bestioles, si obstinément attachées,
pour la plupart, à se nourrir chacune d'une certaine plante, qu'il est
souvent impossible d'élever des chenilles transportées d'un lieu à un
autre.

C'est toute une science pratique que l'élevage des chenilles, et
certaines éducations font le désespoir des entomologistes. Pourtant,
ici, si le climat se rapproche de celui de l'Afrique et de la Provence,
la flore en diffère à beaucoup d'égards. Par exemple, pour algira, je ne
vois pas dans ces régions, et je cherche en vain dans la _Flore
centrale_ de Boireau (l'ouvrage le plus complet et le plus consciencieux
possible) le moindre analogue avec le grenadier.

Ces êtres non domesticables, que l'on croit invariablement soumis aux
lois générales et inflexibles de l'instinct, sont donc susceptibles de
modifier le premier de tous les instincts, celui de l'alimentation, en
raison des ressources que leur offre le milieu où ils se trouvent.
Gordius doit vivre sur les bruyères, et pourtant il n'y a pas de
bruyères dans la région où nous l'avons rencontré.

Que mangent donc ici les chenilles d'algira et de gordius? Grande
question de nos entomologistes; question qui fait rire au premier abord,
mais qui se rattache à une question fondamentale en histoire naturelle
et même en philosophie: à savoir si certains animaux obéissent
aveuglément à des nécessités fatales, ou s'ils ont, dans la mesure de
leurs besoins, le discernement raisonné qu'on leur refuse. Moi, je
penche pour la dernière hypothèse.

Et, puisque nous sommes en Creuse, demandons-nous pourquoi le saumon
quitte les eaux salées pour venir déposer sa progéniture dans les eaux
douces. Lui qui est un grand voyageur, fait-il deux ou trois cents
lieues contre le courant, dans les méandres et dans les obstacles des
fleuves et des rivières torrentueuses, sans savoir où il va, sans avoir
un projet, un but, une volonté, par conséquent une idée? Allons donc!
Raconte-nous, ô algira! l'histoire de la petite tribu oubliée dans les
grandes crises de l'atmosphère terrestre, sur le petit rocher où te
voici. Dis-nous quelle myrtacée a fleuri autour du berceau de tes
ancêtres; si là, dans quelque roche inaccessible, végète encore la
plante nourricière, aussi peu soupçonnée des statisticiens de la flore
centrale, que tu l'étais toi-même de ceux de la faune entomologique il
n'y a qu'un instant!

Je crains de trop m'éloigner de _mon village_. Mais il s'agit de
description, et je ne peux pas tout à fait isoler le tableau de son
cadre.

Qu'on prenne donc note de ceci, que mon village est situé dans une
région aussi chaude que les rives de la Méditerranée, et qu'il pourrait
devenir, si quelqu'un daignait découvrir son existence et faire l'étude
attentive et scientifique de sa température, aussi achalandé de malades
que Nice, Pise, Hyères ou la Spezzia.

Cela arrivera, je le parie, car tout se découvre et s'exploite au temps
où nous vivons; on fera des routes dans les escaliers de rochers; deux
lieues de chemin de fer pour embrancher mon village à Argenton: ce n'est
qu'une plaisanterie quand on le voudra. Ce voyage sera plus économique
de temps et d'argent que celui d'Italie. On bâtira des villas à la place
des chaumières. Quelque ingénieux docteur, frappé de la beauté des dents
indigènes, et informé des cas fréquents de longévité, découvrira, dans
la qualité de ces eaux courantes qui jaillissent de toutes parts, et
dans la pureté de cette atmosphère qui refuse la mousse aux arbres et le
lierre aux rochers, des conditions essentielles de guérison pour les
victimes des brouillards de Paris; et voilà un pays transformé en un
clin d'oeil!

En attendant que la mode étende son sceptre sur ces agrestes solitudes,
je me garde bien de nommer le village en question: je l'appelle sans
façon _mon village_, comme on dit _ma trouvaille_ ou _mon rêve_. Il me
semble qu'il ne sera plus _mien_ dès que j'aurai trahi son nom. Il le
faudra pourtant, mais à la fin de mon récit, et quand je l'aurai fait
aimer un peu, si j'en viens à bout.

Tant il y a qu'en y revenant, le long de la Creuse, à travers des
éblouissements de paysages délicieux embrasés de soleil rouge et coupés
de verdures splendides, je songeais en égoïste à cette découverte
d'algira et de gordius. La présence de ces beaux petits frileux (gordius
est tout en or chaud teinté de bronze florentin) me faisait faire ce
raisonnement bien simple: la vigne gèle en Toscane au 1er mai. En avril,
des humains gèlent, faute de feu, de bois et de cheminées, à Frascati et
à Tivoli. La moindre chaumière de *** (mon village) est mieux chauffée
que la plupart des palais d'Italie. Majorque (latitude de la Calabre)
est l'endroit de la terre, à moi connu, où j'ai eu le plus froid et où
j'ai vu les pluies les plus intarissables en hiver. Et, là, beaucoup
moins de cheminées qu'en Italie! Les vitres aux fenêtres sont objets de
luxe.

Pour fuir l'hiver, il est donc souvent fort inutile de faire beaucoup de
chemin, de s'embarquer et de perdre quinze jours en déplacements et en
déceptions, surtout quand on a sous la main des oasis où, avec très-peu
de temps, de dépense et d'industrie, on pourrait, à tout instant,
trouver un nid propre et tranquille, des promenades charmantes, se
réchauffer et se refaire, se forcer soi-même à prendre un exercice
vivifiant sans rompre avec ses habitudes de travail et ses devoirs de
famille, enfin sans cesser de vivre à un certain point de vue prohibé en
Italie et en Espagne; et notez bien qu'il n'est guère de localités
civilisées en France qui n'aient leur petit Éden sauvage, leur Suisse en
miniature, voire leur coin d'Italie et d'Espagne, aussi beau et mieux
exposé que ne le sont les trois quarts de ces péninsules fameuses.

Pourtant ces heureux et riches accidents de terrain sont souvent
déserts. Aucun voyageur ne daigne y porter ses pas; et ce sont, la
plupart du temps, des Anglais qui les découvrent.

