Cela provient surtout de ce que l'on s'ingénie davantage.
--Nous nous _artificions_ à toute chose, me disait un paysan de par là.
Nous savons faire pousser le noyer et le châtaignier côte à côte, chose
réputée impossible dans vos endroits. Nous greffons toute sorte d'arbres
fruitiers les uns sur les autres: tant pis pour ceux qui manquent. Nous
ne craignons pas de recommencer, pas plus que d'apporter de la terre à
dos de mulet, à dos d'âne et même à notre dos de chrétien, dans des
hottes, pour nous faire un petit jardin dans un trou de rocher. On
_s'invente_ tout ce qu'on peut, et, si les courants d'eau emportent
l'ouvrage à la mauvaise année, on recommence un peu plus haut, on
endigue, on s'arrange et on se sauve.
Ce paysan industrieux et entreprenant est, et je le répète, moins
solennel et moins poétique que le nôtre: il ressemble plus à un
Auvergnat moderne qu'à un vieux Gaulois. Il manque de cette majesté
qu'on peut appeler _bovine_ chez l'homme de la vallée Noire; mais il est
plus intéressant dans son combat avec la terre, et, s'il rêve moins, il
comprend davantage.
Encore un trait caractéristique: le paysan de chez nous a peur de l'eau.
Il croit que le bain de rivière est malsain, le dimanche, pour qui a sué
la semaine. Il croit que la natation est un plaisir d'oisif. Il se noie
dans un pied d'eau.
Ici, tout le monde va à l'eau comme des canards. Le dimanche soir,
toute la population nage, plonge, dresse des bambins à se jeter dans les
bassins profonds du haut des rochers et à pêcher à la main sous les
blocs de la rivière. Quelques femmes nagent aussi. On se partage gaîment
la pêche et on rentre pour la manger toute fraîche en famille, sauf les
belles pièces, qui sont vendues à Argenton quand il n'y a pas
d'étrangers au village.
Ce poisson est exquis, même le fretin. Il a la chair ferme et
savoureuse.
La bonne et vraie pêche se fait avant le jour; aussi vous pourriez
marcher la nuit tout le long de ce désert, avec la certitude de
rencontrer, à chaque pas, des figures affairées mais bienveillantes.
Les meuniers et les pêcheurs vivent en bonne intelligence: filets et
bateaux sont prêtés à toute heure, et ce continuel échange constitue une
sorte de communauté. On ne se gêne guère pour lever la vergée qu'on
rencontre sur les îlots dans le courant. Mais c'est à charge de
revanche, et la grande prudence du Berrichon évite les reproches et les
querelles. Les pêcheurs ont un soin de prévoyance qui ne viendrait
jamais à ceux de l'Indre. Quand on pêche les étangs, ils achètent le
fretin et _rempoissonnent_ leur rivière pour l'avenir.
En traversant une ravissante prairie, nous eûmes à saluer une
très-vieille dame du hameau des Cerisiers, qui gardait ses vaches en
cornette et jupon court.
Elle était seule dans cet Éden champêtre, droite, rose, enjouée.
Moreau m'apprit que c'était une personne riche, la mère d'un de nos
amis, avoué très-considéré dans notre ville.
--Comprenez-vous, nous dit-il quand nous fûmes à quelques pas de cette
vénérable pastoure, qu'une dame comme elle, qui a le moyen d'avoir trois
vachères pour une, prenne son plaisir à être là toute seule à son âge,
par chaud ou froid, vent ou pluie?
--Ma foi, oui, pensai-je; je le comprends très-bien. Je sais que son
fils, qui la respecte et la chérit, a fait son possible pour la fixer à
la ville auprès de lui. Mais elle s'y mourait d'ennui; le bien-être et
le repos lui retiraient l'âme du corps. Il y a dans ces natures
agrestes une poésie qui ne sait pas rendre compte de ses jouissances,
mais que l'esprit savoure dans une quiétude mystérieuse. Oui, oui,
encore une fois, l'aspiration à la vie pastorale, le besoin d'identifier
notre être avec la nature et d'oublier tous les faux besoins et toutes
les vaines fatigues de la civilisation, ce n'est pas là un vain rêve;
c'est un goût inné et positif chez la grande majorité de la race
humaine, c'est une passion muette et obstinée qui suit partout, comme
une nostalgie, ceux qui ont mené, dès l'enfance, la vie libre et rêveuse
au grand air.
Et, quand cette passion s'est développée dans une contrée adorable,
est-il un artiste qui ne la comprenne pas et qui ne la voie pas flotter
dans ses pensées comme le songe d'une vie meilleure?
Tout le monde la comprendrait, cette passion, si la nature était belle
partout. Elle le serait, si l'homme voulait et savait. Il ne s'agirait
pas de la laisser à elle-même, là où elle se refuse à nourrir l'homme.
Il s'agirait de lui conserver son type et de lui restituer, avec les
qualités de la fécondité, le caractère de grâce ou de solennité qui lui
est propre.
Cela viendra, ne nous désolons pas pour notre descendance. Nous
traversons les jours d'enfantement de l'agriculture. La terre n'est
ingrate que parce que le génie de l'homme a été paresseux. Nous sortons
des ténèbres de la routine. La science et la pratique prennent un
magnifique essor au point de vue de l'utilité sociale. La vie matérielle
absorbe tout, la question du pain enfante des prodiges. Les artistes et
les rêveurs ont tort pour le moment.
Il le faut, et n'importe! car le sentiment du beau et les besoins de
l'âme reviendront quand la production aura payé l'homme de ses dépenses
et de ses peines. La question des arbres viendra le préoccuper quand il
aura trouvé le chauffage sans bois. La question des fleurs descendra des
régions du luxe aux besoins intellectuels de tous les hommes. La
question des eaux et des abris de rochers fera des prodiges quand il y
aura communauté, je ne dis pas de propriété (je ne soulève pas cette
question), mais de culture en grand avec une direction savante et
intelligente.
Déjà les efforts particuliers de quelques riches amis du beau font
pressentir ce que sera la campagne en France dans une centaine d'années
peut-être. On comprend déjà très-bien qu'un parc de quelques lieues
carrées soit une fantaisie réalisable, et que, au milieu de ses grandes
éclaircies et de ses immenses pelouses, les moissons et les fauchailles
s'effectuent facilement à travers des allées ombragées et doucement
sinueuses.
