George Sand

Promenades autour d'un village
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Les femmes ne connaissent guère le travail. Les enfants en sont mieux
soignés; mais le ménage est aux abois quand le chef de la famille est au
lit ou pâle et tremblotant sur le seuil de sa cabane. Jusqu'au mariage,
les filles sont pastoures ou servantes dans les métairies et dans les
villes. Dès qu'elles ont une famille, elles ne quittent plus la maison,
elles font la soupe, filent, tricotent ou rapiècent. Tout cela se fait
si lentement et si mollement qu'il y a bien du temps perdu, et qu'on
regrette l'absence d'une industrie qui les occuperait et les
enrichirait un peu, sans les arracher à leurs occupations domestiques.

Jusqu'au mariage, elles sont assez pimpantes et coquettes; même les plus
pauvres savent prendre un certain air les jours de fête. Elles sont
néanmoins douces et modestes, et, là où le bourgeois n'a point passé,
les moeurs sont pures, et patriarcales. Mais le bourgeois, le vieux
bourgeois surtout, est l'ennemi de ces vertus rustiques. C'est triste à
dire, mais le propriétaire, celui qu'on appelle encore _le maître_,
séduit à peu de _frais_ et impose le déshonneur aux familles par
l'intérêt et par la crainte.

Le mariage est la seule grande fête de la vie d'une paysanne. Il y a
encore ce généreux amour-propre qui consiste à faire manger la
subsistance d'une année dans les trois jours de la noce. Cependant les
cérémonies étranges de cette solennité tendent à se perdre. J'ai vu
finir celle des _livrées_, qui se faisait la veille du mariage et qui
avait une couleur bien particulière. Je l'ai racontée quelque part,
ainsi que celle du _chou_, qui se fait le lendemain de la noce; mais,
cette dernière étant encore en vigueur, je crois devoir y revenir ici.

Ce jour-là, les noceux quittent la maison avec les mariés et la musique;
on s'en va en cortège arracher dans quelque jardin le plus beau chou
qu'on puisse trouver. Cette opération dure au moins une heure. Les
anciens se forment en conseil autour des légumes soumis à la discussion
qui précède le choix définitif: ils se font passer, de nez à nez, une
immense paire de lunettes grotesques, ils se tiennent de longs discours,
ils dissertent, ils consultent, ils se disent à l'oreille des paroles
mystérieuses, ils se prennent le menton ou se grattent la tête comme
pour méditer; enfin ils jouent une sorte de comédie à laquelle doit se
prêter quiconque a de l'esprit et de l'usage parmi les graves parents et
invités de la noce.

Enfin le choix est fait. On dresse des cordes qu'on attache au pied du
chou dans tous les sens. Un prétendu géomètre ou nécromant (c'est tout
un dans les idées de l'assistance) apporte une manière de compas, une
règle, un niveau, et dessine je ne sais quels plans cabalistiques autour
de la plante consacrée. Les fusils et les pistolets donnent le signal.
La vielle grince, la musette braille; chacun tire la corde de son côté,
et enfin, après bien des hésitations et des efforts simulés, le chou est
extrait de la terre et planté dans une grande corbeille avec des fleurs,
des rubans, des banderoles et des fruits. Le tout est mis sur une
civière que quatre hommes des plus vigoureux soulèvent et vont emporter
au domicile conjugal.

Mais alors apparaît tout à coup un couple effrayant, bizarre,
qu'accompagnent les cris et les huées des chiens effrayés et des enfants
moqueurs. Ce sont deux garçons dont l'un est habillé en femme. C'est le
_jardinier_ et la _jardinière_. Le mari est le plus sale des deux. C'est
le vice qui est censé l'avoir avili; la femme n'est que malheureuse et
dégradée par les désordres de son époux. Ils se disent préposés à la
garde et à la culture du chou sacré.

«Le mari porte diverses qualifications qui toutes ont un sens. On
l'appelle indifféremment le _pailloux_, parce qu'il est parfois coiffé
d'une perruque de paille et qu'il se rembourre le corps de bosses de
paille, sous sa blouse; le _peilloux_, parce qu'il est couvert de
_peilles_ (guenilles, en vieux français; Rabelais dit _peilleroux_ et
_coqueteux_ quand il parle des mendiants); enfin le _païen_, ce qui est
plus significatif encore.

«Il arrive le visage barbouillé de suie et de lie de vin, quelquefois
couronné de pampres comme un Silène antique, ou affublé d'un masque
grotesque. Une tasse ébréchée ou un vieux sabot pendu à sa ceinture lui
sert à demander l'aumône du vin. Personne ne la lui refuse, et il feint
de boire immodérément, puis il répand le vin par terre, en signe de
libation, à chaque pas.

«Il tombe, il se roule dans la boue, il affecte d'être en proie à
l'ivresse la plus honteuse. Sa pauvre _femme_ court après lui, le
ramasse, appelle au secours, arrache les cheveux de chanvre qui sortent
en mèches hérissées de sa cornette immonde, pleure sur l'abjection de
son mari, et lui fait des reproches pathétiques.

«Tel est le rôle de la jardinière, et ses lamentations durent pendant
toute la comédie. Car c'est une véritable comédie libre, improvisée,
jouée en plein air, sur les chemins, à travers champs, alimentée par
tous les incidents fortuits de la promenade, et à laquelle tout le monde
prend part, gens de la noce et du dehors, hôtes des maisons et passants
des chemins, durant une grande partie de la journée. Le thème est
invariable, mais on brode à l'infini sur ce thème, et c'est là qu'il
faut voir l'instinct mimique, la faconde de sang-froid, l'esprit de
repartie et même l'éloquence naturelle de nos paysans.

«Le rôle de la jardinière est ordinairement confié à un homme mince,
imberbe et à teint frais, qui sait donner une grande vérité à son
personnage et jouer le désespoir burlesque avec assez de naturel pour
qu'on en soit égayé et attristé en même temps, comme d'un fait réel.

«Après que le malheur de la _femme_ est constaté par ses plaintes, les
jeunes gens de la noce l'engagent à laisser là son ivrogne de mari et à
se divertir avec eux. Ils lui offrent le bras et l'entraînent. Peu à peu
elle s'abandonne, s'égaye, se met à courir tantôt avec l'un, tantôt avec
l'autre, prenant des allures dévergondées. Ceci est une _moralité_.
L'inconduite du mari provoque celle de la femme.