--J'y songeais aussi précisément, me dit Amyntas, à qui je communiquais
ces réflexions en rentrant au village, et je me suis rappelé notre
conversation dans le ravin de Marino. Depuis cette promenade autour de
Frascati, nous avons vu ensemble de bien belles choses, plus grandes,
plus bizarres que celles d'ici; je suis bien content de les avoir vues,
mais je n'éprouve pas le besoin de les revoir; tandis que la facilité de
venir ici me donne le plus grand désir d'y revenir souvent. On dit qu'il
faut payer la jouissance des voyages par d'inévitables fatigues et de
nombreuses contrariétés. Eh bien, s'il en est ainsi, si c'est une loi
générale d'acheter cher le plaisir de l'admiration, ce pays-ci est
vraiment trop beau pour être si près, si facile à aborder, si
hospitalier et si rempli de bien-être.

C'était aussi l'avis de notre naturaliste. Il regrettait d'être forcé de
partir le lendemain. Il n'avait jamais rencontré un pays si suave et si
sympathique. Il rêvait d'y revenir avec nous l'année prochaine.

Nous rêvions, nous autres qui ne sommes pas forcés de vivre à Paris, de
nous arranger un pied-à-terre au village. La maisonnette où nous avions
dormi était à vendre pour ce prix modeste de cinq cents à mille francs
dont on nous avait parlé. Amyntas la voulait pour lui. Moi, j'avais
envie de la maisonnette renaissance.

Tout se passa en projets ce jour-là.




VI


Le lendemain, il faisait encore plus chaud. Nous devions ramener notre
naturaliste chez nous afin de l'embarquer pour Paris, où ses affaires le
rappelaient impérieusement. On s'arrachait au village à grand regret.

Nous fîmes encore deux lieues dans l'eau et les rochers, pour explorer
le cours du torrent qui descend au bas du village et qui lui donne son
nom.

C'est une toute petite gorge couverte de bois charmants et toute
hérissée de rochers superbes. La marche est dure dans cette déchirure
tourmentée en zigzags; mais, à chaque pas, il y a un tableau délicieux
de fraîcheur et de sauvagerie.

Nous fîmes halte dans un joli moulin, où la meunière, aimable et
avenante, avec un air de candeur qui ne gâtait rien, nous servit du lait
et du beurre exquis, pendant que nous bercions son nouveau-né dans le
plus joli berceau rustique qui se puisse imaginer, une vraie petite
crèche en bois, suspendue par deux anneaux à un double pied. Le marmot
est au ras de sa couche, mais protégé par des lanières de laine bleue
artistement agencées pour le retenir sans le gêner pendant qu'on le
balance à grande volée. Les berceaux, les armoires et les crédences sont
encore, dans la demeure de beaucoup de ces paysans, des meubles
très-anciens et très-remarquables.

Avant de quitter l'oasis que notre éminent historien M. Raynal appelle
avec raison le _Highland_ du Berry, nous donnâmes grande attention aux
figures, soit dans le village, soit sur les chemins et dans les hameaux
environnants.

La physionomie humaine est là aussi explicite que le climat et la
végétation; elle respire une aménité particulière, avec une dignité
tranquille. Le paysan n'a pas le salut banal de certaines autres
localités du Berry. Mais, dès qu'il est prévenu, il répond avec une
dignité douce. Il doit être fin, puisqu'il est paysan, mais il n'est
pas sournois. Son tempérament est sec et sain, sa démarche plus d'aplomb
et moins lourde que celle des gens de nos plaines.

Les enfants sont admirables, et presque toutes les jeunes filles jolies
ou gracieuses. Parmi ces dernières, deux types très-distincts nous
frappèrent: la blonde, fine, svelte, avec des yeux bleus d'une limpidité
et d'une mélancolie particulières; la brune, plus forte, très-accentuée,
d'un ton pâle et uni vraiment magnifique, avec des yeux espagnols
bistrés en dessous et ombragés de longs cils, l'air sérieux, même en
riant. Toutes, quand elles rient, brunes et blondes, montrent des dents
extraordinairement jolies et finement plantées dans des gencives roses.
Les laides ont encore la bouche belle et l'oeil pur, et ceci est propre
aux deux sexes, bien que, comme dans d'autres portions du Berry, le
masculin nous ait paru le moins bien partagé.

Du reste, là comme ailleurs, la beauté des paysannes passe vite dans les
fatigues de la maternité jointes à celles du ménage. Dans nos plaines,
elles devraient se conserver mieux, car elles n'ont pas de travail en
dehors de la maison, si ce n'est de garder au soleil quelques chèvres et
moutons en pays plat. Celles du _haut pays de bas Berry_ nous ont paru
beaucoup plus actives et plus fortes, portant de lourds fardeaux dans
les rudes montées, ramenant hardiment leurs troupeaux à cheval dans les
sentiers des plateaux, ou gravissant, à pied, comme des chèvres, les
talus escarpés de la Creuse.

Le gros bétail nous a paru très-beau et abondant. Chez nous, le ménageot
ne se permet que la chèvre et l'_ouaille_; au bord de la Creuse, toute
famille a plusieurs vaches, plusieurs ânes et un ou deux chevaux ou
mulets. Le pays le veut, disent-ils; on ne peut faire la récolte qu'à
dos de bête sommière. Cela prouve qu'ils ont tous des récoltes à faire.
Les vaches sont remarquablement jolies, petites, mais propres et
luisantes comme des vaches suisses. On n'entretient pas sur elles, avec
amour, cette affreuse culotte de croûte de fumier que, chez nous, on
croit nécessaire à leur santé.

On achevait alors la récolte des foins, à peine commencée chez nous. Les
blés étaient jaunes et dorés quand les nôtres ne faisaient que blondir.

La fenaison avait un tout autre aspect que dans nos prairies. Au lieu de
ces énormes boeufs magnifiquement attelés à de monumentales charrettes,
et traînant avec une lenteur imposante de véritables montagnes de
fourrage dans de grands chemins verts, on ne voyait que chevaux maigres
et agiles, mulets et baudets vigoureux, portant sur leur dos des charges
très-artistement serrées en bottes tordues, et descendant avec une
adresse incroyable des sentiers rapides. La moindre petite ânesse porte
ainsi dix fois par jour trois cents kilos et ne bronche jamais.

