--Vous lavez bien tard, la mère!
Elle ne répondit point. Il la crut sourde et s'approcha. La lune était
brillante et la source éclairait comme un miroir. Il vit distinctement
les traits de la vieille: elle lui était complètement inconnue, et il en
fut étonné, parce qu'avec sa vie de cultivateur, de chasseur et de
flâneur dans la campagne, il n'y avait pas pour lui de visage inconnu à
plusieurs lieues à la ronde. Voici comme il me raconta lui-même ses
impressions en face de cette laveuse singulièrement vigilante:
--Je ne pensai à la tradition des lavandières de nuit que lorsque je
l'eus perdue de vue. Je n'y pensais pas avant de la rencontrer, je n'y
croyais pas, et je n'éprouvais aucune méfiance en l'abordant. Mais, dès
que je fus auprès d'elle, son silence, son indifférence à l'approche
d'un passant, lui donnèrent l'aspect d'un être absolument étranger à
notre espèce. Si la vieillesse la privait de l'ouïe et de la vue,
comment était-elle assez robuste pour être venue de loin, toute seule,
laver, à cette heure insolite, à cette source glacée où elle travaillait
avec tant de force et d'activité? Cela était au moins digne de remarque.
Mais ce qui m'étonna encore plus, c'est ce que j'éprouvai en moi-même:
je n'eus aucun sentiment de peur, mais une répugnance, un dégoût
invincible. Je passai mon chemin sans qu'elle tournât la tête. Ce ne fut
qu'en arrivant chez moi que je pensai aux sorcières des lavoirs, et
alors, j'eus très-peur, j'en conviens franchement, et rien au monde ne
m'eût décidé à revenir sur mes pas.
Une seconde fois, le même ami passait auprès des étangs de Thevet, vers
deux heures du matin. Il venait de Linières, où il assure qu'il n'avait
ni mangé ni bu, circonstance que je ne saurais garantir; il était seul,
en cabriolet, suivi de son chien. Son cheval étant fatigué, il mit pied
à terre à une montée et se trouva au bord de la route près d'un fossé où
trois femmes lavaient, battaient et tordaient avec une grande activité,
sans rien dire. Son chien se serra tout à coup contre lui sans aboyer.
Il passa sans trop regarder; mais à peine eut-il fait quelques pas,
qu'il entendit marcher derrière lui et que la lune dessina à ses pieds
une ombre très-allongée. Il se retourna et vit une de ces femmes qui le
suivait. Les deux autres venaient à quelque distance comme pour appuyer
la première.
--Cette fois, dit-il, je pensai bien aux lavandières; mais j'eus une
autre émotion que la première fois. Ces femmes étaient d'une taille si
élevée et celle qui me suivait avait tellement les proportions, la
figure et la démarche d'un homme, que je ne doutai pas un instant
d'avoir affaire à des plaisants de village, malintentionnés peut-être.
J'avais une bonne trique à la main. Je me retournai en disant:
«--Que me voulez-vous?
«Je ne reçus point de réponse; et, ne me voyant pas attaqué, n'ayant pas
de prétexte pour attaquer moi-même, je fus forcé de regagner mon
cabriolet, qui était assez loin devant moi, avec cet être désagréable
sur mes talons. Il ne me disait rien et semblait se faire un malin
plaisir de me tenir sous le coup d'une attaque. Je tenais toujours mon
bâton prêt à lui casser la mâchoire au moindre attouchement; et
j'arrivai ainsi à mon cabriolet avec mon poltron de chien, qui ne disait
mot et qui y sauta avec moi. Je me retournai alors, et, quoique j'eusse
entendu jusque-là des pas sur les miens et vu une ombre marcher à côté
de moi, je ne vis personne. Seulement, je distinguai, à trente pas
environ en arrière, à la place où je les avais vues laver, ces trois
grandes diablesses sautant, dansant et se tordant comme des folles sur
le revers du fossé.
Je vous donne cette histoire pour ce qu'elle vaut; mais elle m'a été
racontée de très-bonne foi, et vous le garantis. Mettez cela en partie
au chapitre des hallucinations.
L'orme Râteau est un arbre magnifique, qui existait, dit-on, déjà grand
et fort, au temps de Charles VII. Comme un orme qu'il est, il n'a pas de
loin une grande apparence, et son branchage affecte assez la forme du
râteau, dont il porte le nom. Mais ce n'est là qu'une coïncidence
fortuite avec la légende traditionnelle qui l'a baptisé. De près, il
devient imposant par sa longue tige élancée, sillonnée de la foudre et
plantée comme un monument à un vaste carrefour des chemins communaux.
Ces chemins, larges comme des prairies, incessamment tondus par les
troupeaux du prolétaire, sont couverts d'une herbe courte, où la ronce
et le chardon croissent en liberté. La plaine est ouverte à une grande
distance, fraîche quoique nue, mais triste et solennelle malgré sa
fertilité. Une croix de bois est plantée sur un piédestal de pierre qui
est le dernier vestige de quatre statues fort anciennes disparues depuis
la révolution de 93. Cette décoration monumentale dans un lieu si peu
fréquenté atteste un respect traditionnel; et les paysans des environs
ont une telle opinion de l'orme Râteau, qu'ils prétendent qu'on ne peut
l'abattre, parce qu'il est sur la carte de Cassini. Mais ce chemin
communal, abandonné aujourd'hui aux piétons, et que traverse à de rares
intervalles le cheval d'un meunier ou d'un gendarme, était jadis une des
grandes voies de communication de la France centrale. On l'appelle
encore aujourd'hui le chemin des Anglais. C'était la route militaire, le
passage des armées que franchit l'invasion, et que Duguesclin leur fit
repasser l'épée dans le dos, après avoir délivré Sainte-Sévère, la
dernière forteresse de leur occupation.
Ce détail n'est consigné dans aucune histoire, mais la tradition est là
qui en fait foi; et maintenant, voici la légende de l'orme Râteau, qui
est jolie, malgré la nature des animaux qui y jouent leur rôle.
Un jeune garçon gardait un troupeau de porcs autour de l'orme Râteau.
Il regardait du côté de la Châtre, lorsqu'il vit accourir une grande
bande armée qui dévastait les champs, brûlait les chaumières, massacrait
les paysans et enlevait les femmes. C'étaient les Anglais, qui
descendaient de la Marche sur le Berry et qui s'en allaient ravager
Saint-Chartier. Le porcher éloigna son troupeau, se tint à distance et
vit passer l'ennemi comme un ouragan. Quand il revint sous l'orme avec
son troupeau, la peur qu'il avait ressentie fit place à une grande
colère contre les Anglais et contre lui-même.
