George Sand

Promenades autour d'un village
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Ce qui n'a pas du tout d'histoire, c'est le rivage agreste de cette
partie de la Creuse encaissée entre deux murailles de micaschiste et de
granit, depuis les rochers Martin jusqu'aux ruines de Châteaubrun. Là
n'existe aucune voie de communication qui ait pu servir aux petites
années des anciens seigneurs. Le torrent capricieux et tortueux, trop
hérissé de rochers quand les eaux sont basses, trop impétueux quand
elles s'engouffrent dans leurs talus escarpés, n'a jamais été navigable.
On peut donc s'y promener à l'abri de ces réflexions, tristes et
humiliantes pour la nature humaine, que font naître la plupart des lieux
_à souvenirs_. Ces petits sentiers, tantôt si charmants quand ils se
déroulent sur le sable fin du rivage ou parmi les grandes herbes
odorantes des prairies, tantôt si rudes quand il faut les chercher de
roche en roche dans un chaos d'écroulements pittoresques, n'ont été
tracés que par les petits pieds des troupeaux et de leurs _pâtours_.
C'est une Arcadie, dans toute la force du mot.

Si l'on suit la Creuse jusqu'à Croyent, où elle est encore plus
encaissée et plus fortifiée par les rochers en aiguille, on en a pour
une journée de marche dans ce désert enchanté. Une journée d'Arcadie au
coeur de la France, c'est tout ce que l'on peut demander au temps où
nous vivons.

Mais, quand nous disons _ce désert_, c'est dans un sens que nous
devrions nous reprocher comme trop aristocratique, car ce pays est
fréquenté par une population de pêcheurs, de meuniers et de gardeurs de
troupeaux. Mais c'est assez l'habitude des gens qui ont la prétention
d'appartenir à la civilisation, de se croire seuls quand ils n'ont
affaire qu'à des esprits rustiques, étrangers à leurs préoccupations.
Sans dédaigner en aucune façon ces êtres naïfs, et très-souvent
excellents, on peut cependant dire avec quelque raison qu'ils font
partie de la nature vierge qui leur sert de cadre. Ils ont pour nous le
mérite de ne rien déranger à son harmonie et de ne pas voir au delà de
ses étroits horizons. On n'a pas à craindre qu'ils ne racontent la
légende du manoir dont les ruines se dressent au sommet de leurs
collines. Ils l'ont si bien oubliée, qu'ils s'étonnent d'une question à
ce sujet. Ils ont un mot qui résume pour eux toute l'histoire du monde;
ce mot, c'est _dans les temps_, mot vague et mystérieux, qui couvre pour
eux un abîme impénétrable, inutile à creuser, «Cet endroit a été habité
_dans les temps.--Dans les temps_, on dit qu'il s'y est fait du
mal.--Il paraît que, _dans les temps_, le monde se battait toujours.»
N'en demandez pas davantage: le pourquoi et le comment n'existent pas.

On est donc très-étonné de trouver quelquefois, chez cet homme rustique,
une certaine préoccupation et une certaine notion, que l'on pourrait
appeler divinatoire, des événements primitifs dont la terre a été le
théâtre et dont l'homme n'a pas été le témoin. Le paysan se demande
quelquefois la cause de ces formes capricieuses et de ces accidents
pittoresques qui tourmentent le sol sous ses pas. Il vous dit que le feu
a tout cuit dans la terre, et que les pierres ont poussé, _dans les
temps_, comme poussent maintenant les arbres; notion très-juste, à coup
sûr, dans une région qui porte la trace de soulèvements considérables.

D'où vient cette tradition dans des esprits complètement incultes? Du
raisonnement et de la comparaison. On se tromperait bien si l'on
supposait que le paysan ne réfléchit pas. Il rêve plus qu'il ne pense,
il est vrai; mais sa rêverie est pleine de hardiesses d'autant plus
ingénieuses qu'elles ne sont pas entravées par les notions d'autrui.