Il n'y a donc pas de raisons pour qu'un jour, quand l'intérêt social
aura prononcé qu'il est indispensable de réunir tous les efforts vers le
même but, des départements entiers, des provinces entières, ne
deviennent pas d'admirables jardins agrestes, conservant tous leurs
accidents de terrains primitifs devenus favorables à la nature de la
végétation qu'on aura su leur confier, distribuant leurs eaux dans des
veines artificielles fécondantes et gracieuses, et se couvrant d'arbres
magnifiques là où ne poussent aujourd'hui que de stériles broussailles.
À mesure qu'on obtiendra ce résultat, en vue du beau en même temps
qu'en vue de l'utile, les idées s'élèveront. Le goût ira toujours
s'épurant, le sentiment du pittoresque deviendra un besoin, une
jouissance, une ivresse pour le laboureur, aussi bien que pour le poëte.
Ce sera un crime que d'abattre ou de mutiler un bel arbre, une
grossièreté que de négliger les fleurs et d'aplanir sans nécessité les
aspérités heureuses du sol; un crétinisme que de détruire l'harmonie des
formes et des couleurs sur un point donné, par des bâtisses
disproportionnées ou criardes. L'artiste ne souffrira plus de rien,
l'idéalisme et le réalisme ne se battront plus.
Toute rêverie sera douce, toute promenade charmante; et vous croyez que,
vivant dans le beau et le respirant comme un air vital dans la nature
redédiée à Dieu, les hommes ne deviendront pas plus intelligents en
devenant plus riches, plus vrais en devenant plus habiles, et plus
aimables en devenant plus satisfaits?
Amyntas s'est décidément épris de la maisonnette où nous sommes loges.
Il y rêve une installation possible, un pied-à-terre tolérable au milieu
du monde enchanté des fleurs, des ruisseaux et des papillons. Pourquoi
pas? Il a bien raison.
J'avais grande envie aussi de cette chaumière, bien qu'elle ne réalise
pas mon ambition pittoresque. Vingt autres sont plus jolies; mais c'est
la seule en vente, et j'allais m'en emparer.... Mais notre ami réclame
la priorité de l'idée. Il nous demande de lui laisser arranger cette
chaumière à son gré et de devenir ses hôtes dans nos excursions sur la
Creuse. Nous retirons nos prétentions.
Il échange quelques paroles avec madame Rosalie. Le voilà propriétaire
d'une maison bâtie à pierres sèches, couverte en tuiles, et ornée d'un
perron à sept marches brutes; d'une cour de quatre mètres carrés; d'un
bout de ruisseau avec droit d'y bâtir sur une arche, plus, d'un talus de
rocher ayant pour limite un buis et un cerisier sauvage.
À partir de ce moment, je vois bien que l'insouciant Amyntas n'est plus
le même.
Après le souper, car nous n'avons dîné qu'à neuf heures, le voilà qui
lève des plans, qui mesure ses deux petites chambres, plante en
imagination des portemanteaux, creuse des armoires dans l'épaisseur de
_son mur_, et dit à chaque instant: _Ma maison, ma cour, mon rocher, mon
buis, mon cours d'eau, mes voisins, mes impôts_,--il en aura pour deux
francs vingt-cinq centimes!--_mes droits, mes servitudes, mon acte, ma
propriété_, enfin! C'est tout dire!
--N'en riez pas, dit-il; qui sait si ce n'est pas là que, par goût ou
par raison, je viendrai terminer mes jours?
Ah! qui sait, en effet? La même idée m'était venue pour mon compte,
quand je lorgnais cette splendide acquisition à laquelle il me faut
renoncer.
Mais l'aimable acquéreur s'en fait un si grand amusement, que je suis
dédommagé de mon sacrifice. Et puis il n'est pas dit absolument que la
voisine, l'affable et obligeante madame Anne, ne se laissera pas séduire
par mes offres un peu plus tard. Nous verrons, si elle n'a pas trop de
chagrin!
J'avoue que je ne me pardonnerais pas d'apporter un chagrin dans ce
village. Un chagrin surmonté par des considérations d'intérêt, c'est
presque une corruption exercée et subie. Certes, l'Eldorado champêtre où
nous voici recèle ses plaies secrètes comme les autres; mais je voudrais
bien que ma main n'y apportât pas une égratignure.
Ce remords n'empoisonnera pas les jouissances de notre nouveau
propriétaire. L'aubergiste qui lui cède la maisonnette est enchanté de
pouvoir faire agrandir et arranger désormais son auberge. Il paye
quelques dettes avec le surplus, et se loue beaucoup de l'aventure.
IX
10 juillet.
Une voix creuse et sépulcrale me réveille, et une pensée triste me
traverse l'esprit.
Le pauvre petit maître d'école qui demeure en face, dans notre _square_,
s'est laissé choir hier de son âne. On le disait brisé. Il est peut-être
mourant.
Sans doute, cette voix de la tombe, c'est celle du prêtre qui vient
prier pour son âme.
J'entr'ouvre le rideau et je me rassure. Il n'y a là qu'un vieux
mendiant aveugle, récitant un long _oremus_ en l'honneur du généreux
Amyntas, qui vient de le bien traiter. Aussi, tandis que le
_propriétaire_ s'enfuit modestement dans les ruines de la forteresse,
pour échapper à la litanie du remercîment, le vieux fait les choses en
conscience et récite jusqu'au bout son antienne édifiante.
Une jolie petite fille de dix ans sort de la maison d'école, apporte au
pauvre un gros morceau de pain blanc, le lui met dans sa besace et lui
demande où il veut aller.
Le bonhomme lui ordonne d'un air grave de le conduire au château. Elle
lui prend la main et l'emmène, en écartant devant lui, avec son petit
sabot, les pierres qui pourraient le faire trébucher.
On déjeune chez madame Rosalie, on lui dit adieu, et on part pour le Pin
par le chemin d'en haut. On redescend avec Moreau à la Creuse, et on
fait encore une lieue dans les rochers pour aller au Trou-Martin, un bel
endroit, le plus hérissé de la contrée: rochers en aiguilles sur les
deux rives de la Creuse, aridité complète, découpure romantique autour
du courant devenu plus rapide; l'un fait un croquis; l'autre, un somme.
Au retour, à un méandre où le torrent est calme et profond, une barque
glisse lentement d'une rive à l'autre. Le batelier conduit trois femmes
chargées de paniers de fruits; tous quatre sont superbes de pose et de
costume, à leur insu; l'eau est un miroir; les rivages herbus, les
arbres, les terrains sont étincelants au soleil, qui baisse et rougit.
Tout est rose, chaud et d'un calme sublime.
Ce n'est pas le lac Némi; ce ne sont pas les femmes d'Albano, c'est
autre chose: c'est moins beau et plus touchant. Ici, rien ne pose. En
Italie, le moindre brin d'herbe fait ses embarras et attend le peintre.