«Le _païen_ se réveille alors de son ivresse. Il cherche des yeux sa
compagne, s'arme d'une corde et d'un bâton et court après elle. On le
fait courir, on se cache, on passe la _païenne_ de l'un à l'autre, on
essaye de distraire et de tromper le jaloux. Enfin, il rejoint son
infidèle et veut la battre; mais tout le monde s'interpose. _Ne la
battez pas, ne battez jamais votre femme_! est la formule qui se répète
à satiété dans ces scènes.

«Il y a dans tout cela un enseignement naïf, grossier même, qui sent
fort son moyen âge, mais qui fait toujours impression sur les
assistants. Le païen effraye et dégoûte les jeunes filles qu'il poursuit
et feint de vouloir embrasser; c'est de la comédie de moeurs à l'état le
plus élémentaire, mais aussi le plus frappant.

«Mais pourquoi ce personnage repoussant doit-il, le premier, porter la
main sur le chou dès qu'il est replanté dans la corbeille? Ce chou sacré
est l'emblème de la fécondité matrimoniale; mais cet ivrogne, ce
vicieux, ce païen, quel est-il? Sans doute il y a là un mystère
antérieur au christianisme, la tradition de quelque bacchanale antique.
Peut-être ce jardinier n'est-il pas moins que le dieu des jardins en
personne, à qui l'antiquité rendait un culte sérieux sous des formes
obscènes. En passant par le christianisme primitif, cette représentation
est devenue une sorte de _mystère, sotie_ ou _moralité_, comme on en
jouait dans toutes les fêtes[1].»

Quoi qu'il en soit, le chou est porté au logis des mariés et planté de
la main du païen sur le plus haut du toit. On l'arrose de vin, et on le
laisse là jusqu'à ce que l'orage l'emporte; mais il y reste quelquefois
assez longtemps pour qu'en le voyant verdir ou se sécher, on puisse
tirer des inductions sur la fécondité ou la stérilité promise à la
famille.

[Note 1: _La Mare au diable_.]

Après le chou, on danse et on mange encore jusqu'à la nuit.

La danse est uniformément l'antique bourrée, à quatre, à six ou à huit.
C'est un mouvement doux chez les femmes, accentué chez les hommes,
très-monotone, toujours en avant et en arrière, entrecoupé d'une sorte
de chassé croisé. C'est quasi impossible à danser, si l'on n'est pas né
ou transplanté depuis longtemps en Berry. La difficulté, dont on ne se
rend pas compte d'abord, vient du sans-gêne des ménétriers, qui vous
volent, quand il leur plaît, une demi-mesure; alors, il faut reprendre
le pas en l'air pour rattraper la mesure. Les paysans le font
instinctivement et sans jamais se dérouter.

La cornemuse à petit ou à grand bourdon est un instrument barbare, et
cependant fort intéressant. Privé de demi-tons accidentels, n'ayant
juste que la gamme majeure, il serait un obstacle invincible entre les
mains d'un musicien. Mais le musicien naturel, le cornemuseux du Berry
(formé presque toujours en Bourbonnais) sait tirer de cette impuissance
de son instrument un parti inconcevable. Il joue tout ce qu'il entend;
majeur ou mineur, rien ne l'embarrasse. Il en résulte des aberrations
musicales qui font souvent saigner les oreilles, mais qui parfois aussi
frappent de respect et d'admiration par l'habileté, l'originalité, la
beauté des modulations ou des interprétations. On est tenté alors de se
demander si cette violation hardie des règles n'est pas seulement la
violation heureuse de nos habitudes, et si la musique, comme la langue,
n'est pas quelque chose à côté et même en dehors de tout ce que nous
avons inventé et consacré.

Après la danse, le mariage, la fête, voici la dernière solennité: la
mort, la sépulture. Dans un large chemin pierreux, bordé de têtaux
sinistres dénudés par l'hiver, par une journée de gelée claire et
froide, vous rencontrez quelquefois un char rustique traîné par quatre
jeunes taureaux nouvellement liés au joug. C'est le corbillard du
paysan. Ses fils conduisent l'attelage, l'aiguillon relevé, le chapeau à
la main. De chaque côté viennent les femmes, couvertes, en signe de
deuil, de leurs grandes mantes gros bleu, avec le capuchon sur la tête.
Elles portent des cierges. Au prochain carrefour, on s'arrêtera pour
déposer, au pied de la grande croix de bois qui marque ces rencontres de
quatre voies, une petite croix grossièrement taillée dans un copeau. À
chaque carrefour, même cérémonie. Cet emblème déposé et planté autour
de l'emblème du salut est l'hommage rendu par le mort qui fait sa
dernière course à travers la campagne pour gagner son dernier gîte.
C'est par là qu'il se recommande aux prières des passants. Il n'est pas
de croix de carrefour qui ne soit entourée de ces petites croix des
funérailles. Elles y restent jusqu'à ce qu'elles tombent en poussière ou
que les troupeaux, moins respectueux que les enfants qui jouent autour
sans y toucher, les aient dispersées et brisées sous leurs pieds. Quand
le cortège d'enterrement arrive là, on rallume les cierges, on
s'agenouille, on psalmodie une prière, on jette de l'eau bénite sur le
cercueil, et on se remet en route dans un profond silence. Nulle part je
n'ai vu l'appareil de la mort plus grand, plus austère et plus religieux
dans son humble simplicité.

Lorsque le christianisme s'introduisit dans les campagnes de la vieille
France, il n'y put vaincre le paganisme qu'en donnant droit de cité dans
son culte à diverses cérémonies antiques pour lesquelles les paysans
avaient un attachement invincible. Tels furent les honneurs rendus aux
images et aux statuettes des saints placées dans certains carrefours, ou
sous la voûte de certaines fontaines lustrales, ou lavoirs publics. Nous
voyons, aux premiers temps du christianisme, des Pères de l'Église
s'élever avec éloquence contre la coutume idolâtrique d'orner de fleurs
et d'offrandes les statues des dieux. Plus spiritualistes que ne l'est
notre époque, ils veulent qu'on adore le vrai Dieu en esprit et en
vérité. Ils proscrivent les témoignages extérieurs; ils voudraient
détruire radicalement le matérialisme de l'ancien monde.

Mais avec le peuple attaché au passé il faut toujours transiger. Il est
plus facile de changer le nom d'une croyance que de la détruire. On
apporte une foi nouvelle, mais il faut se servir des anciens temples, et
consacrer de nouveau les vieux autels. C'est ainsi qu'en beaucoup
d'endroits les pierres druidiques ont traversé la domination romaine et
la domination franque, le polythéisme et le christianisme primitif, sans
cesser d'être des objets de vénération, et le siége d'un culte
particulier assez mystérieux, qui cache ses tendances cabalistiques
sous les apparences de la religion officielle.