--Quoi! pensa-t-il, nous nous laissons abîmer ainsi sans nous
défendre?... Nous sommes trop lâches! Il y faut aller!
Et, s'approchant de la statue de saint Antoine, qui était une des quatre
autour de l'orme:
--Bon saint Antoine, lui dit-il, il faut que j'aille contre ces Anglais,
et je n'ai pas le temps de rentrer mes bêtes. Pendant ce temps-là, ces
méchants-là nous feraient trop de mal. Prends mon bâton, bon saint, et
veille sur mes porcs pendant trois jours et trois nuits; je te les
donne en garde.
Là-dessus, le jeune gars mit sa binette de porcher (qui est un court
bâton avec un triangle de fer au bout) dans les mains de la statue, et,
jetant là ses sabots, _s'en courut_ à Saint-Chartier, où, pendant trois
jours et trois nuits, il fit rage contre les Anglais avec les bons
garçons de l'endroit, soutenus des bons hommes d'armes de France. Puis,
quand l'ennemi fut chassé, il s'en revint à son troupeau; il compta ses
porcs, et pas un ne manquait; et cependant il avait passé là bien des
traînards, bien des pillards et bien des loups attirés par l'odeur du
carnage. Le jeune porcher reprit à saint Antoine son sceptre rustique,
le remercia à genoux, et, sans rêver les hautes destinées et la grande
mission de Jeanne Darc, content d'avoir au moins donné son coup de main
à l'oeuvre de délivrance, il garda ses cochons comme devant.
Une autre tradition plus confuse attribue à l'orme Râteau une moins
bénigne influence. Des enfants, saisis de vertige, auraient eu
l'horrible idée de jouer leur vie aux petits palets et auraient enterré
vivant le perdant sous la pierre de saint Antoine.
Mais voici la légende principale et toujours en crédit de l'orme Râteau.
Un _monsieur_ s'y promène la nuit; il en fait incessamment le tour. On
le voit là depuis que le monde est monde. Quel est-il? Nul ne le sait.
Il est vêtu de noir, et il a vingt pieds de haut. C'est un _monsieur_,
car _il suit les modes_; on l'a vu au siècle dernier en habit noir
complet, culotte courte, souliers à boucles, l'épée au côté; sous le
Directoire, on l'a vu en oreilles de chien et en large cravate.
Aujourd'hui, il s'habille comme vous et moi; mais il porte toujours son
grand râteau sur l'épaule, et gare aux jambes des gens ou des bêtes qui
passent dans son ombre. Du reste, pas méchant homme, et ne se faisant
connaître qu'à ceux qui ont _le secret_.
Si vous n'y croyez, allez-y voir. Nous y avons été à l'heure solennelle
du lever de la lune; nous l'avons appelé par tous les noms possibles, en
lui disant toujours _monsieur_, très-poliment; mais nous n'avons pas
trouvé le nom auquel il lui plaît de répondre, car il n'est pas venu;
et, d'ailleurs, il n'aime pas la plaisanterie, et, pour le voir, il
faut avoir peur de lui.
Si vous aimez ces contes populaires et si vous voulez chercher plus
sérieusement leur origine, lisez un livre à la fois très-savant et
très-amusant, qui est l'ouvrage d'une femme, _la Normandie romanesque et
merveilleuse_, par mademoiselle Amélie Bosquet; vous y retrouverez
toutes les légendes de la France et celles de votre endroit par
conséquent. Vous y apprendrez toute l'histoire des superstitions
humaines, variant seulement par quelques détails, selon les localités:
ceci est la preuve que l'humanité est encore bien près de son berceau,
ou qu'elle est bien tenace et bien uniforme dans son aptitude à passer
par le même chemin et à se nourrir des mêmes idées.
Nous avons montré les souvenirs de l'antiquité modifiés dans les idées
ou dans les rêves de la race berrichonne par l'influence du
christianisme primitif et du moyen âge. Il y a là un monde de fantaisies
perdu pour les classes éclairées, et qui tend aussi à s'effacer de la
croyance et de la mémoire des classes rustiques. Il n'est donc pas sans
intérêt de recueillir les fragments, épars dans toutes les provinces de
France, de cette poésie terrible, riante ou burlesque, qui, dans un
demi-siècle peut-être, n'aura plus ni bardes, ni rapsodes, ni adeptes.
L'Allemagne passe pour être la terre classique du fantastique. Cela
tient à ce que des écrivains anciens et modernes ont fixé la légende
dans le poëme, le conte et la ballade. Notre littérature française,
depuis le siècle de Louis XIV surtout, a rejeté cet élément comme
indigne de la raison humaine et de la dignité philosophique. Le
romantisme a fait de vains efforts pour dérider notre scepticisme; nous
n'avons su qu'imiter la fantaisie allemande. Le merveilleux slave, bien
autrement grandiose et terrifiant, nous a été révélé par des traductions
incomplètes qui ne sont pas devenues populaires. On n'a pas osé imiter
chez nous des sabbats lugubres et sanglants comme ceux d'Adam
Mickiewicz.
La France populaire des campagnes est tout aussi fantastique cependant
que les nations slaves ou germaniques; mais il lui a manqué, il lui
manquera probablement un grand poëte pour donner une forme précise et
durable aux élans, déjà affaiblis, de son imagination.
Une seule province de France est à la hauteur, dans sa poésie, de ce que
le génie des plus grands poëtes et celui des nations les plus poétiques
ont jamais produit: nous oserons dire qu'elle les surpasse. Nous voulons
parler de la Bretagne. Mais la Bretagne, il n'y a pas longtemps que
c'est la France. Quiconque a lu _les Barza-Breiz_, recueillis et
traduits par M. de la Villemarqué, doit être persuadé avec moi,
c'est-à-dire pénétré intimement de ce que j'avance. _Le Tribut de
Nomenoé_ est un poëme de cent quarante vers, plus grand que l'_Iliade_,
plus complet, plus beau, plus parfait qu'aucun chef-d'oeuvre sorti de
l'esprit humain. _La Peste d'Éliant, les Nains, Desbreiz_ et vingt
autres diamants de ce recueil breton attestent la richesse la plus
complète à laquelle puisse prétendre une littérature lyrique. Il est
même fort étrange que cette littérature, révélée à la nôtre par une
publication qui est dans toutes les mains depuis plusieurs années, n'y
ait pas fait une révolution. Macpherson a rempli l'Europe du nom
d'Ossian; avant Walter Scott, il avait mis l'Écosse à la mode. Vraiment,
nous n'avons pas assez fêté notre Bretagne, et il y a encore des lettrés
qui n'ont pas lu les chants sublimes devant lesquels, convenons-en, nous
sommes comme des nains devant des géants. Singulières vicissitudes que
subissent le beau et le vrai dans l'histoire de l'art!