Belle et bonne France, on ne te connaît pas!
On part à cinq heures, on flâne un peu en route, on boit de l'eau
fraîche à Cluis. On peut y manger des goires, gâteau au fromage de la
localité. C'est étouffant; mais quand on a faim!...
On arrive à la maison à onze heures du soir. On soupe, on range les
papillons, on se couche à deux heures.
X
14 juillet.
Notre ami l'avoué, le fils de la vénérable pastoure, est venu nous voir
ce matin.
Amyntas lui confie le soin de régulariser son acquisition et le traite
de _mon avoué_ avec une aisance importante. On dirait qu'il n'a fait
autre chose de sa vie que d'être propriétaire. Il ne dit plus _ma
chaumière_, il ne dit même plus _ma maison_, il dit _ma villa_.
L'avoué nous donne des renseignements sur le pays, dont il est né
_natif_, comme on dit chez nous. Il a été élevé pieds nus, sur les
roches du _Cerisier_. Il soupire au souvenir du temps où, lui aussi,
gardait ses vaches dans les grandes herbes. Il a l'excellent esprit de
comprendre que sa mère n'ait pu s'habituer à l'air mou d'une ville et au
parfum de renfermé d'une étude. Puis il nous dit, lui qui connaît la
réalité des choses humaines et qui est rompu au contact des intérêts et
des passions des gens de campagne:
--Vous avez eu une bien bonne idée de vouloir planter là une tente. Je
ne crois pas que vous le regrettiez jamais. Ce village est un nid de
braves gens.
--En vérité? Il nous semblait, mais nous ne savions pas! Nous cherchions
des fleurs et des papillons. Aurions-nous trouvé des hommes?
--Des hommes très-bons et très-sincèrement religieux, des moeurs
très-douces, vous verrez! Et puis une grande fierté, l'orgueil d'un
certain bien-être, joint au plaisir de l'hospitalité. Nous avons peu à
faire par là, nous autres gens de procédure. J'en suis fier pour mon
endroit. Pas de procès comme dans la Marche. C'est une oasis. Ces gens
ne sont jamais sortis de leur manière d'être depuis des siècles. Faute
de chemins, ils ne se sont jamais écartés du beau jardin que leur a
creusé la nature. Ils ont su garder leur bonheur, et il y a chez eux un
grand cachet d'association et d'homogénéité. Ne vous défendez pas de
les estimer. Ils sont tous ce qu'ils vous paraissent.
Espérons que ce réaliste de profession n'est pas trop romanesque
d'instinct, et retournons au village le plus vite qu'il nous sera
possible.
XI
26 juillet.
Parthénias est dans le Midi, Amyntas est parti avant-hier pour _son
village_, afin de mettre les ouvriers en besogne à _sa villa_. Il nous
permet cependant d'y passer encore une bonne journée avant de leur céder
la place.
Nous partons demain, Herminea et moi; aujourd'hui, nous voyons la fête
de notre hameau d'ici; c'est sainte Anne qui en est la patronne et que
l'on fête le dimanche; car la moisson est commencée, et on ne pourrait
se déranger dans la semaine.
Toutes les réjouissances de chez nous se bornent à danser, du matin au
soir, la bourrée. La bourrée du Berry va se perdant sans qu'on y songe;
elle ne se danse plus que dans un assez petit rayon. J'ai bien peur
qu'on ne se soit laissé entraîner à la contredanse dans notre village de
là-bas. Je n'ai pas encore osé le demander.
La contredanse du paysan est absurde et grotesque. Sa valse est, comme
rhythme et comme allure, quelque chose de disloqué et
d'incompréhensible. La bourrée est monotone, mais d'un vrai caractère.
Pourtant il ne faut pas la voir folichonner par les artisans de petite
ville; ils y sont aussi absurdes que le paysan à la contredanse.
Il y a aussi les _beaux_ de village de la nouvelle école, qui y
introduisent des contorsions prétentieuses et des airs impertinents tout
à fait contraires à l'esprit de cette antique danse. La bourrée n'est
elle-même que dans les jambes molles et les allures traînantes de ce qui
nous reste de vrais paysans, les jeunes bouviers et les minces pastoures
de nos plaines.
Ces naïfs personnages s'y amusent tranquillement en apparence; mais
l'acharnement qu'ils y portent prouve qu'ils y vont avec passion. Leur
danse est souple, bien rhythmée et très-gracieuse dans sa simplicité.
Les filles sont droites, sérieuses, avec les yeux invariablement fixés à
terre. J'ai toujours vu les étrangers, qui venaient à notre fête,
très-frappés de leur air modeste.
Notre _assemblée_ est une des moins brillantes du pays. Il en a toujours
été ainsi: c'est parce qu'elle _tombe en moisson_ et que la jeunesse est
éparpillée au loin en ce moment. Je doute que le cabaretier qui nous
dresse une ramée y fasse de brillantes affaires. Bien qu'il offre aux
consommateurs liqueurs, bière et café, nos paysans, qui ne sont guère
friands de ces nouveautés, n'en usent que _par genre_, et préfèrent le
vin du cru, qui se débite au _pichet_ dans les cabarets de la localité.
Les ménétriers semblent fort occupés; mais deux sonneurs de musette,
c'est trop pour si peu de monde, et leur journée a été mauvaise.
Le vieux Doré se targue pourtant d'avoir des droits à la préférence des
gens d'ici. Il a été assez habile dans son temps, et il a beaucoup
gagné. Il était seul alors pour cinq ou six paroisses et faisait souvent
des journées de dix écus. Mais il s'est négligé dans son art, et,
quelquefois distrait dès le matin, il coupait tout le jour les jambes à
son monde, en sortant plus que de raison du ton et de la mesure.
Et puis le cornemuseux croit que le souffle et le succès ne le trahiront
jamais, tandis que l'un est aussi fugitif que l'autre. Il n'amasse
guère; et, aux champs comme ailleurs, tout artiste veut mener la vie
d'artiste. Bien qu'il travaille de ses bras dans la semaine, il n'est
pas réputé bon ouvrier et ne trouve pas beaucoup d'ouvrage. Aux champs
comme ailleurs, règne le préjugé du positiviste contre l'idéaliste.
Bref, Doré est devenu vieux, maladif et pauvre. Il a fait la folie de se
marier en secondes noces avec une jeune femme qui lui a donné beaucoup
d'enfants. L'aîné, âgé de dix ans, est là debout sur le banc, à son
côté, l'accompagnant sur la vielle avec beaucoup de nerf et de justesse.