Ce qu'on eût le plus difficilement extirpé de l'âme du paysan, c'est
certainement le culte du dieu Terme. Sans métaphore et sans épigramme,
le culte de la borne est invinciblement lié aux éternelles
préoccupations de l'homme dont la vie se renferme dans d'étroites
limites matérielles. Son champ, son pré, sa terre, voilà son monde.
C'est par là qu'il se sent affranchi de l'antique servage. C'est sur ce
coin du sol qu'il se croit maître, parce qu'il s'y sent libre
relativement, et ne relève que de lui-même. Cette pierre qui marque le
sillon où commence pour le voisin son empire, c'est un symbole bien plus
qu'une barrière, c'est presque un dieu, c'est un objet sacré.

Dans nos campagnes du centre, où les vieux us règnent peut-être plus
qu'ailleurs, le respect de la propriété ne va pas tout seul, et les
paysans ont recours, les uns contre les autres, à la religion du passé,
beaucoup plus qu'au principe de l'équité publique. On ne se gêne pas
beaucoup pour reculer tous les ans d'un sillon la limite de son champ
sur celui du voisin inattentif. Mais ce qu'on déplace ainsi, c'est une
pierre quelconque, que l'on met en évidence, et qu'au besoin on pourra
dire soulevée là par le hasard. Un jour où le propriétaire lésé
s'aperçoit qu'on a gagné dix sillons sur sa terre; il s'inquiète, il se
plaint, il invoque le souvenir de ses autres _jouxtans_ (on appelle
encore la borne du nom latin de _jus droit_; les enfants s'en servent
même dans leurs jeux pour désigner le but conventionnel). Alors, quand
le réclamant a assemblé les arbitres, on signale la fraude et on cherche
la borne véritable, l'ancien terme qu'à moins d'un sacrilège en lui-même
beaucoup plus redoutable que la fraude, le délinquant n'a pu se
permettre d'enlever. Il est bien rare qu'on ne le retrouve pas. C'est
une plus grosse pierre que toutes les autres, enfoncée à une assez
grande profondeur pour que le socle de la charrue n'ait pu la soulever.
Cette pierre brute, c'est le dieu antique. Pour l'arracher de sa base,
il eût fallu deux choses: une audace de scepticisme dont la mauvaise foi
elle-même ne se sent pas souvent capable, et un travail particulier qui
eût rendu la trahison évidente; il eût fallu venir la nuit, avec
d'autres instruments que la charrue, choisir le temps où la terre est
en jachère, et où le blé arraché et foulé, le sillon interrompu, ne
peuvent pas laisser de traces révélatrices. Enfin, c'est parfois un rude
ouvrage: la pierre est lourde, il faut la transporter et la transplanter
plus loin, au risque de ne pouvoir en venir à bout tout seul. Il faut un
ou plusieurs complices. On ne s'expose guère à cela pour un ou plusieurs
sillons de plus.

Quand l'expertise est faite, quand chacun, ayant donné sa voix, déclare
que là doit être le _jus_ primitif, on creuse un peu, et on retrouve le
dieu disparu sous l'exhaussement progressif du sol. Le faux dieu est
brisé, et la limite est de nouveau signalée et consacrée. Le fraudeur en
est quitte pour dire qu'il s'était trompé, qu'une grosse pierre emportée
peu à peu par le travail du labourage a causé sa méprise, et qu'il
regrette de n'avoir pas été averti plus tôt. Cela laisse bien quelques
doutes, mais il n'a pas touché aux vrai _jus_, il n'est pas déshonoré.

En général, le _jus_ sort de terre de quelques centimètres, et, le
dimanche des Rameaux, il reçoit l'hommage du buis bénit, comme celui des
Romains recevait un collier ou une couronne de feuillage.

Les eaux lustrales, d'origine hébraïque, païenne, indoue, universelle
probablement, reçoivent aussi chaque année des honneurs et de nouvelles
consécrations religieuses. Elles guérissent diverses sortes de maux, et
principalement les plaies, paralysies et autres _estropiaisons_. Les
infirmes y plongent leurs membres malades au moment de la bénédiction du
prêtre; les fiévreux boivent volontiers au même courant. La foi purifie
tout.

Cette tolérance du clergé rustique pour les anciennes superstitions
païennes ne devrait pas être trop encouragée par le haut clergé. Elle
est contraire à l'esprit du véritable christianisme, et beaucoup
d'excellents prêtres, très-orthodoxes, souffrent de voir leurs
paroissiens matérialiser à ce point l'effet des bénédictions de
l'Église. J'en causais, il y a quelques années, avec un curé méridional
qui ne se plaisait pas autant que moi à retrouver et à ressaisir dans
les coutumes religieuses de notre époque les traces mal effacées des
religions antiques. «Quand j'entrai dans ma première cure, me disait-il,
je vis le sacristain tirer d'un bahut de petits monstres fort
indécents, en bois grossièrement équarri, qu'il prétendait me faire
bénir. C'était l'ouvrage d'un charron de la paroisse, qui les avait
fabriqués à l'instar d'anciens prétendus bons saints réputés souverains
pour toute sorte de maux physiques. Ces modèles avaient été certainement
des figures de démons du moyen âge, qui eux-mêmes n'étaient que le
souvenir traditionnel des dieux obscènes du paganisme. Mon prédécesseur
avait eu le courage de les jeter dans le feu de sa cuisine; mais, depuis
ce moment, une maladie endémique avait décimé la commune, et, sans nul
doute, selon mes ouailles crédules, la destruction des idoles était la
cause du fléau; aussi le charron s'était-il fait fort d'en tailler de
tout pareils qui seraient aussi bons quand on les aurait bénits et
promenés à la suite du saint sacrement. Je me refusai absolument à
commettre cette profanation, et, prenant les nouveaux saints, je fis
comme mon prédécesseur, je les brûlai; mais je faillis payer cette
hardiesse de ma vie: mes paroissiens s'ameutèrent contre moi, et je fus
obligé de transiger. Je fis venir de nouveaux saints, des figures
quelconques, un peu moins laides et beaucoup plus honnêtes, que je dus
bénir et permettre d'honorer sous les noms des anciens protecteurs de la
paroisse; je vis bientôt que le culte des paysans est complètement
idolâtrique, et que leur hommage ne s'adresse pas plus à l'Être
spirituel dont les figures personnifient le souvenir, que leur croyance
n'a pour objet les célestes bienheureux. C'est à la figure même, c'est à
la pierre ou au bois façonné qu'ils croient, c'est l'idole qu'ils
saluent et qu'ils prient. Mes nouveaux saints n'eurent jamais de crédit
sur mon troupeau. Ils n'étaient pas _bons_, ils ne guérissaient pas. Je
ne pus jamais faire comprendre qu'aucune image n'est douée de vertu
miraculeuse dans le sens matériel que la superstition y attache. Le
conseil de fabrique me savait très-mauvais gré de ne pas spéculer sur la
crédulité populaire.»