Qu'est-ce donc que cette race armoricaine qui s'est nourrie, depuis le
druidisme jusqu'à la chouannerie, d'une telle moelle? Nous la savions
bien forte et fière, mais pas grande à ce point avant qu'elle eût chanté
à nos oreilles. Génie épique, dramatique, amoureux, guerrier, tendre,
triste, sombre, moqueur, naïf, tout est là! Et au-dessus de ce monde de
l'action et de la pensée plane le rêve: les sylphes, les gnomes, les
djinns de l'Orient, tous les fantômes, tous les génies de la mythologie
païenne et chrétienne voltigent sur ces têtes exaltées et puissantes. En
vérité, aucun de ceux qui tiennent une plume ne devrait rencontrer un
Breton sans lui ôter son chapeau.
Nous voici bien loin de notre humble Berry, où j'ai pourtant retrouvé,
dans la mémoire des chanteurs rustiques, plusieurs romances et ballades
exactement traduites, en vers naïfs et bien berrichons, des textes
bretons publiés par M. de la Villemarqué. Revendiquerons-nous la
propriété de ces créations, et dirons-nous qu'elles ont été traduites du
berrichon dans la langue bretonne? Non.--Elles portent clairement leur
brevet d'origine en tête. Le texte dit: _En revenant de Nantes_, etc.
Et ailleurs: _Ma famille de Nantes_, etc.
Le Berry a sa musique, mais il n'a pas sa littérature, ou bien elle
s'est perdue comme aurait pu se perdre la poésie bretonne si M. de la
Villemarqué ne l'eût recueillie à temps. Ces richesses inédites
s'altèrent insensiblement dans la mémoire des bardes illettrés qui les
propagent. Je sais plusieurs complaintes et ballades berrichonnes qui
n'ont plus ni rime ni raison, et où, ça et là, brille un couplet d'une
facture charmante, qui appartient évidemment à un texte original
affreusement corrompu quant au reste.
Pour être privée de ses archives poétiques, l'imagination de nos
paysans n'est pas moins riche que celle des Allemands, et ce sens
particulier de l'hallucination dont j'ai parlé l'atteste suffisamment.
Une des plus singulières apparitions est celle des _meneurs de nuées_,
autour des mares ou au beau milieu des étangs. Ces esprits nuisibles se
montrent aux époques des débordements de rivières, et provoquent le
fléau des pluies torrentielles intempestives. Autant qu'on peut saisir
leurs formes vagues dans la trombe qu'ils soulèvent, on reconnaît parmi
eux, assez souvent, des gens mal famés dans le pays, des gens qui ne
possèdent rien, bien entendu, sur la terre du bon Dieu, et qui ne
souhaitent que le mal des autres. Réunis aux génies des nuages, armés de
pelles ou de balais, vêtus de haillons fangeux et incolores, ils
s'agitent frénétiquement, _ils dansent et enragent_, comme disent les
ballades bretonnes; et le voyageur attardé qui les aperçoit sur les
flaques brumeuses semées dans les landes désertes, doit se hâter de
gagner son gîte, sans les déranger et sans leur montrer qu'il les a vus.
Certainement ils se mettraient, en bourrasque, à ses trousses, et il
n'y ferait pas bon.
On est étonné de voir combien les scènes de la nature impressionnent le
paysan. Il semblerait qu'elles doivent agir davantage sur l'imagination
des habitants des villes, et que l'homme, accoutumé dès son enfance à
errer ou à travailler le jour et la nuit dans une même localité, en
connaît si bien les détails et les différents aspects, qu'il ne puisse
plus y ressentir ni étonnement ni trouble. C'est tout le contraire: le
braconnier qui, depuis quarante ans, chasse au collet ou à l'affût, à la
nuit tombante, voit les animaux même dont il est le fléau, prendre, dans
le crépuscule, des formes effrayantes pour le menacer. Le pêcheur de
nuit, le meunier qui vit sur la rivière même, peuplent de fantômes les
brouillards argentés par la lune; l'éleveur de bestiaux qui s'en va lier
les boeufs ou conduire les chevaux au pâturage, après la chute du jour
ou avant son lever, rencontre dans sa haie, dans son pré, sur ses bêtes
même, des êtres inconnus, qui s'évanouissent à son approche, mais qui le
menacent en fuyant. Heureuses, selon nous, ces organisations
primitives, à qui sont révélés les secrets du monde surnaturel, et qui
ont le don de voir et d'entendre de si étranges choses! Nous avons beau
faire, nous autres, écouter des histoires à faire dresser les cheveux
sur la tête, nous battre les flancs pour y croire, courir la nuit dans
les lieux hantés par les esprits, attendre et chercher la peur
inspiratrice, mère des fantômes, le diable nous fuit comme si nous
étions des saints: Lucifer défend à ses milices de se montrer aux
incrédules.
Les animaux sorciers ne sont pas rares: c'est pourquoi il faut faire
attention à ce qu'on dit devant certains d'entre eux. Un métayer de nos
environs voyait tous les jours un vieux lièvre s'arrêter à peu de
distance de lui, se lécher les pattes, et le regarder d'un air narquois;
or, ce métayer finit, en y faisant bien attention, par reconnaître son
propriétaire sous le déguisement dudit lièvre. Il lui ôta son chapeau,
pour lui faire entendre qu'il n'était point sa dupe et que la
plaisanterie était inutile. Mais le bourgeois, qui était malin, parut ne
pas comprendre, et continua à le surveiller sous cette apparence.
Cela fâcha le métayer, qui était honnête homme, et que le soupçon
blessait d'autant plus, que son maître, lorsqu'il venait chez lui sous
figure de chrétien, ne lui marquait aucune méfiance. Il prit son fusil
un beau soir, comptant bien lui faire peur, et le corriger de cette
manie de faire le lièvre. Il essaya même de le coucher en joue; mais la
preuve que cet animal n'était pas plus lièvre que vous et moi, c'est que
le fusil ne l'inquiéta nullement, et qu'il se mit à rire.
--Ah çà! écoutez, not' maître! s'écria le brave homme perdant patience;
ôtez-vous de là, ou, aussi vrai que j'ai reçu le baptême, je vous
flanque mon coup de fusil.
M. _Trois-Étoiles_ ne se le fit pas dire deux fois: il vit que le paysan
était _émalicé_ tout de bon, et, prenant la fuite, il ne reparut plus.
