George Sand

Promenades autour d'un village
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PROMENADES

AUTOUR D'UN VILLAGE

PAR

GEORGE SAND




OUVRAGES

DE

GEORGE SAND

PUBLIÉS DANS LA COLLECTION MICHEL LÉVY.

ADRIANI.......................... 1 VOL.

LES AMOURS DE L'ÂGE D'OR......... 1--

LES BEAUX MESSIEURS DE BOIS-DORÉ. 2--

LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.......... 1--

LE COMPAGNON DU TOUR DE FRANCE... 3--

LA COMTESSE DE RUDOLSTADT........ 1--

CONSUELO......................... 3--

LES DAMES VERTES................. 1--

LA DANIELLA...................... 3--

LE DIABLE AUX CHAMPS............. 1--

LA FILLEULE...................... 1--

FLAVIE........................... 1--

HISTOIRE DE MA VIE.............. 10--

L'HOMME DE NEIGE................. 3--

HORACE........................... 1--

ISIDORA.......................... 1--

JACQUES.......................... 1--

JEANNE........................... 1--

LÉLIA--Métella.--Melchior.--Cora. 2--

LUCREZIA FLORIANI.--Lavinia...... 1--

LE MEUNIER D'ANGIBAULT........... 2--

NARCISSE......................... 1--

LE PÉCHÉ DE M. ANTOINE........... 2--

LE PICCININO..................... 2--

LE SECRÉTAIRE INTIME............. 1--

SIMON............................ 1--

TEVERINO--Léone Léoni............ 1--

L'USCOQUE........................ 1--




PROMENADES

AUTOUR D'UN VILLAGE

PAR

GEORGE SAND



PARIS

MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS

RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 45

À LA LIBRAIRIE NOUVELLE

1866




PROMENADES

AUTOUR

D'UN VILLAGE




Dans les derniers jours de juin 1857, je me mis en route avec deux
compagnons qui ne demandaient qu'à courir: un naturaliste et un artiste,
qui est, en même temps, naturaliste amateur.

Il s'agissait pour eux d'explorer, sous certains rapports, la faune
entomologique, en langue vulgaire la nature des insectes qui habitent
notre département. N'étant qu'un parfait ignorant pour mon compte, je
leur avais seulement promis, en leur servant de guide, un charmant pays
à parcourir.

Mais, avant d'aller plus loin, il faut que, pour la facilité de mon
récit, je baptise ces deux personnages que j'accompagne. Je leur
laisserai les noms dont ils s'étaient gratinés l'un l'autre dans leurs
promenades entomologiques.

L'artiste est, à ses moments perdus, grand collectionneur et préparateur
de premier ordre. Un charmant petit papillon bleu fort commun était
tombé en poussière à la collection, et notre ami est si difficile dans
le choix des individus qu'il juge dignes d'y figurer, qu'il n'en trouve
pas toujours un sur cent. Il poursuivit donc, durant toute une saison,
la jolie lycaenide _amyntas_. De là le nom bucolique d'Amyntas qu'il
porte fort complaisamment et dont je ne vois pas, au reste, qu'il ait
sujet de se fâcher.

Le naturaliste, un savant modeste, bien que très-connu à Paris de tous
les amateurs d'entomologie, était absorbé, depuis quelques jours, dans
la recherche des coques de certaines chrysalides sur les branches mortes
de certains arbres. De là le nom pompeux de Chrysalidor, gracieusement
accepté par notre compagnon.

On partit par une matinée très-fraîche, muni de provisions de bouche, à
seules fins de gagner du temps en route, car on trouve partout à manger
maintenant dans notre bas Berry; mais on n'y est pas encore très-vif. Le
Berrichon des plaines n'est jamais pressé, et avec lui il faut savoir
attendre.

Or, nous voulions arriver et ne pas perdre les belles heures du jour à
voir tourner les broches, lesquelles tournent aussi gravement que les
gens du pays. Quant aux tables, je doute qu'elles y tournent jamais, ou
ce serait avec une nonchalance si désespérante, que les plus fervents
adeptes s'endormiraient au lieu de penser à les interroger.

Nous déjeunâmes donc sur l'herbe, dans les ruines d'une vieille
forteresse, et, deux heures après, nous quittions la route pour un
chemin vicinal non achevé, et plus gracieux à la vue que facile aux
voitures.

Nous avions traversé un pays agréable, des ondulations de terrain
fertile, de jolis bois penchés sur de belles prairies, et partout de
larges horizons bleus qui rendent l'aspect de la contrée assez
mélancolique.

Mais je me rappelais avoir vu par là un site bien autrement digne de
remarque, et, quand le chemin se précipita de manière à nous forcer de
descendre à pied, j'invitai mes naturalistes, fureteurs de buissons, à
jeter les yeux sur le cadre qui les environnait.

Au milieu des vastes plateaux mouvementés qui se donnent rendez-vous
comme pour se toucher du pied, en s'abaissant vers une sinuosité cachée
aux regards, le sol se déchire tout à coup, et dans une brisure
d'environ deux cents mètres de profondeur, revêtue de roches sombres ou
de talus verdoyants, coule, rapide et murmurante, la Creuse aux belles
eaux bleues rayées de rochers blancs et de remous écumeux.

C'est cette grande brisure qui se découvrait tout à coup au détour du
chemin et qui ravissait nos regards par un spectacle aussi charmant
qu'inattendu.

En cet endroit, le torrent forme un fer à cheval autour d'un mamelon
fertile couvert de blondes moissons. Ce mamelon, incliné jusqu'au lit
de la Creuse, ressemble à un éboulement qui aurait coulé paisiblement
entre les deux remparts de rochers, lesquels se relèvent de chaque côté
et enferment, à perte de vue, le cours de la rivière dans les sinuosités
de leurs murailles dentelées.

Le contraste de ces âpres déchirements et de cette eau agitée, avec la
placidité des formes environnantes, est d'un _réussi_ extraordinaire.

C'est une petite Suisse qui se révèle au sein d'une contrée où rien
n'annonce les beautés de la montagne. Elles y sont pourtant discrètement
cachées et petites de proportions, il est vrai, mais vastes de courbes
et de perspectives, et infiniment heureuses dans leurs mouvements
souples et fuyants. Le torrent et ses précipices n'ont pas de terreurs
pour l'imagination. On sent une nature abordable, et comme qui dirait
des abîmes hospitaliers. Ce n'est pas sublime d'horreur; mais la douceur
a aussi sa sublimité, et rien n'est doux à l'oeil et à la pensée comme
cette terre généreuse soumise à l'homme, et qui semble ne s'être permis
de montrer ses dents de pierre que là où elles servent à soutenir les
cultures penchées au bord du ravin.