Le conducteur a fort à faire. Au lieu de trôner nonchalamment sur le
haut de son char, il faut qu'il accompagne et soutienne chaque bête dans
les passages difficiles. Le chargeur et le botteleur ne sont pas moins
affairés. Il faut plus de science pour établir solidement une charge si
fuyante sur des cacolets qui garnissent toute la largeur des étroits
passages, que pour l'étaler en larges couches sur une large voiture à
qui la plaine fait large place. Aussi on va vite, on cause peu, on ne
perd pas le temps en raisonnements à perte de vue, le bras passé dans sa
fourche, un sabot planté sur l'autre, pendant que les nuages montent et
que la pluie se hâte. On a moins d'éloquence et de majesté; on a plus de
vie et de feu, on est moins orateur, mais on est plus homme.

On est aussi plus industrieux et plus artiste.

Toutes les bâtisses sont jolies; la menuiserie est belle, et les
intérieurs annoncent du goût.

Enfin, un détail nous prouva que cette petite population était riche et
indépendante.

Madame Rosalie, notre éminente cuisinière, nous avait préparé, pour le
second jour, un dîner d'une abondance insensée: nous étions las d'être à
table. Nous demandions qu'on fît nos lits; nous étions fatigués. Il fut
impossible de trouver une _femme de peine_ pour les faire. Excepté au
château, il n'y a pas de servantes dans le village; et, comme nous
admirions le fait, notre hôtesse nous dit sur un ton de désespoir fort
plaisant:

--Hélas! que voulez-vous, ils sont tous heureux ici! Ils n'ont pas
besoin de _gagner_!

Terre de Cocagne, adieu, et au revoir bientôt, j'espère.

       *       *       *       *       *

Ici, lecteur, si vous le permettez, je me servirai de notre journal;
car, dès notre féconde excursion à G..., nous tînmes note de chaque
chose.




VII


Nohant, 7 juillet.

Maurice, arrivé d'avant-hier, a la tête montée par les récits d'Amyntas.
Je découvre qu'il se rappelle fort peu notre village. Il n'y a passé
qu'une seule fois, il y a douze ans, et vite, la pluie au dos.

Il a vu à Paris M. Depuizet (notre Chrysalidor), qui lui a parlé avec
enthousiasme de notre promenade et des captures entomologiques
d'Amyntas.

Voici donc la passion du lépidoptère qui se rallume chez lui. Il ne
croira, je pense, à ces captures merveilleuses que quand il les aura
faites lui-même. Il paraît, au reste, que le célèbre M. Boisduval,
lequel en a été informé tout de suite, n'en est pas moins surpris que
nous. Rapport en sera fait à la Société entomologique de France, dont
ces messieurs ont l'honneur d'être membres.

Ainsi nos jeunes savants ont fait leur découverte. Ai-je fait la
mienne? Ai-je réellement rencontré un village typique, un petit champ
d'observations particulières, se rattachant assez à la vie générale? Il
faut le revoir. Nous y retournerons demain.

On a beaucoup discuté une question fort simple que j'appellerai, si l'on
veut, _le secret de la chaumière_.

Tout artiste aimant la campagne a rêvé de finir ses jours dans les
conditions d'une vie simplifiée jusqu'à l'existence pastorale, et tout
homme du monde se piquant d'esprit pratique a raillé le rêve du poëte et
méprisé l'idéal champêtre. Pourtant il y a une mystérieuse attraction
dans cet idéal, et l'on pourrait classer le genre humain en deux types:
celui qui, dans ses aspirations favorites, se bâtit des palais, et celui
qui se bâtit des chaumières.

Quand je dis _chaumière_, c'est pour me conformer à la langue classique.
Le chaume est un mythe à présent, même dans notre bas Berry. On ne s'en
sert plus que pour les petits hangars et appentis provisoires: la tuile
ne coûte guère plus cher aujourd'hui, dure davantage, est moins exposée
à l'incendie, et n'engendre pas des populations d'insectes nuisibles.

La police rurale a donc très-bien fait d'interdire l'usage du chaume
pour la couverture des nouvelles constructions. Les peintres seuls s'en
plaindront et les littérateurs aussi; car une chaumière, cela se voit
d'un mot; cela exprime et résume toute la vie rustique, toute la poésie
du hameau. Le _cottage_ n'est pas la chaumière, c'est un faux bonhomme,
un fastueux mal déguisé. La maison et la maisonnette sont des
désignations trop générales qui s'appliquent à des chalets aussi bien
qu'à des villas.

On aura beau se moquer de la vieille chaumière des ballades et romances,
on ne comprendra pas de quoi il est question pour une maison de paysan,
tant que l'on n'aura pas trouvé un nouveau nom pour la chaumière sans
chaume.

Va pour chaumière! Trouverai-je mon idéal dans ce village? Non, un
idéal, cela ne se trouve nulle part.

Combien j'ai salué, en passant, de ces chaumières décevantes dans des
sites séduisants! combien j'en ai dessiné dans ma tête, enfouies dans
des solitudes à ma fantaisie! Je n'avais jamais songé à les placer dans
un village. Aussi, je ne les plaçais nulle part; car, pour vivre au sein
d'un désert, il faut la force d'un anachorète ou la fortune d'un prince.
N'ayant ni l'une ni l'autre, je ferai, je crois, aussi bien de m'en
tenir à quelques observations sur la vie de paroisse. Elle doit avoir de
grands charmes et de terribles inconvénients!

Connaissons les inconvénients et sachons s'ils sont compensés par les
charmes. S'il n'en est rien, nous rêverons encore la chaumière, car nous
ne pouvons pas venir à bout de vieillir à nos fantaisies, mais nous les
rêverons dans d'autres conditions.

Nous aurons gagné à cette étude de connaître à fond un petit coin de ce
monde réel que quelques amis nous ont reproché de voir en beau. Comme si
c'était notre faute! Nous serons plus réaliste, puisqu'il paraît que
nous ne l'avons pas toujours été assez. Pourquoi non? On comprend tous
les jours, je ne dirai pas quelque chose, mais beaucoup de choses.

Le fait est que, dans notre situation présente, nous pouvons très-bien
connaître la couleur et le dessin de la vie rustique, sans pouvoir
peut-être pénétrer assez avant dans la vie morale du paysan. Il se farde
peut-être un peu devant nous, le rusé qu'il est! Nous ne dormons pas
sous son toit, nous ne vivons pas avec lui côte à côte à toutes les
heures du jour. Il a son travail, nous avons le nôtre. Quand nous nous
rencontrons, il a souvent des habits et sa belle humeur du dimanche; ou
bien, dans la semaine, avec son sarrau de toile sur le dos et sa pioche
à la main, il prend ce grand air sérieux et rêveur qui lui vient
toujours quand il regarde la terre. Chez lui, en famille, il est
peut-être l'horrible scélérat qui, en d'autres contrées, a frappé les
yeux de notre grand Balzac et de plusieurs autres romanciers énergiques.