On a vu souvent des animaux de ce genre, frappés et blessés, disparaître
également; mais, le lendemain, la personne soupçonnée ne se montrait
pas, et, si on allait chez elle, on la trouvait au lit, fort endommagée.
On aurait pu retirer de son corps le plomb qui était entré dans celui
de la bête, car, aussi vrai que ces choses se sont vues, c'était le même
plomb.
Un animal plus incommode encore que ceux qui espionnent l'ouvrier des
champs, c'est celui _qui se fait porter_. Celui-là est un ennemi
déclaré, qui n'écoute rien, et qui se montre sous diverses formes,
quelquefois même sous celle d'un homme tout pareil à celui auquel il
s'adresse. En se voyant ainsi face à face avec son sosie, on est fort
troublé, et, quelque résistance qu'on fasse, il vous saute sur les
épaules. D'autres fois, on sent son poids qui est formidable, sans rien
voir et sans rien entendre. La plus mauvaise de ces apparitions est
celle de la levrette blanche. Quand on l'aperçoit, d'abord elle est
toute petite; mais elle grandit peu à peu, elle vous suit, elle arrive à
la taille d'un cheval et vous monte sur le dos. Il est avéré qu'elle
pèse deux ou trois mille livres; mais il n'y a point à s'en défendre, et
elle ne vous quitte que quand vous apercevez la porte de votre maison.
C'est quand on s'est attardé au cabaret qu'on rencontre cette bête
maudite. Bien heureux quand elle n'est pas accompagnée de deux ou trois
feux follets qui vous entraînent dans quelque marécage ou rivière pour
vous y faire noyer.
La cocadrille, bien connue au moyen âge, existe encore dans les ruines
des vieux manoirs. Elle erre sur les ruines la nuit, et se tient cachée
le jour dans la vase et les roseaux. Si on l'aperçoit alors, on ne s'en
méfie point, car elle a la mine d'un petit lézard; mais ceux qui la
connaissent ne s'y trompent guère et annoncent de grandes maladies dans
l'endroit, si on ne réussit à la tuer avant qu'elle ait vomi son venin.
Cela est plus facile à dire qu'à faire. Elle est à l'épreuve de la balle
et du boulet, et, prenant des proportions effrayantes d'une nuit à
l'autre, elle répand la peste dans tous les endroits où elle passe. Le
mieux est de la faire mourir de faim, ou de la dégoûter du lieu qu'elle
habite en desséchant les fosses et les marais à eaux croupissantes. La
maladie s'en va avec elle.
Le _follet, fadet_ ou _farfadet_, n'est point un animal, bien qu'il lui
plaise d'avoir des ergots et une tête de coq; mais il a le corps d'un
petit homme, et, en somme, il n'est ni vilain ni méchant, moyennant
qu'on ne le contrariera pas. C'est un pur esprit, un bon génie connu en
tout pays, un peu fantasque, mais fort actif et soigneux des intérêts de
la maison. En Berry, il n'habite pas le foyer, il ne fait pas l'ouvrage
des servantes, il ne devient pas amoureux des femmes. Il hante
quelquefois les écuries comme ses confrères d'une grande partie de la
France; mais c'est la nuit, au pâturage, qu'il prend particulièrement
ses ébats. Il y rassemble les chevaux par troupes, se cramponne à leur
crinière, et les fait galoper comme des fous à travers les prés. Il ne
paraît pas se soucier énormément des gens à qui ces chevaux
appartiennent. Il aime l'équitation pour elle-même; c'est sa passion, et
il prend en amitié les animaux les plus ardents et les plus fougueux. Il
les fatigue beaucoup, car on les trouve en sueur quand il s'en est
servi; mais il les frotte et les panse avec tant de soin, qu'ils ne s'en
portent que mieux. Chez nous, on connaît parfaitement les chevaux
_pansés du follet_. Leur crinière est nouée par lui de milliards de
noeuds inextricables.
C'est une maladie du crin, une sorte de plique chevaline, assez
fréquente dans nos pâturages. Ce crin est impossible à démêler, cela est
certain; mais il est certain aussi qu'on peut le couper sans que
l'animal en souffre, et que c'est le seul parti à prendre.
Les paysans s'en gardent bien. Ce sont les étriers du follet; et, s'il
ne les trouvait plus pour y passer ses petites jambes, il pourrait
tomber; et, comme il est fort colère, il tuerait immédiatement la pauvre
bête tondue.
Le ministère de l'instruction publique va faire publier le recueil des
chants populaires de la France. C'est une très-bonne idée, dont la
réalisation devenait nécessaire; mais cela arrive bien tard, nous le
craignons. Pour que la recherche fût tant soit peu complète, il faudrait
envoyer dans chaque province une personne compétente, exclusivement
chargée de ce soin. Les lettrés ou amateurs que l'on va consulter
apporteront les récoltes du hasard. Qui donc aura eu le temps et la
patience de reconstruire, parmi cent versions altérées d'une chose
intéressante, le type primitif? S'il s'agit de recueillir le plus de
poésies inédites qu'il sera possible, et, selon nous, toute
l'importance, toute l'utilité de cette publication est là, le travail
demanderait plusieurs années ou un grand nombre d'explorateurs. Les
commentateurs ne manqueront pas; mais les véritables découvertes seront
fort rares ou fort incomplètes, si l'on ne procède consciencieusement et
par des recherches toutes spéciales.
Notre avis est que la publication du texte musical serait indispensable.
Dans la chanson populaire, les paroles se passent si peu de l'air, que,
si vous les lisez, elles ne vous disent rien, tandis qu'elles vous
surprennent, vous charment ou vous exaltent si vous les entendez
chanter. C'est là, d'ailleurs, qu'il y aurait, _à coup sûr_, des
merveilles à découvrir et à sauver du néant qui va les atteindre. La
musique a toujours été plus négligée que la littérature par les
gouvernements. Elle n'a pas d'archives; combien de chefs-d'oeuvre de
maîtres inconnus ont péri et périront chaque jour! sans parler de
chefs-d'oeuvre d'illustres maîtres qui n'ont jamais paru, et qui
disparaîtront entièrement, faute d'une initiative ministérielle! La
spéculation ne fera jamais ce travail de recherche consciencieuse, et
jamais ne s'exposera au risque le plus insignifiant pour déterrer les
trésors oubliés.
Quoi qu'on en dise, il y a pour les arts, comme pour tous les progrès,
des travaux que l'État seul peut entreprendre et diriger, tant que les
artistes et les industriels n'auront pas de véritables corporations.