Quand vous interrogez une de ces mille physionomies que revêt la nature
à chaque pas du voyageur, ne vous vient-il pas toujours à l'idée de la
personnifier dans l'image d'une déesse aux traits humains?

La terre est femelle, puisqu'elle est essentiellement mère. C'est donc
une déité aux traits changeants, et elle se symbolise par une beauté de
femme tour à tour souriante et désespérée, austère et pompeuse,
voluptueuse et chaste. Le travail de l'homme, jusqu'à ce jour ennemi de
sa beauté, réussit à lui ôter toute physionomie, et cela, sur de grandes
étendues de pays. Livrée à elle-même, elle trouve toujours moyen d'être
belle ou frappante d'une manière quelconque.

Voilà pourquoi, dès qu'on aborde une région où les conquêtes de la
culture n'ont pu effacer la trace des grands bouleversements ou des
grands nivellements primitifs, on est saisi d'émotion et de respect.

Cette émotion tient du vertige devant les scènes grandioses des hautes
montagnes et les débris formidables des grands cataclysmes.

Rien de semblable ici.

C'est un mouvement gracieux de la bonne déesse; mais, dans ce mouvement,
dans ce pli facile de son vêtement frais, on sent la force et l'ampleur
de ses allures. Elle est là comme couchée de son long sur les herbes,
baignant ses pieds blancs dans une eau courante et pure; c'est la
puissance en repos; c'est la bonté calme des dieux amis. Mais il n'y à
rien de mou dans ses formes, rien d'énervé dans son sourire. Elle a la
souveraine tranquillité des immortels, et, toute mignonne et délicate
qu'elle se montre, on sent que c'est d'une main formidablement aisée
qu'elle a creusé ce vaste et délicieux jardin dans cet horizon de son
choix.

Ce jardin naturel qui s'étend sur les deux rives de la Creuse, c'est
l'oasis du Berry.

Chère petite Indre froide et muette de nos prairies, pardonne-le-nous!
tu es notre compagne légitime; mais nous tous qui habitons tes rives
étroites et ombragées, nous sommes les amoureux de la Creuse, et, quand
nous avons trois jours de liberté, nous te fuyons pour aller tremper le
bout de nos doigts dans les petits flots mutins de la naïade de
Châteaubrun et de Crozant. Les bons bourgeois et les jeunes poëtes de
nos petites villes vont voir ces rochers, après lesquels ils croient
naïvement que les Alpes et les Pyrénées n'ont plus rien à leur
apprendre.

Faisons comme eux, oublions le mont Blanc et le pic du Midi. Oublions
même Mayorque et l'Auvergne, et le Soracte, plus facile à oublier.

Qu'importe la dimension des choses! C'est l'harmonie de la couleur et la
proportion des formes qui constituent la beauté. Le sentiment de la
grandeur se révèle parfois aussi bien dans la pierre antique gravée d'un
chaton de bague que dans un colosse d'architecture.

La journée était devenue brûlante; nos chevaux avaient faim et soif:
nous descendîmes au village du Pin, où le chemin finissait. Mais le
malheureux village, il est assis au bord du ravin de la Creuse, et il
lui tourne le dos! Pas une maison, pas un oeil qui se soucie de plonger
dans cette belle profondeur; les habitants aiment mieux regarder leur
chemin neuf et poudreux et le talus aride qui l'enferme.

Malgré cette absence de goût, on peut dire, comme dans les relations des
grands voyages, que les habitants de ce lieu sont _fort affables_. Nous
sommes encore en plein Berry, et pourtant ce sont d'autres types,
d'autres manières, d'autres costumes que ceux des bords de l'Indre.
L'air avenant, l'obligeance hospitalière, la confiance soudaine, je ne
sais quelle familiarité sympathique, voilà d'emblée, et de la part de
toutes gens, un bon accueil assuré. En un instant, étables et granges
s'ouvrent pour remiser au mieux notre véhicule et recevoir nos chevaux.

--Ah! vous voilà enfin revenu chez nous? dit, derrière moi, une voix
d'homme en m'appelant par mon nom. Votre cheval blanc ne valait pas
ceux-ci. Et votre fils, où est-il donc? Je ne le vois pas. Où
voulez-vous aller, cette fois? À la Roche-Martin ou à la Preugne-au-Pot?
Nous aurons, j'espère, meilleur temps que la dernière fois, et nous
passerons la rivière sans danger dans le bateau.

Cet homme, qui me parlait de nos dernières courses avec lui en 1844,
comme s'il se fût agi d'hier, et dont je reconnaissais la figure de
contrebandier espagnol, c'était Moreau, le pêcheur de truites, le loueur
d'ânes et de chevaux, le messager, le guide, le factotum actif et
intelligent des voyageurs en Creuse.

--Conduisez-nous à l'autre village, lui dis-je; vos chemins sont tout
changés; je ne me reconnais plus.

--Ah! dame, nos chemins sont mieux dessinés qu'autrefois. On va plus
droit; mais ils ne sont pas encore commodes aux voitures, et vous irez
plus vite à pied.

--C'est notre intention, d'aller à pied.

--Alors, marchons.

--J'ai grand'soif, dit Amyntas en soupirant.

--Voulez-vous du lait de ma chèvre? lui cria une pauvre femme devant la
porte de laquelle nous passions.

Amyntas accepta, tout joyeux d'avoir à donner à cette aimable
villageoise une pièce de monnaie. Elle ne la refusa pas, mais elle la
reçut avec étonnement.

--Comment! dit-elle, vous voulez payer une écuellée de lait? Ça n'en
valait pas la peine, et j'étais bien aise de vous l'offrir.

--Vous ne me connaissez pourtant pas?

--Non; mais on aime à faire plaisir aux passants.

--Oh! oh! me dit Amyntas, sommes-nous donc déjà si loin de la vallée
Noire? Je n'y ai jamais vu un paysan prévenir les désirs d'un inconnu.
Je sais bien que ce n'est pas avarice, mais c'est méfiance ou timidité.

Le soleil baissait; nous ne savions pas où nous trouverions à dîner et à
coucher, et, une fois engagés dans le ravin, où la nuit se fait de bonne
heure et où les sentiers ne sont vraiment pas commodes, il n'y a rien de
mieux à faire que de s'en remettre à la Providence.

Amyntas doubla le pas en chantant.