Ce curé n'est pas le seul à qui j'aie vu déplorer le matérialisme de la
religion du paysan. Plusieurs défendent d'employer le buis bénit au coin
des champs comme préservatif de la grêle, et de faire des pèlerinages
pour la guérison des bêtes; mais on ne les écoute guère, on les trompe
même. On extorque leurs bénédictions comme douées d'un charme magique,
en leur signalant un but qui n'est pas le véritable. On mêle volontiers
des objets bénits aux maléfices, où, sous des noms mystérieux, des
divinités étrangères au christianisme sont invoquées tout bas. Le
sorcier des campagnes a, dans l'esprit, un singulier mélange de crainte
de Dieu et de soumission au diable, dont nous parlerons peut-être dans
l'occasion.

Disons, en passant, que le remégeux et la remégeuse sont parfois des
êtres fort extraordinaires, soit par la puissance magnétique dont les
investit la foi de leur clientèle, soit par la connaissance de certains
remèdes fort simples que le paysan accepte d'eux, et qu'il ne croirait
pas efficaces venant d'un médecin véritable. La science toute nue ne
persuade pas ces esprits avides de merveilles; ils méprisent ce qui est
acquis par l'étude et l'expérience; il leur faut du fantastique, des
paroles incompréhensibles, de la mise en scène. Certaine vieille
sibylle, prononçant ses formules d'un air inspiré, frappe l'imagination
du malade, et, pour peu qu'elle explique avec bonheur une médication
rationnelle, elle obtient des parents et des amis qui le soignent ce que
le médecin n'obtient presque jamais: que ses prescriptions soient
observées.

Sans doute, la surveillance de l'État fait bien de proscrire et de
poursuivre l'exercice de la médecine illégale, car, dans un nombre
infini de cas, les remégeux administrent de véritables poisons.
Quelques-uns cependant opèrent des cures trop nombreuses et trop
certaines pour qu'il ne soit pas à désirer de voir l'État leur accorder
quelque attention. La tradition, le hasard de certaines aptitudes
naturelles, peuvent les rendre possesseurs de découvertes qui échappent
à la science, et qui meurent avec eux. Les empêcher d'exercer n'est que
sagesse et justice, mais éprouver la vertu de leurs prétendus secrets et
les leur acheter, s'il y a lieu, ce ne serait pas là une recherche
oiseuse ni une largesse inutile.

En dehors de la superstition, le paysan a partout des coutumes locales
dont l'origine est fort difficile à retrouver. Le nombre en est si
grand, que nous ne saurions les classer avec ordre; nous en prendrons
quelques-unes au hasard.

Une des plus curieuses est la cérémonie des _livrées de noces_, qui
varie en France selon les provinces, et qui a été supprimée en Berry
depuis une dizaine d'années, à la suite d'accidents graves. Dans un
endroit précédent, nous avons raconté la cérémonie toute païenne du
chou, qui est encore en vigueur dans notre vallée Noire: c'est la
consécration du lendemain des noces. Celle des livrées était la
consécration de la veille; elle est fort longue et compliquée, c'est
tout un drame poétique et naïf qui se jouait autour et au sein de la
demeure de l'épousée.

C'est le soir, à l'heure du souper de la famille. Mais il n'y a point de
souper préparé; ce soir-là, chez la fiancée. Les tables sont rangées
contre le mur, la nappe est cachée, le foyer est vide et glacé, quelque
temps qu'il fasse. On a fermé avec un soin extrême et barricadé d'une
manière formidable à l'intérieur toutes les _huisseries_, portes,
fenêtres, lucarne de grenier, soupirail de cave, quand, par hasard, la
maison a une cave. Personne n'entrera sans la volonté de la fiancée, ou
sans une lutte sérieuse, un véritable siége; ses parents, ses amis, ses
voisins, tout son _parti_ est autour d'elle; on attend la prière ou
l'assaut du fiancé.

Le _jeune marié_,--on ne dit jamais autrement, quel que soit son âge,
et, en fait, c'est, chez nous, presque toujours un garçonnet à qui le
poil follet voltige encore au menton,--vient là avec son monde, ses
amis, parents et voisins, son _parti_ en un mot. Près de lui, ce porteur
de thyrse fleuri et enrubané, c'est un expert porte-broche, car, sous
ces feuillages, il y a une oie embrochée qui fait tout l'objet de la
cérémonie; autour de lui sont les porteurs de présents et les chanteurs
_fins_, c'est-à-dire habiles et savants, qui vont avoir maille à partir
avec ceux de la mariée.

Le marié s'annonce par une décharge de coups de feu; puis, après qu'on a
bien cherché, mais inutilement, un moyen de s'introduire dans la place
par surprise, on frappe.--Qui va là?--Ce sont de pauvres pèlerins bien
fatigués ou des chasseurs égarés qui demandent place au foyer de la
maison.--On leur répond que le foyer est éteint, et qu'il n'y a pas
place pour eux à table; on les injure, on les traite de malfaiteurs et
de mauvaises gens, sans feu ni lieu; on parlemente longtemps; le
dialogue, toujours pittoresque, est parfois rempli d'esprit et même de
poésie; enfin on leur conseille de chanter pour se désennuyer, ou pour
se réchauffer si c'est une nuit d'hiver, mais à condition qu'on chantera
quelque chose d'inconnu à la compagnie qui, du dedans, les écoute.