J'ai cependant bien de la peine à croire qu'il en soit ainsi partout et
même qu'il y ait une campagne où l'_homme de campagne_ soit si pervers
et si malin. J'ai vu, partout où j'ai passé, l'ingénuité de l'enfant
chez ces hommes qui ne sont jamais que des enfants à barbe noire ou
blanche. L'enfant aussi est un grand diplomate quand il s'agit de se
faire gâter; mais ses finesses sont _cousues de fil blanc_, on y cède
sans en être dupe.

Enfin, j'ai toujours vécu optimiste en principe et pas plus abusé qu'un
autre en pratique; je crois savoir, peut-être plus que bien d'autres,
que la misère est mariée avec la paresse, c'est-à-dire avec l'ennui et
le découragement; que l'ambition du mieux, dans les conditions
difficiles, est fiancée avec l'astuce et l'égoïsme; mais, si je regarde
la classe industrielle riche ou pauvre, la caste nobiliaire progressive
ou retardataire, la classe artiste aspirante ou parvenue; si j'examine
enfin toutes les classes de la société, j'y vois les mêmes qualités et
les mêmes vices que chez le paysan. Seulement, chez les gens _éduqués_,
les qualités sont plus habiles à se faire valoir et les vices plus
habiles à se cacher. C'est donc parce que ce sournois de paysan est
maladroit dans ses ruses et très-facile à pénétrer, qu'il serait
considéré comme le type de la fausseté? J'aurais cru justement tout le
contraire.

Je lisais dernièrement dans une critique, très-juste à beaucoup
d'égards, mais trop ardente pour l'être toujours, que la Muse était en
général trop aristocratique, et que, pour être un vrai peintre, il
fallait consentir, comme le paysan, à mettre ses mains dans le fumier.

Je relus trois fois la phrase; ce n'était pas une métaphore, mais
c'était une erreur. Le paysan ne met pas ses mains dans le fumier. Il
n'y touche qu'avec des outils à long manche. Il est quatre fois plus
dégoûté qu'il n'est utile de l'être. Il fait beaucoup plus de bruit à sa
ménagère pour une chenille dans sa salade que nous à nos domestiques. Il
ne boit pas comme nous à la première source venue. Il ne touche pas à
une bête malade sans de grandes craintes et de grandes précautions. Les
insectes des champs lui font souvent peur ou lui répugnent. Il a une
foule de préjugés qui font qu'il s'abstient de tout contact avec une
foule de choses que nous bravons, parce que nous les savons
inoffensives.

Il y a des exceptions, des paysans malpropres; tous les goûts, même les
goûts immondes, sont dans la nature. Mais, chez nous, je pourrais
compter ces exceptions.

La villageoise se fait gloire de sa propreté scrupuleuse. Entrez dans
quelque _chaumière_ que ce soit, elle ne vous présentera rien sans
l'avoir, avec ostentation, rincé, essuyé, épousseté devant vous. À de
meilleures tables, vous n'êtes pas toujours certain de pouvoir vous fier
à tant de conscience. Cette conscience est une loi de savoir-vivre chez
le paysan. Le grand essuyage de la table, et le grand lavage des
_vaisseaux_ en présence de l'hôte, est une indispensable politesse. Si
cet hôte est un paysan, il se trouvera choqué et boira avec méfiance
pour peu qu'on y manque.

Si les _réalistes_ voient parfois le paysan plus grossier qu'il ne l'est
_réellement_, il est certain que les idéalistes l'ont parfois
quintessencié. Mais quelle est cette prétention de le voir sous un jour
exclusif et de le définir comme un échantillon d'histoire naturelle,
comme une pierre, comme un insecte?

Le paysan offre autant de caractères variés et d'esprits divers que
tout autre _genre_ ou _tribu_ de la race humaine. Ce n'est pas un
troupeau de moutons, et se vanter de connaître à fond le paysan, c'est
se vanter de connaître à fond le coeur humain; ce qui n'est pas une
modeste affirmation.

Il y a, j'en conviens, un grand air de famille qui provient de
l'uniformité d'éducation et d'occupations. L'air simple et malin en même
temps, la prudence et la lenteur des idées et des résolutions, voilà le
cachet général.

Ces hommes des champs sont-ils meilleurs ou pires que ceux des villes?
Je n'ai jamais prétendu qu'ils fussent des bergers de Théocrite, des
continuateurs de l'âge d'or; mais je vois et crois savoir que, dans la
vraie campagne, au delà des banlieues et dans la véritable vie des
champs, il y a moins de causes de corruption qu'ailleurs.

Donc, j'aime ce milieu, cette innocence relative, ces grands enfants qui
veulent faire les malins et qui sont plus candides que moi, puisque je
les vois venir, et même _avec leurs gros sabots_, comme dit le proverbe.

Le Berry est-il une oasis où les grands vices n'ont pas encore pénétré?
Peut-être. Mon amour-propre de localité veut bien se le persuader.

Pourtant je vois que les esprits inquiets de chez nous--il y en a
partout--se plaignent du paysan avec amertume, et je vois que les
esprits réalistes--il y en a aussi chez nous--sont frappés du côté rude
et chagrinant de la vie paysanne. Je veux bien m'en plaindre aussi pour
mon compte. Je sens à toute heure, entre ces natures méfiantes et mes
besoins d'initiative, une barrière que je dois souvent renoncer à
franchir, dans leur propre intérêt, vu qu'ils feraient fort mal ce
qu'ils ne comprennent pas bien. Mais, de ce que ces hommes sont autres
que moi, ai-je sujet de les haïr et de les mépriser?

J'entendais l'un d'eux dire à un monsieur qui le traitait de _bête_
parce qu'il s'obstinait dans son idée:

--On a le droit d'être bête, si on veut.

Parole profonde dans sa niaiserie apparente. Toute âme humaine sent
qu'elle ne doit pas aller en avant sans avoir acquis sa pleine
conviction, et il me semble qu'il y a un fonds de grande sagesse à être
ainsi. On pourra compter beaucoup sur l'homme qui aura franchi avec
réflexion ses propres doutes.