Chrysalidor ne chantait pas; il ne pensait même plus à récolter des
insectes. Tandis que son compagnon s'enivrait de bien-être et de
mouvement, il était tranquillement ravi du charme particulier de ce
doux et agreste paysage. Tout savant exact et chercheur minutieux qu'il
est, il connaît les jouissances de l'artiste, il n'a pas l'intelligence
atrophiée par l'amour du détail. Il comprend et il aime l'ensemble. Il
sait respirer la saveur du grand tout. Cependant il voyait comme qui
dirait des deux yeux. Il en avait un pour le grand aspect du temple de
la nature, et l'autre pour les pierres précieuses qui en revêtent le sol
et les parois.

--Je vois ici, nous dit-il, une flore tout à coup différente de celle
que nous traversions il y a un quart d'heure. Voici des plantes de
montagne qui ont le _facies_ méridional: où donc sommes-nous? Je n'y
comprends plus rien. Et cette chaleur écrasante à l'heure où l'air
devrait fraîchir, la sentez-vous? Il n'y a pourtant pas un nuage au
ciel.

--Si je la sens? répondit Amyntas. Je le crois bien! Nous sommes pour le
moins en Afrique.

--Il serait fort possible, reprit le savant d'un air absorbé, que nous
fissions ici quelque _rencontre_ étonnante!

--Oh! n'ayez pas peur, monsieur! s'écria Moreau, qui crut que notre
savant s'attendait à rencontrer tout au moins quelque lion de l'Atlas.
Il n'y a point ici de méchantes bêtes.

Le chemin fit encore un coude, et le village, le vrai village cherché,
se présenta magnifiquement éclairé, sous nos pieds. Il faut arriver là
au soleil couchant: chaque chose a son heure pour être belle.

C'est un nid bâti au fond d'un entonnoir de collines rocheuses où se
sont glissées des zones de terre végétale. Au-dessus de ces collines
s'étend un second amphithéâtre plus élevé. Ainsi de toutes parts le vent
se brise au-dessus de la vallée, et de faibles souffles ne pénètrent au
fond de la gorge que pour lui donner la fraîcheur nécessaire à la vie.
Vingt sources courant dans les plis du rocher, ou surgissant dans les
enclos herbus, entretiennent la beauté de la végétation environnante.

La population est de six à sept cents âmes. Les maisons se groupent
autour de l'église, plantée sur le rocher central, et s'en vont en
pente, par des ruelles étroites, jusque vers la lit d'un délicieux
petit torrent dont, à peu de distance, les eaux se perdent encore plus
bas dans la Creuse.

C'est un petit chef-d'oeuvre que l'église romano-byzantine. La
commission des monuments historiques l'a fait réparer avec soin. Elle
est parfaitement homogène de style au dehors et charmante de
proportions.

À l'intérieur, le plein cintre et l'ogive molle se marient agréablement.
Les détails sont d'un grand goût et d'une riche simplicité. On descend
par un bel escalier à une crypte qui prend vue sur le ravin et le
torrent.

Mais, des curieuses fresques que j'ai vues autrefois dans cette crypte,
il ne reste que des fragments épars, quelques personnages vêtus à la
mode de Charles VII et de Louis XI, des scènes religieuses d'une laideur
naïve et d'un sens énigmatique. Ailleurs, quelques anges aux longues
ailes effilées, d'un dessin assez élégant et portant sur la poitrine des
écussons effacés. Malgré la sécheresse de la roche, l'humidité dévore
ces précieux vestiges. Quelque source voisine a trouvé assez récemment
le moyen de suinter dans le mur où j'ai encore vu, il y a trente ans,
les restes d'une danse macabre extrêmement curieuse. Les personnages
glauques semblaient se mouvoir dans la mousse verdâtre qui envahissait
le mur: c'était d'un ton inouï en peinture et d'un effet saisissant.

Le Christ assis, nimbé entièrement, qui surmonte le maître-autel de la
nef supérieure, est d'une époque plus primitive, contemporaine, je
crois, de la construction de l'église. Je l'ai toujours vu aussi frais
qu'il l'est maintenant, et je suppose qu'il avait été, dès lors,
restauré par quelque artiste de village, qui lui a conservé, par
instinct, conscience ou tradition, sa naïveté barbare. Tant il y a qu'on
jurerait d'une fresque exécutée d'hier par un de ces peintres
gréco-byzantins qui, en l'an 1000, parcouraient nos campagnes et
décoraient nos églises rustiques.




II


Le tombeau de Guillaume de Naillac, seigneur du lieu au XIIIe siècle,
représente un personnage couché, vêtu d'une longue robe, l'aumônière au
flanc, la tête appuyée sur un coussin que soutiennent deux angelots. Sa
colossale épée repose près de lui; à ses pieds est le _léopard passant_
de son blason.

Il y a trente ans, ce sévère personnage était encore en grande
vénération, sous le nom grotesque et la renommée cynique d'un certain
saint que l'on ne doit pas nommer en bonne compagnie.

Je ne sais quel honnête curé a trouvé moyen de détruire cette
superstition et de conserver le sire de Naillac en bonne odeur auprès
des dévots de sa paroisse, en faisant de lui (à tort, il est vrai) le
fondateur de l'église; si bien qu'aujourd'hui on vous montre l'ancien
saint sous ce titre prosaïque: _l'entrepreneur de bâtiment_. Son nez et
sa bouche sont entaillés de coupures qui l'ont un peu défiguré.

L'usage était encore, il y a trente ans, de gratter ainsi au couteau
certaines statues, et même certaines pierres. La poudre qu'on en
retirait était mêlée à un verre d'eau que s'administraient les femmes
stériles.

Cette précieuse église était bâtie au centre de l'antique forteresse
dont les tours et la muraille ruinées jalonnent l'ancien développement
sur le roc escarpé.

Le château moderne, bâti au siècle dernier dans un style quasi
monastique, soutient le chevet de l'église. L'ancienne porte, flanquée
de deux tours, espacée d'une ogive au-dessus de laquelle se dessinent
les coulisses destinées à la herse, sert encore d'entrée au manoir. Le
pied des fortifications plonge à pic dans le torrent.

Nul château n'a une situation plus étrangement mystérieuse et
romantique. Un seul grand arbre ombrage la petite place du bourg, qui,
d'un côté, domine le précipice, et, de l'autre, se pare naturellement
d'un énorme bloc isolé, d'une forme et d'une couleur excellentes.

Arbre, place, ravin, herse, église, château et rocher, tout cela se
tient et forme, au centre du bourg, un tableau charmant et singulier qui
ne ressemble qu'à lui-même.