Le pauvre petit bonhomme est charmant; c'est un élève qui lui fait
honneur et qui le ramène à la mesure, avec laquelle il s'était trop
longtemps brouillé. L'enfant est intéressant, et, en outre, Doré a fait
la dépense d'une vaste tente sous laquelle on peut danser seize, à
l'abri du soleil et de la pluie.
Hélas! c'est peine perdue! Les délicats sont en petit nombre, et, malgré
trente-deux degrés de chaleur, on danse en plein soleil à la musette du
concurrent qui est venu fièrement planter son tréteau dos à dos avec
lui.
Les deux musettes braillent chacune un air différent. À distance, c'est
un charivari effroyable. Mais telle est la puissance de l'instrument,
que, de près, l'un ne peut étouffer l'autre et que le cri strident de la
vielle du petit se perd dans le mugissement du grand bourdon de
Blanchet.
Et puis Blanchet, de Condé, est dans la force de l'âge et du talent.
C'est un véritable maître sonneur, plus instruit et mieux doué que le
vieux Doré. Il n'a pas dédaigné les traditions et sait de fort belles
choses, aussi bien pour la messe que pour le bal. Il sait accompagner le
plain-chant et s'accorder avec trois autres cornemuses à l'offertoire.
Je l'ai entendu une fois consacrer la cérémonie du chou, à un lendemain
de noce, par un chant grave d'une originalité extrême et d'une facture
magnifique.
Je le priai de venir le lendemain pour moi seul, et il me joua des
bourrées de sa composition, très-bien faites et nullement pillées dans
les airs de vaudeville que nos sonneurs modernes ramassent, tant bien
que mal, sur les routes et dans les cabarets.
Aussi, quand le pauvre Doré vint me porter sa plainte, à la fin de
l'assemblée, me remontrant que Blanchet, de Condé, avait mal agi en
faisant danser sur une paroisse de son ressort; quand il me montra en
pleurant son gentil vielleux et les vingt-six sous de sa journée, tous
frais faits, je fus attendri sans doute, et lui donnai le dédommagement
qu'il pouvait réclamer d'une vieille amitié; mais je ne pus prendre
parti contre le maître sonneur de Condé, qui était dans son droit et
qui, avec trois pintes de vin dans le ventre, n'a jamais failli aux lois
de la mesure.
La scène fut assez pathétique. Doré gémissait et me reprochait
doucement, mais tristement, d'être de ceux qui lui avaient fait _du
tort_.
J'avais prôné d'autres maîtres sonneurs autrefois: Marcillat, du
Bourbonnais, ensuite Moreau, de la Châtre, et maintenant ce maudit
Blanchet, de Condé, dont pourtant il parlait avec un certain respect.
Mais pourquoi ne m'étais-je pas contenté de lui, le vieux sonneur de
Saint-Chartier, l'unique, l'inévitable des anciens jours?
--Il fut un temps, disait-il, où, quand vous vouliez entendre la
cornemuse ou faire danser la jeunesse, c'était toujours moi que vous
appeliez. Et puis, tout d'un coup, vous avez eu une dame de Paris, une
fameuse Pauline Viardot, qui voulait écrire nos airs, et vous avez
demandé Marcillat, qui était à plus de douze lieues d'ici, pendant que
j'étais sous votre main. Ç'a été un crève-coeur pour moi; je me suis
questionné l'esprit pour savoir en quoi j'avais manqué, et, de chagrin,
j'ai quitté l'endroit pour aller vivre à la ville, où je vis encore plus
mal.
Que pouvais-je répondre à ce pauvre homme? Il est malheureux et pas
assez artiste pour comprendre que l'art et l'amitié obéissent à des lois
différentes. Mais il me faisait peine, et je me gardai bien de lui dire
que j'avais douté de son talent.
J'arrangeai la chose de mon mieux en l'engageant à pardonner au grand
Marcillat, mort il y a longtemps, à la suite d'une querelle suscitée par
d'autres sonneurs, pour des causes analogues à celle dont il était là
question.
Quant à Moreau, de la Châtre, ce n'est pas moi qui ai fait sa
réputation. Elle s'est établie et soutenue sans moi.
Doré m'avoua qu'il n'essayait pas de lutter contre cet artiste
redoutable, sur son terrain, les bals de la ville, et qu'il cherchait
modestement sa vie aux alentours. Je lui rendis un peu de contentement
en louant son petit et en lui disant qu'à eux deux ils jouaient
très-bien, ce qui est la vérité.
Un autre _idéaliste_ des environs, que l'on rencontre dans toutes les
foires et assemblées, voire sur tous les chemins, comme un bohème dont
il mène la vie, c'est Caillaud-la-_Chièbe_ (c'est-à-dire la _Chèvre_),
ainsi surnommé parce que, durant quelques mois, il promena et montra
pour de l'argent le phénomène ainsi décrit sur l'écriteau (avec
portrait) de sa pancarte: _Ici l'on voit la chièbe à Caillaud qu'à trois
pattes de naissance_.
La chèvre à trois pattes n'enrichit point Caillaud. Caillaud est plein
d'idées et d'activité, mais il se blouse dans toutes ses spéculations.
Il appartient à la grande race des Barnum et compagnie, mais il a plus
d'ambition que de prévoyance.
À peine la chèvre phénoménale fut-elle sevrée, qu'il recommença, pour la
centième fois de sa vie, l'histoire du pot au lait. Il lui fit
construire une petite voiture, acheta un âne, et, après avoir promené
son monstre dans le département, il partit pour Paris dans l'espoir de
revenir millionnaire.
Le Jardin des Plantes acheta vingt-cinq francs, je crois, la chèvre à
trois pattes; c'était bien tout ce qu'elle valait, mais non tout ce
qu'en frais de voyage et d'exhibition elle avait coûté à son naïf
propriétaire.
Il revint au pays, Gros-Jean comme devant, vendit du ruban, des
allumettes, des tortues d'eau douce, des poissons, des boutons, des
écrevisses, des cochons d'Inde, que sais-je? Toujours par monts et par
vaux, brocantant sur toutes choses, se plaignant toujours de l'ingrate
fortune, et toujours recommençant, avec accompagnement d'illusions et de
déboursés préalables, l'édifice de sa prospérité. Excellent garçon
d'ailleurs, doux, sobre, point vicieux et très-serviable avec ou sans
profit. Il s'est jeté dans la bohème par imagination et non par paresse,
car il se donne du mal comme dix pour gagner quelques sous. Il est assez
menteur, encore par excès d'imagination, car il ne sait pas soutenir ses
hâbleries, et ses finesses sont cousues d'un câble.