Alors, une lutte lyrique commence entre les chanteurs du marié et ceux
de la mariée, car elle aussi a ses _chanteux fins_, et, de plus, ses
chanteuses expertes, matrones à la voix chevrotante, à qui l'on n'en
impose point en donnant du vieux pour du neuf. Si l'on connaît, au
dedans, la chanson du dehors, on l'interrompt dès le premier vers en
chantant la second, et vite, il faut passer à une autre. Trois heures
peuvent fort bien s'écouler, au vent et à la pluie, avant que le parti
du marié ait pu achever un seul couplet, tant est riche le répertoire
des chansons berrichonnes, tant la mémoire des beaux chanteurs est
ornée; chaque réplique victorieuse du dedans est accompagnée de grands
éclats de rire d'un côté, de malédictions de l'autre. Enfin l'un des
partis est vaincu, et l'on passe à la chanson des noces:

     Ouvrez la porte, ouvrez,
     Mariée, ma mignonne!
    J'ons de beaux rubans à vous présenter.
    Hélas! ma mie, laissez-nous entrer.

À quoi les femmes répondent en fausset:

     Mon père est en chagrin,
     Ma mère en grand' tristesse;
    Moi, je suis une fille de trop grand prix
    Pour ouvrir ma porte à ces heures-ci.

Si les paroles sont naïves et la versification par trop libre, en
revanche l'air est magnifique dans sa solennité simple et large. Il faut
chanter dehors autant de couplets, et nommer chaque fois autant d'objets
différents, au troisième vers, qu'il y a de cadeaux de noces.

Ces cadeaux du marié sont ce qu'on appelle les _livrées_. Il faut
annoncer jusqu'au _cent d'épingles_ obligé qui fait partie de cette
modeste corbeille de mariage à quoi la mariée incorruptible fait
répondre invariablement que son père est en chagrin, sa mère en grande
tristesse, et qu'elle n'ouvre point sa porte à pareille heure.

Enfin arrive le couplet final, où il est dit: _J'ons un beau mari à vous
présenter_, et la porte s'ouvre; mais c'est le signal d'une mêlée
étrange: le marié doit prendre possession du foyer domestique; il doit
planter la broche et allumer le feu; le parti de la mariée s'y oppose,
et ne cédera qu'à la force; les femmes se réfugient avec les vieillards
sur les bancs et sur les tables; les enfants, effrayés, se cachent
dessous, les chiens hurlent, les fusils partent, c'est un combat sans
colère, sans coups ni blessures volontaires, mais où le point d'honneur
est pris assez au sérieux pour que chacun y déploie toute sa vigueur et
toute sa volonté, si bien qu'à force de se pousser, de s'étreindre, de
se tordre la broche entre les mains, j'ai vu peu de noces où il n'y eût
quelqu'un d'écloppé, au moment où le marié réussissait à allumer une
poignée de paille dans la cheminée, où l'oie, déchiquetée dans le
combat, prenait enfin possession de l'âtre.

Un jour, la scène fut ensanglantée par un accident sérieux. Un des
conviés fut littéralement embroché dans la bataille. Dès lors, la
cérémonie tomba en désuétude; on fut d'accord sur tous les points de la
supprimer, et nous avons vu la dernière il y a dix ans. On eût pu se
borner à supprimer la bataille; mais, la conquête du foyer étant le but
symbolique de l'affaire, on jugea que le reste n'aurait plus de sens. Je
regrette pourtant les chansons à la porte, et la belle mélodie de:
_Ouvrez la porte, ouvrez!_ qui, n'ayant plus d'emploi, se perdra.

Après la broche plantée, venait pour le marié une dernière épreuve: on
asseyait trois jeunes filles avec la mariée sur un banc, on les couvrait
d'un drap, et, sans les toucher autrement qu'avec une petite baguette,
le marié devait, du premier coup d'oeil, deviner et désigner sa femme;
lorsqu'il se trompait, il était condamné à ne pas danser avec elle de
toute la soirée; car, ensuite, venaient le bal, le souper, et des
chansons jusqu'au jour. Une noce comportait trois jours et trois nuits
de joie et bombance, sans désemparer d'une heure.

La _gerbaude_ est une cérémonie agricole que l'auteur de cet article a
mise sur la scène très-fidèlement; mais ce que le théâtre ne saurait
reproduire, c'est la majesté du cadre, c'est la montagne de gerbes qui
arrive solennellement, traînée par trois paires de boeufs énormes, tout
ornée de fleurs, de fruits et de beaux enfants perchés au sommet des
dernières gerbes. C'est parfois un tableau qui se compose comme pour
l'oeil des artistes. Tout cela est si beau par soi-même: les grands
ruminants à l'oeil fier et calme, la moisson ruisselante, les fleurs
souriant sur les épis, et, plus que tout cela, les enfants blonds comme
les gerbes, comme les boeufs, comme la terre couverte de son chaume, car
tout est coloré harmonieusement dans ces chaudes journées où le ciel
lui-même est tout d'or et d'ambre à l'approche du soir.

Avant le départ du charroi de gerbaude, on entend planer d'horizon en
horizon une grande clameur dont le voyageur s'étonne. Il regarde, il
voit des bandes de moissonneurs et de glaneuses s'élancer, les bras
levés vers le ciel et rugissant de triomphe, vers le chargeur qui lève
vers le ciel aussi la dernière gerbe avant de la placer sur le faite du
char. Il semble que cette population de travailleurs se rue sur lui
pour lui arracher la gerbe; on croit qu'on va assister à une bataille
furieuse, inique, de tous contre un seul; mais loin de là! c'est une
acclamation de joie et d'amitié; c'est une bénédiction enthousiaste et
fraternelle.

Pauvres paysans, vous avez du beau et du bon quand même!




II

LES VISIONS DE LA NUIT DANS LES CAMPAGNES


Vous dire que je m'en moque serait mentir. Je n'en ai jamais eu, c'est
vrai: j'ai parcouru la campagne à toutes les heures de la nuit, seul ou
en compagnie de grands poltrons, et, sauf quelques météores inoffensifs,
quelques vieux arbres phosphorescents et autres phénomènes qui ne
rendaient pas fort lugubre l'aspect de la nature, je n'ai jamais eu le
plaisir de rencontrer un objet fantastique et de pouvoir raconter à
personne, comme témoin oculaire, la moindre histoire de revenant.

Eh bien, cependant je ne suis pas de ceux qui disent en présence des
superstitions rustiques: _mensonge, imbécillité, vision de la peur_; je
dis phénomène de vision, ou phénomène extérieur insolite et incompris.
Je ne crois pour cela ni aux sorciers ni aux prodiges. Ces contes de
sorciers, ces explications fantastiques données aux prétendus prodiges
de la nuit, c'est le poëme des imaginations champêtres. Mais le fait
existe, le fait s'accomplit, qu'il soit un fantôme dans l'air ou
seulement dans l'oeil qui le perçoit, c'est un objet tout aussi
réellement et logiquement produit que la réflexion d'une figure dans un
miroir.