Le châtelain actuel est un solide vieillard de quatre-vingts ans, qui
s'en va encore tout seul, à pied, par une chaleur torride, à travers les
sentiers escarpés de ses vastes domaines. Riche de cinquante mille
livres de rente, dit-on, il n'a jamais rien restauré que je sache; mais
il n'a jamais rien détruit; sachons-lui-en gré. Les pans écroulés de ses
vieilles murailles sombres dentellent son rocher dans un désordre
pittoresque, et les longs épis historiés de ses girouettes tordues et
penchées sur ses tours d'entrée ne peuvent être taxés d'imitation et de
charlatanisme.

Un autre monument du village, c'est une maison renaissance, fort
élégante d'aspect, habitée par des paysans. Elle tombe en ruine.

À quelque distance, on la croirait bâtie en beau moellon de granit;
mais, comme toutes les autres, elle n'est qu'en pierre feuilletée et
schisteuse de la localité.

On l'a seulement revêtue de filets de mastic blanchâtre en relief, qui
font un trompe-l'oeil très-harmonieux. Son pignon aigu est percé d'une
petite fenêtre soutenue par un meneau déjeté, en vrai granit taillé en
prisme.

La porte cintrée est enfoncée sous le balcon de bois du premier étage et
sous l'avancement de l'escalier, lequel est formé de gros blocs
irréguliers à peine dégrossis.

Une vigne folle court sur le tout et complète la physionomie pittoresque
de cette élégante et misérable demeure, dont un appendice écroulé gît à
son flanc depuis des siècles, sans qu'il soit question d'ôter les
décombres.

Au reste, cette maison, dans ses dispositions générales, paraît avoir
servi de modèle à toutes celles du village. Sauf les grands pignons, qui
ont été remplacés par des toits tombants, communs à plusieurs
habitations mitoyennes, toutes sont construites sur le même plan.

Le rez-de-chaussée, avec une porte à cintre surbaissé, ou à linteau
droit, formée d'une seule pierre gravée en arc à contre-courbe, n'est
qu'un cellier dont l'entrée s'enfonce sous le balcon du premier étage,
quelquefois entre deux escaliers de sept à huit marches assez larges,
descendant de face. Au premier, une ou deux chambres; au-dessus, un
grenier dont la mansarde en bois ne manque pas de caractère.

Beaucoup de ces maisons paraissent dater du XIVe ou du XVe siècle. Elles
ont des murs épais de trois ou quatre pieds et d'étroites fenêtres à
embrasures profondes, avec un banc de pierre posé en biais. On a presque
partout remplacé le manteau des antiques cheminées par des cadres de
bois; mais les traces de leurs grandes ouvertures se voient encore dans
la muraille.

Les chambres de ces vieilles maisons rustiques sont mal éclairées,
d'autant plus qu'elles sont très spacieuses. Le plafond, à solives nues,
est parfois séparé en deux par une poutre transversale et s'inclinant en
forme de toit, des deux côtés. Le pavé est en dalles brutes, inégales et
raboteuses. L'ameublement se compose toujours de grands lits à dossier
élevé, à couverture d'indienne piquée, et à rideaux de serge verte ou
jaune sortant d'un lambrequin découpé, de hautes armoires très-belles,
de tables massives et de chaises de paille. Le coucou y fait entendre
son bruit monotone, et les accessoires encombrent les solives: partout
le filet de pêche et le fusil de chasse.

Il y a, dans ce village, des constructions plus modernes, des
maisonnettes neuves et blanches, crépies à l'extérieur, et dont les
entourages, comme ceux du château, sont en brique rouge.

Grâce à leurs petits perrons et aux vignes feuillues qui s'y enlacent,
elles ne sont pas trop disparates à côté des constructions primitives
qui montrent leurs flancs de pierres sèches d'un brun roux, leurs toits
de vieilles tuiles toutes pareilles de ton et de forme à cette pierre
plate du pays, et leurs antiques encadrements de granit à pans coupés.
La couleur générale est sombre mais harmonieuse, et les grands noyers
environnants jettent encore leur ombre à côté de celle des ruines de la
forteresse.

--Les maisons sont chères ici, nous dit notre guide. Vous voyez, il n'y
a pas de place pour bâtir: le rocher ne veut pas.

--Qu'est-ce que vous appelez chères, dans ce pays-ci?

--De cinq cents à mille francs, suivant la bonté de la carcasse.

--Croyez-vous qu'on pourrait trouver ici des chambres pour passer la
nuit?

--Tenez! dit-il en marchant devant nous pour ouvrir une porte qui
n'avait pas de gâche à la serrure, regardez si ça vous convient.

Nous montâmes l'inévitable perron, dont les rampes sont toujours
revêtues de grands carrés de micaschiste jaune brun ou de galets
granitiques des bords de la Creuse, ce qui rappelle les constructions
pyrénéennes en dalles de basalte et en cailloux des gaves.

Nous trouvâmes là deux petites chambres blanchies à la chaux, plafonnées
en bois brut, meublées de lits de merisier et de grosses chaises
tressées de paille. C'est très-propre. Nous voilà logés.




III


Il s'agissait de dîner.

--Dîner? s'écria Moreau. La belle affaire! Regardez! le village est
rempli de poules et de poulets qui ne sont pas farouches. On en aura
vite attrapé deux ou trois. Voyez combien de vaches rentrent du pré!
Chacun a la sienne, tout au moins. Croyez-vous qu'on manque ici de lait
et de beurre? Et les oeufs! Il n'y a qu'à se baisser pour en ramasser.
Enfin la Creuse n'est pas loin. Je m'y en vas donner un coup d'épervier,
et, si je ne vous rapporte pas une belle truite, à tout le moins je
trouverai bien une belle friture de tacons.

Or, le tacon est le saumon en bas âge; les saumons de mer, remontant la
Loire, viennent frayer dans les eaux vives de la Creuse, et ce n'est
point là un mets à dédaigner. On n'a pas encore à se tourmenter ici de
pisciculture, à moins que ce ne soit pour étudier les procédés de
l'ingénieuse et bonne nature, afin de les appliquer en d'autres pays.

Outre ce menu, nous avions cueilli en route de beaux ceps. Tout cela
était fort alléchant pour des gens affamés, même ces pauvres poulets qui
couraient encore. Mais il fallait une cuisine et une femme; car aucun de
nous ne possédait les utiles talents de l'auteur des _Impressions de
voyage_.