Si une race d'hommes mérite le bonheur, c'est à coup sûr la race
agricole. Ce bonheur serait si peu exigeant! Quand on regarde la
frugalité de ses habitudes et que l'on écoute ses plaintes, on s'étonne
du peu qu'il faudrait pour satisfaire l'ambition du paysan: celui-ci
rêve de deux vaches qu'il pourrait mettre dans son pré; celui-là, d'un
bout de pré qui suffirait à ses deux vaches. On a tort de croire que
rien ne contenterait l'avidité croissante du paysan. Il ne désire
généralement que ce qu'il peut cultiver lui-même: si, par exception, son
esprit s'inquiète des besoins de la civilisation, il s'en va, il cesse
d'être paysan.

Le fait d'une haute sagesse économique serait d'entretenir chez le
paysan cet amour de la terre et du chez soi, auquel il renonce avec tant
de répugnance ou par suite d'instincts tellement exceptionnels.

Quels services ne rend-il pas, en effet, à la société, cet homme sobre
et patient que rien ne rebute, et qui porte l'effort constant de sa vie
dans des solitudes où nul autre que lui ne voudrait planter sa tente?
Rien ne le rebute dans cette tâche d'isolement et de labeur. Donnez-lui
ou confiez-lui à de bonnes conditions un peu de terre, fût-ce sur la
cime d'un rocher ou sur le bord d'un torrent dévastateur, il trouvera
moyen de s'y installer. Il ne vous demandera ni chemin, ni vastes
établissements, ni dépenses sérieuses. Acclimaté et habitué à tous les
inconvénients de la région où il est né, il persiste à travailler et à
vivre quelquefois dans des conditions devant lesquelles reculeraient des
colonies amenées à grands frais. Les grandes découvertes modernes de
l'agriculture, les machines et le drainage, ne sont applicables qu'aux
plaines. Dans les régions accidentées où les transports ne se font qu'à
dos de mulet, la bêche, c'est-à-dire le bras de l'homme, peut seul tirer
parti de ces précieux filons de terre extrafine qui glissent et
s'accumulent dans les intervalles des rochers. Qui de nous voudrait se
charger de disputer, sa vie durant, ce terreau à la roche qui l'enserre,
et d'habiter cette chaumière isolée au bord du précipice? Le paysan s'y
plaît cependant, hiver comme été; il s'y acharne contre l'eau fougueuse
et la pierre obstinée! Creuser et briser, voilà toute sa vie. C'est une
vie d'ermite, c'est un travail de castor. Cet homme aurait le droit
d'être sauvage. Loin de là, il est doux, hospitalier, enjoué; il prend
en amitié le passant qui regarde son labeur et admire sa montagne. Ce
que nous disons là ne s'applique pas en particulier aux bords de la
Creuse, qui ne sont que des gorges profondes, sillonnant de vastes
plateaux fertiles et praticables; mais, si nous avons raison
relativement à d'étroits espaces dont le paysan sait, à force de
patience, utiliser les escarpements, combien notre sollicitude ne
doit-elle pas s'étendre à des populations entières, oubliées et perdues
dans les montagnes arides qui sillonnent d'autres parties de la France!




GARGILESSE


Grâce à une bonne tendance générale, les artistes et les poëtes
commencent à savoir et à dire que la France est un des plus beaux pays
du monde, et qu'il n'est pas nécessaire, comme on l'a cru trop longtemps
et comme la mode le prétend encore, de franchir les Alpes pour trouver
la nature belle et le ciel doux. Si, comme toutes les vastes contrées,
la France a de vastes espaces encore incultes et frappés d'une apparente
stérilité, ou des plaines uniformes fatigantes de richesses matérielles
pour l'oeil du voyageur désintéressé, elle a aussi, dans les plis de ses
montagnes, dans le mouvement de ses collines, et dans les sinuosités de
ses rivières, des grandeurs réelles, des oasis délicieuses et des
paysages enchantés. Tout le monde connaît maintenant les endroits
pittoresques fréquentés par les savants et les artistes, l'âpre
caractère des sites bretons, les splendeurs étranges du Dauphiné, les
riants jardins de Touraine, et les volcans d'Auvergne, et les herbages
splendides de Normandie, etc.

Le centre de la France est moins connu et moins fréquenté. Le Berry, le
Bourbonnais et la Marche sont comme des noyaux qui envoient le
rayonnement et ne le reçoivent pas. Une partie de ces populations
émigre, et rien n'attire vers elles. Bourges, la ville centrale de la
nationalité française, est une ville morte, sans activité expansive,
sans autre individualité que la force d'inertie qui caractérise les
vieux Berruyers. Il ne semble pas qu'un point central puisse être un
point d'isolement. Il en est pourtant ainsi. La stagnation des habitudes
et des idées est remarquable dans cette ancienne métropole et dans les
populations environnantes.