Mais nous voici bien loin de notre sujet; rentrons-y en disant que les
paysans sont de grands enfants et de vrais fous, peut-être; mais qu'il
n'y a pas de vraie poésie sans un certain dérèglement d'imagination et
beaucoup de naïveté.
Le sujet n'est pas épuisé, il est peut-être inépuisable; car chaque jour
amène une révélation, et arrache à ce vieux monde de superstitions, qui
dure encore au fond des campagnes, un aveu de ses croyances, de ses
terreurs, de sa poésie.
Un de mes compatriotes berrichons, M. Laisnel de la Salle, a publié dans
ces derniers temps (dans le _Moniteur de l'Indre_) une série
d'excellents articles, qui, réunis en volume, constitueront une
histoire spéciale de cette face de la vie rustique et prolétaire: les
_Traditions, Préjugés, Dictons et Locutions populaires_ de nos
localités. Cet ouvrage n'est pas un résumé de fantaisies, c'est une
recherche consciencieuse de faits acquis à la croyance ou à l'habitude
générale de nos hameaux et petites villes; ce n'en est pas moins un
travail qui amuse et intéresse sans fatiguer l'esprit un seul instant.
Nous avons trouvé avec plaisir, dans un des chapitres de ce livre, une
mention explicative du _grand Bissêtre_, dont nous avions beaucoup
entendu parler sans pouvoir deviner son origine, bien simple cependant.
Mais les explications simples arrivent, on le sait, quand on est las de
tirer par les cheveux les commentaires extravagants, et je n'en avais
fait que de ceux-là.
«Aux environs de la Châtre, dit notre auteur, le peuple croit qu'une
sorte de génie malfaisant (qu'il appelle le _grand Bissêtre_) préside
aux événements qui ont lieu dans les années bissextiles. On dit que,
lorsqu'une femme accouche dans l'année où le _Bissêtre saute_ elle met
immanquablement au monde une fille ou deux jumeaux, et reste sept ans
sans avoir d'enfants.
«À Dijon, en ces sortes d'années,» dit la Monnoye, «le vulgaire pense
que _Bissêtre cor_ (court), et qu'ainsi on ne doit rien entreprendre
d'important.»
«Bissêtre est donc un vieux mot dérivé de Bissexte, et était synonyme de
_malheur, infortune_.
«Pour ce que Bissextre eschiet,
L'an en sera tout desbauchiet.»
(Molinet.--_Le Calendrier_.)
«Cette année était bissextile, et le Bissexte tomba de fait sur les
traîtres.» (Orderic Vital, lib. XIII.)
«La mauvaise influence de l'année bissextile était proverbiale au moyen
âge. Cette superstition remonte aux Romains.--Voyez Macrobe.» (Génin,
_Lexique comparé_.)
«Bissêtre signifie aussi, dans notre patois, enfant vif et turbulent,
enfant terrible.»
Dans certaines campagnes, le Bissêtre, et c'est ce qui nous avait
empêché de songer à l'année bissextile, n'est pas obligé de _courir_ à
certaines époques. Il court les champs, les étangs, les marécages, d'où
il fait sortir les pestilences et mauvaises fièvres.
La _poule noire_ est consacrée, dans presque toute la France, aux
incantations nocturnes. Chez nous, la manière dont M. Laisnel de la
Salle raconte son emploi est à peu près identique dans toute la vallée
Noire.
«Ordinairement, dit-il, lorsque les paysans veulent avoir une entrevue
avec le diable, ils se rendent à minuit à l'embranchement de quatre
chemins, et, là, tenant la poule, ils crient par trois fois:
«--Qui veut acheter ma poule noire?
«J'ignore ce que les anciens pensaient de la _poule noire_; mais je sais
qu'ils appelaient un homme heureux _gallinae filius albae_.»
Après M. Laisnel de la Salle, on n'a plus qu'à glaner; mais on glane
longtemps dans un champ aussi fertile que celui de l'imagination
populaire.
Le _casseux_ de bois est le fantôme des forêts. On n'a pas l'esprit bien
tranquille quand on va faire, de nuit, sa provision de fagots sur la
terre du prochain. C'est alors que l'on entend des bruits étranges de
chouettes effrayées et de branches cassées par la course des sangliers
dans les taillis; c'est alors que, par un temps calme, on sent venir un
rapide et inexplicable ouragan qui rase le sol et brise au pied les
jeunes arbres; c'est alors que, marchant de tige en tige, à fantastiques
enjambées, le gnome à la longue chevelure vient vous dire: «Que fais-tu
là?»
Nous avons parlé déjà quelque part du _ramasseux de rosée_, un
propriétaire matinal qui promène sur les prairies un chiffon au moyen
duquel toute l'humidité d'un pré passe dans le sien. Mais il ne faut pas
croire qu'il suffirait d'imiter cette simple opération pour obtenir
d'aussi magnifiques résultats. D'abord, on n'est jamais bien certain
quand, à travers la brume blanchâtre, on aperçoit l'opérateur, que ce
soit un sorcier ou son _domestique_, c'est-à-dire le démon qui le sert,
et qui s'habille à sa ressemblance. Dans tous les cas, il faut être bien
_savant_ pour faire sa fortune de cette manière.
Il n'y a pas longtemps que nous avons découvert chez nous le _lubin_
d'origine normande dont nous avait parlé mademoiselle Amélie Bosquet
dans son excellent livre; mais, dans nos champs, au lieu de hanter les
cimetières, ce farfadet se montre favorable aux moissons, et sème
derrière les bons laboureurs; pourtant il ne faudrait pas le contrarier,
car il pourrait bien semer du _bédouin_ et de l'ivraie à la place de
froment, _si c'était son idée_.
Le _lupeux_ est un être franchement désagréable. Un de nos amis,
parcourant les steppes marécageux de la Brenne avec un guide, entendit
non loin de lui, dans le crépuscule du soir, une voix humaine assez
douce, qui, d'un ton enjoué, ou plutôt goguenard, répétait de place en
place: _Ah! ah!_ Il regarda de tous côtés, ne vit rien, et dit à
l'indigène qui l'accompagnait:
--Voilà quelqu'un de bien étonné. Est-ce à cause de nous?
Le guide ne répondit rien. Ils continuent à marcher. La voix les
suivait, et, a chaque mouvement que faisait notre ami, s'écriait: _Ah!
ah!_ d'une manière si moqueuse et si gaie, qu'il ne put s'empêcher de
rire en lui répondant:
--Eh bien, quoi donc?
--Taisez-vous, pour l'amour du bon Dieu, lui dit son guide en lui
serrant le bras; ne lui parlez pas, n'ayez pas l'air de l'entendre. Si
vous lui répondez encore une fois, nous sommes perdus.