--De quoi diable vous inquiétez-vous? dit le guide. Il y a ici une
auberge dont la maîtresse cuisinerait pour un archevêque. C'est elle qui
vous prêtera les chambres où vous voilà, à condition que vous irez dîner
chez elle, en haut du village. Est-ce convenu? restez-vous ici? Je vas
commander la soupe. En attendant, descendez ce chemin, et vous vous
trouverez à la rencontre de la petite rivière et de la grande. Restez-y
une heure et revenez: tout sera prêt, même le café, car je me souviens
que vous n'aimez point à vous passer de ça.

--Mais je me reconnais très-bien, lui dis-je; il n'y a point de pont en
bas du village.

--Si fait, il y en a un maintenant. Allez devant vous.

Nous trouvâmes le chemin rapide, mais commode, le pont très-joli et le
confluent des deux torrents admirable de fraîcheur et de mystère.

Le soleil était déjà couché pour nous, il était descendu derrière les
rochers qui nous faisaient face; mais, au loin, il envoyait, à travers
ses brisures, de grandes lueurs chaudes et brillantes sur les fonds
d'émeraude de la gorge.

Quand on est tout au fond de cette brèche qui sert de lit à la Creuse,
l'aspect devient quelquefois réellement sauvage. Sauf les pointes
effilées de quelques clochers rustiques qui, de loin en loin, se
dressent comme des paratonnerres sur le haut du plateau, et quelques
moulins charmants échelonnés le long de l'eau, avec leurs longues
écluses en biais ou en éperon, qui rayent la rivière d'une douce et
fraîche cascatelle, c'est un désert.

Pour peu que l'on se trouve engagé dans un de ses coudes rocailleux,
assez escarpés pour ne pas livrer passage aux troupeaux, on se croirait
au sein d'une nature âpre et désolée. Mais, un peu plus loin, la
rivière tourne, et la scène change. Le ravin s'adoucit un instant et
laisse couler des zones d'herbe fraîche et de beaux arbres, jusqu'à de
délicieuses pelouses, où les pieds meurtris se reposent dans du velours.
Et puis ce sont de longues flaques de sable fin et humide où croissent
des plantes exquises, diverses espèces de sauges et de baumes, et ces
grandes menthes aux grappes lilas, dont les mouches, les papillons et
les coléoptères semblent se disputer le nectar avec une sorte de rage.

Tout ce monde-là était endormi pendant que le soleil s'en allait, et on
ne voyait plus voler que le satyre janira, ce papillon si abondant dans
toute la France, hardi et pullulant comme le moineau, dont il a la
couleur brune, et qui, comme lui, se couche tard, après avoir fait
beaucoup de façons et essayé beaucoup de gîtes.

La Creuse occupe déjà un lit assez large dans ces parages; elle est
presque partout semée de longues roches aiguës, qu'un léger sédiment
blanchit au temps des crues. Quelquefois ce sont des crêtes quartzeuses,
d'un vrai blanc de marbre, qui se dressent au milieu du sol primitif:
on croirait pouvoir la franchir partout aisément en sautant de pierre en
pierre; mais, vers son milieu, elle a presque toujours un canal rapide
assez profond.

Chaque moulin a son petit bateau, qui peut transporter quelques
individus d'une rive à l'autre; mais rarement les propriétaires occupent
les deux rives, et le besoin de communiquer entre eux se fait peu sentir
aux habitants des deux plateaux, si bien que, d'un côté à l'autre du
précipice, on passe très-bien plusieurs années sans se connaître et sans
nouer de relations, du moins dans la partie qui s'étend de la grande
ruine de Châteaubrun au point où nous étions.

Nous rêvions fort tranquillement sur les îlots de roches du rivage,
quand nous fûmes assaillis par les naturels du pays sous la forme de
quatre gamins occupés, ou plutôt nullement occupés à garder quatre
cochons. Chacun avait le sien par rang de taille, et le dernier bambin
avait la gouverne du cochon de lait.

Les cochons étaient bien sages, les enfants l'étaient moins; ils
accoururent autour de nous, criant, hurlant, gambadant et nous montrant
quatre effroyables petits museaux qui semblaient écorchés à vif et
baignés d'un sang noirâtre, le tout dans l'évidente intention de nous
effrayer.

C'est un divertissement bien connu chez nous que ce barbouillage avec le
jus des guignes noires qui pendent au-dessus des buissons et jonchent la
terre à leur maturité.

Amyntas répondit à ce défi par un prodige non moins terrible.

Il tira de sa poche un de ces petits cornets qui servent à se rappeler
quand on est trop éparpillé à la promenade, et dont nous sommes toujours
munis.

Le cri rauque de cet instrument fit merveille. Nos petits sauvages
s'enfuirent à toutes jambes, en proie à une frayeur indicible, et le
plus petit, beuglant et pleurant comme un veau, se laissa choir en
criant merci. Il fallut aller le relever et le consoler.

Le dîner fut excellent, le café fort passable, l'hôtesse très-obligeante
et très-empressée.

La promenade du lendemain fut réglée, des mesures prises pour le réveil
et le départ. Puis nous descendîmes le village, chacun une lumière à la
main, précaution indispensable pour la première fois dans ces rues
difficiles; et notez que nous avions trouvé de la bougie, sybarites que
nous étions!

Notre rue est la plus encaissée et la plus enfouie du bourg, dans une
coulisse de rochers; d'un côté les ruines de la forteresse, de l'autre
une série de petites cours ouvertes, que l'on pourrait appeler des
_squares_, fermés au fond par le roc qui se relève brusquement, et par
un ruisselet d'eau vive, à peu près muet en cette saison, mais
grouillant et joyeux à la moindre pluie.

Les maisonnettes sont généralement disposées par trois, soudées
ensemble, faisant face à deux ou trois autres toutes pareilles.

Cela fait cinq ou six familles se voyant les unes chez les autres à
toutes les heures du jour, élevant ensemble marmots, poules et pigeons,
tout cela s'échelonnant sur les perrons ou se groupant dans la cour
commune de la façon la plus pittoresque.

Voilà donc un vrai village, non pas un village d'opéra-comique
d'autrefois, lorsque les bergères avaient des robes de satin et les
moutons des rubans roses, mais un village d'opéra-comique moderne,
c'est-à-dire un décor à la fois charmant et vrai, un décor de Rubé et
consorts, permettant une mise en scène heureuse et naïve, des détails
empruntés avec amour à la nature; du réalisme comme il faut en faire, en
choisissant dans le réel ce qui vaut la peine d'être peint: une petite
ogive basse sur le ruisseau, un fond dont le toit en tourelle disparaît
sous les fleurs sauvages, un buisson heureusement jeté sur les
décombres, que sais-je?