À part les monuments de Bourges, qui sont d'un grand intérêt, nous ne
conseillerons d'ailleurs à personne d'aller chercher par là les délices
de la promenade. Si l'on traverse le Berry, il faudra éviter aussi le
navrant pays de Brenne et les froides plaines d'Issoudun et de
Châteauroux. Ceux qui voyagent en poste ou en wagon ne verront jamais
de cette région que ce qu'elle a de morne et de stupéfiant. Pourtant, si
l'on se dirige en chemin de fer jusqu'à Argenton, et que l'on veuille
descendre, en voiture ou à cheval, le cours de la Creuse pendant deux
lieues, on arrivera dans cette partie du bas Berry où il faut
nécessairement aller à pied ou à âne, mais dont le charme vous dédommage
amplement des petites fatigues de la promenade.

C'est une gentille et mignonne Suisse qui se creuse tout à coup sous vos
pieds, quand vous avez descendu deux ou trois amphithéâtres de collines
douces et d'un large contour. Vous vous trouvez alors en face d'une
déchirure profonde, revêtue de roches micaschisteuses d'une forme et
d'une couleur charmantes; au fond de cette gorge coule un torrent
furieux en hiver, un miroir tranquille en été: c'est la Creuse, où se
déverse un torrent plus petit, mais pas beaucoup plus sage à la saison
des pluies, et non moins délicieux quand viennent les beaux jours. Cet
affluent, c'est la Gargilesse, un bijou de torrent jeté dans des roches
et dans des ravines où il faut nécessairement aller chercher ses grâces
et ses beautés avec un peu de peine.

Depuis quelques années, le petit village de Gargilesse, situé près du
confluent de ces eaux courantes, est devenu le rendez-vous, le
Fontainebleau de quelques artistes bien avisés. Il en attirera
certainement peu à peu beaucoup d'autres, car il le mérite bien. C'est
un nid sous la verdure, protégé des vents froids par des masses de
rochers et des aspérités de terrain fertile et doucement tourmenté. Des
ruisseaux d'eau vive, une vingtaine de sources, y baignent le pied des
maisons et y entretiennent la verdeur plantureuse des enclos.

Quelque rustiquement bâti que soit ce village, son vieux château perché
sur le ravin et son église romane d'un très beau style, fraîchement
réparée par les soins du gouvernement, lui donnent un aspect confortable
et seigneurial. La fertilité du pays, la rivière poissonneuse,
l'abondance de vaches laitières et de volailles à bon marché, assurent
une nourriture saine au voyageur. Les gîtes propres sont encore rares;
mais les habitants, naturellement hospitaliers et obligeants,
commencent à s'arranger pour accueillir convenablement leurs hôtes.

Une fois installé chez ces braves gens, on n'a que l'embarras du choix
pour les promenades intéressantes et délicieuses. En remontant le cours
de la Creuse par des sentiers pittoresques, on trouve, à chaque pas, un
site enchanteur ou solennel. Tantôt le _rocher du Moine_, grand prisme à
formes basaltiques, qui se mire dans des eaux paisibles; tantôt le _roc
des Cerisiers_, découpure grandiose qui surplombe le torrent et que l'on
ne franchit pas sans peine quand les eaux sont grosses.

Ces rivages riants ou superbes vous conduisent à la colline escarpée où
se dresse l'imposante ruine de Chateaubrun. Son enceinte est encore
entière, et vous trouvez là une solitude absolue. Ce serait l'idéal du
silence, sans les cris aigus des oiseaux de proie et le murmure des
cascades de la Creuse.