La moralité que l'on peut tirer de sa vie fantaisiste, c'est qu'il y a
des gens si habiles, qu'ils sont fatalement dupes de tout, et
d'eux-mêmes par-dessus le marché. Ils cherchent la renommée de profonds
diplomates, et, une fois posés ainsi, ils ne peuvent plus dire un lieu
commun qui ne mette en méfiance. On se fait un droit, un plaisir,
presque un honneur et un devoir de les attraper, si bien qu'en somme ils
succombent dans une lutte où ils se trouvent seuls contre tous.
N'en est-il pas ainsi ailleurs qu'au village? et, aux premiers plans du
monde financier et industriel, ne trouve-t-on pas, sous des dehors moins
naïfs, mais avec des effets et des résultats aussi vains, plus d'un
Caillaud à trois pattes?
Ledit Caillaud a inventé, depuis trois ans, de tenir un jeu de bonbons
pour les enfants, dans les assemblées. Il a une table sur laquelle sont
collées des cartes; sur chacune de ces cartes est un lot plus ou moins
friand, soit trois dragées au plâtre, soit une tour en sucre, soit un
demi-bâton de sucre d'orge, soit un cheval en candi couleur de rose. Il
fait payer un sou, et on tire dans un sac des cartes roulées,
crasseuses, Dieu sait! pour amener le lot placé sur la carte
correspondante du tableau. La ruse du marchand consiste à placer des
pièces d'une certaine apparence sur les intervalles, de manière que
presque tous les lots soient couverts d'objets qui ne représentent pas
la valeur d'un centime.
À cet honnête trafic, Caillaud fit d'abord quelques bonnes journées.
L'an passé, il récolta trente-huit francs. Mais il ne faut pas
longtemps pour que les plus niais y voient clair.
Sans nous, cette année, sa boutique eut été déserte. Heureusement pour
lui, tous les gamins vinrent nous demander de tenir la banque, et nous
la fîmes sauter à son profit avec des joueurs qui ne payaient pas.
Mais quoi! aussi bien que le vieux Doré, Caillaud a déjà un concurrent.
Au bout de la place, dans un coin honteux, se tient un pauvre être
disloqué, horrible, qu'agite en outre une sorte de danse de Saint-Gui
des plus bizarres. Lui aussi a son jeu de friandises, un tourniquet à
macarons, dont les mouches sont les seuls chalands, le pauvre homme
n'ayant pas, comme le magnifique Caillaud, le moyen d'abriter sa
marchandise sous un parasol; et voilà Caillaud qui pourrait bien gémir
et murmurer, parce que j'ai été aussi donner un encouragement au petit
commerce de l'estropié. Pour le coup, je perdrais patience et
j'enverrais promener mon ami à trois pattes, s'il réclamait, en vain, le
monopole de la misère et de la commisération.
Les bohémiens sont fort gentils: c'est une race aimable et vivace, qui
se trouve la même, relativement, à tous les échelons de la société.
La profession est relativement la même aussi: elle consiste à s'isoler
des conditions régulières de l'existence générale et à se frayer une
route de fantaisie à travers le troupeau du vulgaire. Ce serait tout à
fait légitime pour quiconque a le goût des aventures, le courage des
privations et l'heureuse philosophie de l'espérance, si, même en
s'abstenant du vice qui avilit et de l'intempérance qui hébète, on
n'était pas fatalement entraîné, un jour ou l'autre, à oublier toute
notion de dignité, et, partant, de charité humaine.
L'homme qui s'endurcit trop vis-à-vis de lui-même s'endurcit peu à peu à
l'égard de ses semblables. Il trouve naturel d'exploiter leur travail au
profit de son industrie, qui consiste à se faire plaindre jusqu'au jour
où il n'y réussit plus du tout et se laisse mourir dans un coin, fatigué
de l'ingratitude de sa fonction d'ingrat.
À côté de la figure à la fois souriante et larmoyante du bohème
rustique, mélange de timidité et d'audace, de douleur et d'ironie, passe
la face sérieuse et un peu hautaine du paysan aisé, bien établi dans la
famille et la propriété. Dans nos pays, celui-ci est honnête homme en
général, et très-charitable envers les individus. Il a même un sourire
de protection pour celui qui a trois pattes de naissance et qui va
clopin-clopant dans la vie. Lui, fièrement établi dans la société sur
ses quatre pieds de banc, il n'avance pas, mais il ne tombe pas. Il dit,
en parlant du bancal, qu'il n'a pas pris _la rége_ (le sillon) du bon
côté, et que, pourtant, il n'est pas mauvais homme pour ça. Il ne le
pousse pas à terre, car il met tout son tort sur le compte du progrès,
le grand ennemi, le chemin de perdition de la jeunesse.
À l'égard des masses souffrantes, le paysan aisé est très-dur en
théorie. Il se révolte à l'idée du mieux général; cependant il plaint et
assiste les maux particuliers; mais il a horreur des conclusions, de
quelque côté qu'elles lui soient présentées, et ce sera sagesse que de
chercher le moyen de l'y amener sans qu'il s'en aperçoive.
XII
Au village de ***, 27 et 28 juillet.
Nous voici dans nos torrents et dans nos rochers. Amyntas est venu
au-devant de nous à pied avec Moreau, jusqu'au joli bois entre le
chatelier et la croix. Ils rendent l'âme, notre cheval aussi.
On fait halte. La chaleur devient torride dès qu'on s'engage dans les
vallons qui conduisent à la Creuse.
Cette fois, nous avons quelque peine à remiser la voiture. Les récoltes
sont presque finies, les granges sont pleines.
Nous descendons à la Creuse et nous la remontons jusqu'à l'embouchure du
torrent de notre village. Il n'y a pas pour une heure de marche, et
c'est en somme le plus beau coin de la gorge. La Creuse y est resserrée
et traverse deux ou trois petits chaos très-romantiques.
J'ai vu autrefois ce paysage encore plus beau: on a abattu de grands
chênes qui le complétaient. On a fait un nouveau pont, qui sera encore
emporté comme celui que nous passions autrefois pour aller à la
_Prune-au-Pot_, un vieux manoir qui a eu l'honneur d'héberger Henri IV,
et qui est très-bien conservé.
La Creuse est terrible quelquefois. Je l'ai vue bien méchante. En ce
moment, elle est si basse et si tranquille, que l'on a besoin de
regarder la position de ses énormes blocs de granit pour se persuader
que c'est elle qui les a apportés là.
Le village se présente encore mieux en montant qu'en descendant. On y
arrive par des prairies délicieuses.
Nous y voilà. Décidément, on est ici plus démonstratif que chez nous.