L'art aime et voit aujourd'hui tout ce qui est naïf, même la brouette
cassée qui, avec une urne renversée, compose un tableau sur le fumier
blond où le coq se promène d'un air aussi vaniteux que s'il foulait un
tapis de pourpre, et où la poule gratteuse et affairée semble toujours
absorbée dans la recherche de cette fameuse perle dont elle ne saurait
que faire.

Sentir que tout est du ressort de l'artiste, voilà, quant à moi, tout ce
que je peux entendre au mot de réalisme, arboré comme une nouveauté par
les uns, et repoussé comme une hérésie par les autres.

Mais laissons les discussions littéraires. J'y reviendrai certainement,
car il y a beaucoup à dire en faveur d'un certain sentiment de la
réalité qui peut être trop dédaigné, et contre ce même sentiment poussé
trop loin.

Continuons notre exploration.

Celle de l'appartement ne fut pas longue; au dehors, la lune avait un si
mince croissant d'argent, qu'il n'y avait pas à regarder beaucoup par la
fenêtre. Tout était sombre. La porte ne fermant pas, il était bien
évident que le vol était chose inconnue en ce pays.

--Que les misanthropes disent ce qu'ils voudront, qu'ils raillent
amèrement ceux qui croient encore à la vie rustique; voici, me
disais-je, une porte sans loquet qui répond victorieusement. Cette
maison appartient à quelqu'un qui ne l'habite pas, qui demeure à l'autre
bout du village et qui y laisse un petit mobilier sous la bonne foi
publique. La cour n'a aucune espèce de clôture: s'il n'y a pas un seul
larron sur sept cents habitants, c'est toujours quelque chose, il faut
en convenir.

Le silence de la nuit fut inouï. Pas un souffle dans l'air et pas un
souffle humain; pas un bruissement d'animal quelconque. Je croyais avoir
trouvé chez nous l'idéal du silence nocturne. Mais notre silence est un
vacarme à côté de celui-ci. Je ne m'en suis pas encore rendu compte.

Dans un si petit espace rempli de gens et de bêtes, vivant, pour ainsi
dire, en un tas, d'où vient que rien ne bouge et ne transpire? Avec
cette nuit sombre, c'était presque solennel.

Mais à peine fit-il jour, que les coqs vinrent chanter à notre porte. Si
nous ne l'eussions soutenue d'une chaise, pour nous préserver du frais
de la nuit, toutes les volailles du pays seraient entrées chez nous pour
nous annoncer l'approche du soleil. Et puis des voix d'enfants espiègles
et rieuses chantèrent avec les oiseaux, dès que les rayons du matin
dépassèrent le haut du rocher.

Je regardai la maison neuve et propre qui nous faisait face. C'est
l'école communale. Fillettes et garçons arrivaient en belle humeur, et
le pauvre petit instituteur, bossu comme Ésope, assis, je ne sais
comment, sur son escalier en plein air, les attendait d'un air doux et
mélancolique.

Nous partîmes à pied pour Châteaubrun, escortés d'un âne qui portait
notre déjeuner.

Avant d'étudier plus à fond le village, je voulais montrer à mes
compagnons une des ruines les plus pittoresques du pays et refaire
connaissance avec tous les remarquables environs du village.




IV


Nous prîmes le plus court, par égard pour l'âne, que madame Rosalie,
notre aubergiste, avait chargé comme un mulet d'Espagne. Il portait, en
outre, un gamin chargé de le ramener, et l'épervier de pêche de Moreau,
qui ne saurait faire un pas sans ce compagnon fidèle.

Ce chemin est insipide, comme tous les bons chemins. Il s'en va tout
droit sur un plateau tout nu. Les six kilomètres en plaine nous parurent
plus longs que douze en montagne.

Les entomologistes allaient devant, peu surpris de rencontrer de temps à
autre le _grand Mars_, qu'ils avaient signalé dès la veille comme un
hôte logique de ces régions, mais se plaignant beaucoup de l'absence de
papillons et de l'aridité du sol.

Je fis la conversation avec Moreau. C'est un malin, un sceptique et un
railleur; mais c'est un grand philosophe.

--J'ai eu bien du mal depuis que nous ne nous sommes vus, me dit-il. Je
ne sais pas, si vous vous souvenez que j'étais marié. J'ai perdu ma
femme. J'étais un peu meunier et un peu ouvrier. Mais, seul du village
où vous avez laissé hier votre voiture, je n'ai que mon corps et ma
maison. Dans nos petits bourgs, tout le monde est propriétaire, et il
n'y a point de malheureux. Moi, j'ai bien un roc.... À propos, le
voulez-vous, mon roc? Vous savez, vous disiez dans le temps que vous
voudriez avoir un coin sur la Creuse? Je ne vous vends pas le mien; je
vous le donne. Il n'y pousse que de la fougère, et je n'ai pas de quoi y
nourrir un mouton. Je paye cinq sous d'imposition pour ce rocher, et
voilà tout ce que j'en retire. Dame, il est grand, vous auriez de quoi y
bâtir une belle maison, en dépensant d'abord une dizaine de mille francs
pour tailler la roche et faire l'emplacement. Allons, vous n'en voulez
pas? Vous avez raison. Je n'en veux pas non plus. Aussi il reste là bien
tranquille. Y va qui veut ... c'est-à-dire qui peut!

--Comment avez-vous pu élever votre famille? Car vous avez des enfants!

--Ils se sont élevés comme ils ont pu, un peu chez moi, un peu chez les
autres. Ma fille est une belle fille, vous l'avez vue hier. Elle sait
faire la cuisine et parler espagnol.

--Espagnol?