Les aberrations des sens sont-elles explicables? ont-elles été
expliquées? Je sais qu'elles ont été constatées, voilà tout: mais il est
très-faux de dire et de croire qu'elles sont uniquement l'ouvrage de la
peur. Cela peut être vrai en beaucoup d'occasions; mais il y a des
exceptions irrécusables. Des hommes de sang-froid, d'un courage naturel
éprouvé, et placés dans des circonstances où rien ne semblait agir sur
leur imagination, même des hommes éclairés, savants, illustres, ont eu
des apparitions qui n'ont troublé ni leur jugement ni leur santé, et
dont cependant il n'a pas dépendu d'eux tous de ne pas se sentir
affectés plus ou moins après coup.

Parmi grand nombre d'intéressants ouvrages publiés sur ce sujet, il
faut noter celui du docteur Brierre de Boismont, qui analyse aussi bien
que possible les causes de l'hallucination. Je n'apporterai après ces
travaux sérieux qu'une seule observation utile à enregistrer, c'est que
l'homme qui vit le plus près de la nature, le sauvage, et après lui le
paysan, sont plus disposés et plus sujets que les hommes des autres
classes aux phénomènes de l'hallucination. Sans doute, l'ignorance et la
superstition les forcent à prendre pour des prodiges surnaturels ces
simples aberrations de leurs sens; mais ce n'est pas toujours
l'imagination qui les produit, je le répète; elle ne fait le plus
souvent que les expliquer à sa guise.

Dira-t-on que l'éducation première, les contes de la veillée, les récits
effrayants de la nourrice et de la grand'mère disposent les enfants et
même les hommes à éprouver ce phénomène? Je le veux bien. Dira-t-on
encore que les plus simples notions de physique élémentaire et un peu de
moquerie voltairienne en purgeraient aisément les campagnes? Cela est
moins certain. L'aspect continuel de la campagne, l'air qu'il respire à
toute heure, les tableaux variés que la nature déroule sous ses yeux, et
qui se modifient à chaque instant dans la succession des variations
atmosphériques, ce sont là pour l'homme rustique des conditions
particulières d'existence intellectuelle et physiologique; elles font de
lui un être plus primitif, plus normal peut-être, plus lié au sol, plus
confondu avec les éléments de la création que nous ne le sommes quand la
culture des idées nous a séparés, pour ainsi dire, du ciel et de la
terre, en nous faisant une vie factice enfermée dans le moellon des
habitations bien closes. Même dans sa hutte ou dans sa chaumière, le
sauvage ou le paysan vit encore dans le nuage, dans l'éclair et le vent
qui enveloppent ces fragiles demeures. Il y a sur l'Adriatique des
pêcheurs qui ne connaissent pas l'abri d'un toit; ils dorment dans leur
barque, couverts d'une natte, la face éclairée par les étoiles, la barbe
caressée par la brise, le corps sans cesse bercé par le flot. Il y a des
colporteurs, des bohémiens, des conducteurs de bestiaux qui dorment
toujours en plein air, comme les Indiens de l'Amérique du Nord. Certes,
le sang de ces hommes-là circule autrement que le nôtre; leurs nerfs ont
un équilibre différent; leurs pensées, un autre cours; leurs sensations
une autre manière de se produire. Interrogez-les, il n'en est pas un qui
n'ait vu des prodiges, des apparitions, des scènes de nuit étranges,
inexplicables. Il en est parmi eux de très-braves, de très-raisonnables,
de très-sincères, et ce ne sont pas les moins hallucinés. Lisez toutes
les observations recueillies à cet égard, vous y verrez, par une foule
de faits curieux et bien observés, que l'hallucination est compatible
avec le plein exercice de la raison.

C'est un état maladif du cerveau; cependant il est presque toujours
possible d'en pressentir la cause physique ou morale dans une
perturbation de l'âme ou du corps; mais elle est quelquefois inattendue
et mystérieuse au point de surprendre et de troubler un instant les
esprits les plus fermes.

Chez les paysans, elle se produit si souvent, qu'elle semble presque une
loi régulière de leur organisation. Elle les effraye autrement que nous.
Notre grande terreur, à nous autres, quand le cauchemar ou la fièvre
nous présentent leurs fantômes, c'est de perdre la raison, et plus nous
sommes certains d'être la proie d'un songe, plus nous nous affectons de
ne pouvoir nous y soustraire par un simple effort de la volonté. On a vu
des gens devenir fous par la crainte de l'être. Les paysans n'ont pas
cette angoisse; ils croient avoir vu des objets réels; ils en ont
grand'peur; mais la conscience de leur lucidité n'étant point ébranlée,
l'hallucination est certainement moins dangereuse pour eux que pour
nous. L'hallucination n'est, d'ailleurs, pas la seule cause de mon
penchant à admettre, jusqu'à un certain point, les visions de la nuit.
Je crois qu'il y a une foule de petits phénomènes nocturnes, explosions
ou incandescences de gaz, condensations de vapeurs, bruits souterrains,
spectres célestes, petits aérolithes, habitudes bizarres et inobservées,
aberrations même chez les animaux, que sais-je? des affinités
mystérieuses ou des perturbations brusques des habitudes de la nature,
que les savants observent par hasard et que les paysans, dans leur
contact perpétuel avec les éléments, signalent à chaque instant sans
pouvoir les expliquer.