Voici ce que dit sur le paysan berruyer le très-grave et très-excellent
historien M. Louis Raynal, premier avocat général à la cour royale de
Bourges en 1845; notez ce titre, qui exclut l'idée d'une candeur trop
enfantine et d'une inexpérience trop romanesque:

«Ces populations, auxquelles manquent, il faut en convenir, un certain
éclat et une certaine vivacité d'intelligence, sont _généralement, sous
le rapport moral, dignes d'une haute estime_. Sans doute, les progrès du
temps, qui n'amène pas toujours des perfectionnements sans mélange,
n'ont pas assez complètement respecté leur moralité et leurs croyances.
Mais il reste encore, _surtout dans nos campagnes, un fonds remarquable
de probité et de loyauté_. Des esprits chagrins le nient, soit pour
exalter le passé au préjudice du présent, soit parce que les intérêts
établissent trop souvent, entre la classe qui possède le sol et celle
qui l'exploite, une sorte de rivalité malveillante. Mais ne calomnions
pas notre temps et notre pays. Combien n'existe-t-il pas encore dans
les _domaines_ du Berry de familles vraiment patriarcales? Ne
confie-t-on pas tous les jours à nos paysans de riches troupeaux à
vendre au loin, des marchés importants à conclure, sans que le maître
puisse exercer de surveillance? Et citerait-on beaucoup d'exemples que
cette confiance ait été trompée?»

Digne magistrat, je ne vous le fais pas dire, et vous n'écriviez pas
ceci pour les besoins de la cause, car votre grand ouvrage est l'oeuvre
d'une haute impartialité. Je me rassure en vous lisant, car j'ai été
taxé souvent de bienveillance aveugle et de point de vue trop
_florianesque_. Je ne tiens pas à m'en disculper, ne prenant pas le
reproche pour une injure, tant s'en faut. Mais, si le doute fût entré
dans mon coeur, j'en eusse été bien attristé. Je ne sais rien de plus
amer que de mépriser mon semblable.

Sortons donc, allons au jour, au chemin, aux champs, au village.

Tranquille vallée, je te remercie d'avoir résumé pour moi l'antique
inscription qu'on lisait encore, en 1815, sur un pilier de la porte
d'Auron, à Bourges:

     INGREDERE. QUISQUIS MORUM. CANDOREM AFFABILITATEM ET. SINCERAM.
     RELIGIONEM. AMAS REGREDI. NESCIES.

_Entrez, vous qui aimez la candeur, l'affabilité dans les moeurs et la
piété sincère. Vous ne saurez plus vous éloigner_.

Et nous, ne nous inquiétons plus de ceux qui nous crient: «Vous vous
trompez, tout est mal!» Cela ne prouve qu'une chose, c'est que, des
choses humaines, ils ne voient que les mauvaises. Allons-nous-en par les
prés et par les sentes, sans parti pris d'avance, mais avec le coeur
aussi ouvert que les yeux.

Nous ne sommes pas fâché de pouvoir, une fois de plus, surprendre
l'homme des champs dans sa tâche et le tableau dans son cadre, les
grands boeufs dans les herbes et les petites fleurs dans le _riot qui
riole_, sans être forcé de nous dire que cet homme est un scélérat, ce
tableau une vision, ces boeufs des alambics à fumier, ces fleurettes des
poisons et ce ruisselet une sentine d'immondices.

D'autres peuvent prendre le réel par ce côté âpre et triste, et avoir du
talent pour le peindre. Mais ce qui me plaît et me charme dans la
réalité est tout aussi réel que ce qui pourrait m'y choquer. On voit
souvent sur les fenêtres, dans les faubourgs des petites villes, de
beaux oeillets fleurir dans des vases étranges. Le vase fait rire,
l'oeillet n'en est pas moins beau et parfumé. Ils sont aussi réels l'un
que l'autre. J'aime mieux l'oeillet. Chacun son goût.




VIII


8 juillet.

Nous sommes en route en plein midi. La chaleur est tombée. Il fait même
très-froid en voiture découverte, à cinq heures. L'orage d'avant-hier
nous fait espérer de ne pas trouver _notre Afrique_ trop _réelle_, cette
fois.

Nous sommes quatre, car nous avons entraîné à notre promenade notre
jeune et chère ***, une artiste adorable qui est aussi de la famille à
présent, et qui veut avoir son nom entomologique comme les autres.
Blanche et blonde, elle a droit au nom d'_Herminea_, d'autant plus que
cette belle _notodontide_, s'étant posée sur sa robe, a été, par sa
fraîcheur, jugée digne de servir d'individu dans la collection.

Il fallait bien que Maurice eût aussi son surnom, emprunté à ses plus
récentes préoccupations. Il s'appellera Parthénias jusqu'à nouvel
ordre; car ces noms recherchés ont la facilité de changer tous les ans,
selon la recherche dominante de la saison des courses.

J'aurais bien eu le droit d'en prendre un aussi, car j'avais _cueilli_
sur une fleur, à la dernière excursion, la variété de la zygène du
trèfle _aux taches réunies_, et j'avais eu une mention honorable. Mais
je pensai que la modestie me faisait un devoir de ne pas exploiter une
capture toute fortuite, et dont je n'avais pas assez senti l'importance.

Nous avions cinq heures de route.

Nous voici, direz-vous, bien loin de notre village. Mais non; nous y
arrivons.

Parthénias se reconnaît, Herminea se récrie, Amyntas trouve le site
encore plus joli que la première fois. Mais la jeune voyageuse a la
migraine; elle s'endort. Les deux naturalistes descendent au lit de la
Creuse. Je m'en vas flânant ou plutôt flairant par le village. Je
cherche la réalité triste et chagrine de très-bonne foi: est-ce ma
faute? je ne puis la trouver là.

Sur tous les escaliers sont groupées les jolies filles ou les bonnes
femmes, qui me regardent avec de bons ou beaux yeux, et qui sourient,
attendant que je les prévienne. J'aime cette discrétion ou cette fierté.
Je fais les avances: étranger, c'est mon devoir. La réponse est prompte,
très-familière, mais vraiment bienveillante.