Notre ami, qui connaît bien les terreurs du paysan, ne s'obstina pas,
et, quand ils furent assez loin de l'invisible persifleur:
--Ah çà! lui dit-il, c'est un oiseau, une espèce de chouette?
--Ah bien, oui, dit l'autre, un bel oiseau! C'est le lupeux! Ça commence
par rire; ça vous tire de votre chemin, ça vous emmène, et puis ça se
fâche et ça vous noie dans les fondrières.
Nous demanderons à M. Laisnel de la Salle de nous parler du lupeux, et
de retrouver l'étymologie du nom, qui presque toujours le met avec
succès sur la trace originaire de la tradition.
La nuit de Noël est, en tout pays, la plus solennelle crise du monde
fantastique. Toujours, par suite de ce besoin qu'éprouvent les hommes
primitifs de compléter le miracle religieux par le merveilleux de leur
vive imagination, dans tous les pays chrétiens, comme dans toutes les
provinces de France, le coup de minuit de la messe de Noël ouvre les
prodiges du sabbat, en même temps qu'il annonce la commémoration de
l'ère divine. Le ciel pleut des bienfaits à cette heure sacrée; aussi
l'enfer vaincu, voulant disputer encore au Sauveur la conquête de
l'humanité, vient-il s'offrir à elle pour lui donner les biens de la
terre, sans même exiger en échange le sacrifice du salut éternel: c'est
une flatterie, une avance gratuite que Satan fait à l'homme. Le paysan
pense qu'il peut en profiter. Il est assez malin pour ne pas se laisser
prendre au piége; il se croit bien aussi rusé que le diable, et il ne se
trompe guère.
Dans notre vallée Noire, le _métayer fin_, c'est-à-dire savant dans la
cabale et dans l'art de faire prospérer le _bestiau_ par tous les moyens
naturels et surnaturels, s'enferme dans son étable au premier coup de la
messe; il allume sa lanterne, ferme toutes ses _huisseries_ avec le plus
grand soin, prépare certains charmes, que le _secret_ lui révèle, et
reste là, _seul de chrétien_, jusqu'à la fin de la messe.
Dans ma propre maison, à moi qui vous raconte ceci, la chose se passe
ainsi tous les ans, non pas sous nos yeux, mais au su de tout le monde,
et de l'aveu même des métayers.
Je dis: Non pas sous nos yeux, car le charme est impossible si un regard
indiscret vient le troubler. Le métayer, plus défiant qu'il n'est
possible d'être curieux, se barricade de manière à ne pas laisser une
fente; et, d'ailleurs, si vous êtes là quand il veut entrer dans
l'étable, il n'y entrera point; il ne fera pas sa conjuration, et gare
aux reproches et aux contestations s'il perd des bestiaux dans l'année:
c'est vous qui lui aurez causé le dommage.
Quant à sa famille, à ses serviteurs, à ses amis et voisins, il n'y a
pas de risque qu'ils le gênent dans ses opérations mystérieuses. Tous
convaincus de l'utilité souveraine de la chose, ils n'ont garde d'y
apporter obstacle. Ils s'en vont bien vite à la messe, et ceux que leur
âge ou la maladie retient à la maison ne se soucient nullement d'être
initiés aux terribles émotions de l'opération. Ils se barricadent de
leur côté, frissonnant dans leur lit si quelque bruit étrange fait
hurler les chiens et mugir les troupeaux.
Que se passe-t-il donc alors entre le _métayer fin_ et le bon compère
_Georgeon_? Qui peut le dire? Ce n'est pas moi; mais bien des versions
circulent dans les veillées d'hiver, autour des tables où l'on casse les
noix pour le pressoir; bien des histoires sont racontées, qui font
dresser les cheveux sur la tête.
D'abord, pendant la messe de minuit, les bêtes parlent, et le métayer
doit s'abstenir d'entendre leur conversation. Un jour, le père
Casseriot, qui était faible à l'endroit de la curiosité, ne put se tenir
d'écouter ce que son boeuf disait à son âne.
--Pourquoi que t'es triste, et que tu ne manges point? disait le boeuf.
--Ah! mon pauvre vieux, j'ai un grand chagrin, répondit l'âne. Jamais
nous n'avons eu si bon maître, et nous allons le perdre!
--Ce serait grand dommage, reprit le boeuf, qui était un esprit calme et
philosophique.
--Il ne sera plus de ce monde dans trois jours, reprit l'âne, dont la
sensibilité était plus expansive, et qui avait des larmes dans la voix.
--C'est grand dommage, grand dommage! répliqua le boeuf en ruminant.
Le père Casseriot eut si grand'peur, qu'il oublia de faire son charme,
courut se mettre au lit, y fut pris de fièvre chaude, et mourut dans les
trois jours.
Le valet de charrue Jean, de Chassignoles, a vu une fois, au coup de
l'élévation de la messe, les boeufs sortir de l'étable en faisant grand
bruit, et se jetant les uns contre les autres, comme s'ils étaient
poussés d'un aiguillon vigoureux; mais il n'y avait personne pour les
conduire ainsi, et ils se rendirent seuls à l'abreuvoir, d'où, après
avoir bu d'une soif qui n'était pas ordinaire, ils rentrèrent à l'étable
avec la même agitation et la même obéissance. Curieux et sceptique, il
voulut en savoir le fin mot. Il attendit sous le portail de la grange,
et en vit sortir, au dernier coup de la cloche, le métayer, son maître,
reconduisant un homme qui ne ressemblait à aucun autre homme, et qui lui
disait:
--Bonsoir, Jean; à l'an prochain!
Le valet de charrue s'approcha pour le regarder de plus près; mais
qu'était-il devenu? Le métayer était tout seul, et, voyant l'imprudent:
--Par grand bonheur, mon gars, lui dit-il, que tu ne lui as point parlé;
car, s'il avait seulement regardé de ton côté, tu ne serais déjà plus
vivant à cette heure!
Le valet eut si grand'peur, que jamais plus il ne s'avisa de regarder
quelle main mène boire les boeufs pendant la nuit de Noël.
III
LES TAPISSERIES DU CHÂTEAU DE BOUSSAC
Le Berry n'est pas ce qu'on le juge quand on l'a traversé seulement par
les routes royales, dans ses parties plates et tristes, de Vierzon à
Châteauroux, à Issoudun ou à Bourges. C'est vers la Châtre qu'il prend
du style et de la couleur; c'est vers ses limites avec la Marche qu'il
devient pittoresque et vraiment beau.