Nous sommes déjà reçus comme de vieux amis, et nous trouvons Amyntas lié
avec tout le monde.
Un artiste éminent, qui a découvert aussi le village, et dont le nom se
recommande de lui-même, est invité par nous à déjeuner le lendemain sur
le rocher, et nous recommençons la partie de pêche et de friture au
bord de la Creuse. Il est ravi de la douceur et de la grâce de cette
nature. Il fait rapidement des croquis adorables.
Les peintres qui comprennent le vrai sont d'heureux poëtes. Ils
saisissent tout à la fois, ensemble et détails, et résument en cinq
minutes ce que l'écrivain dit en beaucoup de pages, ce que le
naturaliste ne pénètre qu'en beaucoup de jours d'observation et de
fatigue. Ils s'emparent du caractère des choses, et, sans savoir le nom
des arbres et la nature des pierres, ils font le portrait des aspects
sentis, portrait pénétrant et intelligent, saisissant et fidèle, sans
l'effort des pénibles investigations.
Ils écrivent la vie et traduisent le champ de la nature dans une langue
dont les difficultés mystérieuses nous échappent, tant elle paraît
claire et facile quand ils la possèdent bien.
En regardant ces croquis de M. Grandsire, nous retrouvions toutes les
douces émotions de nos rêveries à travers ces promenades enchantées, et,
quant à moi, il m'eût été bien impossible de dire comment ce petit bout
de papier crayonné si promptement contenait tant de choses auxquelles
j'avais songé, et qui m'apparaissaient de nouveau avec la traduction des
objets dont j'avais savouré la couleur et la forme.
Nous avons poussé, encore une fois, jusqu'à l'anse du grand rocher noir.
Amyntas s'est donné la satisfaction de l'escalader tout entier, pour se
réchauffer d'un bain pris résolument avec ses habits dans la Creuse à la
manière de Moreau; mais Moreau est amphibie et ne sent ni l'eau ni le
soleil, tandis qu'Amyntas s'enrhume comme un simple petit mortel.
Les trente jours de chaleur tropicale qui viennent de passer sur notre
beau pays n'ont fait que dilater la verdure; les arbres sont aussi
fastueux de feuillage qu'en juin, et, sous leur ombrage épais, les
petites sources murmurent encore et les mousses veloutent le rocher. Les
buis sauvages qui tapissent les talus ont toujours leur air de fête des
Rameaux. Mais les fleurs ont fait leur temps, les prés sont fauchés, les
vaches et les chèvres broutent partout, et les moissons achèvent de
tomber sous la faucille.
Dans quelques jours, il faudra chercher un reste de vie et de fête dans
les endroits incultes. Heureusement, ils ne manquent pas ici, et le
féroce mois d'août, si triste et si dur dans nos plaines, ne se fera pas
trop sentir dans ces bosquets d'Arcadie.
Mais j'oublie qu'il nous faut partir et laisser la villa d'Amyntas aux
réparations urgentes.
Nous ne reviendrons qu'à l'automne, et c'est alors seulement que nous
deviendrons assez citoyens de ce village pour en pénétrer les moeurs et
les coutumes.
En attendant, voici les nouvelles du jour:
Le marquis fait faire, en dehors du village, au fond du ravin, un
cimetière pour la paroisse, qui entasse ses défunts dans l'étroite cour
de l'église, comme en plein moyen âge.
Le maître d'école va mieux. Il prend l'air sur son escalier et nous fait
bon accueil. Nous caressons un enfant rose et blond, beau comme l'Amour,
et nous découvrons qu'il est le fils du pauvre difforme. Nous en
félicitons celui-ci. Sa figure anguleuse et pâle rayonne de plaisir. Il
sent vivre son âme dans la beauté de cet enfant. Les âmes sont toutes
belles en sortant des mains de Dieu, et ce n'est pas le corps
apparemment qui a l'initiative dans la génération.
Les femmes et les filles du village sont toujours vaillantes et
robustes. Je demande où est une charmante enfant de dix-sept ans qui
m'avait frappé par son air de douceur; elle est partie _en moisson_ dans
le haut du pays. C'est bien dur pour une jeune fille, et elle n'était
pas obligée à cela. Mais, que voulez-vous! elle avait envie d'un
_capot_, et, pour posséder ce morceau de drap dont elle se coiffera
l'hiver prochain, elle va moissonner trois semaines sur ces plateaux
dévorés du soleil!
Et nous nous trouvions héroïques, nous autres, de nous promener en plein
midi sous les hêtres du rivage!
XIII
29 juillet.
La chaleur écrase mes compagnons. Ils font la sieste pendant que je
voisine.
Madame Anne, tout en filant sa laine et grondant ses poulets, qui
trottent par la chambre, me fait offre de tous ses services de voisinage
avec beaucoup de grâce.
--Au reste, ajoute-t-elle, vous ne manquerez de rien au milieu de nous.
On n'est pas riche, mais on est de bon coeur. Le monde d'ici oblige sans
intérêt, et il y a, dans notre village, des gens gênés qui ne demandent
jamais rien et offrent le peu qu'ils ont.
Puis elle me parle de sa famille, dont elle est fière, de ses garçons
qui ont été au service, de ceux qui sont restés près d'elle pour
cultiver les terres, et de sa défunte fille, mariée à notre ami Moreau;
et de son autre fille, madame Anne, qui est la plus aimable personne du
monde, cela est certain; et, enfin de sa petite-fille, mademoiselle
Marie Moreau, qui est, selon elle, la beauté du village.
Elle ne m'avait pas semblé telle; mais elle arrive sur ces entrefaites,
perchée sur les crochets à fourrage d'un grand cheval maigre. Elle est
coiffée d'un mouchoir bleu qui cache à demi son front et tombe le long
de ses joues. Sous le froid reflet de cette capote improvisée, elle est
du ton rose le plus fin et le plus pur; son attitude et son accent sont
singulièrement dégagés.
--Grand'mère, donnez-moi à boire! crie-t-elle d'une voix fraîche et
forte en s'arrêtant au bas de l'escalier. Je suis crevée de soif.
La grand'mère lui passe un verre d'eau fraîche, qu'elle avale d'un
trait, et qu'elle savoure après coup, en faisant claquer sa langue, en
riant et en montrant ses deux rangées de petites dents éblouissantes,
qui sont le cachet de la race locale. La sueur miroite sur ses joues,
son oeil est animé, sa figure hardie et candide.