On parle très-bien ici, encore mieux que dans la vallée Noire, ce qui
n'est pas peu dire. Plus nous touchons à la limite de notre langue
d'_oil_, plus le langage s'épure, plus l'accent s'efface. J'aurais cru
le contraire, mais c'est ainsi. Ici, point de _j'avons, j'allons_, etc.,
à la première personne. Pas plus que chez nous on ne fait cette faute
grossière.

On se sert même ici de mots qui sentent la civilisation et qui dépassent
le vocabulaire à moi connu du bas Berry. On dit _énorme, immense_, ce
qui paraît singulier dans ces bouches rustiques. Sylvain, notre cocher
berrichon, croit qu'on se sert de mots latins et ouvre de grands yeux.
Le seul mot patois qui se glisse dans la conversation quelquefois, c'est
_ie_ pour _elle_.

Les femmes d'ici sont très-supérieures en caquet facile ou sensé à
celles de chez nous, mais elles ont moins de retenue.

Tout en causant, j'apprends une particularité. Elles travaillent
beaucoup plus que les hommes, et se piquent d'être plus actives, plus
courageuses et plus avisées. Elles se plaignent de la fatigue, mais
elles s'en prennent au rocher, et non au père ou au mari, qui me paraît
être l'enfant gâté de chaque maison.

Comme chez nous, la maternité est très-tendre; de plus, les femmes sont
orgueilleuses de la beauté de leurs enfants, et chacune va chercher le
sien pour vous le montrer.

J'en regarde un tout seul de l'autre côté de la rue. Il est fort
barbouillé, ce qui ne l'empêche pas d'avoir une tête d'ange. C'est un
ange qui a mangé des guignes, voilà tout; et pourquoi pas?

Je m'approche pour l'admirer. Une belle femme s'avance sur le perron et
me crie d'un air brusque et charmant:

--Il est à moi, celui-là. Il n'est pas plus mal _bâti_ qu'un autre,
_hein?_

_Bâti_ n'est pas le mot dont elle se servit; elle jura bel et bien,
mais d'une voix douce et avec l'aisance triomphante d'une reine à qui
tout est permis. Réalité, tu ne me gênes pas!

Du haut d'un chemin rocheux qui s'en va, comme il peut, rejoindre la
grande route, on embrasse tout le village. De quelque côté qu'on le
regarde, il est charmant, ce village privilégie.

Les collines qui l'enserrent ont des formes suaves; ses masses de
verdure sont bien disposées, ses rochers ont, de loin, ce beau ton lilas
qui est particulier aux micaschistes des bords de la Creuse, couleur
tendre qui se forme, je ne sais comment, de plusieurs tons sombres.

Mystères de la couleur, les vrais peintres vous saisissent et vous
constatent, mais ils ne vous expliquent pas. Quel artiste a jamais connu
le secret de son art? C'est par le sentiment que la révélation lui
arrive, mais le sentiment ne s'explique pas par des raisonnements.

Je redescends au village par un autre chemin. Je vais revoir la maison
renaissance, j'en suis épris; deux vieilles soeurs l'habitent, deux
paysannes très pauvres.

Elles ne sont nullement étonnées de mon attention; elles m'invitent à
entrer, elles savent que leur maison est intéressante; elles ne sourient
pas dédaigneusement, comme on fait chez nous, quand l'artiste s'arrête
pour regarder avec amour un vieux mur. Elles voient souvent des
peintres, elles savent que _ce qui est ancien est beau_. C'est ainsi
qu'elles s'expriment.

Elles savent aussi que nous sommes tentés de l'acquisition d'une
chaumière; mais elles ne se soucient pas de vendre, et, moi, je ne me
sens pas assez capitaliste pour faire réparer cette ruine.

Je fais le tour du village, et j'interroge chacun. Tout le monde est
enchanté de mon idée. On m'accueille comme si j'avais déjà droit de
bourgeoisie; on m'invite à rester, on m'offre bonne amitié et on me
promet bon voisinage; mais, quand il s'agit de quitter son toit pour me
le céder, on secoue la tête:

--Vendre sa maison! est-ce qu'on vend sa maison!

Je ne peux me défendre d'être touché de ce sentiment qui se manifeste
avec une austérité antique. J'offrirais en vain de quoi faire bâtir une
belle et bonne maison à la place de la masure qui s'écroule; ce ne
serait pas celle où l'on a vécu et où l'on veut mourir. Fussé-je assez
riche pour m'obstiner dans ma fantaisie, car je sais bien qu'à prix
d'argent on arrive à triompher de tout, je ne me sentirais pas le
courage d'insister pour vaincre cette sainte répugnance.

Je constate encore une particularité. Tout le monde, ici, est _monsieur_
ou _madame_. Chez nous, ces dénominations aristocratiques sont tout à
fait inconnues, et si on appelle le paysan _monsieur_, il croit qu'on le
raille et il vous reprend. Ici, on vous reprend quand vous dites le nom
des gens tout court; et, quand je demande Moreau par le village, on me
répond:

--Quel Moreau? M. Moreau du Pin?

J'entre dans un bouge misérable, et je demande qui demeure là.

--Monsieur ***.

--Quel est l'état de ce M. ***?

--Il cherche son pain. C'est un homme qui n'a rien.

--Un ancien bourgeois?

--Mon Dieu, non; un homme comme nous.

Me voilà bien averti. Je donne du monsieur même aux mendiants, et ils
m'y paraissent fort habitués. Au reste, ces mendiants sont rares: on en
compte deux ou trois dans la commune.

Les gallinacés sont magnifiques. Aujourd'hui que _la mode y est_, on
peut constater, dans le fond des campagnes, des localités qui ont su
profiter de l'amélioration des races.

Le petit poulet noir, étique et maraudeur, impossible à engraisser,
parce qu'il dépérit dans les basses-cours, tend à disparaître. Le coq de
Cochinchine pur sang ne le remplace pas d'emblée avec avantage. Il
demande trop de soins et craint nos longs hivers. Il devient goutteux de
bonne heure. Ses filles, nées de la poule normande ou de la poule du
Mans, sont riches pondeuses, couveuses assez fidèles, mères sans souci
et sans constance pour leurs poussins, qu'elles abandonnent trop vite.
Voilà les résultats obtenus chez nous.

Ici, les croisements ont produit une superbe espèce, très-robuste. On
n'a pu me dire le nom du type qui l'a amené.