En remontant l'Indre jusque vers les hauteurs où il cache sa source, on
arrive à Sainte-Sévère, ancienne ville bâtie en précipice sur le versant
rapide au fond duquel coule la rivière. Jusqu'à nos jours, il était
presque courageux de descendre la rue principale et de traverser le gué.
À présent, routes et ponts se hâtent de rendre la circulation facile et
sûre aux sybarites de la nouvelle génération. Sainte-Sévère est illustre
dans les annales du Berry et dans celles de la France; c'est la dernière
place de guerre qui fut arrachée aux Anglais sur notre ancien sol. Ils y
soutinrent un assaut terrible, où le brave Duguesclin, _aidé de ses bons
hommes d'armes et des rudes gars de l'endroit_ les battit en brèche avec
fureur. Ils furent forcés promptement de se rendre et d'évacuer la
forteresse, qui élève encore ses ruines formidables et le squelette de
sa grande tour sur un roc escarpé. Nous l'avons vue entière et fendue de
haut en bas par une grande lézarde garnie de lierre; monument glorieux
pour le pays, et superbe pour les peintres. Mais, durant
l'avant-dernier hiver, la moitié de la tour fendue s'écroula tout à coup
avec un fracas épouvantable, qui fut entendu à plusieurs lieues de
distance. Telle qu'elle est maintenant, cette moitié de tour est encore
belle et menaçante pour l'imagination; mais, comme elle est trop
menaçante en réalité pour les habitations voisines, et surtout pour le
nouveau château bâti au pied, il est probable qu'avant peu, soit par la
main des hommes, soit par celle du temps, elle aura entièrement disparu.
On a longtemps conservé dans l'église de Sainte-Sévère le dernier
étendard arraché aux Anglais. Nous ignorons s'il y est encore; on nous a
dit qu'il était conservé au château par M. le comte de Vilaines, dont le
nouveau parc, jeté en pente abrupte sur le flanc du ravin, est une
promenade admirable. Non loin de Sainte-Sévère, on entre, par Boussac,
dans le département de la Creuse. Mais, jusqu'à Roul-Sainte-Croix,
quatre lieues au delà; sur l'arête élevée des collines qui forment comme
une limite naturelle aux deux provinces du Berry et de la Marche, on
foule encore l'ancien sol _berruyer_. Les paysans parlent presque tous
la langue d'_oc_ et la langue d'_oil_, et, dans sa sauvagerie marchoise,
la campagne conserve encore quelque chose de la naïveté berrichonne.
Boussac est un précipice encore plus accusé que Sainte-Sévère. Le
château est encore mieux situé sur les rocs perpendiculaires qui bordent
le cours de la petite Creuse. Ce castel, fort bien conservé, est un joli
monument du moyen âge, et renferme des tapisseries qui mériteraient
l'attention et les recherches d'un antiquaire.
J'ignore si quelque indigène s'est donné le soin de découvrir ce que
représentent ou ce que signifient ces remarquables travaux ouvragés,
longtemps abandonnés aux rats, ternis par les siècles, et que l'on
répare maintenant à Aubusson avec succès. Sur huit larges panneaux qui
remplissent deux vastes salles (affectées au local de la
sous-préfecture), on voit le portrait d'une femme, la même partout,
évidemment; jeune, mince, longue, blonde et jolie; vêtue de huit
costumes différents, tous à la mode de la fin du XVe siècle. C'est la
plus piquante collection des modes patriciennes de l'époque qui subsiste
peut-être en France: habit du matin, habit de chasse, habit de bal,
habit de gala et de cour, etc. Les détails les plus coquets, les
recherches les plus élégantes y sont minutieusement indiqués. C'est
toute la vie d'une merveilleuse de ce temps-là. Ces tapisseries, d'un
beau travail de haute lisse, sont aussi une oeuvre de peinture fort
précieuse, et il serait à souhaiter que l'administration des beaux-arts
en fit faire des copies peintes avec exactitude pour enrichir nos
collections nationales, si nécessaires aux travaux modernes des
artistes.
Je dis des copies, parce que je ne suis pas partisan de l'accaparement
un peu arbitraire, dans les capitales, des richesses d'art éparses sur
le sol des provinces. J'aime à voir ces monuments en leur lieu, comme un
couronnement nécessaire à la physionomie historique des pays et des
villes. Il faut l'air de la campagne de Grenade aux fresques de
l'Alhambra. Il faut celui de Nîmes à la Maison Carrée. Il faut de même
l'entourage des roches et des torrents au château féodal de Boussac; et
l'effigie des belles châtelaines est là dans son cadre naturel.
Ces tapisseries attestent une grande habileté de fabrication et un grand
goût mêlés à un grand savoir naïf chez l'artiste inconnu qui en a tracé
le dessin et indiqué les couleurs. Le pli, le mat et les lustrés des
étoffes, la manière, ce qu'on appellerait aujourd'hui le _chic_ dans la
coupe des vêtements, le brillant des agrafes de pierreries, et jusqu'à
la transparence de la gaze, y sont rendus avec une conscience et une
facilité dont les outrages du temps et de l'abandon n'ont pu triompher.
Dans plusieurs de ces panneaux, une belle jeune enfant, aussi longue et
ténue dans son grand corsage et sa robe en gaîne que la dame châtelaine,
vêtue plus simplement, mais avec plus de goût peut-être, est représentée
à ses côtés, lui tendant ici l'aiguière et le bassin d'or, là un panier
de fleurs ou des bijoux, ailleurs l'oiseau favori. Dans un de ces
tableaux, la belle dame est assise en pleine face, et caresse de chaque
main de grandes licornes blanches qui l'encadrent comme deux supports
d'armoiries. Ailleurs, ces licornes, debout, portent à leurs côtés des
lances avec leur étendard. Ailleurs encore, la dame est sur un trône
fort riche, et il y a quelque chose d'asiatique dans les ornements de
son dais et de sa parure splendide.
Mais voici ce qui a donné lieu à plus d'un commentaire: le croissant est
semé à profusion sur les étendards, sur le bois des lances d'azur, sur
les rideaux, les baldaquins et tous les accessoires du portrait. La
licorne et le croissant sont les attributs gigantesques de cette
créature fine, calme et charmante. Or, voici la tradition.