--Oui, elle a suivi en Espagne une bourgeoise d'ici, mariée avec un
monsieur de ce pays-là. Mon garçon est au service. C'est un bon enfant,
bien doux, _fait à tout_, comme moi. Vous me demanderez ce que je fais,
à présent; je n'en sais rien, une chose et l'autre; je ne peux plus
travailler. Voyez: en chassant, j'ai mal tourné mon fusil; j'ai eu la
main traversée, et l'autre moitié de la charge m'a caressé la tête. On
dit dans le pays qu'il ne m'y est pas resté assez de plomb. Je crois
bien! pendant quinze jours, le médecin n'a pas fait autre chose que de
m'en arracher. Tous les matins, je l'entendais dire en sortant: «C'est
un homme mort!» Et moi, je me dressais sur mon lit pour lui crier, du
mieux que je pouvais: «Vous dites des bêtises, je n'en veux pas mourir,
et je n'en mourrai pas.» Après que j'en ai été revenu, j'ai recommencé à
pêcher et à chasser. J'ai voulu encore un peu travailler; mais le
travail m'a porté malheur. Un maladroit m'a démis l'épaule en me jetant
à faux un sac de blé du haut d'une voiture. Ça ne fait rien, je marche,
je chasse et je pêche toujours. Je conduis les artistes et les
voyageurs. Je sais les chemins comme personne, et je vous dirais comment
sont faits tous les cailloux de la Creuse. Je fais les commissions du
château et de l'auberge, j'approvisionne l'un et l'autre avec mon
poisson. Je me passe de tout quand je n'ai rien; je n'use pas les draps,
je dors une heure sur douze. Je passe mes nuits dans l'eau à guetter les
truites. Dans le jour, si je suis las, je fais un somme où je me trouve.
Si c'est sur une pierre ou sur un banc, j'y dors aussi bien que sur la
paille. Je ne me soucie point de la toilette. Fêtes et dimanches, j'ai
les mêmes habits que dans la semaine, puisque je n'ai que ceux que mon
corps peut porter. Je suis toujours de bonne humeur, soit qu'on me donne
cinq francs ou cinquante centimes pour mes peines. Le voyageur est
toujours aimable, et, pourvu que je coure et que je cause, je suis
content de m'instruire. Voilà! Quand je ne serai plus bon à rien, ma
famille s'arrangera pour me nourrir, et, si elle me laisse crever comme
un chien, ce sera tant pis pour elle au dernier jugement.

Des anciens chemins périlleux par où l'on arrivait à Châteaubrun, nous
ne retrouvâmes plus que l'emplacement. On y descend doucement par le
plateau, et la nouvelle route qui côtoie tranquillement le précipice a
ôté beaucoup de caractère à cette scène autrefois si sauvage.

La ruine est toujours grandiose. Le marquis de _notre village_ l'a
achetée, avec son vaste enclos, pour deux mille cinq cents francs. Il la
tient fermée, et il avait bien voulu nous en confier les clefs.

Nous vîmes que ce noble lieu était moins fréquenté qu'autrefois. L'herbe
haute et fleurie du préau était vierge de pas humains. Toutes choses,
d'ailleurs, exactement dans le même état qu'il y a douze ans: la grande
voûte d'entrée avec sa double herse, la vaste salle des gardes avec sa
monumentale cheminée, le donjon formidable de cent vingt pieds de haut
d'où l'on domine un des plus beaux sites de France, les geôles obscures,
et cet étrange débris de la portion la plus belle et la plus moderne du
manoir, le _logis_ renaissance que, dans ma jeunesse, j'ai vu intact et
merveilleusement frais et fleuri de sculptures, aujourd'hui troué,
informe, démantelé et dressant encore dans les airs des âtres à
encadrements fleuronnés d'un beau travail.

Le marquis a acheté, dit-il, cette ruine pour la préserver du vandalisme
des bandes noires. Il s'y est pris un peu tard.

Telle qu'elle est, c'est un romantique débris où, au clair de la lune,
on voudrait entendre l'admirable symphonie de _la Nonne sanglante_ de
Gounod, ou mieux encore _la Chasse infernale_ de Weber.

En plein midi, cette solitude avait encore quelque chose de solennel.

Une multitude de tiercelets et de chevêches effarouchés se croisaient
dans les airs, sur nos têtes, avec des milliers de martinets
glapissants. C'étaient des cris aigus, des râles étranges, une
agitation sauvage et des querelles inouïes.

Nous fûmes étonnés de voir des moineaux nichés effrontément au beau
milieu de cette société d'oiseaux de proie, toujours en chasse par
centaines autour d'eux. Cela faisait penser au petit vassal du temps
passé virant dans la caverne des seigneurs féodaux et abritant ses
petites rapines sous les grandes.

Nous fûmes témoins d'un drame entre tous ces pillards.

Un pauvre scarabée, échappé, demi-mort, au large bec d'un martinet, fut
happé au passage, sur le haut d'une tour, par une femelle de moineau.
Survint l'époux à l'air mutin, à la moustache noire, hérissant ses
plumes, faisant grand bruit et menace au martinet, qui voulait reprendre
sa proie, quand survint à son tour le troisième larron, la crécerelle,
attirée par la voix imprudente de ces petites gens. Elle sortit, muette
et agile, du sommet d'une tour voisine, n'osa s'attaquer au martinet,
qui ne paraissait pas la craindre, et se dirigea sur les moineaux d'une
aile si rapide et si sûre, que tout semblait fini pour eux. Mais, s'ils
ne l'avaient pas vue guetter, ils l'avaient sentie. Ils disparurent tout
à coup. Le brigand tourna d'une manière sinistre autour de la crevasse
où ils étaient réfugiés dans leur nid, mais l'entrée était trop petite
pour qu'il y pût pénétrer. Il retourna à son guettoir. Les moineaux
ressortirent aussitôt, et, plantés sur leur petit seuil, l'accablèrent
d'injures et de railleries. Il revint plusieurs fois à la charge.
Toujours après avoir lestement battu en retraite, ces audacieux
oisillons reparurent pour le provoquer, l'insulter et le maudire.

Que lui fut-il reproché? De quelles représailles le menacèrent-ils? Il
faut bien croire que quelques chose de sanglant lui fut dit, car
l'oiseau de proie se lassa de les tourmenter, et, quelques moments
après, nous vîmes les moineaux, pleins de gaieté, sautiller sur la
muraille et picorer dans les plantes pariétaires, sans aucun souci de
l'ennemi terrible, et ne manquant jamais d'adresser quelque impertinence
aux martinets qui les effleuraient de leur vol, et avec lesquels, du
reste, ils ne paraissent avoir qu'une guerre de gros mots.

Les véritables victimes de ces grandes hirondelles noires, aux griffes
acérées, sont probablement les lézards, dont les squelettes digérés tout
entiers jonchaient les ruines du donjon.

Ainsi les faibles passereaux, dont les moyens de défense seraient nuls
contre tant et de si redoutables ennemis, viennent à bout d'élever leur
famille au milieu d'eux et de lui enseigner encore le caquet et le
sarcasme de la dispute au sein de l'éternel danger. D'où vient cela? De
la supériorité d'intelligence apparemment. Michelet nous l'eût expliqué,
lui qui a daigné étudier la vie des oiseaux avec presque autant d'amour
et d'émotion que celle des hommes.

Nous renvoyâmes le gamin et son âne, et, après un déjeuner copieux dans
les ruines, nous eûmes à descendre au fond du ravin pour retourner au
village en suivant le bord de la Creuse.