--Ce sont de gros oeufs qu'on a donnés à _madame_ une telle du village;
et qu'elle a fait couver. Il lui est venu un beau coq qui a _causé_ avec
nos poules, et, depuis quatre ou cinq ans, toutes nos volailles sont
_venues_ belles.

Il faut dire aussi que les conditions d'élevage sont excellentes dans ce
bourg. La communauté de passages et l'absence de clôtures aux
habitations en font une vaste basse-cour où la volaille trotte, gratte,
mange et grimpe partout en liberté.

Le roi de ce pays de Cocagne est un coq blanc glacé de jaune citron, à
large crête d'un rouge de corail. Il est escorté de deux poules: l'une
pareille à lui, l'autre plus blonde et non moins belle. Je ne sais de
quel croisement ils résultent, mais ils seraient dignes de figurer chez
un amateur. Ce n'est pas le lourd coq cochinchinois sans queue,
ridiculement jambé, à l'air stupide et féroce. Celui-ci a une robe
charmante et des formes parfaites, des pattes délicatement découpées, la
démarche aisée et la physionomie fière mais fort affable.

Je suis très-reconnaissant envers l'éminent peintre Jacque de m'avoir
inspiré, par ses études ingénieuses et savantes sur la matière, et
surtout par ses adorables tableaux et dessins (ceux-ci publiés dans le
_Magasin pittoresque_ et dans le _Journal d'Agriculture pratique_), un
redoublement d'amitié pour le coq et la poule.

Au point de vue de l'alimentation, il y a le côté de haute utilité que
tout le monde apprécie; mais, au point de vue de cette amitié de
bonhomme dont on s'éprend dans la vie domestique pour les animaux
apprivoisés, le coq et la poule méritaient mieux de nous que le supplice
de l'engraissage forcé et les tristes honneurs de la broche. Ils sont
des types d'affection conjugale et de touchante maternité, et ils ont
cet avantage sur la plupart des animaux dont nous nous entourons, que
nous pouvons les rendre parfaitement heureux.

Il y a de petites espèces ravissantes qui ne _grattent pas_, et que
l'on pourrait laisser vivre dans les jardins. Ces oiseaux ont le naturel
si raisonnable, qu'ils ne s'écartent presque pas de la petite cabane
qu'on leur bâtit sous un arbre, et ne franchissent jamais une étroite
limite qu'ils s'imposent à eux-mêmes. Ils connaissent, sans banalité de
confiance, les gens qui les aiment; ils les suivent, mangent dans leur
main, perchent à côté d'eux sur les branches, dînent à leurs côtés, si
l'on dîne en plein air par le beau temps, et se rendent en grande hâte,
à toute heure, au moindre appel d'une voix amie.

À ce caractère sociable et à cette domesticité fidèle, ils joignent la
beauté merveilleuse dans certaines espèces même très-rustiques et
très-communes, et l'infinie variété dans l'imprévu des reproductions et
dans le caprice des croisements. À chaque éclosion, on voit arriver des
surprises, des petits qui diffèrent essentiellement du père et de la
mère, et qui aussitôt forment des genres et des sous-genres
intéressants.

Il n'y a pas eu moyen, aujourd'hui, de contempler le village _intrà
muros_: nos compagnons veulent voir le pays; c'est le village qui se
promènera avec nous.

Tandis qu'Herminea équite vaillamment un âne modèle, un âne qui passe
partout comme un bipède, Moreau nous suit avec sa belle-soeur, madame
Anne, son filet de pêcheur, son cheval chargé de provisions, et son
neveu, _M. Fred_ (diminutif d'Alfred). Ce dernier n'a d'autre motif de
nous accompagner que celui de porter une poêle.

Une poêle? Oui, une poêle à frire. Moreau a son idée, il faut le laisser
faire. D'ailleurs, ce détail fait bien, en queue de la caravane. Nous
avons l'air d'une tribu qui se déplace, d'autant plus que nous partons
au milieu de la pluie et du tonnerre, comme des gens forcés de partir.

Où déjeunera-t-on? Où l'on voudra, et quand tout le monde aura faim.
Nous sommes sûrs de trouver partout du gazon pour siége, des rochers
pour table et des arbres pour tente.

On remonte le cours de la Creuse. Comment s'arracher de cette oasis? Et
puis là sont les insectes à l'existence fantastique et l'espoir de
nouvelles découvertes.

Au bout d'une heure de marche, tout le monde regarde avec amour le
cheval porteur du déjeuner.

On fait halte au milieu des roches blanches, en face du grand rocher
noirâtre dit le _roc à Guyot_.

Pendant que les uns déballent des provisions, les autres se mettent en
quête du dessert.

Les cerneaux ne sont pas formés, mais _M. Fred_ grimpe sur les
cerisiers, et apporte sans façon des rameaux chargés de fruits. Je
m'inquiète de ce mode de contributions trop directes.

--Ça ne fait rien, répond Moreau; les gens seraient là, qu'ils vous
offriraient ce qu'ils ont. D'ailleurs, ce qui est planté sur les
sentiers est au passant, et ce qui est loin des habitations est aux
oiseaux.

Sylvain fait, avec des roches plates et des galets ronds, des siéges et
des tables; il élève des dolmens sans les avoir.

C'est le moment d'examiner ces galets.

Ce sont des blocs de granit magnifiques, roulés et amenés là par la
Creuse, et qui n'appartiennent nullement au terrain primitif où nous
nous trouvons. Ils sont en si grand nombre dans certains coudes de la
rivière, qu'on pourrait les utiliser. On l'a essayé pour le pavage et
les ponts d'Argenton; mais les transports étaient trop coûteux et trop
difficiles; on y a renoncé.

Hélas! on n'y renoncera pas toujours. L'homme s'emparera de tous les
sanctuaires. Il y aura une route sur cette rive charmante où aujourd'hui
le sentier existe à peine, et tous ces sauvages accidents où l'on se
sent à mille lieues de la civilisation disparaîtront pour faire place au
grand droit de tous: au progrès!

Nous retrouvons les galets brisés; leurs flancs sont d'un grain micacé
compacte et des plus beaux tons, depuis le gris de fer jusqu'au rose
vif, en passant par le gris de perle rosé et le lilas bleuâtre.