Elle s'en va charger son cheval au champ, et rapporter le blé à la
grange. Ses mouvements sont souples et assurés, son rire est harmonieux;
son entrain est d'un garçon, mais sa figure est d'une femme charmante,
et, fouaillant son cheval, sur lequel elle se tient, je ne sais comment,
perchée sur cette haute cage, elle descend crânement le sentier rapide.
Ainsi vaillante au travail et triomphante au soleil, cette Cérès
berrichonne est d'une beauté étrange mais incontestable.
Une autre beauté brune, mais pâle et grave d'expression, un peu lourde
et nonchalante d'allures, mérite une mention particulière. Amyntas l'a
baptisée la belle Thérance, bien qu'elle ne rendît pas le type du
Bourbonnais auquel ce nom se rapporte.
Je vous la nomme ainsi pourtant pour mémoire, car cette beauté doit
avoir une histoire quelconque, et nous la saurons pour la raconter s'il
y a lieu.
Mais ce n'est pas le moment d'étudier la vie de sentiment ici. La
moisson absorbe tout; c'est le point de départ d'une année de richesse
ou de gêne. La jeunesse, la beauté ou la grâce, y coopèrent avec autant
d'activité que la force virile, et cela se fait si résolument et si
gaiement, que l'on ne songe point à plaindre le sexe faible. Il semble
que cette épithète serait injurieuse ici, et que la vigueur des muscles
soit, comme dans l'oeuvre de Michel-Ange, la base et la cause première
de la beauté féminine dans ses types de choix.
Il y a pourtant aussi des types très-fins et très-délicats, probablement
peu appréciés, et cette beauté d'expression étonnée et ingénue de
l'adolescence que l'on chercherait en vain ailleurs que dans les
campagnes.
Dans les villes, la physionomie de l'enfance passe sans transition à
celle de la jeune fille sérieuse ou agaçante.
Aux champs, cet âge mixte est comme un temps d'arrêt où l'être attend
son complément sans que l'imagination le devance. Ces fillettes maigres
ont toutes l'oeil clair et sans regard de leurs chèvres; mais, agiles et
fortes déjà, elles n'ont pas l'allure disloquée, et la gaucherie émue de
nos filles de douze à quatorze ans.
Les enfants, avec leur joli _bonjour_, auquel pas un ne manque, même
ceux qui savent à peine dire quelques mots, nous gagnent
irrésistiblement le coeur. Ceux de chez nous sont naturellement
farouches comme des oiseaux, et il faut se donner la peine de les
apprivoiser. Pour cela, hélas! il faut les corrompre avec des
friandises, comme de petits animaux, ou avec des cadeaux utiles, comme
de petits hommes.
Nous avons résisté au désir de gâter ceux d'ici, et nous n'avons encore
échangé avec eux que des jeux et des caresses. Nous ne serons pas
longtemps si stoïques; mais nous aurons alors la fatuité de pouvoir nous
dire que nous avons été _aimés pour nous-mêmes_ au commencement.
Nous partons; car il nous faut, pour une plus longue station, d'humbles
conditions d'établissement qui nous permettent de ne pas mener tout à
fait la vie d'oisifs au milieu de ces gens laborieux. L'observation
n'est pas un état: l'homme qui se sent examiné fuit ou pose.
L'observation n'est qu'une occasion qui se prend aux cheveux. Elle
passera devant nous quand nous ne serons plus, nous-mêmes, des objets
d'étonnement et de curiosité.
Madame Rosalie a enfin trouvé une servante pour l'aider à faire notre
soupe.
C'est une grosse fille à l'air doux, que l'on appelle _mademoiselle_
gros comme le bras, et pour cause; c'est la dernière descendante d'une
grande famille du pays.
Son père, M. de ----, de la branche des Montmorency-Fosseux, et
petit-gendre ou petit-fils des anciens seigneurs de Châteaubrun (tel est
le renseignement un peu vague que nous donne notre hôtesse), est
aujourd'hui garde champêtre du village.
Il a eu un peu de bien, qu'il a mangé _par bon coeur_, et il a épousé sa
servante. On l'aime beaucoup. Tant il y a que sa fille tient, sans
morgue, la queue de la poêle, et que l'on entend, dans la cuisine de
l'auberge, la voix de l'hôte disant à sa femme:
--Prie donc mademoiselle de Montmorency d'aller tirer de l'eau à la
fontaine!
Nous partons, comblés de politesses et d'amitiés.
Le maître d'école nous force à accepter un pigeonneau, et Moreau
remplit notre panier de truites.
Herminea, qui a encore eu un peu de migraine, ne sait à qui entendre,
tout le monde voulant savoir si elle est guérie. Nul n'a intérêt à lui
complaire, tous sont frappés de sa grâce et de sa douceur, et lui
témoignent leur sympathie.
Vraiment, nous ne quittons jamais cet aimable village sans un regret
attendri. Y aura-t-il plus tard un revers de médaille, comme à toutes
les choses de ce bas monde?
Nous verrons bien!
LE BERRY
I
MOEURS ET COUTUMES
On m'a fait l'honneur ou plutôt l'amitié de me dire quelquefois (car
l'amitié seule peut trouver de pareilles comparaisons) que j'avais été
le Walter Scott du Berry. Plût à Dieu que je fusse le Walter Scott de
n'importe quelle localité! Je consentirais à être celui de
Quimper-Corentin, pourvu que je pusse mériter la moitié du
parallèle.--Mais ce n'est pas la faute du Berry, s'il n'a pas trouvé son
Walter Scott. Toute province, explorée avec soin ou révélée à
l'observation par une longue habitude, offre certainement d'amples
sujets au chroniqueur, au peintre, au romancier, à l'archéologue. Il
n'est point de paysage si humble, de bourgade si ignorée, de population
si tranquille, que l'artiste n'y découvre ce qui échappe au regard du
passant indifférent ou désoeuvré.
Le Berry n'est pas doué d'une nature éclatante. Ni le paysage ni
l'habitant ne sautent aux yeux par le côté pittoresque, par le caractère
tranché. C'est la patrie du calme et du sang-froid. Hommes et plantes,
tout y est tranquille, patient, lent à mûrir. N'y allez chercher ni
grands effets ni grandes passions. Vous n'y trouverez de drames ni dans
les choses ni dans les êtres. Il n'y a là ni grands rochers, ni
bruyantes cascades, ni sombres forêts, ni cavernes mystérieuses ... des
brigands encore moins! Mais des travailleurs paisibles, des pastoures
rêveuses, de grandes prairies désertes où rien n'interrompt, ni le jour
ni la nuit, le chant monotone des insectes; des villes dont les moeurs
sont stationnaires, des routes où, après le coucher du soleil, vous ne
rencontrez pas une âme, des pâturages où les animaux passent au grand
air la moitié de l'année, une langue correcte qui n'a d'inusité que son
ancienneté, enfin tout un ensemble sérieux, triste ou riant, selon la
nature du terrain, mais jamais disposé pour les grandes émotions ou les
vives impressions extérieures. Peu de goût, et plutôt, en beaucoup
d'endroits, une grande répugnance pour le progrès. La prudence est
partout le caractère distinctif du paysan. En Berry, la prudence va
jusqu'à la méfiance.