Je n'avais jamais eu le loisir de faire cette marche qui est de quatre
heures au moins, la plupart du temps sans chemin frayé sur le roc
tranchant ou sur les pierres aiguës. Mais, malgré l'effroyable chaleur
engouffrée dans les méandres de la gorge, nous ne songeâmes point à
regretter d'avoir entrepris cette dure promenade.

C'est le paradis et le chaos que l'on trouve tour à tour; c'est une
suite ininterrompue de tableaux adorables ou grandioses, changeant
d'aspect à chaque pas, car la rivière est fort sinueuse, et, comme en
bien des endroits elle bat le rocher, il faut monter et descendre
souvent, par conséquent voir de différents plans, toujours heureux, ces
sites merveilleusement composés et enchaînés les uns aux autres comme
une suite de rives poétiques.

La verdure était dans toute sa puissance, et, cette année-ci, elle est
remarquablement vigoureuse. C'était l'_heure de l'effet_, le baisser
lent et toujours splendide du soleil.

Ah! monsieur, je ne souhaite au plus méchant homme de la terre que la
fatigue de cette course, et, si la vue d'une si belle nature ne le
dispose pas à une religieuse bienveillance pour le monde où Dieu nous a
mis, je le trouverai assez puni de son ingratitude par la privation du
bien-être moral et de la tendre admiration que ce pays inspire à qui ne
s'en défend point.

C'est une douceur pénétrante, je dirais presque attendrissante, tant la
physionomie de cette région est naïve et comme parée des grâces de
l'enfance. C'est de la pastorale antique, c'est un chant de naïades
tranquilles, une églogue fraîche et parfumée, une mélodie de Mozart, un
idéal de santé morale et physique qui semble planer dans l'air, chanter
dans l'eau et respirer dans les branches.

Nous traversions parfois d'étroites prairies, ombragées d'arbres
superbes. Pas un brin de mousse sur leurs tiges brillantes et satinées,
et dans les foins touffus pas un brin d'herbe qui ne soit fleur.

Sur une nappe de plantes fourragères d'un beau ton violet, nous
marchâmes un quart d'heure dans un flot de pierreries. C'était un semis
de ces insectes d'azur à reflets d'améthyste et glacés d'argent qui
pullulent chez nous sur les saules et qui, de là, se laissent tomber en
pluie sur les fleurs. Elles en étaient si chargées en cet endroit et
elles s'harmonisaient si bien avec les tons changeants de ces petits
buveurs d'ambroisie, que cela ressemblait à une fantaisie de fée ou à
une illusion d'irisation dans les reflets rampants du soleil à son
déclin.

Notre naturaliste n'avait que faire d'une denrée si connue en France;
mais il ne pouvait se défendre d'en remplir ses mains pour les admirer
en bloc.

À propos de ces petites bêtes, il me dit tenir d'un naturaliste de ses
amis que, dans un moment où ce fut la mode d'en faire des parures, on
les achetait à un prix exorbitant. Nos petits bergers de la Creuse ne
l'ont pas su! Si la mode revient, il faudra le leur dire. Au prix qui a
existé, de soixante à quatre-vingts francs le cent, la prairie où nous
étions en contenait bien pour plusieurs millions.




V


Mais notre émail de hannetons bleus fut tout à coup traversé et
bouleversé par la course effrénée d'Amyntas. Il poursuivait quelque
chose avec une sorte de rage désespérée. Il disparut dans les rochers,
dans les précipices; il reparut dans les buissons, dans les halliers. Il
volait avec son papillon sur les fougères. Il avait les yeux hors de la
tête.

Moreau, effrayé, crut à un accès de fièvre chaude, et se mit à le
poursuivre comme un chien de Terre-Neuve pour sauver son maître.

Le sage Chrysalidor suivait des yeux cette course ardente, ne songeant
pas à notre ami qui risquait ses os dans les abîmes, ou tout au moins sa
peau dans les trous épineux, et ne s'occupant que du papillon en fuite,
le papillon merveilleux dont il croyait reconnaître l'allure et le ton.
Deux fois il pâlit en le voyant échapper au filet de gaze, et s'envoler
plus haut, toujours plus haut!

Enfin Amyntas poussa, de la cime du mont, un cri de triomphe, et revint,
d'un trait, vers nous avec sa capture.

--Je crois que c'est _elle_! s'écria-t-il tout essoufflé. Oui, ce doit
être _elle_! Voyez!

Le naturaliste et l'amateur, aussi passionnés l'un que l'autre, se
regardèrent, l'un tremblant, l'autre stupéfait, et cette exclamation
sortit simultanément de leurs lèvres:

--_Algira_!

Je ne suis pas de ceux qui se moquent des candides et saintes joies de
la science. Je répétai avec l'intonation d'un profond respect: «Algira!»
mais sans savoir le moins du monde en quoi consistait l'importance de la
découverte, et sans voir autre chose qu'un joli lépidoptère à la robe
noire et rayée de gris blanchâtre, de médiocre dimension, et très-frais
pour une capture au filet.

Il me fut expliqué alors qu'_algira_ était originaire d'Alger, où elle
est fort commune; qu'on la trouve aussi en Italie et dans certaines
régions abritées de la France méridionale, où sa chenille pullule sur le
grenadier; mais que la rencontre sur les buis, au centre de la France,
était un fait inouï, renversant toutes les notions acquises jusqu'à ce
jour et donnant un démenti formel aux meilleurs catalogues.

Nous étions à peine revenus de cette surprise, qu'une nouvelle capture
poussa jusqu'à l'enthousiasme l'émotion de nos lépidoptéristes.

Cette fois, Chrysalidor faillit sortir de son caractère, et ses lèvres
frémissantes invoquèrent le nom de l'Éternel sous la forme d'un jurement
énergique à demi articulé; mais il s'interrompit en souriant, demanda
pardon de sa vivacité, et, reprenant son air doux et modeste:

--J'en étais bien sûr, dit-il, que nous trouverions ici des choses
étonnantes! C'est _gordius_, mes amis, c'est _gordius_! le polyommate
des régions méridionales! Faites donc des catalogues après cela, et
comprenez donc quelque chose aux arcanes de la nature!

Au fait, il y a là un mystère. Les papillons ne sont pas voyageurs. Ils
ne franchissent pas les terres et les mers comme les oiseaux de passage.
Ils s'accouplent, pondent et meurent là où ils sont élevés, une première
fois à l'état de chenille, une seconde fois à l'état d'insecte parfait.
Ceux-ci n'avaient donc pas traversé la France; ils étaient originaires
de ce coin de rochers, où un accident fortuit de configuration et
d'insolation leur procure, dans un très-petit espace, le climat
nécessaire à leur existence.
                
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