Ces tapisseries viennent, on l'affirme, de la tour de Bourganeuf, où
elles décoraient l'appartement du malheureux Zizim; il en aurait fait
présent au seigneur de Boussac, Pierre d'Aubusson, lorsqu'il quitta la
prison pour aller mourir empoisonné par Alexandre VI. On a longtemps cru
que ces tapisseries étaient turques. On a reconnu récemment qu'elles
avaient été fabriquées à Aubusson, où on les répare maintenant. Selon
les uns, le portrait de cette belle serait celui d'une esclave adorée
dont Zizim aurait été forcé de se séparer en fuyant à Rhodes; selon un
de nos amis, qui est, en même temps, une des illustrations de notre
province[2], ce serait le portrait d'une dame de Blanchefort, nièce de
Pierre d'Aubusson, qui aurait inspiré à Zizim une passion assez vive,
mais qui aurait échoué dans la tentative de convertir le héros musulman
au christianisme. Cette dernière version est acceptable, et voici
comment j'expliquerais le fait: lesdites tentures, au lieu d'être
apportées d'Orient et léguées par Zizim à Pierre d'Aubusson, auraient
été fabriquées à Aubusson par l'ordre de ce dernier, et offertes à Zizim
en présent pour décorer les murs de sa prison, d'où elles seraient
revenues, comme un héritage naturel, prendre place au château de
Boussac. Pierre d'Aubusson, grand maître de Rhodes, était très-porté
pour la religion, comme chacun sait (ce qui ne l'empêcha pas de trahir
d'une manière infâme la confiance de Bajazet); on sait aussi qu'il fit
de grandes tentatives pour lui faire abandonner la foi de ses pères.
Peut-être espéra-t-il que son amour pour la demoiselle de Blanchefort
opérerait ce miracle. Peut-être lui envoya-t-il la représentation
répétée de cette jeune beauté dans toutes les séductions de sa parure,
et entourée du croissant en signe d'union future avec l'infidèle, s'il
consentait au baptême. Placer ainsi sous les yeux d'un prisonnier, d'un
prince musulman privé de femmes, l'image de l'objet désiré, pour
l'amener à la foi, serait d'une politique tout à fait conforme à
l'esprit jésuitique. Si je ne craignais d'impatienter mon lecteur, je
lui dirais tout ce que je vois dans le rapprochement ou l'éloignement
des licornes (symboles de virginité farouche, comme on sait) de la
figure principale. La dame, gardée d'abord par ces deux animaux
terribles, se montre peu à peu placée sous leur défense, à mesure que
les croissants et le pavillon turc lui sont amenés par eux. Le vase et
l'aiguière qu'on lui présente ensuite ne sont-ils pas destinés au
baptême que l'infidèle recevra de ses blanches mains? Et, lorsqu'elle
s'assied sur le trône avec une sorte de turban royal au front,
n'est-elle pas la promesse d'hyménée, le gage de l'appui qu'on assurait
à Zizim pour lui faire recouvrer son trône, s'il embrassait le
christianisme, et s'il consentait à marcher contre les Turcs à la tête
d'une armée chrétienne? Peut-être aussi cette beauté est-elle la
personnification de la France. Cependant, c'est un portrait, un portrait
toujours identique, malgré ses diverses attitudes et ses divers
ajustements. Je ne demanderais, maintenant que je suis sur la trace de
cette explication, qu'un quart d'heure d'examen nouveau desdites
tentures pour trouver, dans le commentaire des détails que ma mémoire
omet ou amplifie à mon insu, une solution tout aussi absurde qu'on
pourrait l'attendre d'un antiquaire de profession.
[Note 2: M. de la Touche, qui a chanté en beaux vers et décrit en
noble prose les grâces et les grandeurs des sites du Berry et de la
Marche.]
Car, après tout, le croissant n'a rien d'essentiellement turc, et on le
trouve sur les écussons d'une foule de familles nobles en France. La
famille des Villelune, aujourd'hui éteinte, et qui a possédé grand
nombre de fiefs en Berry, avait des croissants pour blason. Ainsi nous
avons cherché, et il reste à trouver: c'est le dernier mot à des
questions bien plus graves.
À deux lieues de Boussac, à travers des sentiers de sable fin semé de
rochers, et souvent perdus dans la bruyère, on arrive aux pierres
Jomâtres, ou _Jo-math_, comme disent nos savants, ou _Jomares_, comme
disent les rustiques. C'est un véritable cromlech gaulois, dont j'ai
peut-être beaucoup trop parlé dans un roman intitulé _Jeanne_, mais que
l'on peut toujours explorer avec intérêt, qu'on soit artiste ou savant.
Le lieu est austère, découvert et imposant, sous un ciel vaste et jeté
au sein d'une nature pâle et dépouillée qui a un grand cachet de
solitude et de tristesse.
V
LES BORDS DE LA CREUSE
L'histoire des manoirs féodaux des bords de la Creuse n'offre, durant
tout le moyen âge, qu'un série de petites guerres de voisin à voisin,
et l'on pourrait dire de cousin à cousin. Il ne paraît pas que ces
turbulents hobereaux aient pris souvent parti dans les grandes guerres
civiles qui désolaient la France. Leurs exploits se tournaient vers les
croisades, où plusieurs ont acquis du renom et dépensé leur bien.
Aussitôt rentrés chez eux, ils n'avaient plus pour aliment à leur
activité que les procès, presque toujours dénoués à main armée. Ils se
mariaient dans le pays, c'est-à-dire que toutes les familles nobles
étaient assez étroitement alliées les unes aux autres; mais il ne paraît
pas que ce fût une raison pour s'entendre. Il n'est guère de succession
qui n'ait donné lieu à des querelles, à des combats et à des assauts
plus ou moins meurtriers.
Il résulte de la petitesse des intérêts personnels qui se sont débattus
dans ces romantiques demeures, que l'histoire des châtellenies
berruyères et marchoises, bien que très-agitée, est sans attrait réel.
Quelques épisodes comiques, quelques discussions et conventions bizarres
entre les couvents et les châteaux, à propos de redevances et de dîmes
contestées, viennent seuls rompre la monotonie de ces éternelles
escarmouches.
Après la féodalité, les vieilles forteresses prennent parti dans les
guerres de religion, mais presque toujours avec un caractère de
personnalité fort étroit. C'est pourquoi l'on peut dire que nul pays n'a
moins d'histoire que le bas Berry. Le dernier siége que soutint le vieux
manoir de Gargilesse fut livré contre un partisan du grand Condé.
L'affaire dura vingt-quatre heures; un gendarme y fut blessé, la petite
garnison se rendit _faute de vivres_. La puissance des hobereaux s'en
allait pièce à pièce devant les idées et les besoins d'unité que
Richelieu avait semés, et que les orgies de la Fronde ne pouvaient
étouffer, comme leurs vieilles forteresses s'en allaient pierre à pierre
devant les ressources nouvelles de l'artillerie de campagne. Richelieu
avait décrété et commencé la destruction de tous ces nids de vautours;
Louis XIV l'acheva.