Toute cette région jouit d'une température exceptionnelle, et
particulièrement le village de Gargilesse, bâti, comme nous l'avons dit,
dans un pli du ravin et abrité de tous côtés par plusieurs étages de
collines. La présence de certains papillons et de certains lépidoptères
qui ne se rencontrent, en France, qu'aux bords de la Méditerranée, est
une preuve frappante de cette anomalie de climat, enfermée pour ainsi
dire sur un espace de quelques lieues, dans le ravin formé par la
Creuse. C'est comme une serre chaude au milieu des plateaux élevés et
froids qui unissent le bas Berry à la Marche; et c'est ici le lieu de
dire que la France manque d'une statistique des localités salubres et
bienfaisantes qu'elle renferme à l'insu de la Faculté de médecine. On
n'a encore trouvé rien de mieux à conseiller aux personnes menacées de
phthisie, que le littoral piémontais, où les riches seuls peuvent se
réfugier, et où il n'est pas prouvé que l'air salin de la mer, engouffré
dans la corniche des hautes montagnes, ne soit pas beaucoup trop violent
pour les poitrines délicates.

Jusqu'à présent, les antiquaires, les naturalistes et les peintres ont
seuls la bonne fortune et le bon esprit de pénétrer dans ces oasis dont
nous parlons et dont nous pouvons signaler au moins une dans le rayon
de nos promenades. Combien ne découvrirait-on pas de ces abris naturels
dans les différentes provinces! Est-ce qu'un voyage médical entrepris
dans ce but par une commission compétente, et devant amener
l'établissement de maisons de santé sur un grand nombre de points de
notre territoire, ne serait pas digne de l'attention du gouvernement? Ce
serait une source de bien-être pour ces petites populations, en même
temps qu'une immense économie pour les familles médiocrement aisées qui
demandent, pour un de leurs membres languissant et menacé, un refuge
contre nos rigoureux hivers. Il faut, nécessairement que ce refuge soit
à leur portée, et certainement chaque province, chaque département
peut-être, en renferme au moins un. Mais qui le sait ou qui le remarque?
Il faudrait le trouver et le signaler. L'expérience seule des habitants
et des proches voisins les initie à ce bienfait qu'ils ne proclament
pas, la plupart ignorant peut-être qu'à quelques lieues de leur clocher
le climat change et la vigne gèle, tandis que chez eux elle fleurit et
prospère. Nous avons remarqué qu'à Gargilesse on était, cette année, en
avance de quinze jours, pour la fauchaille de la moisson, sur des
localités situées à très-peu de distance. Quinze jours, c'est énorme;
c'est la différence de Florence à Paris. Et, si nous parlons de
l'Italie, nous ferons remarquer que, dans presque toutes ses villes
renommées et recherchées, il faut payer un tribut souvent grave,
quelquefois mortel, à l'insalubrité ou à l'excitation du climat. Le
voyage, long ou rapide, produit chez les malades, ou une fatigue
funeste, ou une secousse de trop brusque transition, où les nerfs
s'exaltent. Les accès de fièvre de Rome et de Venise sont terribles. Ce
qu'on appelle la distraction du déplacement, c'est-à-dire l'émotion et
l'agitation, n'est un remède que pour ceux qui ont la force de le
supporter. Et, en effet, au physique comme au moral, il n'y a que les
natures énergiques qui supportent la transplantation et qui se
retrempent en changeant de milieu.

C'est donc risquer le tout pour le tout que d'envoyer les malades en
Italie. Il faudrait trouver l'Italie à la porte de chaque ville de
France, et elle y est, nous en sommes certain. À le bien prendre,
l'Italie, c'est-à-dire ce que nous nous imaginons de l'Italie, comme
saveur et beauté de climat, est loin d'être partout sur le sol de la
Péninsule. On peut même affirmer que, dans cette longue chaîne de
montagnes entre deux mers qui forme son territoire, il faut beaucoup
chercher pour trouver une exposition qui ne soit ou très-froide, ou
brûlée d'un soleil dévorant. Nous avons de ces inégalités de température
en France; raison de plus pour chercher, sur un espace bien autrement
vaste et assani par la culture, les sites heureux où règnent les
bénignes influences, la facilité des transports, la vie à bon marché, et
le grand avantage d'être à proximité de ses devoirs et de ses
affections.

FIN




TABLE


PROMENADES AUTOUR D'UN VILLAGE

BERRY.--   I. Moeurs et Coutumes

 --   --  II. Les Visions de la nuit dans les campagnes

 --   -- III. Les Tapisseries du château de Boussac

 --   --  IV. Les bords de la Creuse

 --   --   V. Gargilesse
                
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