Par exemple, que pensez-vous de cette croyance aux _meneurs de loups_?
Elle est de tous les pays, je crois, et elle est répandue dans toute la
France. C'est le dernier vestige de la croyance aux lycanthropes. En
Berry, où déjà les contes que l'on fait à nos petits-enfants ne sont
plus aussi merveilleux ni aussi terribles que ceux que nous faisaient
nos grand'mères, je ne me souviens pas qu'on m'ait jamais parlé des
hommes-loups de l'antiquité et du moyen âge. Cependant on s'y sert
encore du mot de _garou_, qui signifie bien homme-loup, mais on en a
perdu le vrai sens. Les _meneurs de loups_ ne sont plus les capitaines
de ces bandes de sorciers qui se changeaient en loups pour dévorer les
enfants: ce sont des hommes savants et mystérieux, de vieux bûcherons,
ou de malins gardes-chasse qui possèdent le _secret_ pour charmer,
soumettre, apprivoiser et conduire les loups véritables. Je connais
plusieurs personnes qui ont rencontré, aux premières clartés de la lune,
à la croix des quatre chemins, le père _un tel_ s'en allant tout seul à
grands pas, et suivi _de plus de trente loups_ (il y en a toujours plus
de trente, jamais moins, dans la légende). Une nuit, deux personnes, qui
me l'ont raconté, virent passer dans le bois une grande bande de loups;
elles en furent effrayées, et montèrent sur un arbre, d'où elles virent
ces animaux s'arrêter à la porte d'une cabane d'un bûcheron réputé
sorcier. Ils l'entourèrent en poussant des rugissements épouvantables;
le bûcheron sortit, leur parla, se promena au milieu d'eux, et ils se
dispersèrent sans lui faire aucun mal. Ceci est une histoire de paysan;
mais deux personnes riches, et ayant reçu une assez bonne éducation,
gens de beaucoup de sens et d'habileté dans les affaires, vivant dans le
voisinage d'une forêt, où elles chassaient fort souvent, m'ont juré,
_sur l'honneur_, avoir vu, étant ensemble, un vieux garde forestier
s'arrêter à un carrefour écarté et faire des gestes bizarres. Ces deux
personnes se cachèrent pour l'observer, et virent accourir treize loups,
dont un énorme alla droit au garde et lui fit des caresses. Celui-ci
siffla les autres comme on siffle des chiens, et s'enfonça avec eux
dans l'épaisseur du bois. Les deux témoins de cette scène étrange
n'osèrent l'y suivre, et se retirèrent aussi surpris qu'effrayés.
Avaient-ils été la proie d'une hallucination? Quand l'hallucination
s'empare de plusieurs personnes à la fois (et cela arrive fort souvent),
elle revêt un caractère difficile à expliquer, je l'avoue: on l'a
souvent constatée; on l'appelle hallucination contagieuse. Mais à quoi
sert d'en savoir le nom, si on en ignore la cause? Cette certaine
disposition des nerfs et de la circulation du sang, qu'on donne pour
cause à l'audition ou à la vision d'objets fantastiques, comment
est-elle simultanée chez plusieurs individus réunis? Je n'en sais rien
du tout.

Mais pourquoi ne pas admettre qu'un homme qui vit au sein des forêts,
qui peut, à toutes les heures du jour et de la nuit, surprendre et
observer les moeurs des animaux sauvages, aurait pu découvrir, par
hasard, ou par un certain génie d'induction, le moyen de les soumettre
et de s'en faire aimer? J'irai plus loin: pourquoi n'aurait-il pas un
certain fluide, sympathique à certaines espèces? Nous avons vu, de nos
jours, de si intrépides et de si habiles dompteurs d'animaux féroces en
cage, qu'un effort de plus, et on peut admettre la domination de
certains hommes sur les animaux sauvages en liberté.

Mais pourquoi ces hommes cacheraient-ils leur secret, et ne
tireraient-ils pas profit et vanité de leur puissance?

Parce que le paysan, en obtenant d'une cause naturelle un effet tout
aussi naturel, ne croit pas lui-même qu'il obéit aux lois de la nature.
Donnez-lui un remède dont vous lui démontrerez simplement l'efficacité,
il n'y aura aucune confiance; mais joignez-y quelque parole
incompréhensible en le lui administrant, il en aura la foi. Confiez-lui
le _secret_ de guérir le rhume avec la racine de guimauve, et dites-lui
qu'il faut l'administrer après trois signes cabalistiques, ou après
avoir mis un de ses bas à l'envers, il se croira sorcier, tous le
croiront sorcier à l'endroit du rhume. Il guérira tout le monde par la
foi autant que par la guimauve, mais il se gardera bien de dire le nom
de la plante vulgaire qui produit ce miracle. Il en fera un mystère; le
mystère est son élément.

Je ne parlerai pas ici de ce qu'on appelle chez nous et ailleurs le
_secret_, ce serait une digression qui me mènerait trop loin. Je me
bornerai à dire qu'il y a un _secret_ pour tout, et presque tous les
paysans un peu graves et expérimentés ont le _secret_ de quelque chose,
sont sorciers par conséquent, et croient l'être. Il y a le secret des
boeufs, que possèdent tous les bons métayers; le secret des vaches, qui
est celui des bonnes métayères; le secret des bergères, pour faire
foisonner la laine; le secret des potiers, pour empêcher les pots de se
fendre au fond; le secret des curés, qui charment les cloches pour la
grêle; le secret du mal de tête, le secret du mal de ventre, le secret
de l'entorse et de la foulure; le secret des braconniers, pour faire
venir le gibier; le secret du feu, pour arrêter l'incendie; le secret de
l'eau, pour retrouver les cadavres des noyés, ou arrêter l'inondation;
que sais-je? Il y a autant de secrets que de fléaux dans la nature, et
de maladies chez les hommes et les animaux. Le secret passe de père en
fils, ou s'achète à prix d'argent. Il n'est jamais trahi. Il ne le sera
jamais, tant qu'on y croira. Le secret de meneur de loups en est un
comme un autre, peut-être.

Une des scènes de la nuit dont la croyance est la plus répandue, c'est
la chasse fantastique; elle a autant de noms qu'il y a de cantons dans
l'univers. Chez nous, elle s'appelle la _chasse à baudet_, et affecte
les bruits aigres et grotesques d'une incommensurable croupe d'ânes qui
braient. On peut se la représenter à volonté; mais, dans l'esprit de nos
paysans, c'est quelque chose que l'on entend et qu'on ne voit pas, c'est
une hallucination ou un phénomène d'acoustique. J'ai cru l'entendre
plusieurs fois, et pouvoir l'expliquer de la façon la plus vulgaire.
Dans les derniers jours de l'automne, quand les grands ouragans
dispersent les bandes d'oiseaux voyageurs, on entend, dans la nuit,
l'immense clameur mélancolique des grues et des oies sauvages en
détresse. Mais les paysans, que l'on croit si crédules et si peu
observateurs, ne s'y trompent nullement. Ils savent très-bien le nom et
connaissent très-bien le cri des divers oiseaux étrangers à nos climats
qui se trouvent perdus et dispersés dans les ténèbres. La _chasse à
baudet_ n'est rien de tout cela. Ils l'entendent souvent; moi qui ai
longtemps vécu et erré comme eux dans la rafale et dans le nuage, je ne
l'ai jamais rencontrée. Quelquefois son passage est signalé par
l'apparition de deux lunes. Mais je n'ai pas de chance, car je n'ai
jamais vu que la vieille lune que nous connaissons tous.