La Creuse a apporté là les plus beaux échantillons des divers bancs
granitiques qu'elle parcourt depuis sa source. Elle vous présente un
musée complet de sa minéralogie; des gneiss brillants et variés, des
micaschistes qui ont l'apparence et l'éclat de l'or et de l'argent
disposés en veines sinueuses, des quartz d'une beauté qui rivalise pour
l'oeil avec les marbres les plus précieux, et des sables de mica
pulvérisé qui font briller les sentiers comme des ruisseaux au soleil.

Pendant cet examen, madame Anne cherche une cheminée. Elle trouve un
bloc bien exposé pour que la fumée ne nous incommode pas. Elle ramasse
du bois mort, elle allume son feu et retrousse ses manches.

Sylvain veut laver la poêle.

--Ah! malheureux! que faites-vous là? s'écrie-t-elle. Laver la poêle
d'avance! vous voulez donc faire manquer la pêche? Ça porte malheur au
pêcheur; ne le savez-vous point!

En effet, Moreau n'est pas heureux; il s'en va tout habillé dans les
rochers submergés et dans les courants, lançant son filet avec maestria,
avec rage, avec majesté, avec douleur: rien n'y fait, pas de truites,
pas de saumons! Mais nous n'étions pas si ambitieux. Une friture de
barbillons sortant de l'eau, rissolés dans l'huile et servis brûlants,
c'est un excellent mets. Les poulets froids, les oeufs mollets, les
artichauts crus, la galette, les guignes et le café, voilà, j'espère, un
festin royal! La salle à manger est si belle et l'appétit si ouvert!

Moreau, éreinté, trempé comme un canard, rit quand on s'étonne de son
régime. Il boit et mange sobrement, fait un somme sur l'herbe, et
s'éveille gai comme un pinson, prêt à recommencer.

Madame Anne a déjeuné de bon coeur avec nous; mais son fils, _M. Fred_,
s'est exalté. Il devient d'une loquacité désespérante. Heureusement, il
s'en retourne au village avec sa mère et le cheval portant les débris du
festin.

Nous reprenons le cours de la Creuse jusqu'au roc du Cerisier, le plus
beau de toute cette région. Il surplombe la rivière qui bat sa base, et
Moreau, qui nous a fait grimper par-dessus la dernière fois, veut nous
faire recommencer l'ascension à cause de l'âne. Mais nous nous obstinons
à passer sur les roches à fleur d'eau, et l'âne y passe sans brancher.
De mémoire d'âne, on n'avait vu pareille chose; mais aussi quel âne!

Derrière le grand rocher, sur un espace d'une centaine de pas, s'étend
le site ardu et sévère que nous avons baptisé le Sahara. Pas un souffle
d'air, pas un arbre pour s'abriter, pas une place herbue pour séparer
les pieds du roc brûlant.

En plein midi, il y a un peu de quoi devenir fou; mais algira et gordius
apparaissent instantanément, comme s'ils attendaient nos naturalistes.
Alors, tout est oublié: le soleil ne darde pas de feux dont on se
soucie. Voilà nos enragés tout en haut du précipice, oubliant de songer
aux vipères qui abondent et au moyen de redescendre tout ce qu'ils ont
gravi. N'importe, les captures sont effectuées, et on descend comme on
peut.

Cette roche feuilletée se divise en escaliers friables et perfides, et
les herbes brûlées qui s'y attachent sont glissantes comme de la glace.
L'émotion fait oublier à ceux qui regardent la chasse les souffrances de
la fournaise. Outre les papillons désirés (ce que les entomologistes
appellent leur _desideratum_), on rapporte des merveilles inattendues,
des coléoptères avec lesquels on avait fait connaissance à la Spezzia,
dont le climat est aussi un peu celui de l'Afrique.

On va plus loin, on se retourne pour regarder encore la belle silhouette
du rocher, qui paraît grandiose par sa proportion avec le site
environnant. Au pied des Alpes, ce serait un grain de sable; là où il
est, c'est un pic alpestre.

Mais on avance, et les talus s'abaissent, la rivière n'a plus de
rochers, et, pendant un certain temps, ombragée de beaux arbres, elle
semble noire et morte. Les gazons refleurissent, l'air circule et les
insectes méridionaux disparaissent. Moreau nous trouve des sources
fraîches, et, après une nouvelle halte, on reprend à travers champs, par
le plateau, la direction du village.

En général, ces plateaux sont tristes et nus, mais ils sont courts et
s'abaissent brusquement vers de jolis bouquets de bois de hêtres et de
chênes enfouis dans des déchirures de terrains très-amusantes.

On remonte, on traverse, en soupirant un peu, des moissons au-dessus
desquelles la chaleur danse et miroite. Enfin on redescend rapidement au
village par une fente profonde, chemin en été, torrent en hiver.

On ne saurait définir la production générale du pays, tant elle est
inégale et variée sur ces terrains tourmentés de mouvements capricieux!

Dans des veines ombragées et humides, les fourrages sont magnifiques à
la vue, bien que grossiers de qualité; le _brin_ est trop gros, et nos
chevaux le refusent absolument; ceux du pays, moins délicats, en font
leurs délices. Sur les hauteurs pierreuses croissent de maigres
froments, gravement malades cette année, et dont le grain éclate en
poudre noire. Mais, à deux pas plus bas ou plus au nord, ou plus au sud,
la moisson du blé, de l'orge ou de l'avoine, est superbe. Ailleurs et
non loin, c'est la vigne qui souffre ou prospère. La culture se fait
industrieuse, essayeuse, observatrice, comme dans tous les pays
accidentés. On finit par utiliser les recoins les plus rebelles et par
ne rien abandonner au désert de ce qui est praticable, c'est-à-dire de
ce que le pied et la main peuvent atteindre.

Somme toute, la contrée est riche, le vin très-potable, le pain
excellent, les légumes aussi. La grande variété des produits est
toujours une source d'aisance pour le paysan, parce que bien rarement
tout manque à la fois. C'est ce qui leur fait dire avec raison que les
_chétifs_ pays sont les meilleurs. En effet, dans les terres légères et
inégales des varennes, on trouve parfois plus de ressource que dans
l'uniforme et opulent fromental. On possède dix fois plus d'espace, et
bien qu'une _boisselée_ de chez nous paraisse en valoir dix des autres,
le résultat général prouve que ces terres médiocres rapportent, en
proportion de leur prix, un bon tiers de plus que celles de première
qualité.
                
Go to page: 123456
 
 
Хостинг от uCoz