Le Berry offre, dans ces deux départements, des contrastes assez
tranchés, sans sortir cependant du caractère général. Il y a là, comme
dans toutes les étendues de pays un peu considérables, des landes, des
terres fertiles, des endroits boisés, des espaces découverts et nus:
partant, des différences dans les types d'habitants, dans leurs goûts,
dans leurs usages. Je ne me laisserai pas entraîner à une description
complète, je n'y serais pas compétent, et je sortirais des bornes de mon
sujet, qui est de faire ressortir une sorte de type général, lequel
résume, je crois, assez bien le caractère de l'ensemble.
Ce résumé de la couleur essentielle du Berry, je le prends sous ma main,
dans le coin que j'habite et dont je ne sors presque plus, dans
l'ensemble de vallons et de plaines que j'appelle la _vallée Noire_, et
qui forme géographiquement, en effet, une grande vallée de la surface de
quarante lieues carrées environ.
Cette vallée, presque toute fertile et touchant à la Marche et au
Bourbonnais vers le midi, est le point le plus reculé de la province et
le plus central de la France. Ses tendances stationnaires, l'antiquité
de ses habitudes et la conservation de son vieux langage s'expliquent
précisément par cette situation. Les routes y sont une invention toute
moderne; il n'y a pas plus de vingt ans que les transports et les
voyages s'y font avec facilité, et on ne peut pas dire encore qu'ils s'y
fassent avec promptitude. Rien n'attire l'étranger chez nous; le voisin
y vient à peine; aucune ligne de grande communication ne traverse nos
hameaux et nos villes, et ne les met en rapport avec des gens d'un peu
loin. Un pays ainsi placé se suffit longtemps à lui-même quand il est
productif et salubre. Le petit bourgeois s'imagine que sa petite ville
est la plus belle de l'univers, le paysan estime que nulle part sous le
ciel ne mûrit un champ aussi bien cultivé que le sien. De là
l'immobilité de toutes choses. Les vieilles superstitions, les préjugés
obstinés, l'absence d'industrie, l'_arcan_ antique, le travail lent et
dispendieux des grands boeufs, le manque de bien-être dont on ne
s'aperçoit pas, parce qu'on ne le connaît pas, une certaine fierté à la
fois grandiose et stupide, un grand fonds d'égoïsme, et de là aussi
certaines vertus et certaine poésie qui sont effacées ailleurs ou
remplacées par autre chose.
Le travail de la terre absorbe partout le paysan. Il est soutenu, lent
et pénible. Dans notre vallée Noire, on laboure encore à sillons étroits
et profonds avec des boeufs superbes et une charrue sans roues, la même
dont on se servait du temps des Romains. On moissonne encore le blé à la
faucille, travail écrasant pour l'homme et dispendieux pour le fermier.
Les prairies naturelles sont magnifiques, mais insuffisantes pour la
nourriture des bestiaux, et, par conséquent, pour l'engrais de la terre.
Impossible de faire comprendre au cultivateur berrichon qu'un moindre
espace de terrain _emblédé_ (comme il dit pour emblavé) rapporterait le
triple et le quadruple s'il était abondamment fumé, et que le reste de
cette terre amaigrie et épuisée fût consacré à des prairies
artificielles. «Mettre du trèfle et de la luzerne là où le blé peut
pousser! vous répond-il; ah! ce serait trop dommage!» Il croit que Dieu
lui a donné cette bonne terre pour n'y semer jamais que du froment,
c'est pour lui le grain sacré; et y laisser pousser autre chose serait
une profanation dont le ciel le punirait en frappant son champ de
stérilité.
Le paysan de la vallée Noire est généralement trapu et ramassé jusqu'à
l'âge de vingt ans. Il grandit tard et n'est complètement développé
qu'après l'âge où la conscription s'empare de lui. Il se marie jeune, et
est réputé vieux pour le mariage, très-vieux à trente ans. Il est grand
et maigre quand il a atteint toute sa force, et reste maigre, droit et
fort jusque dans un âge très-avancé. Il n'est pas rare de voir
travailler un homme de quatre-vingts ans, et à soixante ans un ouvrier
est plus fort et plus soutenu à la peine qu'un jeune homme. Ils ont peu
d'infirmités, et ne craignent que le passage du chaud au froid. C'est
ce qu'ils appellent la _sang-glaçure_. Aussi redoutent-ils la
transpiration, et nul n'a droit de dire à un ouvrier d'aller plus vite
qu'il ne veut. Pourvu qu'il ne s'arrête pas, il a le droit d'aller
lentement. Personne ne peut exiger qu'il _s'échauffe_. «Voudriez-vous
donc me faire _échauffer_?» dirait-il. S'il _s'échauffait_, il en
pourrait mourir.
Il a raison. Nous autres coutumiers d'oisiveté physique, nous avons un
grand besoin de mouvement accidentel, et la transpiration sauverait
l'homme des villes, dont le sang se glace dans le travail sédentaire. Le
paysan, habitué à braver l'ardeur du soleil, est affaibli, surmené,
brisé, dès qu'il transpire. C'est un état exceptionnel auquel il faut se
garder de l'exposer. Il en résulte presque toujours pour lui fluxion de
poitrine ou rhumatisme aigu, et cette dernière maladie est chez lui
d'une obstination incroyable. Elle résiste à presque tous les remèdes
qui agissent sur nous.
Le paysan de chez nous, ayant des habitations assez saines en général,
vivant en bon air, travaillant avec calme et ne manquant presque jamais
de son vin aigrelet et léger qu'il boit sans eau, serait dans les
meilleures conditions hygiéniques s'il mangeait tous les jours un peu de
viande. Mais, lui qui fournit de boeufs gras les marchés de Poissy, il
ne mange de la viande que les jours de fête. Beaucoup n'en mangent
jamais. Sa maigre soupe au beurre, son pain d'orge trop lourd, ses
légumes farineux, sont une nourriture insuffisante, et ses maladies
viennent toutes d'épuisement. Après la fauchaille et la moisson, s'il
prend _les fièvres_, il en a pour des mois entiers. Et alors, pour celui
qui n'a que ses bras, vient à grands pas la misère.