Le taureau blanc, le veau d'or, le dragon, l'oie, la poule noire, la
truie blanche, et je ne sais combien d'autres animaux fantastiques,
gardent, comme l'on sait, en tous pays les trésors cachés. À l'heure de
minuit, le jour de Noël, aussitôt que sonne la messe, ces gardiens
infernaux perdent leur puissance jusqu'au dernier son de la cloche qui
en annonce la fin. C'est la seule heure dans toute l'année où la
conquête du trésor soit possible. Mais il faut savoir où il est, et
avoir le temps d'y creuser et de s'en saisir. Si vous êtes surpris dans
le gouffre à l'_Ite missa est_, il se referme à jamais sur vous; de même
que si, en ce moment, vous avez réussi à rencontrer l'animal
fantastique, la soumission qu'il vous a montrée pendant le temps de la
messe fait place à la fureur, et c'est fait de vous.

Cette tradition est universelle. Il y a peu de ruines, châteaux ou
monastères, peu de monuments celtiques qui ne recèlent leur trésor. Tous
sont gardés par un animal diabolique. M. Jules Canougo, dans un charmant
recueil de contes méridionaux, a rendu gracieuse et bienfaisante la
poétique apparition de la chèvre d'or, gardienne des richesses cachées
au sein de la terre.

Dans nos climats moins riants, autour des dolmens qui couronnent les
collines pelées de la Marche, c'est un boeuf blanc, ou un veau d'or, ou
une génisse d'argent qui font rêver les imaginations avides; mais ces
animaux sont méchants et terribles à rencontrer. On y court tant de
risques, que personne encore n'a osé les saisir par les cornes. Et
cependant il y a des siècles que les grosses pierres druidiques dansent
et grincent sur leurs frêles supports pendant la messe de minuit, pour
éveiller la convoitise des passants.

Dans nos vallées ombragées, coupées de grandes plaines fertiles, un
animal indéfinissable se promène la nuit à certaines époques
indéterminées, va tourmenter les boeufs aux pâturages et rôder autour
des métairies qu'il met en grand émoi. Les chiens hurlent et fuient à
son approche, les balles ne l'atteignent pas. Cette apparition et la
terreur qu'elle inspire n'ont encore presque rien perdu dans nos
alentours. Tous nos fermiers, tous nos domestiques y croient et ont vu
la bête. On l'appelle la _grand'-bête_, par tradition, quoique bien
souvent elle paraisse de la taille et de la forme d'un blaireau. Les uns
l'ont vue en forme de chien de la grandeur d'un boeuf énorme, d'autres
en levrette blanche haute comme un cheval, d'autres encore en simple
lièvre ou en simple brebis. Ceux qui en parlent avec le plus de
sang-froid l'ont poursuivie sans succès, sans trop de frayeur, ne lui
attribuant aucun pouvoir fantastique, la décrivant avec peine, parce
qu'elle appartient à une espèce inconnue dans le pays, disent-ils, et
assurant que ce n'est précisément ni une chienne, ni une vache, ni un
blaireau, ni un cheval, mais quelque chose comme tout cela:
arrangez-vous! Cependant cette bête apparaît, j'en suis certain, soit à
l'état d'hallucination, soit à l'état de vapeur flottante, et condensée
sous de certaines formes. Des gens trop sincères et trop raisonnables
l'ont vue pour que j'ose dire qu'il n'y a aucune cause à leur vision.
Les chiens l'annoncent par des hurlements désespérés et s'enfuient dès
qu'elle paraît; cela est certain. Les chiens sont-ils hallucinés aussi?
Pourquoi non? Sont-ce des voleurs qui s'introduisent sous ce
déguisement? Jamais la bête n'a rien dérobé, que l'on sache. Sont-ce de
mauvais plaisants? On a tiré tant de coups de fusil sur la bête, qu'on
aurait bien, par hasard, et en dépit de la peur qui fait trembler la
main, réussi à tuer ou à blesser quelqu'un de ces prétendus fantômes.
Enfin, ce genre d'apparition, s'il n'est que le résultat de
l'hallucination, est éminemment contagieux. Pendant quinze ou vingt
nuits, les vingt ou trente habitants d'une métairie le voient et le
poursuivent; il passe à une autre petite colonie qui le voit absolument
de même, et il fait le tour du pays, ayant produit cette contagion sur
un très-grand nombre d'habitants.

Mais voici la plus effrayante des visions de la nuit. Autour des mares
stagnantes, dans les bruyères comme au bord des fontaines ombragées dans
les chemins creux, sous les vieux saules comme dans la plaine nue, on
entend au milieu de la nuit le battoir précipité et le clapotement
furieux des lavandières. Dans beaucoup de provinces, on croit qu'elles
évoquent la pluie et attirent l'orage, en faisant voler jusqu'aux nues,
avec leur battoir agile, l'eau des sources et des marécages. Chez nous,
c'est bien pire, elles battent et tordent quelque objet qui ressemble à
du linge, mais qui, vu de près, n'est autre chose que des cadavres
d'enfants. Il faut se garder de les observer et de les déranger, car,
eussiez-vous six pieds de haut et des muscles en proportion, elles vous
saisiraient, vous battraient et vous tordraient dans l'eau ni plus ni
moins qu'une paire de bas.

Nous avons entendu souvent le battoir des lavandières fantastiques
résonner dans le silence de la nuit autour des mares désertes. C'est à
s'y tromper. C'est une espèce de grenouille qui produit ce bruit
formidable. Mais c'est bien triste de faire cette puérile découverte, et
de ne plus espérer l'apparition des terribles sorcières tordant leurs
haillons immondes à la brume des nuits de novembre, aux premières
clartés d'un croissant blafard reflété par les eaux. Un mien ami, homme
de plus d'esprit que de sens, je dois l'avouer, sujet à l'ivresse,
très-brave cependant devant les choses réelles, mais facile à
impressionner par les légendes du pays, fit deux rencontres de
lavandières qu'il ne racontait qu'avec une grande émotion.

Un soir, vers onze heures, dans une traîne charmante qui court en
serpentant et en bondissant, pour ainsi dire, sur le flanc ondulé du
ravin d'Ormous, il vit, au bord d'une source, une vieille qui battait et
tordait en silence. Quoique la fontaine soit mal famée, il ne vit rien
là de surnaturel, et dit à cette vieille:
                
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